Amour, Genre et Mariage - Cercle

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Amour, Genre et Mariage - Cercle
Amour, genre et mariage Dans son dernier ouvrage, Philosopher ou faire l’amour (2014), Ruwen Ogien constate avec étonnement que la littérature contemporaine s’est employée à montrer le caractère illusoire de l’amour (Houellebecq, Despentes), quand la philosophie tend aujourd’hui à le glorifier (Comte-­‐Sponville, Finkelkraut), y compris la philosophie la plus « réactionnaire », selon les termes de l’auteur. C’est en effet assez étrange quand on considère l’Histoire de l’amour et du mariage. Selon J.C. Kaufmann (2010 pour la 5ème édition, Sociologie du couple), malgré la parenthèse médiévale de l’amour courtois, le mariage au Moyen-­‐Âge va avoir pour idéal la chasteté et la retenue. Seul l’amour de Dieu est considéré comme le véritable amour, même si des résistances à cette vision théologique apparaissent dès cette époque et vont se développer avec force à partir du XVIIIème siècle. La littérature et les essais font alors l’éloge de la tendresse et mettent en avant une situation intermédiaire entre l’amour divin et le pur désir sexuel : « l’amour véritable ». Cependant, il faut attendre la IIIème République pour que le mariage d’amour soit officiellement valorisé, et plus tard encore pour qu’il s’impose dans notre société. Le lien entre mariage et amour n’a donc rien d’évident. Si le mariage, forme d’union légale qui établit un lien d’alliance entre deux ou plusieurs personnes, est une des formes les plus fréquentes d’union dans les sociétés humaines (il existe quelques sociétés sans mariage, dont les Moso de Chine), il ne semble relié à l’amour que dans nos sociétés contemporaines. Or, le mariage d’amour modifie la donne des relations familiales et conjugales au sein du couple. L’amour devient la raison d’être et le ciment de la famille. Mais le sentiment amoureux peut prendre deux formes : l’amour-­‐attachement est une construction lente et cumulative du lien affectif à autrui. L’amour-­‐passion est au contraire soudain, imprévisible, « enfant de Bohème qui n’a jamais connu de lois ». L’amour-­‐passion semble plus difficilement pouvoir être le ciment du mariage. D’ailleurs, est-­‐il si sûr que le mariage soit entièrement fondé sur l’amour dans notre société ? Si l’on veut comprendre à la fois la permanence de l’institution du mariage, et la fréquence des divorces (le taux de divortialité n’as cessé d’augmenter de 1975 à 2005, selon une étude publié par le ministère de la Justice en 2009), il faut s’intéresser à ce qu’il se passe concrètement dans le choix des époux et dans le secret des foyers. La sociologie du couple et la sociologie du genre sont particulièrement éclairants à ce sujet. Comment les rapports sociaux de sexe s’organisent-­‐ils pour fonder, consolider ou au contraire fragiliser le mariage ? Quelle place occupe le sentiment amoureux dans les rapports sociaux de sexe ? Comment s’articulent genre, amour et mariage ? Nous allons montrer que si le genre fonde les représentations de l’amour et la rationalité matrimoniale, cette représentations genrée de l’amour a des effets ambivalents sur la stabilité du mariage. Les rapports sociaux de sexe fondent les représentations de l’amour et la rationalité matrimoniale. C’est parce que la construction sociale du sentiment amoureux assigne les femmes à l’univers domestique, que ces dernières développent des stratégies conjugales et matrimoniales. A.Hochschild développe la notion de travail émotionnel, en 1983 (The Managed Heart. The commercialization of Human Feeling). Elle part de l’idée que les sentiments sont socialement construits. Elle donne l’exemple de M. Kundera, qui, dans un de ses écrits, parle du « Litost » : il s’agit d’un mot tchèque utilisé pour désigner un mélange de désir et de remords. Kundera fait remarquer que ce mot n’a pas d’équivalent dans d’autres langues. L’existence de ce mot encourage les tchèques à ressentir le « Litost », ce qui n’est pas le cas pour les autres peuples. Partant de là, A. Hochschild fait remarquer qu’il existe un certain nombre de règles autour des sentiments. Dans telle situation (un mariage, par exemple), il est normal de ressentir tel sentiment (la joie). Par conséquent, les humains sont contraints au travail émotionnel : il s’agit d’un travail sur soi pour montrer ce que l’on ressent, et même pour ressentir. Si ce travail émotionnel est important pour les deux sexes, il l’est particulièrement pour les femmes, car il existe une injonction forte, de la société, pour que les femmes ressentent et témoignent de l’empathie pour leur conjoint ou pour leur enfant. Cette injonction prend la forme, le plus souvent, d’un rappel à la « loi de la Nature ». On parle d’intuition féminine, d’instinct maternel. L’évocation de la nature rend le destin féminin inéluctable : par essence, la femme serait soucieuse des autres, sensible à leurs émotions, capable de comprendre le langage non-­‐verbal (ce qui permet aux hommes de ne pas avoir à s’exprimer). C. Vidal et D. Benoit-­‐Broweyrs ((2005, Cerveau, sexe et pouvoir) montrent que la science ne confirme pas l’existence de tels déterminants biologiques. Contrairement à certaines sociétés animales, dans lesquelles l’odeur des petits joue un rôle dans les comportements maternants, il n’existe pas de stimuli qui engendreraient des modifications hormonales conditionnant des comportements particuliers chez les mères. Les auteures montrent d’ailleurs que la variété des comportements des femmes vis-­‐à-­‐vis des enfants révèle l’absence de déterminants hormonaux (capacité maternante pour des enfants adoptés, ou non allaités, voire infanticides). Pierre Bourdieu (1998), dans La domination masculine associe plutôt cette sensibilité aux émotions de l’autre à un habitus présent chez tous les individus des groupes dominés (volonté d’anticiper les réactions du dominant pour s’en protéger, ou volonté d’anticiper les désirs du dominant). C’est pourquoi « la femme » est Amour. Il existe des mécanismes sociaux qui contribuent à reproduire les dispositions maternantes chez les femmes, ainsi que le montre le modèle de la psychanalyste N. Chodorow (décrit in Ch. Guionnet, E. Neveu (2009), Féminins, masculins. Sociologie du genre). Les femmes sont supposées s’intéresser aux autres, les hommes s’intéresser aux choses. Par conséquent, quand ils ont des enfants, les hommes sont des pères absents et les femmes sont des mères très présentes, maternantes. Or, les enfants ne réagissent pas de la même manière à cette situation selon qu’ils sont des filles ou des garçons. Lors de l’Œdipe, ils sont attirés par le parent du sexe opposé. Pour résoudre l’Œdipe, le fils n’a d’autre moyen que de s’opposer à sa mère, et à tout ce qui est féminin, d’autant plus que sa mère est très présente. Il est nécessaire qu’il « s’arrache » à sa mère. Il ne peut se construire à partir du modèle du père (absent) pour se conformer à son statut de garçon : il construit donc son rôle de garçon en opposition à la féminité et au maternage, et se concevra, en tant qu’adulte, comme peu doué pour s’occuper des enfants. À l’inverse, le père absent permet aux filles de passer rapidement du désir du père au désir d’autres hommes, et leur socialisation en tant que fille peut passer par l’imitation de leur mère : elles seront maternantes. Ainsi se construit le cercle vicieux du maternage, qui assigne les femmes à l’univers domestique. Assignées à l’univers domestique, les femmes développent des stratégies dans le choix du conjoint et dans le mariage. Une étude de F. de Singly sur les petites annonces, citée par J.C. Kaufmann (2010, op.cit.), montre que les femmes et les hommes ne recherchent pas des caractéristiques identiques pour leur mise en couple. Les femmes cherchent des hommes ayant une bonne situation sociale ; les hommes cherchent des femmes belles, attentionnées. Elles cherchent plutôt des hommes plus âgés (en moyenne, deux ans de plus), surtout quand elles sont très jeunes. La constitution d’une « dot scolaire », c’est-­‐à-­‐dire le fait qu’elles fassent des études pour faire un « beau mariage », relève d’une stratégie compliquée : plus elles font des études, et plus elles attirent les hommes ; mais plus elles font des études, et plus elles arrivent tard sur le marché matrimonial (et moins elles attirent les hommes). J. C. Kaufmann (idem) montre que les choix des conjoints révèlent à la fois des préférences et des mécanismes homogames et hétérogames. L’homogamie s’explique par le fait que « la foudre ne frappe pas au hasard », mais dans des lieux fréquentés par des personnes particulières, dans des situations particulières. On ne rencontre pas son conjoint dans le métro ou au centre commercial lorsque l’on fait partie de la bourgeoisie intellectuelle. Elle s’explique aussi par un certain nombre de filtres familiaux et conjugaux qui éliminent les unions les plus improbables (le temps de l’union libre est celui qui permet de révéler des incompatibilités de dispositions). Mais J.C. Kaufmann montre égalemnt que l’hétérogamie est très présente. Elle est due notamment à l’hypergamie féminine (et à l’hypogamie masculine)., qui peut être interprétée à la fois comme un désir de complémentarité, mais aussi comme une stratégie féminine. Nous avons vu que le désir de différence n’impliquait pas que les conjoints recherchent n’importe quelle différence. Les femmes recherchent des hommes plus riches et plus vieux. Si elles cherchent à se marier, c’est qu’elles ont intérêt au mariage, car elles savent qu’elles sont dominées, et relativement plus précaires que les hommes, dans les autres sphères de la socitété : leur salaire, à compétence égale et à horaire égal, est inférieur de 9% à celui des hommes ; elles sont discriminées dans de nombreux emplois valorisés socialement ; elles ont déjà choisi, au moment où elles désirent se marier, des filières ou des emplois peu valorisés socialement (car les choix d’orientation sont exigés et encouragés au moment même où les adolescent(e)s construisent fortement leur identité de genre), elles auront également une pension de retraite inférieure à celle des hommes. Il est donc rationnel, pour elles, de se marier avec un homme déjà installé dans la vie professionnelle, donc plus âgé, et gagnant plus d’argent qu’elles. Cet aspect calculateur, s’il existe, rentre en contradiction avec la disposition des femmes pour l’amour : « elles sont plus amoureuses et plus calculatrices, plus amoureuses justement pour cacher qu’elles sont plus calculatrices. » (J.C. Kaufmann, idem). Les hommes ont moins intérêt au mariage, aujourd’hui, et investissent moins que les femmes dans la relation conjugale. Ils y investissent autre chose, ce qui conduit à des malentendus, et à des tensions sur la stabilité du mariage. Les représentations genrées de l’amour ont des effets ambivalents sur la stabilité du mariage, car elles produisent un malentendu sur la raison d’être ensemble, et ont un effet ambivalent sur la stabilité du mariage en situation d’exploitation domestique. Le genre provoque un malentendu amoureux qui rend le mariage instable. L’article de J. Dunscombe et D. Marden (1994), « Love and Intimacy. The Gender Division of Emotions and Emotion Work », dans la revue Sociology, reprend l’idée de travail émotionnel, et montre que dans le couple, il y a une spécialisation des femmes sur le « Emotion Work », qui les conduit à rechercher le contact émotionnel et le partage des émotions avec leur conjoint. Dans le couple, les rôles sociaux sont exacerbés : plus un des deux conjoints s’accapare un rôle, plus l’autre est libéré de ce rôle (plus l’un est peureux, plus l’autre est confiant, par exemple). Le couple provoque donc une mutilation identitaire par l’exacerbation de traits caractéristiques ; c’est pourquoi les personnes en couple sont souvent différentes lorsqu’elles sont avec leur conjoint, et lorsqu’elles sont dans d’autres sphères de leur vie. Ce processus de construction du « moi conjugal » (Kaufmann) conduit à des attentes différenciées dans le couple. Les femmes cherchent le « face à face », la confidence (avec leur amie comme avec leur conjoint) : le foyer doit être pour elles le lieu où elles peuvent partager leurs sentiments, leurs émotions. Les hommes cherchent le « côte à côte », le faire-­‐ensemble (à l’exception des tâches ménagères…), le domicile est perçu comme devant être un havre de paix. La construction sociale des sexes provoque donc un malentendu entre les femmes et les hommes, qui n’attendent pas la même chose du foyer. Par conséquent, les femmes ont souvent l’impression d’être seules, délaissées, quand les hommes ont du mal à comprendre les attentes féminines et expriment le sentiment d’être harcelés. Cette difficulté, pour eux, d’exprimer leurs sentiments, pousse parfois les femmes à la rupture. Selon le ministère de la Justice, ¾ des divorces en France sont demandés par les femmes (en 2009). La représentation genrée de l’amour a également un impact sur la façon dont est gérée l’injustice ménagère, entre légitimation et conflit. Dans La Trame conjugale (1992), J.C. Kaufmann s’intéresse aux couples qui partagent un idéal égalitaire, et à la manière dont les femmes, dans cette situation, tombent dans le « piège du linge ». Elles finissent par accepter l’exploitation domestique par plusieurs mécanismes : la force de l’habitude (au quotidien, reviennent les réflexes de la vie familiale avec les parents : faire ou non pas faire, ranger ou ne pas ranger, etc.) ; la compétence différenciée (les femmes étant plus compétentes pour trier le linge, les hommes se « spécialisent » dans les tâches de bricolages et de jardinage, par exemple. Cela pourrait paraître égalitaire, mais ces dernières tâches prennent beaucoup moins de temps, sont beaucoup moins gratifiantes) ; l’innamorento (on fait les choses pour l’autre, on ne compte pas sa peine lorsque l’on est amoureux, ce qui exacerbe la force de l’habitude, et de la compétence). Dans leur étude sur les couples recomposés, S. Gaviria et M. Letrait (2007, « D’un ménage à l’autre », in F. de Singly, L’injustice ménagère) montrent que cette inégalité de compétence initiale, et d’habitude du ménage, enclenche le cercle vicieux de l’injustice ménagère. L’inégalité domestique vient du fait que les femmes se sentent obligées de prendre en charge les tâches domestiques (y compris en culpabilisant : « je suis trop exigeante… »). Plus elles les prennent en charge, plus elles ont des difficultés à cumuler le travail domestique et le travail professionnel. Elles « choisissent » donc parfois (pour 30% d’entre elles), le temps partiel. Étant plus souvent à la maison, elles sont davantage confrontées au désordre domestique, et comme elles ont le temps, elles font davantage de tâches domestiques. Cette inégalité met-­‐elle en péril le mariage ? Quel rôle joue le sentiment amoureux dans ce mécanisme ? Selon S. Gaviria et M. Letrait, les femmes conçoivent le partage des tâches domestiques dans un système global d’échanges domestiques. Il y a certes des situations dans lesquelles l’injustice est « insupportable » : dans le cas où le mari ne travaille pas ; si en plus, il y a des témoins (ce qui rompt la possibilité pour les femmes d’enchanter la relation) ; s’il fait des remarques (ce qui ajoute la perte d’autonomie à l’exploitation). Mais cette insatisfaction ne suffit pas à causer la rupture. Il y a risque de rupture, par contre, si les femmes jugent qu’il n’existe pas de compensations. Ces compensations peuvent être relationnelles ou matérielles. D’un côté, le conjoint peut organiser des sorties, faire des cadeaux, se montrer attentif et attentionné, être performant sexuellement, « donner (sic !) une grande liberté », etc… Il peut aussi apporter une sécurité matérielle, ou l’assurance de ne pas rompre. Pour les hommes ou pour les femmes, le ciment le plus important du couple ne semble être d’ailleurs ni la protection matérielle, ni l’amour, mais la peur d’être seul(e). Les femmes sont construites socialement pour être aimantes, douces et dévouées ; cette construction les assignent à l’univers domestique et les poussent à des stratégies matrimoniales d’optimisation de leurs situations (car nul n’est complètement dévoué(e)s aux autres). Dans le couple, les assignations de rôle conduisent à des contradictions et à des tensions, en même temps qu’ils les résolvent. Il aurait été heuristique de comparer les situations présentées dans travail (choix du conjoint, attentes vis-­‐à-­‐vis du mariage, partage des tâches), dans le cadre des couples hétérosexuels, et dans celui des couples homosexuels, pour mieux comprendre comment le genre opère pour créer des situations d’égalité et pour les légitimer. Alain Santino, octobre 2014