MONDE A VENIR ET GUEHINOM

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MONDE A VENIR ET GUEHINOM
TEBOL Yossef
MASTER 1
LV01HM12 Stage en laboratoire
MONDE A VENIR ET GUEHINOM
Etude sur une controverse entre Maimonide et
Na’hmanide
1
MONDE A VENIR ET GUEHINOM
Cet exposé a pour but de rendre compte, autant qu’il nous est possible, d’une série
de quatre cours donnés par Éric Smilevitch, dont le thème est la controverse entre
Maimonide et Na’hmanide au sujet du monde à venir et de l’enfer dans la
« tradition » juive. Nous reviendrons plus tard sur ce dernier concept. Dans le cadre
de notre démarche, nous nous contenterons de relever les points les plus significatifs,
en mettant l’accent sur les thèses en présence et sans insister sur les arguments ou
les références talmudiques.
Nous commencerons tout d’abord par exposer la thèse de Maimonide telle qu’elle
est développée dans les 8ème et 9ème chapitres des Lois sur le repentir dans son code
de la loi, le Michné Torah. Cette thèse s’articule autour de cinq points principaux.
1- Le bienfait ultime, réservé aux justes est le Olam haba, le monde à venir.
C’est la « vie qui ne comporte pas de mort », éternelle. Face à cela, le mal
qui attend les méchants est le Karet, traduit généralement par
retranchement et qui désigne la mort « qui n’est pas suivie d’une vie dans
le monde à venir ». Notons d’ores et déjà que si le bienfait reçoit une
acceptation positive, en revanche, le mal est dénué de tout contenu. Nous
sommes d’avantage en face d’une privation d’un bien que d’une réelle
punition.
2- Le monde à venir est « le bienfait qui ne s’accompagne d’aucun mal ». Pour
Maimonide, le monde à venir ne comporte aucune dimension corporelle.
Dans ce monde, il n’y a ni nourriture, ni boisson, ni relations sexuelles,
mais « les justes sont assis avec leur diadème sur leur tête et jouissent de la
splendeur de la Présence divine ». En d’autres termes, les âmes des justes
perçoivent des vérités divines ou sur D. dans des conditions favorables, à
savoir sans les contrariétés du corps qui fait écran. Mais Maimonide ne se
contente pas de présenter le monde à venir comme un monde des âmes. Il
fait un pas de plus en avançant une définition de l’âme qui ne correspond
pas au principe de vie mais plutôt au savoir acquis en termes de vérités sur
D. c’est ce que désigne le diadème. Plus important encore, c’est cette Dea,
ce savoir qui conditionne l’accès au monde à venir. Certes, les bonnes
2
actions sont également un critère par lequel on mérite le monde à venir.
Cependant, il semble, bien que cela ne soit pas explicité dans ce texte, que
le rôle des actions est ici indirect. La question qui se pose est celle de
l’interaction entre la pensée et l’acte. Notre but n’est pas de nier
l’importance de la pratique, cependant, cette importance n’est pas en soi.
C’est pour autant que les actions conduisent à un savoir, à une
connaissance qu’elles nous intéressent ici. Une telle articulation entre
pratique religieuse et savoir implique une certaine interprétation de la
notion de Dea dont parle Maimonide. Cette réflexion, sur laquelle nous
reviendrons plus tard mériterait, par ailleurs un plus ample
développement.
3- Le monde à venir ne s’inscrit pas dans une vision eschatologique.
Maimonide prend bien soin de distinguer monde à venir et temps
messianiques. Le concept de Olam haba désigne la vie après la mort et
correspond, dans le langage courant, au paradis. C’est donc un monde des
âmes qui existe maintenant et qui n’est à venir que pour les êtres vivant
actuellement une vie corporelle.
4- Le monde à venir est quelque chose d’inconnu, d’indéfinissable. Aucun des
prophètes n’a parlé de ce sujet ni n’a perçu sa véritable essence. Nous
pouvons supposer, a fortiori, que la tradition des Sages est sinon
inexistante, du moins extrêmement limitée en ce qui concerne ce domaine,
ainsi que l’affirme Maimonide lui-même au sujet des temps messianiques1.
5- Le bienfait absolu et ultime est le monde à venir. Or ce concept est
quasiment absent dans le texte biblique. Il n’apparait qu’au travers
d’allusions attrapées au vol par les Sages. En revanche, la Bible présente
clairement des promesses de récompenses pour les justes et de punitions
pour les méchants qui sont toutes, bien de ce monde : pluie, abondance,
enfants, longévité paix ou, a contrario famine, guerre exil. Maimonide
résout cette difficulté en intégrant les promesses de ce monde dans un
schéma plus global. La finalité demeure le monde à venir. Le bonheur ou le
malheur comme rétribution dans ce monde ne sont pas une fin en soi. Leur
utilité n’est que de faciliter ou, au contraire d’empêcher l’accès au monde à
venir. Ainsi le bonheur peut permettre une vie plus juste, où l’homme est
libre de se consacrer à la recherche de la justice et à des sujets élevés. En
revanche, si un homme est malheureux et accablé (et cela est valable en
particulier pour le peuple juif en Diaspora), c‘est le résultat d’une punition
1
(Lois des Rois et des Guerres 12 ; 2)
3
divine dont le but est de lui enlever la possibilité, la disponibilité d’avoir des
actions et des pensées justes. Ailleurs2, Maimonide résume sa thèse sur les
bénédictions et les malédictions par une formule talmudique 3 : « le salaire
d’une bonne action est une [autre] bonne action, le salaire d’une mauvaise
action est une mauvaise action. ».
La thèse de Maimonide appelle plusieurs remarques. En particulier, donner au
monde à venir une place centrale pose quelques difficultés. Il est impossible de faire
abstraction de l’écart qui existe entre, d’une part, la place prépondérante du monde
à venir (ou paradis) chez Maimonide - comme d’ailleurs dans toute conscience
religieuse (du moins monothéiste) - et, d’autre part, l’absence quasi-totale de
référence biblique. La question se pose sur Maimonide comme sur les Sages du
Talmud : d’où tirent-ils le concept même de monde à venir ? Sur quelle base l’ont-ils
forgé ?
Dans le cadre de la Torah, une réponse serait possible : le monde à venir serait
une notion basée sur le fossé qui existe entre, d’une part, les promesses figurant dans
le texte biblique et, d’autre part le réel qui peut apparaitre comme arbitraire, injuste.
Le malheur des justes et le bonheur des méchants pose un problème théologique qui
ne peut se résoudre qu’en supposant l’existence d’un monde où s’exercerait une
certaine justice et qui se situerait après la mort. C‘est d’ailleurs cette option qui serait
signifiée dans l’histoire talmudique d’Elisha ben Abouya4, un maitre de la Mishna, qui
devint hérétique à la suite de la scène à laquelle il assista. Un enfant à qui le père
avait demandé de monter à un arbre où se trouvait un nid d’oiseaux, pour en chasser
la mère tombe de l’arbre et meurt. Or ces deux commandements – celui de respecter
ses parents et celui de chasser la mère du nid pour en prendre les oisillons - sont
ceux-là précisément au sujet desquels il est dit explicitement « afin que tes jours se
prolongent ». Elisha ben Abouya voit dans cette scène la preuve irréfutable qu’il n’y a
pas de vérité à la Torah. C‘est la réaction des Sages qui, à cet égard, est intéressante.
Pour eux, « afin que tes jours se prolongent » désigne la vie dans le monde à venir. En
ce qui nous concerne, nous ne pouvons nous empêcher d’avoir des réticences face à
une telle réponse. S’il nous est impossible de nous contenter de cette option, c‘est
justement à cause de son caractère théologique qui présente un concept forgé a
posteriori, irréfutable, dans une démarche de défense de la religion.
En réalité tout se passe comme s’il existait une évidence chez l’humain (la
notion de paradis est commune à la plupart des cultures antiques dans le bassin
2
(Introduction au 10ème chapitre du traité Sanhedrin
3
(Traité des Pères 4 ; 2)
4
Kidoushin 39b
4
méditerranéen) qui impose l’existence de quelque chose après la mort. Quelle est la
nature de cette évidence ? De quel ordre est-elle ? Cela, nous ne pouvons que le
supposer en prenant pour point de départ la notion d’immortalité de l’âme. Nous
l’avons vu, l’âme est constituée des Déoth acquis au cours de la vie. Il est intéressant
de remarquer que sous la plume maimonidienne, Dea correspond à la fois à un savoir
et à un mode de comportement, un caractère. Cette double utilisation du même
terme n’est pas un hasard mais indique une certaine articulation entre les actes d’un
homme et ses pensées. La pratique des commandements est censée créer une
certaine expérience, un vécu, qui s’exprime dans la langue de Maimonide par une
Vérité ou encore une Idée du Bien. Ainsi, pratiquer la charité, au delà de la vertu de
générosité que cela développe, m’impose d’apprendre à me déposséder de mes
biens, d’avoir un certain type de réflexion sur la propriété, sur l’altérité… De même,
observer un jour de repos hebdomadaire, le Chabat (qu’il faut imaginer dans un
contexte où ni la notion de semaine, ni de jour de repos ne sont connus), ne peut que
m’amener à concevoir le monde et à structurer le temps autrement. Une pause dans
mon action sur le réel, un lâcher-prise mis en relation directe avec l’arrêt divin de la
Création du monde, m’enjoint de manière incontournable à une réflexion sur le
Créateur et sur mon rôle dans ce monde.
C’est ce vécu intense, cette expérience forte, en ce qu’elle participe à l’idée
éternelle du Bien, qui - contrairement à une approche psychologique où tout vécu,
affect, représentation sont interprétés comme des renvois « en miroir » d’un Moi
voire d’un ego narcissique - donne à l’homme un sentiment d’immortalité, une
évidence d’éternité.
Une autre remarque qui s’impose en ce qui concerne la thèse de Rambam, est
l’absence totale du concept d’enfer. Pour Maimonide l’opposition se dit entre monde
à venir et Néant, mort de l’âme. Aucune allusion n’est faite à une punition autre
qu’une privation d’un certain bienfait. De plus, il est remarquable que la notion de
Jugement divin, de Jugement Dernier n’apparaisse pas non plus. Si D. est présenté
comme acteur dans le cadre des rétributions de ce monde (on parle de bénédictions
et de malédictions), l’accès au monde à venir semble se faire indépendamment de
son action. Tout se passe comme si le monde à venir était le devenir naturel, le
cheminement automatique de l’âme du juste après sa mort.
Tirer des conséquences sur la base de ces remarques heurte profondément la
sensibilité religieuse. Cela donnera lieu à de violents débats avec en particulier des
attaques acerbes de l’école des Baalé Tossephot qui condamneront Maimonide et
voudront interdire le premier livre du Michné Torah : le Livre de la Connaissance.
C’est dans ce contexte extrêmement tendu et sensible que Na’hmanide
intervient pour défendre Maimonide. Cependant, en le défendant, Na’hmanide
5
tombe, à ce qu’il semble, dans un autre biais, celui de dénaturer la thèse et de la
rendre politiquement correcte. Il serait d’ailleurs intéressant de se demander si la
démarche de Na’hmanide est intentionnelle et liée à une volonté de réhabiliter
Maimonide ; ou bien serait due à de trop grandes difficultés pour une sensibilité
religieuse à se trouver confronté à des idées tellement révolutionnaires. En
particulier, l’existence de l’enfer et, plus généralement d’un jugement des âmes après
la mort sont des évidences telles que Maimonide n’a pas pu les occulter. En d’autres
termes, il doit nécessairement y croire5. Ainsi, tous les moyens seront mis en œuvre
par Na’hmanide pour prouver l’existence du jugement et de l’enfer à l’intérieur
même du système de Rambam. Il ne demeure qu’un seul point sur lequel
Na’hmanide admet qu’il y ait controverse. Si, pour Maimonide, le monde à venir
correspond à la vie après la mort, pour Na’hmanide en revanche, il désigne la fin des
temps avec la venue messianique et la résurrection des morts. La vie après la mort,
quant à elle, comprend le Gan Eden, le paradis pour les justes et le Guéhinom, l’enfer
pour les méchants. En d’autres termes, Na’hmanide introduit dans le concept de
Olam haba, une nouvelle donnée absente chez Maimonide, la notion eschatologique.
Revenons à la question de l’enfer. Il est nécessaire de remarquer que, dans son
introduction au Pérèk H'elek, le 10ème chapitre du traité Sanhedrin, Maimonide se
prononce sur la question du Guéhinom qui ne correspond pas du tout à l’enfer, mais
plutôt à un événement physique historiquement daté et ponctuel qui surviendra à
une période proche des temps messianiques.
La question qui est ici pertinente est la nature de l’évidence que possède
Na’hmanide (et de manière générale, toute conscience religieuse) de l’existence d’un
jugement après la mort, d’un enfer en tant que châtiment par les flammes, qui
implique des souffrances réservées aux âmes des méchants, contournant ainsi la
dichotomie communément admise entre corps et âme. Nous pouvons poser la
question encore autrement : cette punition survient après la mort et ne donne lieu à
aucun repentir, voire même dans certains cas à aucune expiation. Quel est donc son
intérêt ? Quelle utilité peut-il y avoir à rendre « gratuitement » le mal pour le mal ?
De quelle évidence dispose-t-on pour intégrer cette dimension de vengeance à la
justice divine ?
5
Le fait que dans le Talmud, il soit fait mention à l’enfer n’est pas un argument recevable
pour en inférer la position de Maimonide. Ce n’est pas parce que des textes talmudiques en
parlent que Maimonide doit forcement y croire. Nous connaissons en effet l’attitude de
réserve adoptée par ce dernier face aux textes de type haggadique et la facilité avec laquelle
il les interprète au second degré, de manière métaphorique, en rejetant complètement le
sens premier (au sens de réalité physique) qu’on pourrait leur prêter.
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Pour ouvrir une piste, nous pouvons nous aider d’un texte talmudique extrait
de Yoma 22b. Il y est dit : « Tout disciple des Sages qui ne se venge pas comme un
serpent n’est pas un disciple des Sages ». Cette sentence comporte une dimension
évidente de provocation. La vengeance ne fait-elle pas l’objet d’un interdit explicite
dans la Torah? L’expression même « Nokem veNoter » utilisée ici, est exactement
celle employée dans le texte biblique pour dire l’interdit. En réponse à cette
objection, le Talmud conclut que ce qui incombe au disciple des Sages est de « garder
dans son cœur ». Pour Rashi, cette expression signifie que, si un tiers prend de luimême l’initiative de la vengeance, la victime de l’affront ne doit pas l’en empêcher.
Que le Talmud, dans la lignée de la Torah, vienne nous enjoindre à ne pas nous
venger, nous apprendre à relativiser les choses, à ne pas faire grand cas des affronts
ni de leurs auteurs, cela est compréhensible et, en effet, cela relève d’une certaine
sagesse, d’une intelligence dans les relations humaines. Ce en quoi le Talmud nous
surprend ici c’est dans cette nouvelle dimension qui est de « garder en son cœur ».
Même si l’explication de Rashi n’est pas obligatoire, et sans même chercher une
expression pratique à cette notion, il n’en demeure pas moins que le renoncement, le
dépassement de soi-même en tant que vertu n’est pas présenté comme une fin en
soi. Si, face à un affront, il faut garder le souvenir, ne pas oublier, c’est que quelque
chose touche ici au plus profond de la nature humaine. S’il est impossible d’oublier
c’est que cela heurte violement le sentiment de justice que, par ailleurs, l’homme se
voit enjoint à cultiver, à développer chez lui-même.
Si on énonce la controverse Maimonide-Na’hmanide dans des termes
métaphysiques, la position de Maimonide peut sembler incontournable. Si on ne
frappe pas un homme à terre – a fortiori sous terre – comment admettre que la
justice divine puisse s’accommoder d’un châtiment qui cause des souffrances alors
même que la possibilité de se repentir, de retenir la leçon, n’est plus d’actualité ?
Comment prêter à D. - dont les actions sont censées servir de modèle aux
comportements humains6 – de la cruauté. Dans cette optique, la seule punition
admissible est de l’ordre de la privation.
D’un autre coté, rapportée à un plan existentiel, l’opinion de Na’hmanide nous
semble davantage soutenable et plus humaine. Le sentiment de justice, inhérent chez
l’homme, nous empêche d’admettre que des méfaits ne donnent lieu à aucune suite,
qu’ils demeurent injugés et impunis. Au contraire, l’humain ne peut que réclamer
vengeance, en appelant le châtiment sur autrui ou la culpabilité sur soi même afin de
rétablir un ordre, un sens à ses actes et à son existence.
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Livre des Commandements : Commandement positif 8
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