Un grand merci à toutes celles et tous ceux qui m`ont

Transcription

Un grand merci à toutes celles et tous ceux qui m`ont
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Un grand merci à toutes celles et tous ceux qui m’ont témoigné
leur amitié tout au long de Pékin Express.
PROLOGUE
Paris, 17 Septembre
R
Bien sûr, toute ressemblance, avec des personnes, des situations,
ou des évènements, existants ou ayant existés, ne saurait être que
fortuite, et indépendante de la volonté de l’auteur...
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ue de Duras. L’homme en noir accélère le pas. Ne pas être en
retard. Ne pas se faire remarquer. Tout est tranquille, calme.
La vie reprend son cours après un été torride sur Paris. La petite
rue n’a jamais connu les touristes japonais. Quelques jardinières
fleurissent aux fenêtres. Personne. La rue devient un peu plus
large. Un parking pour motos ne laisse la place qu’à deux files de
voitures. Au loin, un énorme bâtiment blanc surmonté de
balustres, impose sa présence majestueuse. L’homme semble
épuisé. Pourtant la température est clémente. Des gouttelettes de
sueur perlent sur son front. Son long manteau noir semblant sorti
d’un vieux Sergio Leone est anachronique en plein centre de Paris.
Comme sorti du néant. Une épaisse chevelure noire, légèrement
cendrée sur les tempes, et un faciès basané lui donnent un air
Hollywoodien. Ses sourcils sont très denses, et il arbore une
moustache en tablier de sapeur. Il accélère le pas. La cérémonie
est prévue pour onze heures. Et le président n’attend pas.
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Maxim’s fait angle avec la rue Saint Honoré. Pas Le Maxim’s
Jet Set, mais un autre Maxim’s, probablement moins connu. Dans
la vitrine, des vieux mannequins dénudés s’exposent
impudiquement. Devant le grand bâtiment blanc, un policier ganté
de blanc, immobile, le regard soupçonneux. Sur le sol, des
écussons de sept drapeaux bleus blanc rouges attendent
probablement d’être hissés sur la façade. Le porche de l’Elysée se
trouve sur la gauche. Grandiose. Quatre groupes de deux colonnes
encadrent un portail gigantesque.
Quelques journalistes. Un véhicule surmonté d’une énorme
antenne satellite stationne en face de l’entrée. Les deux gardes
républicains sont immobiles devant leur guérite, l’arme au pied,
équipée d’une baïonnette. Un véhicule sombre passe le porche :
les deux gardes présentent les armes.
L’homme en noir montre une carte au policier qui accueille les
visiteurs sous le porche : quelques secondes seulement de
vérification. Il pénètre dans l’enceinte du lieu le plus surveillé de
France. La cour d’honneur grouille de monde. Le grand tapis
rouge n’a pas été déroulé, il est réservé aux chefs d’état. Chacun
parle à voix basse, personne n’élève le ton. L’ambiance est celle
d’une salle de théâtre, un soir de grande première. Quelques
personnages discrets semblent parler tout seul: ils sont équipés de
minuscules micros HF. Trois véhicules aux vitres teintées sont
garés sur la gauche. Probablement celles de visiteurs étrangers. La
cour d’honneur est décorée de troènes taillés en boule, dans des
bacs blancs, seule touche de verdure dans ce décor austère. Au
fond de la cours, le perron de l’Elysée : quatre colonnes
surmontées d’un chapiteau. Sept marches permettent d’accéder au
bâtiment lui-même.
Les architectes sont tous arrivés. L’homme en noir se mêle à un
petit groupe, qui se dirige vers le perron. Leur tenue est plutôt
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décontractée : seulement deux d’entre eux ont jugé bon de porter
costume et cravate. A l’occasion de l’inauguration de la Cité de
l’Architecture, les quatorze architectes les plus réputés de notre
planète sont réunis par le président pour un séminaire de réflexion.
A l’ordre du jour : Futur de l’urbanisme, Sauvegarde du
patrimoine architectural contemporain, et Gestion de la
mondialisation.
Le vestibule d’honneur est pavé de marbre blanc et rouge. Face
à l’immense baie vitrée qui s’appuie sur les quatre colonnes
doriques, une sculpture d’Arman rend hommage à la révolution
Française : deux cents drapeaux sculptés s’enchevêtrent, mêlés à
leurs hampes de bronze. Sur la gauche, le magnifique escalier
empire qui mène au bureau du président. Ses rampes sont faites de
grandes palmes de bronze, symbole de la victoire.
Au pied de l’escalier, l’entrée du vestiaire : c’est là que l’huissier
conduit le groupe d’architectes. Il remet à chacun d’eux une paire
de bristols portant le même numéro. La file se dirige vers le fond
du couloir, puis vire à droite, sous l’escalier, et revient sur ses pas.
Sur la gauche un guichet vestiaire de théâtre. De vieux théâtre.
Derrière le préposé, une chaîne de cintres tourne inlassablement,
pareille à celle d’un immense pressing. Elle est vieille, au moins
cinquante ans. Chacun des architectes remet son manteau, ou son
imper. L’homme en noir semble hésiter : comme s’il s’interrogeait
sur la température à l’intérieur du palais. Mais il abandonne
finalement son long manteau à l’employé. Chacun ressort du côté
droit de l’escalier, à nouveau dans l’imposant vestibule.
L’huissier les conduit au petit Salon des Tapisseries, qu’ils
traversent rapidement, pour se rendre au Salon des Aides de
Camp, où des rafraîchissements ont été servis. Ce salon est utilisé
pour les déjeuners ou dîners officiels, lorsque le nombre de
convives est limité. Les murs sont recouverts de boiseries dorées,
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et au sol, un immense tapis rescapé des tuileries rappelle les plus
grandes pages de notre histoire.
Une grande table est dressée : une soubrette plutôt mignonne, se
tient derrière elle, toute de blanc vêtue, avec un petit tablier noir
sur le devant. Elle est blonde, grande, et ressemble à Mireille
Darc. Sans décolleté dans le dos. Sur la table, jus de fruits, sodas,
eaux minérales. Et petites mignardises pour patienter. Chacun
bavarde avec son voisin, fait connaissance. La réunion doit
débuter dans un peu moins d’une demi heure. L’immense tapis,
ainsi que les revêtements muraux absorbent les moindres
vibrations. Le silence crée une ambiance surréaliste, rompu par le
seul murmure des convives, et le bruit de quelques verres qui
s’entrechoquent.
Un majordome se tient près de l’entrée. Tenue queue de pie,
nœud papillon, l’air coincé. Son front humide brille légèrement.
Ses traits sont figés, tendus. Il semble guetter quelque chose. Ou
quelqu’un. Il est absolument immobile, un peu comme au garde à
vous. Son regard passe d’un convive à l’autre, sans aucune cesse,
comme à la quête d’un signe de reconnaissance.
L’homme en noir se tient près de la fenêtre, tourné vers
l’intérieur du salon. Il sort un kleenex de sa poche, s’essuie
précautionneusement le front, puis lève lentement le regard. Son
tour de salle est lent, posé. Il observe la jeune serveuse, puis le
majordome. Revient vers la jeune fille. Son regard croise celui de
l’homme en queue de pie. Les deux hommes s’observent.
Impassibles. Figés dans une immobilité parfaite. Seuls les traces
d’humidité sur leurs fronts moites laissent apparaître une tension
extrême chez chacun d’eux. Cette attente dure une bonne minute.
Interminable.
L’homme en noir fait un pas en avant, lentement, tel un
funambule sur son fil tendu tout en haut du chapiteau. Il fait un
pas. Un seul pas.
Et s’écroule sur l’épais tapis chargé du souvenir des tuileries.
Mort.
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CHAPITRE I
Toulon, 22 Septembre
T
oulon. The dream, les hauteurs du Baou, vue imprenable sur
le port, Saint Mandrier, les îles de Porquerolles. Tout en bas,
il fait la planche : le Charles de Gaulle, superbe. Des heures
entières à le regarder, l’admirer. Il sort de temps en temps, pas très
longtemps, sauf conflit grave chez nos amis de là-bas, ou
d’ailleurs. Elle est belle la baie de Toulon. Ma baie de Toulon.
Méconnue. Et c’est mieux.
Jardinage (pas trop, ça fait pépé), bricolage (pas trop, ça fait
retraité), sport (un max, ça fait jeune), Internet… Il y a plus
malheureux sur terre. Je bronze : Ray Ban, Monte Christo numéro
quatre, San Antonio.
Dring !
J’aime bien le … Dring !
Essaye de dire à voix haute … « dring ». Rigolo non ? Pourtant,
est-ce que ça ressemble à une sonnerie de téléphone ? En fait, si tu
n’écris pas « dring » dans un bouquin quand le téléphone sonne,
personne ne comprend rien.
Dring donc.
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Le portable est toujours à mes côtés : comme si l’Intérieur allait
m’appeler. Mais ça fait belle lurette qu’il ne m’appelle plus.
Maintenant, c’est plutôt deux fois par jour Conforama ou Cuir
Salon qui m’annonce que je fais parti des heureux élus qui ont
gagné, devinez quoi , un magnifique moulin à café huit vitesses !
Au début, j’allais chercher tous ces trucs. Avec Elisabeth. Mais
très vite la cave s’est remplie d’appareils aussi inutiles
qu’innommables. Alors nous n’y allons plus.
Je décroche.
Un peu brutalement peut-être.
Dans le Sud, la sieste, c’est sacré.
- Jean Pierre Marquet ?
La voix est féminine, un peu grave, sérieuse, Roissy aux heures
de pointe.
- Navré, je suis en pleine réunion, vous pouvez me rappeler un peu
plus tard s’il vous plait ?
Toujours poli au téléphone : les pauvres gars qui font ce boulot
sont payés au lance pierre.
- Vous êtes bien Jean Pierre Marquet ?
- Oui, ça, ce n’est pas un secret. Mais si vous m’appelez pour me
dire que je suis l’heureux élu d’un tirage au sort, navré, je ne me
rends plus à ce genre d’invitation.
- Non. Ce n’est pas le cas… Disons que …
Elle semble hésiter la nana.
- Je ne vais pas t’inviter à un tirage au sort…
Tiens, la charmante voix hall d’aéroport me tutoie. De plus en
plus familiers à Confo ! Moi, quand quelqu’un me tutoie, illico, je
tutoie.
- Excuse moi, mais… on se connaît ?
Pourtant sa voix me semble familière. Très familière même.
Mais impossible de dire où je l’ai entendue. Amis, pub télé, radio,
je ne sais pas.
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- Ta voix me dit quelque chose, mais impossible de me souvenir.
- Ce n’est pas gentil ça …
Bon, je sens qu’elle est vexée. Et si c’est une copine, nul.
Je réfléchis.
Pas trop longtemps.
Disons deux secondes.
Et Bingo !!!!
Là, je sens que tu vas être surpris. La surprise du siècle !
Tiens, du coup, je fais un nouveau chapitre !
CHAPITRE II
Toulon, toujours le 22 Septembre
L
a voix est archi connue. En fait, existe-t-il un français qui ne
connaisse LA voix. Bon. Tu te languis, alors je vais te mettre
sur la voie. La voie de la voix (pas mal : le Goncourt, le
Goncourt !). Imagine douze heures par jour, à la télé, à la radio,
pendant six mois ! Il y a juste quelques mois ! Et de sexe
incontestablement féminin !
Bingo, tu as trouvé ? C’est gagné : j’ai en ligne et en personne,
notre ex-future présidente!
- Ségolène ?!!! Ce n’est pas vrai ! Comment as-tu trouvé mon
numéro ?
Complètement idiot. Mais je n’ai rien trouvé de mieux.
- Dans l’annuaire, tout bêtement.
- Incroyable ! Je t’ai suivie pendant toute ta campagne ! Pas
toujours d’accord avec toi, mais tu m’as scotché !
- C’est vrai, j’ai été pas mal occupée ces derniers temps. Mais
maintenant, c’est plus calme. Dis moi, JP, je suis un peu à la
bourre, je peux te parler une seconde ?
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Agaçant les gens qui t’appellent pour te dire qu’ils sont à la
bourre. Ca veut dire qu’ils ont un truc à te demander et qu’ils se
fichent royalement (non volontaire !) de ta santé, tes enfants, tes
problèmes.
- Oui vas y. Qu’est-ce que tu veux me demander ?
- En fait, je vais être un peu directe, mais je voudrais savoir un
truc…
- C’est quoi le truc ?
- Disons …
Il lui faudrait un tire bouchons, à Ségolène.
- Te souviens-tu de notre pacte, la promesse que nous nous
sommes faite il y a, quelques années …
Quelques années. Toujours aussi marrante la Ségolène. Trente
ou quarante balais au moins !
- Oui, bien sûr que je m’en souviens !
bout de papier, l’avons consciencieusement roulé dans une petite
bouteille, et plouf, à la mer ! Moins douloureux, et tout aussi
efficace.
La cata débarque à grands pas.
Quand j’ai connu Ségolène, nous étions des gosses. Même pas
des adolescents. Longues promenades main dans la main, petits
bisous sur la joue, et promesses à n’en plus finir : rien de bien
original. Tous les ans, nous nous retrouvions à l’Estaque, pour les
vacances. Nos parents se connaissaient, et louaient depuis plus de
dix ans les deux mêmes cabanons, les pieds dans l’eau. La
dernière année, nous devions avoir dix ou douze ans, je lui ai volé
un petit baiser, peut-être même mon premier baiser. Et nous avons
conclu un pacte. Si un jour, l’un de nous deux demande de l’aide à
l’autre, celui-ci devra tout faire pour l’aider. Le pacte ne sera
rompu, que lorsque chacun aura apporté son aide à l’autre, une
fois. Nous avons bien tenté de sceller ce pacte dans le sang, mais
quand j’ai essayé de me taillader avec mon petit canif, j’ai vu que
ça faisait super mal, et j’ai senti que Ségolène n’était pas vraiment
prête pour l’expérience. Alors nous avons écrit le pacte sur un
- C’est gentil de ne pas avoir oublié … Dis moi JP, si je te
demandais de… respecter ce pacte, qu’est ce que tu ferais ?
La cata pressentie n’est plus très loin. Elle est là. Même bien là.
Mais ça, je ne peux pas lui dire. Toujours super galant ton JP
préféré.
- Je te dirais que je le respecterai, tout simplement.
La phrase à ne pas prononcer. Et je l’ai dite. En plus, il y a bon
nombre de sujets sur lesquels je ne suis pas tout à fait en phase
avec elle : pourvu que ce ne soit pas trop politique. Mais, trop
tard.
- Tu ne veux pas que l’on parle de ton petit problème de visu ? Ce
serait plus sympa non ?
- Non, difficile. Je suis toujours surveillée par un tas de
journalistes. Un tête à tête avec un des ex-limiers de la PJ, je vais
avoir droit à la couverture de toute la presse People.
Je ne suis pas certain que cela dérangerait foncièrement ma
copine.
- Ok. Alors dis moi tout.
- Voilà. Je ne sais pas si de ton petit paradis azuréen tu lis la presse
nationale, mais il y a quelques jours, je suis tombée par hasard, sur
un fait divers assez curieux. En fait, c’est une photo qui a attiré
mon attention. Lors d’une réception à l’Elysée, un des convives a
eu une soudaine attaque cardiaque. Il a été transporté de toute
urgence à la Salpétrière. Mais il a rendu l’âme quelques minutes à
peine après être arrivé aux urgences. Cet homme s’appelait
Abdoul Salimane : citoyen des Emirats Arabes Unis, un des
architectes à l’origine du projet des tours de Dubaï. Tu sais, les
immeubles dont chaque étage peuvent tourner sur lui-même au
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grès de la fantaisie de son accupant… Il faisait partie d’une
délégation d’architectes reçus à l’Elysée, à l’occasion de
l’inauguration de la cité de l’architecture.
- Et ?
- Et bien, en fait, cet homme…soit n’était pas vraiment architecte,
soit n’était pas du tout … Abdoul Salimane.
- Ah bon, et … pourquoi ?
- Il se trouve que sa photo était en première page dans le Nouvel
Obs. Et l’homme qui y était décrit comme Abdul Salimane, et
bien, je l’ai vu en photo à Gaza, lors d’un voyage en décembre
2006.
- Peut-être pas ta meilleure initiative ce voyage…
Ségolène semble ne pas avoir entendu ma remarque.
- Avec mes conseillers, nous étions en train de préparer l’entrevue
avec Mahmoud Abbas, quand j’ai aperçu sur un bureau, une note
barrée d’un énorme cachet Secret Défense. Bien sûr, Secret
Défense, ça donne envie de lire. Alors j’ai lu. Quand les policiers
de l’escorte ont vu que je lisais, ils ont brutalement retiré le
document. Après m’avoir fusillé. Du regard bien sûr ! Mais j’ai eu
le temps d’apercevoir, la photo de cet homme.
- Et un an plus tard, tu te souviens de lui ?
- Oui. C’était le sosie de … Omar Sharif.
- Omar Sharif … tu n’étais pas un peu amoureuse de lui, à
l’époque de Lawrence d’Arabie ?
- Pas qu’un peu, j’étais folle de lui. Alors, quand j’ai vu sa photo
sur ce document, je me suis dit : pourquoi un cachet Secret
Défense sur la photo d’Omar Sharif ? En fait, ce n’était pas Omar
Sharif, sur la photo : c’était un homme qui lui ressemblait comme
deux gouttes d’eau. Je ne me souviens plus du nom du personnage,
mais ce dont je me souviens, c’est qu’il y avait écrit en légende :
Spécialiste de l’utilisation du plutonium 239 dans la méthode
d’implosion.
Là, elle a du se lire dans le train le dernier Sciences et Vie.
- Et tu te souviens de ça aussi ?
- En fait, j’ai une excellente mémoire visuelle :je lis un texte, et je
le retiens. En plus, j’avais un excellent ami, professeur de
physique nucléaire, qui ne s’arrêtait pas de me parler de cette
méthode d’implosion. Ça le passionnait ! Moi, pas vraiment,
j’avais d’autres idées en tête… Il prétendait que cette technique
était beaucoup plus efficace que la technique de l’insertion pour
réaliser une bombe nucléaire.
- Et tu en as déduit, quoi ?
- Pas grand-chose. J’en ai parlé à mon cousin qui travaille au
SIRPA : il a fait une petite enquête, mais n’a rien trouvé
d’inquiétant concernant cet Abdul Salimane. L’homme était
parfaitement accrédité. Mais ce dont je suis sûre, c’est qu’il n’était
pas architecte, et qu’il était à l’Elysée le dix sept septembre sous
une fausse identité.
- Tu en as parlé à la police ?
- Difficile. Je n’ai rien pour étayer mes dires. Juste un souvenir de
ce voyage, et une photo aperçue quelques secondes dans un bureau
de Gaza.
- Et tu … attends quoi de moi ?
- Et bien … je sais que je peux avoir confiance en toi. Alors je
voudrais que tu fasses une petite enquête, juste pour me confirmer
que je me trompe. Ou que mon intuition dit vrai. Si un spécialiste
en armes nucléaires se trouvait sur notre territoire, s’il est entré
illégalement, sous une fausse accréditation en France, s’il était à
l’Elysée il y a quelques jours, je ne pense pas que ce soit
uniquement pour assister à un congrès.
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Je dois dire que malgré mon hyperactivité toulonnaise, il
m’arrive parfois de me lasser un peu du Casto-Carrefour-Darty
quotidien.
- Bon d’accord. Je ne peux rien te promettre, mais je vais faire de
mon mieux pour tenter d’élucider ton petit mystère. Donne moi
ton portable, et je t’appelle dès que j’ai du nouveau.
Ségolène ne s’est pas trop étendue. Si je puis m’exprimer
ainsi… J’ai senti que le petit dîner en tête à tête avec le vieux
copain d’enfance, ce n’était pas vraiment son truc. Alors nous
nous sommes séparés sur les banalités d’usage : ça m’a fait plaisir
d’avoir de tes nouvelles, j’espère que tu vas réussir dans tes
projets, bla bla bla, bla bla bla …
Je suis pensif. L’histoire de ma copine, devrais-je dire ex-copine,
est un peu grandguignolesque. Mais m’intrigue un max. Dans
toute situation curieuse, il y a toujours deux éventualités possibles.
La bonne, et la mauvaise (Quand je te dis que le Goncourt est pour
bientôt !). Lorsqu’un problème difficile se présente, la plupart des
gens élimine d’office l’hypothèse, ennuyeuse, peu plausible. Dans
l’histoire de ma copine, la logique cartésienne voudrait que je
pense, à voix basse bien sûr pour ne pas écorcher son image de
marque : elle déraille complètement la Ségolène, je retourne à mon
Monte Christo (qui soit dit en passant s’est éteint depuis belle
lurette) et ciao ! Mais ma logique n’est pas vraiment cartésienne.
Alors, je me dis… et si après tout, elle avait raison?
Gérard, est mon meilleur pote de la Seynes sur Mer. Retraité,
mais tout aussi dynamique que ton serviteur, il n’a pas son pareil
pour dénicher des tuyaux, là où en principe, règne le confidentiel
défense. Il connaît tout le monde à Var Matin, et je vais
commencer par lui. Donc, je l’appelle.
Il me rappelle exactement sept minutes et douze secondes plus
tard.
- Ton macchabée de la Salpétrière est bien mort d’une crise
cardiaque. Vu le contexte de son décès, et même si sa mort
semble en tout point naturelle, il a été autopsié. L’autopsie n’a rien
révélé d’anormal : nécrose étendue et fatale du myocarde. Donc,
infarctus. Ce qu’il y a de curieux, c’est que sa dépouille a été
rapatriée sur les Emirats, seulement dix heures après son décès.
L’ambassade des EAU a fait preuve d’une diligence assez
exemplaire : ils ont affrété un avion privé des Emirates Airlines, et
la dépouille a été rapatriée sur Dubaï, le 19 septembre, via Vienne.
Tous ses effets personnels accompagnaient le défunt.
- Ses effets personnels… Je suis sûr que tu as dégoté un truc
intéressant sur le sujet !
- Of course votre honneur.
Il marque une pause : aime bien se faire prier le Gégé.
- Bon, d’accord, je te supplie de me dire ce que tu as découvert !
- Voilà, c’est mieux comme ça. Alors, une liste exhaustive de ses
objets personnels a été établie par la DST. Cette liste est bien sûr
confidentielle, mais tu connais Gégé. Donc, parmi les objets qui
l’accompagnaient, la DST a relevé deux trucs qui m’ont titillé.
- Tu accouches ?
- Tu me feras mourir de rire ! Les deux objets : le premier, est un
chargeur de micro-ordinateur, ou d’appareil électronique assez
puissant. Il délivre quatre mille, milliampères. Pour te donner un
ordre de grandeur, le chargeur d’un cellulaire banal délivre six
cent milliampères. Donc, notre homme avait avec lui un appareil
électronique à forte consommation.
- C’était quoi ce bidule ?
- C’est là que l’anecdote devient intéressante : la DST n’a rien
retrouvé dans ses bagages. Ce qui laisse à penser que notre homme
s’est séparé de l’appareil. Or, s’il l’a remis à quelqu’un, pourquoi
ne pas lui avoir remis en même temps … le chargeur.
- Il l’a peut-être égaré ?
- Possible, mais peu probable. Il est arrivé à Roissy le seize au
soir, en First. Il avait une réservation sur Air France, pour le dix
huit, direction Rio. S’il a perdu son micro haute consommation, ou
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s’il se l’est fait voler, c’était donc dans le taxi qui le conduisait de
Roissy à l’hôtel, ou pendant son trajet entre l’hôtel et l’Elysée. Par
ailleurs, notre gars avait avec lui, la panoplie électronique banale
et complète de l’homme d’affaire haut de gamme en vadrouille :
portable avec GPS intégré, appareil photo dix millions de pixels,
deux costars signés Cardin et Saint Laurent, et une panoplie de
bagages Vuitton ? Vrais bien sûr, pas provenance Vintimille. Les
chargeurs de ces appareils ont été retrouvés dans ses bagages à
l’Hôtel de la Poste, rue Montalivet. A noter : L’hôtel de la poste
n’est même pas côté au guide Michelin. Il mérite probablement
entre une et une demi étoile : un vrai bouge. Et il est situé à deux
cent mètres à vol d’oiseaux de l’Elysée...
- Et notre gars, s’est payé un hôtel minable en plein centre de
Paris, alors qu’il se trimbalait sur lui plusieurs milliers d’euros de
fringues et de bagages. Le deuxième objet, c’était quoi ?
- Une pochette d’allumettes : hôtel Inca Path. Lima Pérou. Dans la
pochette, une petite annotation manuscrite, « Mec Pressé ». Ça, je
te laisse le soin de déchiffrer !
- Merci Gégé, t’as bien bossé ! Pour l’énigme du « Mec Pressé »,
j’ai déjà déchiffré.
- Tu rigoles ?
- J’ai une tête à rigoler ? Branches ton CanalSat sur M7, et tu
comprendras!
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CHAPITRE III
Encore Toulon, le 23 Septembre
M
on emploi du temps du jour n’est pas très chargé : juste un
petit Casto-désherbant-total pour allées. La nuit a porté
conseil. Et cette histoire m’intrigue de plus en plus. Depuis le 11
septembre, toutes les polices du monde sont sur les dents. Quelle
sera la prochaine cible d’Al Kaïda ? J’aimerai bien en avoir le
cœur net. Mais je n’ai plus aucun pouvoir. Bien quelques copains
encore à la PJ, mais nos relations se limitent aux traditionnels
vœux de fin d’année, et à quelques repas d’anciens combattants.
Auxquels d’ailleurs je me rends de moins en moins.
Mec Pressé…
Une émission de télé plutôt sympa : dix équipes de deux
personnes doivent parcourir quelques dix mille kilomètres, avec
pour toutes ressources, un euro en poche, par jour et par personne.
Autostop, et hébergement chez les autochtones pour manger et
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dormir. A chaque étape, l’équipe arrivée en dernier est éliminée.
Et cent milles euros à la clé. Un joli pactole. Superbes paysages,
aventure humaine, le genre d’émission qui ne peut pas laisser
indifférent. On aime, ou on n’aime pas : moi j’aime.
C’est Elisabeth qui m’a fait découvrir le concept. De retour
d’une visite chez sa copine Jonick en région parisienne, elle s’est
égarée un soir de zapping sur M7. Les deux petites filles de Jonick
sont des fans de l’émission. Alors tous les mardis, la famille était
réunie autour de la télé pour assister aux déboires de nos apprentis
aventuriers dans les rues de Pékin ou de Hong Kong. J’ai regardé
un épisode. Puis deux. Et je suis devenu à mon accroc. J’ai même
failli m’inscrire au casting. Mais quand il s’est agi de trouver un
partenaire, plus personne. Mes amis avaient tous un truc qui
n’allait pas : un peu trop de cholestérol, mal aux reins, ou une
épouse pas très fana de voir son mari partir seul à l’autre bout du
monde. Elisabeth quant à elle, plutôt First et Sheraton que sac de
couchage à la belle étoile dans les steppes de l’Asie centrale : donc
pas partante. Et j’ai laissé tomber.
Pour en savoir plus sur l’émission, Gégé va encore me donner un
petit coup de main. Gégé vient de se découvrir une soudaine
passion pour la pèche au gros. Il s’est payé l’attirail complet de
James Bond dans Docteur No. Huit heures par jour entre Les
Sablettes et les Deux Frères : à taquiner le gabote. Le gabote, c’est
l’équivalent du goujon, mais de l’autre côté de la Méditerranée…
Quand je l’appelle, il est en train de lutter à mort avec un
monstre de deux cent grammes, et je sens que je l’importune
foncièrement. Mais c’est un pote. Et les potes, c’est sacré. Alors il
laisse partir le gabote vers des cieux plus cléments, et m’écoute.
Lui aussi s’est pris au jeu. Mec Pressé, il a bien sûr vite trouvé
ce que c’était. Et il ne m’a pas attendu pour se rencarder. Alors,
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avant même que je ne lui demande le petit coup de main espéré, il
a déjà résolu le pébé.
- Toi, je sens que tu aimerais partir avec ton sac à dos du côté de
Bombay !
- Comment tu as deviné ?
- Comme ça, intuition masculine !
- Et tu as une solution ?
- Je crois.
- Tu crois, ou tu en es sûr ?
- Disons que j’en suis sûr !
Je l’embrasserai sur la bouche. Enfin s’il n’était pas un mec. Et
si elle était bien roulée. Alors je ne l’embrasse pas sur la bouche.
- Tu as un truc pour me faire partir ?
- En fait oui. C’est trop tard pour te faire participer au casting,
mais je connais assez bien un des cadreurs de l’émission. Qui lui
connaît assez bien le Directeur de la Production. Ils ont une équipe
défectueuse : l’équipe des seniors. Or l’équipe remplaçante
troisième âge s’est dégonflée au dernier moment. Et ils sont dans
la panade. Alors, vu ton âge avancé, je leur ai proposé ta
candidature comme papy baroudeur.
- Ah Ah Ah. Je suis mort de rire. Tu veux dire que tu m’as
proposé, sans même m’en parler ?
- Je te connais depuis … combien d’années déjà ? Alors je savais
que tu n’allais pas laisser tomber une occase pareille de te
dérouiller les jambes. Oui, je t’ai proposé sans t’en parler !!!
- Et ?
- Et si tu veux partir, tu pars. Mais avec une petite condition, juste
une toute petite …
- M’en fous ! C’est quoi la condition, je pars !
- Dac. Alors tu seras un candidat à part entière, comme les autres.
Ni plus, ni moins. Ils ont un partenaire pour toi sous le coude, et
ils attendent mon feu vert pour te contacter. Mais je te le répète, ils
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ne savent pas pourquoi tu veux faire partie du jeu, et surtout, ils ne
savent pas que tu vas mener une petite enquête. S’ils l’apprennent,
je suis grillé. A toi de décider si tu es toujours partant, ou pas.
- Of course que je suis partant ! Appelle les !
Dring
Whouhha, la voix ! Un murmure, un ruisseau, une mélodie, une
complainte, un adagio, une romance !
- Bonjour ! Je voudrais parler à Jean Pierre.
Avec sa voix, un mot d’elle, et je quitte ma mère.
Elle s’appelle Chloé. Mignon. Je te fais grâce des détails
techniques mais c’est en fait assez compliqué, et assez simple à la
fois. Le compliqué d’abord: je vais devoir faire un tas d’examens
cliniques, prises de sang, tests d’efforts. Ils vont m’envoyer un
superbe dossier, format Bible en trois volumes, à lire, étudier,
compulser, analyser, remplir, accepter, signer, avec plein de
clauses de sécurité, confidentialité, etc… Je dois envoyer de toute
urgence mon passeport, pour qu’y soient apposés quelques visas,
une bonne douzaine de photos d’identités, et j’en passe …
Le simple est super simple: quelle que soit la question que tu
poses, la réponse est toujours la même « ça, je ne peux pas vous le
dire !». Donc si tu veux savoir la date du départ, qui va
t’accompagner, où ça va se passer, etc. … tu laisses gambader ton
imagination. La seule info qui m’est communiquée : je dois être
prêt à partir, à compter du premier octobre.
En fait, c’est plutôt rigolo : pour un gars pas trop stressé. Je vais
donc devoir me débrouiller tout seul pour en savoir plus. Les deux
questions fondamentales avant mon grand départ sont : où, et
quand ? Je pourrais bien sûr me la couler douce, attendre
patiemment que Chloé me rappelle, mais tu connais ton JP
préféré ? Pas vraiment style les deux pieds dans le même sabot.
Faut que je bouge.
Et je vais donc commencer par le : où ?
Sésame ouvres toi. Mon pote Google, toujours là ?
Premier Episode, Paris Pékin. Deuxième, Pékin Bombay. Le
troisième, Asie à nouveau, ou ailleurs ? Mon moteur de recherche
préféré pédale exactement une seconde et demie et me donne
deux indications : d’abord le 27 Août, Public, la revue gratos,
annonce que cette année, Mec Pressé sera tourné en Amérique
latine. Deuxième info : cette fois-ci, c’est le PDG de M7 qui
confirme le treize septembre, lors d’une conférence de presse, que
l’émission se passera en Amérique latine. Article signé Karine
Colmet, Télé Loisirs. Faut vérifier que ce n’est pas de l’intox. Petit
coup de fil à Télé Loisirs.
- Karine Colmet, s’il vous plait ?
- Oui, je vous la passe.
- Karine Colmet ?
- Oui, c’est elle-même. Que puis-je pour vous ?
- Bonjour madame. Voilà. Je m’appelle Roland Cloutier, et ma
petite nièce, enfin, elle a … dix-neuf ans, s’est inscrite au casting
de Mec Pressé. Elle semble retenue, elle a passé toutes les étapes
du casting… Mais son papa, mon frère donc, est très inquiet. Il a
peur de la voir partir en Asie : pays trop à risques. Comme vous
étiez présente à la dernière conférence de presse de M7, je voulais
juste savoir si l’annonce de l’Amérique latine est officielle, ou
juste une possibilité.
- Non, je vous rassure. L’annonce est on ne peut plus officielle. Le
prochain Mec Pressé sera bien tourné en Amérique latine. Mais …
est-ce que je pourrais contacter votre nièce, juste pour savoir ce
qu’elle pense de cette sélection ?
Ah les journalistes …
- Je suis navré, madame, mais non, je ne le peux pas … Elle est
liée par un contrat de confidentialité, et je ne voudrais surtout pas
lui porter préjudice.
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24
Bon. La charmante Karine n’insiste pas. Le prochain Mec Pressé
sera tourné en Amérique du Sud. Un sacré pas en avant pour mon
enquête : je parle couramment Espagnol et Portugais. Maintenant,
Amérique du Sud, c’est bien, mais départ, d’où ? Re-Google : les
précédentes émissions ? Chaque émission visite les grands lieux
touristiques des pays traversés. La conclusion est évidente : le
départ, ou l’arrivée, se fera à… Rio ! La légendaire Rio de Janeiro.
Rio est sur l’Atlantique : je verrais bien un trip entre Lima, sur le
Pacifique, et Rio. Reste à savoir si Lima est la ville de départ ou
d’arrivée. En fait, la réponse est évidente : vaut mieux envoyer
tous les concurrents à Rio, qui je te le rappelle, est plus proche de
l’Europe que Lima, et rapatrier les seuls gagnants de Lima, que
l’inverse. Simple logique économique d’entreprise : il y a plus de
huit mille kilomètres entre les deux villes. Donc j’en déduis :
départ de Rio, arrivée Lima.
Lima ….
Hôtel Inca Path à Lima … Tiens donc ... Billet d’avion pour Rio
dans les affaires de notre ami Abdoul … Coïncidence or not
coïncidence ?
Le “où” étant résolu, j’attaque le “quand?” Re-re-re-Google.
Extraits vidéo des émissions précédentes. Générique de fin.
Remerciements à Salomon, Cachua, Sofitel …et Air France !
Fallait s’en douter : une émission Franco Franchouillarde qui va
mobiliser plus de cent vingt personnes, ne va pas voyager sur la
TAM, ou Argentinas Air Lines. Et Air France, je contrôle.
- Bonjour madame… Mon numéro FlyingBlue Platinium est le
1000 321 936. J’ai besoin d’une petite information.
- Oui, biens sûr, monsieur Marquet. Que puis-je pour vous ?
- Voilà, j’ai gagné à un jeu télévisé un séjour sur Rio. Mais la date
de départ ne m’a pas été communiquée. Ce doit être une surprise.
Or, je dois me rendre à un mariage, celui de ma nièce en octobre
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(encore elle : merci Sophie pour ton aide précieuse!), et je
voudrais savoir si les dates ne coïncident pas par hasard… Je ne
manquerai le mariage de ma petite nièce sous aucun prétexte …
Le vilain menteur !
- Bien sûr monsieur. Vous avez une idée approximative de votre
date de départ pour Rio ?
- Je sais juste que c’est après le premier octobre.
- Voyons voir. Business ou First ?
Superbe le logiciel d’Air France : ils n’ont pas oublié mes petites
habitudes…
- Non, Tempo mademoiselle : c’est un gain à un jeu.
- Ah, d’accord monsieur Marquet. Alors, le premier octobre, je
n’ai rien à votre nom. Le deux non plus. Le trois non plus. Dois-je
continuer, monsieur ?
- Oui, allez jusqu’au quinze.
- D’accord. Le quatre… Ah, ça y est, je vous ai trouvé : départ vol
AF442 le quatre octobre à vingt trois heures quinze, au départ de
Charles de Gaulle. Vol direct sur Boeing 747. Siège 32A. Arrivée
à Rio le lendemain à cinq heures vingt. Le retour est Open.
Elle, je l’embrasserais vraiment sur la bouche !
- Je vous remercie mademoiselle! Le mariage de ma nièce est pour
le deux octobre, donc ça colle !
I am the king of the word! Je te traduis? Non : si tu as acheté
mon bouquin, c’est que ton intelligence est nettement au dessus de
la moyenne, et donc, tu as compris ! Exactement deux heures
trente sept minutes après mon entretien avec la délicieuse Chloé,
je connais le numéro de mon siège pour Rio ! Et youpee, merci
Ségolène ! Et Gégé œuf corse !
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ccueil au Sofitel de Roissy, très discret. J’avais espéré tapis
rouge : Bruce Willis, Tom Cruise en haut des marches,
mitraillage Nikon, armée de photographes. Mais que nenni. Foin
de tapis rouge, foin d’accueil Cannesque.
Chloé m’annonce qu’elle va me tenir compagnie en attente du
grand départ, vingt quatre heures sur vingt quatre. Hors heures
nocturnes malheureusement. La Prod ne connais pas encore la date
et l’heure du départ. Tu parles ! Ah oui, la Prod. … d’abord, j’ai
cru que le big boss de l’émission s’appelait Laprode. Laprode
pense qu’il serait préférable que vous attendiez patiemment dans
votre chambre, Laprode souhaiterait que vous preniez
connaissance du règlement, Laprode vous demande de nous
remettre portable, cartes de crédit, ainsi que tout document
imprimé… Et puis la gentille Chloé m’a mis au parfum : la Prod.,
c’est La Production.
Longue journée à ne faire strictement rien : vue imprenable sur
les avions qui décollent, collations frugales en chambre, petit
break à la salle de muscu pour me dégourdir les jambes : toujours
accompagné de mon agréable mentor. Si le décollage est à vingt
trois heures quinze, c’est vers vingt heures que je devrais quitter le
havre de paix Roissyen.
Vingt heures pétantes : Chloé vient m’annoncer que … nous
partons. Elle est accompagnée d’une non moins jolie
accompagnatrice : Francine. Francine doit prendre le relais pour le
big trip. Taxi, enregistrement bagages : rien en cabine. Au passage
frontière, c’est Francine qui présente mon passeport, et qui le
récupère illico. J’ignore donc que trois magnifiques visas pour le
Brésil, la Bolivie, et le Pérou y ont été apposés. Enfin, dix neuf
candidats sur vingt ignorent ce petit détail…
Attente dans le grand hall, juste après le contrôle police. Les
vols en partance sont: Tokyo, Chicago, Bombay, Rio, Amsterdam,
Frankfurt, Moscou. Je te parie que nous n’allons pas tarder à nous
diriger vers la porte d’embarquement Rio.
Et je gagne mon pari. Dans le hall, une foule de touristes et
hommes d’affaire en instance de départ imminent. Pour
reconnaître les uns des autres, pas compliqué : l’homme d’affaire
fait la gueule, porte costume cravate, et parle en permanence sur
son portable. Le touriste lui, rigole, allie avec élégance rouge vert
et mauve sur sa tenue vestimentaire, et lit Closer.
Les candidats à l’aventure, quant à eux, sont les seuls qui
voyagent… les mains vides : donc, fastoche pour les reconnaître.
Je repère un binôme masculin, assez imposant : haltérophiles ou
rugbymen. Un couple plutôt sympathique : ils s’engueulent sans
arrêt. Une jeune fille et sa maman : super mignonne la brunette.
Un bronzé rasé de un mètre quatre vingt dix, souriant,
accompagné d’une superbe brune. Enfin un couple d’amoureux
tout droits sortis d’un dessin de Peynet. Je cherche s’il y a
quelqu’un de seul, sans bagages à main : mon ou ma future
partenaire. Mais personne. Ils ont du répartir les équipes sur
plusieurs vols, des fois que l’avion ne se casse la gueule…
27
28
CHAPITRE IV
Paris, 3 Octobre
A
Avant mon départ de Toulon, j’ai longuement compulsé sur le
fichier du 36 les photos des potentiels fomenteurs d’une troisième
guère mondiale, nucléaire ou pas. Et en attendant mon prochain
départ pour Copacabana, je puis t’assurer qu’aucun d’entre eux
n’a posé sa candidature pour Mec Pressé. Enfin, aucun des dix
personnages sans bagage à main dans la salle d’attente.
Vol tranquille, juste un peu fatigant : la Tempo d’Air France ne
vaut pas la First. Discrètes œillades avec les collègues qui ont bien
sûr pigé comment se reconnaître, et transfert à la sortie de
l’aéroport international Carlos Jobim vers une petite estafette
blanche. Les vitres ont été recouvertes de papier kraft. Dans le
véhicule, interdiction de parler.
Le véhicule démarre : juste quelques mètres, et s’arrête, englué
dans les embouteillages faramineux de Rio. Une heure plus tard,
nous avons du parcourir moins d’un kilomètre. Chaque fois que
l’un d’entre nous tente de lier conversation avec son voisin, la
gentille Francine nous remet gentiment à l’ordre. Bon, respectons
la règle du jeu… Ce qui m’intrigue, c’est le coup du papier kraft :
si on nous empêche de voir dehors, c’est que c’est important de ne
pas savoir où nous allons. Et donc, je décide de savoir où nous
allons.
Je me suis installé au premier rang du minibus. Vue imprenable
sur la paroi opacifiée (ça existe !) qui nous sépare des trois places
avant. Je laisse tomber ma tête en avant, comme quand Rambo fait
un somme dans le vieux DC4 qui l’amène au milieu des viets. Par
un espace de moins d’un centimètre entre le papier kraft et le
montant de la porte, je peux voir dehors. Et je regarde dehors. Je
connais Rio comme ma poche. Probablement petit avantage pour
me diriger demain ou après demain. Tout en haut, sur la droite, le
Christ Rédempteur veille sur Rio, depuis plus de soixante seize
ans, les bras en croix. Somme toutes assez banal pour un christ.
Nous nous dirigeons vers le centre ville : circulation bouchée,
autoroute, le Christ est toujours là. Si nous passons le tunnel
André Rebouças, nous nous dirigeons vers le Lagoa. Nous passons
le tunnel... Sortie du tunnel : si virage à gauche, nous allons vers
Ipanema, si tout droit, ce sera Leblon. Virage à gauche : donc
Ipanema. Revirage à gauche : nous longeons la plage. Il est grand
temps de me réveiller.
Je.
Le mini van s’arrête. Arrivée, terminus, tout le monde descend,
hôtel Praia Ipanema : quelques étoiles. Plus de quatre ou cinq en
tout cas. Nous sommes répartis par groupes de deux dans
l’immense lobby. Enfin tous, sauf moi, qui ne connaît pas encore
mon futur coéquipier. Chaque année, ils incluent parmi les
candidats un binôme constitué de deux personnes qui ne se
connaissent pas. L’an dernier, un gars plutôt jeune, a découvert sa
partenaire dans les rues de Pékin. Trois jours après le départ de la
course, ils se tapaient dessus à coups de sac à dos. Je vais devoir
faire preuve de patience si je veux aller le plus loin possible : hors
de question de me faire virer à la première étape. Ségolène serait
déçue …
Pour mon futur coéquipier, homme, femme, jeune, vieux, je
m’en fous un peu. L’objectif n’est pas tant de faire un petit
voyage tous frais payés à l’autre bout du monde aux bras d’une
pulpeuse créature, mais bien de découvrir si la troisième guerre
mondiale est ou n’est pas, sur le point d’éclater. Je crois en fait
que je préfèrerais être accompagné d’un garçon, sportif, et marrant
si possible. Plutôt que par une femme : pas par machisme, j’adore
les femmes, mais cohabiter avec une femme inconnue ne doit pas
être très … pratique. En tout cas j’espère ne pas me traîner un
boulet pendant huit milles kilomètres.
L’hôtel a du être réquisitionné pour l’occase : une multitude
d’hommes et de femmes s’agitent, arborant tous un tas de badges
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30
autour du cou. Dont un rouge et noir, le sigle de l’émission. Ça fait
un peu PC opérationnel de tournage du prochain MI 4 (Mission
Impossible quatre, pour ceux qui ne sortent pas).
Nous sommes arrivés depuis à peine une petite dizaine de
minutes, que déjà la délicieuse Francine me conduit vers mes
appartements. Petit signe amical à mes futurs collègues
concurrents, et wroum, ascenseur turbo jusqu’au douzième.
Chambre immense : deux lits deux places, fenêtre donnant sur une
petite rue perpendiculaire à Vieira Souto, le grand boulevard qui
longe Ipanema. Salle de bain où l’on pourrait tranquillement dîner
à six, avec bien sûr tous tes cousins, cousines, tontons, tatas et
futurs beaux-parents. Après les quelques banalités de bienvenue,
Francine m’abandonne à mes réflexions. Elle va sûrement
convoyer les autres équipes dans leurs appartements. Douche,
brossage de dents, rasage soigné, eau de toilette Egoïste, je suis fin
prêt pour l’aventure.
Exploration de la chambre : le téléphone d’abord. J’ai beau
essayer de faire le neuf, le zéro, d’appuyer sur toutes les touches
de l’engin, toujours la même réponse : bip, bip, bip ….Ce n’est
pas encore ce matin que je donnerai de mes nouvelles à Elisabeth.
Ils ont tenté avec beaucoup de soin de nous dissimuler où nous
sommes, donc, ça doit servir à quelque chose de savoir … où nous
sommes. Dans le premier tiroir d’une des tables de nuit, la bible :
en Portugais bien sûr. Et un annuaire : pages blanches et pages
jaunes. Chaque volume pèse trois kilos. Je présume que Rio est un
peu plus grand que Toulon… A la fin des pages jaunes, je trouve
ce que je cherche : le plan super détaillé de Rio. Petit coup d’œil à
la fenêtre : nous sommes dans la rua Teixeira de Malo. Trois
secondes plus tard, je repère la rua dans le book, et l’hôtel Praia
Ipanema, intersection Teixeira de Malo et Vieira Souto. Je sais où
nous sommes. Ils auraient pu faire l’économie de douze kilos de
kraft dans le mini van…
Reste plus qu’à attendre. Et réfléchir à la suite.
L’équipe du tournage, dixit la presse spécialisée, comprend cent
vingt personnes. Plus le matos de cent quarante cinq mille soldats
américains envoyés en Irak : je vais devoir trouver une trace,
infime soit-elle, d’une bombe atomique, dans ce gigantesque
capharnaüm. Pas facile. Mais pas impossible. J’ai beau retourner
le problème dans tous les sens, je n’arrive pas à comprendre
pourquoi Abdoul Salimane, faux architecte, et vrai spécialiste en
nucléaire, se baladait à deux cent mètres de l’Elysée, par une
superbe matinée de septembre, muni d’une accréditation
authentique, et d’un chargeur quatre mille milliampères dans ses
bagages. Bon, chaque chose en son temps. Et pour l’instant, le
temps ne passe pas vite.
Un jour déjà. Quelques visites de La Prod., du Dir. Prod. en
personne une fois, repas dans la chambre, télé palpitante idem
notre TNT. Après une journée d’attente au Sofitel, un voyage en
éco, et quinze heures de zapping sur Rede Globo, le moral n’est
pas vraiment au beau fixe. Faut que ça bouge, qu’il se passe
quelque chose. Ou je vais éclater.
Trois heures du mat : huit heures, heure française. Et donc déjà
réveillé. Rien à lire, rien à faire. J’ai planqué lors de la fouille
sofitelienne quatre feuillets de mots croisés, mais je les
économise : je doute de trouver des mots croisés en français
pendant l’aventure. Hier, la Prod nous a remis le sac à dos Mec
Pressé : ça m’a occupé deux bonnes heures. Le sac fait quarante
cinq litres. J’ai amené dans ma petite valise environ le double de
vêtements et accessoires de survie : j’ai donc du trier. Le soir, mon
sac était prêt. La Prod nous l’a emprunté pour petite vérification.
Des fois que certains candidats n’y aient oublié deux ou trois
milles euros en travellers…Le sac est revenu, intact, tel que je
l’avais préparé.
31
32
Le soleil se lève sur Ipanema. Superbe. Il est à peine sept heures
et déjà la plage est noire de monde. Le Brésil est le pays du sport.
A défaut de bien vivre, les Cariocas des favelas environnantes
trouvent dans le sport et le carnaval la force d’oublier. Tout est
prétexte à rire, chanter, danser la samba. Dans ma chambre, je ne
ris pas, je ne chante pas, je ne danse même pas.
Il m’a été remis hier une paire de boots de marche. J’ai les
miennes, neuves, et je dois choisir si je les prends avec moi, ou si
je choisis celles de La Prod. Une chaussure de chaque paire à
chaque pied, je déambule dans ma prison dorée. Difficile de
choisir. Et si je devais courir ? Faudrait que je les teste en courant.
Alors je cours dans ma chambre. Dix mètres de la porte d’entrée à
la fenêtre. Dix allers retour, deux cent mètres. Cent allers retour,
deux bornes. C’est parti. D’abord, petite foulée. Slip et boots,
super sexy. J’accélère le rythme. A chaque demi tour, je m’appuie
de la semelle sur le mur. Les chaussures sont neuves, ça n’abîme
pas le revêtement mural. Cinq cents mètres. Je passe la
surmultipliée. Un kilomètre. Deux kilomètres. Ça me fait du bien
de bouger. Chiche que je me fait dix bornes tout sprint? C’est
parti. Justin Gatlin n’a qu’à bien se tenir. Cinq, six, sept bornes.
La moquette défile sous mes pas alertes. Plus que deux. Encore
un. J’y suis. Dix kilomètres en courant dans une chambre d’hôtel,
à moi le Guinness!
Et quelqu’un frappe à la porte.
Je suis en nage, la piole sent le fauve, j’ai toujours mes
mocassins aux pieds. J’ouvre. Lara est de taille moyenne,
corpulence moyenne, visage moyen, sourire moyen. En fait, pas de
sourire du tout. Va-t-elle syncoper dans mes bras ? Elle a l’air
paniquée en me voyant :
- Vous avez un problème Jean-Pierre ?
Ai-je l’air d’avoir un problème ?
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- Euh, non, pourquoi ?
- Mais vous êtes en nage ! Vous avez eu un malaise ?
J’ai l’impression qu’un infarctus à ce stade de la compétition ne
serait pas la bienvenue.
- Non, je viens juste de faire dix bornes en courant.
- Mais vous êtes sorti ?! Vous n’avez absolument pas le droit !
Vous allez vous faire disqualifier ! C’est inadmissible !
Elle me gronde, comme le faisait ma maîtresse, à l’école
s’entend, lorsque je m’amusais à coller sa chaise sur le sol avec
quatre morceaux de chewing-gum. Mon self contrôle étant de
béton, je lui réponds comme je répondrais à la moitié d’une
mandarine :
- Non, ne vous inquiétez pas, je ne suis pas sorti. J’ai juste fait
quelques petits allers-retours dans la chambre.
Elle respire. Elle respirait aussi avant, mais là, elle respire
mieux. Se voyait déjà virée pour faute professionnelle grave avant
même d’avoir commencé son job. Lara est PDS. Aucun rapport
avec les gays ou le parti politique cher à ma copine : PDS, ça veut
dire Producteur de Segment. Fallait l’inventer. Elle m’apprend, la
gentille Lara, que chaque équipe sera suivie par un PDS, et un
cadreur. Moi je disais cameraman, mais faut dire cadreur. Lara
sera mon PDS. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens illico que
Lara n’est pas la future femme de ma vie.
Comme à toute chose malheur est bon …
Tu as remarqué que ça veut dire exactement le contraire de ce
que ça semble dire ? Bon je te laisse le soin d’analyser avec ton
psi habituel… Donc, disais-je, comme à toute chose malheur est
bon, Lara m’annonce que nous allons faire une séance de photos
sur la plage. Génial !
I am the star ! Dommage, ça ne dure qu’une petite demi-heure.
Christofle est super sympa. Autant avec Lara, pas terrible, avec
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Christofle le courant passe de suite. Il mitraille à tout va ; debout
sac au dos, assis relax sur le sable pub Homme de Saint Laurent,
les brésiliennes qui nous entourent n’en peuvent plus ! A part qu’il
tient à tout prix à faire la photo JP court-les-pieds-dans-l’eau-surIpanema. Quand je rejoins ma piole, mes godasses sont
trempées…
Sept heures. La nuit est déjà tombée. Un astrophysicien
t’expliquera ça mieux que moi, mais à Rio, il fait nuit plus tôt qu’à
Toulon. Bon. Ce détail n’a strictement aucune importance pour la
suite du récit, mais je crois bon de t’en informer. J’ai terminé un
copieux dîner, constitué d’un plateau feijoada et de deux tranches
d’ananas. La feijoada, c’est comme notre cassoulet, sauf que les
haricots blancs sont noirs, il n’y a pas de confit de canard, et la
saucisse de Toulouse est remplacée par des oreilles de porc. Mais
c’est quand même délicieux.
Lara frappe à la porte. Même à cette heure-ci, elle peut entrer,
aucun risque pour sa virginité. Elle m’annonce enfin la bonne
nouvelle, the good new !
Tu as vu, je suis allé à la ligne tellement c’est fort :
- Jean Pierre, demain à quatre heures du matin, Nous partons !
Et Lara s’arrête de respirer. Comme tout à l’heure, quand elle a
cru que j’étais claquant.
- C’est quoi ce bruit ?
- Quel bruit ?
- Ben, ce bruit ! On dirait qu’il y a un moteur dans la salle de
bain !
Aïe ! Je sens que vais devoir lui faire un bouche à bouche dans
pas longtemps. Et je n’y tiens pas..
- C’est rien, je fais sécher mes godasses !
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Elle se rue into the bathroom. Et là, elle syncope vraiment : je la
retiens dans mes bras puissants, et la dépose avec délicatesse sur
l’épaisse moquette Sein Mahousse.
- C’est quoi ça ???!!!
La salle de bain fait un peu désordre. J’ai pendu mes chaussures
au support des serviettes, au dessus du lavabo: elles pendouillent
par les lacets. Dessous, j’ai fixé verticalement le sèche cheveux au
bidule en plastique où sont habituellement rangés les petites
savonnettes et bouteilles de champoo que tu tapes avant de quitter
l’hôtel. La fixation du sèche cheveux sur le support en plastique :
un bout de chatterton super strong noir, made in Castorama. Goût
exquis. Mes chaussettes de compète sont également suspendues au
dessus du sèche cheveux : elles embaument délicatement le local.
Le sèche cheveux, quant à lui, sèche toujours, mais il est devenu
mou. Vu qu’il a commencé de fondre. Faut dire qu’il tourne
depuis trois heures de l’après midi. Elle se jette sur la prise
électrique, arrache le fil, et profite de l’occase pour pousser une
gueulante sinistre : la prise est plus chaude que le sèche cheveux.
Elle est toute molle aussi. Ses doigts sont tout pleins de plastique
fondu, et virent chipolata pas cuite illico.
Comme je commence à être crevé, je fais un gros bisou à Lara,
et lui souhaite bonne nuit. Elle pige le message subliminal, et se
retire sans me rendre mon bisou.
36
CHAPITRE V
Rio de Janeiro, 7 octobre
P
as fermé l’œil de la nuit : décalage horaire, excitation du
départ. Quatre heures du mat. On frappe. Lara. Tenue de
jogging, rouge et blanc. Au cou, un tas de trucs qui pendouillent.
Je reconnais en vrac deux ou trois badges, un appareil photo, un
GPS, une VHF. Lara me tend deux bandeaux. Le premier, de ceux
pour dormir en classe affaire. Et un autre beaucoup plus large,
rouge, au logo noir et blanc de l’émission. Fermeture Velcro. Je
les mets. Black-out total. Avec un seul, j’aurais peut-être pu voir
quelque chose. Avec les deux, nib. Elle prend mon sac, vingt
kilos, et me guide en me tenant le bras droit : l’aveugle et le
paralytique. A part que je ne suis pas aveugle, et qu’elle n’est pas
paralytique.
C’est la première fois que je marche les yeux bandés. Pas facile :
même si elle me dit d’aller tout droit, j’ai en permanence la
sensation qu’un obstacle se trouve juste devant mes doigts de pied.
Après quelques minutes, je m’y habitue. Et me laisse guider.
37
Ascenseur, hall d’entrée, porte coulissante du van. Pendant le
trajet de ma chambre jusqu’au au véhicule, silence de mort :
comme si l’hôtel avait été évacué. Je m’assieds sur un siège,
contre la fenêtre bâbord. Côté gauche donc. Et j’enclenche
discrètement le chrono de ma montre.
Ça roule. Pas très vite. Tout droit. Gauche. Tout droit. Droite.
Droite. Je connais par cœur le plan du quartier : deux jours à le
potasser dans ma chambre, merci pages jaunes. Ça roule toujours.
Je pifomètre une vitesse : soixante kilomètres heures. Comme dit
le vieil adage chinois, vitesse plus temps égal distance. Je mets ma
tête à couper que dans pas longtemps, il va y avoir une superbe
épingle à cheveux sur la droite, suivie d’une route plutôt
caillouteuse.
On y est. Mais je ne m’automutile pas ma tête : j’y tiens
beaucoup.
Je te parie que ça va monter. Je gagne mon pari. Ça monte, ça
tourne, ça monte, ça tourne… Tu as compris : la route est
sinueuse, et ascendante. Pas trop longue. Arrêt du véhicule. Arrêt
du moteur. Je stoppe le chrono. Descente du van. Silence absolu, il
fait juste un peu frais. Lara me demande de m’asseoir sur une sorte
de muret qui semble de granit. Je lui demande si je peux me
reculer. Elle me répond :
- Surtout pas Jean Pierre, y a le vide derrière vous !
Merci pour l’info Lara.
Mes deux bandeaux se sont un peu relâchés. Qu’est-ce que
raconte ma toccante : treize minutes, et trente secondes. Treize
kilomètres et demi. Si des fois un jour tu es rapté par des
méchants : soixante kilomètres à l’heure de moyenne, ça fait à peu
près un kilomètre par minute. Même en fait, exactement un
kilomètre par minutes. Sauf si tu es rapté en F430. Mais peu
probable car c’est une deux places. Donc cinq minutes égalent
cinq kilomètres. J’en déduis que nous ne sommes pas encore
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arrivés à Lima. J’ai néanmoins ma petite idée sur l’endroit où nous
nous trouvons…
La mimine à Lara s’empare de mon biceps droit.
- On y va Jean Pierre.
Je me lève.
- Vous allez rencontrer dix marches, ok ? Vous y êtes. Une, deux,
trois…
Lara me vouvoie : la seule de La Prod. Nous gravissons les dix
marches. Palier. Re-marches. Palier. Re-re-marches. Silence total.
De temps en temps, je sens, je devine une présence toute proche.
Mais je n’entends rien. Personne ne parle autour de moi. Black out
complet.
- Ne toussez plus, s’il vous plait, vous êtes tout près de votre
partenaire.
Je ne tousse pas, je toussote. Nuance.
J’ai préparé quatre laïus, pour la découverte de mon futur
coéquipier : homme ou femme, jeune ou senior. Ne pas avoir l’air
trop cloche pour ma première apparition en Prime Time (ça se
prononce « praïm taïm »…de rien) à la téloche.
- Nous sommes arrivés.
Lara dessert son étreinte de mon biceps puissant. Elle me retire
délicatement le bandeau Air France, et me laisse celui Mec Pressé.
Silence toujours aussi pesant. Voix masculine.
- Voilà, vous êtes face à face. Je vais vous expliquer ce qui va se
passer, mais surtout, ne répondez rien. Pas de question, pas de
commentaire. Je vais compter jusqu’à trois, et me retirer. Vous
attendez quelques instants, et vous retirez votre bandeau. Vous
avez quelques secondes pour vous présenter l’un à l’autre, puis
vous vous dirigez vers Yoann qui vous attend. Les autres équipes
sont avec lui.
La mise en scène, chapeau ! Lorsque j’ai regardé la dernière
saison de Mec Pressé, je n’ai pas cru une seule seconde que les
candidats ne se connaissaient pas avant le départ. Et bien je
confirme : ils ne se connaissaient pas. Scotché le JP. Dans
quelques instants l’aventure démarre, et je n’ai pas échangé le
moindre mot avec les autres. Juste quelques regards furtifs à
l’aéroport ou dans le van à l’arrivée sur Rio. Tiens, mon palpitant
joue la java ! Serais-je ému ? Je déscratche le bandeau.
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Il …
Ressemble à Fernandel.
- Bonjouuuur !!!!!......
Non, il n’y a pas de faute de frappe. J’avais préparé jeune, vieux,
homme, femme, mais rien ne sort. Il n’est ni jeune, ni vieux, ni …
La tête de Fernandel avec la voix de Michel Serrault dans la Cage
aux folles !
Je dois dire un truc, n’importe quoi.
- Génial. Tu t’appelles comment ?
- Noël. Et toi ?
- Jean Pierre.
Le Goncourt s’envole à tire d’aile. Et je regarde autour de moi.
Re-scotché.
Quarante à cinquante techniciens nous entourent. Il y en a
partout. Tous accroupis, assis à même le sol, cachés derrière les
balustres de l’immense esplanade : hors champ des caméras. Les
caméras, une bonne demi douzaine. Des câbles partout. Et
toujours ce silence de mort. Chaque technicien porte un petit
micro HF, devant sa bouche. Mais personne ne dit rien. Je me
tourne sur la gauche. Noël se tourne sur sa droite. Nous sommes
aux pieds d’un immense mur de marbre bronze. Je lève les yeux, il
est là, je le savais. Je savais que je devais feindre la surprise de ma
vie. Mais je ne feins rien du tout. Je suis sidéré. C’est grandiose.
Mon coéquipier et moi, seuls, au pied du Christ Rédempteur. Il
regarde au loin. Je fais comme lui. Le soleil se lève sur Rio. La
baie de Rio. Comme je ne l’avais jamais vue. Pas un touriste, pas
un bruit. Le Corcovado pour moi tout seul. Enfin, presque.
Nous nous retournons : les autres sont là, ils nous tournent le
dos. Devant eux, Yoann, dents blanches, haleine fraîche, le
PlayBoy. Un peu comme moi. Il nous invite de la main à le
rejoindre. Tapis rouge. Mon enquête est loin, très loin. Je savoure
cet instant. The star. A droite, à gauche du tapis, des caméras nous
filment pendant que nous sons dirigeons vers le groupe.
L’immense esplanade du Corcovado se termine par un balcon en
demi-cercle. Pour y accéder, une douzaine de marches. Les neuf
autres équipes nous y attendent. Derrière Yoann, dix caméras : une
par équipe, chacune sur son trépied. Avec son cadreur, l’œil collé
au viseur. Plus, une ou deux autres pour Yoann, et mon copain le
christ. Tu imagines ?
Tout à coup, Wroum, Wroum, Wroum.
Apocalypse Now ! Un gigantesque hélico surgit derrière Yoann.
Bruit d’enfer. A la porte, un mitrailleur. Va-t-il nous arroser ?!!!
Non, je me suis gouré, ce n’est pas un mitrailleur : il filme.
L’helico fait un géostationnaire au dessus de nous, puis nous
survole en spirales, et s’éloigne.
Yoann prend la parole. Il est comme à la télé : souriant,
décontracté au possible, le regard… gentil. D’emblée je le trouve
sympa. Il nous explique la règle du jeu. Nous la connaissons par
cœur, mais pas inutile de la rappeler. Le parcours : de l’Atlantique,
au Pacifique. Je ne m’y attendais pas…Dernière étape, Lima, la
Cité des rois. En passant par Brasilia, le Pantanal, le Salar
d’Uyuni, le Machu Picchu ! Pas mal comme tour operator. En
plus, c’est payé : pas terrible, mais, bon, un euro par jour…Reste à
tenir le plus longtemps possible si je veux résoudre l’énigme à ma
copine.
De tout en haut des marches, aux côtés de Noël, je peux observer
les autres équipes : les candidats ont l’air de pétards sur le point
d’exploser. Quatre binômes se sont joints à ceux de mon vol. Pas
vraiment l’air ramollis. Un jeune et son papa : un mètre quatre
vingt chacun. Deux superbes petites brunes, deux superbes petites
blondes : dangereuses concurrentes pour le stop. Enfin un autre
musclor bronzé, accompagné d’un colonel en retraite. Avec mon
partenaire, va falloir pédaler galérer dur pour ne pas être largués.
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Trois, deux, un, c’est parti.
Tout le monde se précipite : comme pour un cent mètres. Plus
que huit mille kilomètres avant Lima. On court tous comme des
fadas. Comme avec Noël nous étions en haut des marches, nous
nous retrouvons en tête du peloton. Pendant facile sept secondes.
- Jipééééééééééé. Attends une seconde !
Je me retourne : il est cent mètres derrière, en train de se relacer
les godasses.
- Excuse moi, je ne sais pas pourquoi, mais mes chaussures se sont
défaites. Je vais faire un double nœud.
Avec toujours la voix de Michel Serrault… Les autres nous ont
largué. Pas terrible le départ. Et le cadreur qui ne nous lâche pas
d’une semelle : je sens le fou rire des amis. On repart tout sprint
pour essayer de rattraper les fusées devant nous.
Et tout à coup je me dis que finalement, il y a peut-être mieux à
faire.
- Noël, je ne sais pas ce que tu en penses, mais je crois qu’il ne
faut pas courir.
- Arrêêêêêêêêtes, mais tu es fou ?
Cette voix ! Je ne vais pas pouvoir m’y faire.
- Ben oui. Ecoutes. On est en haut du Corcovado. Le véhicule qui
va nous prendre, va venir d’en haut, obligatoirement. Alors à mon
avis, il suffit d’attendre tranquillement qu’une auto descende, pour
convaincre son chauffeur de nous prendre.
Le raisonnement me semble simpliste. Mais peut-être un peu
complexe pour Noël.
- Non mais t’es fou ! On fait une course, faut les rattraper, allez
grouille toi Jipéééééé !
Après trois minutes et demi, je sens déjà que la cohabitation ne
va pas être facile.
Nous repartons comme des dératés. Alex, le cadreur, ne perd pas
une seconde de notre amitié naissante. Difficile d’attendre une
voiture venant d’en haut, pendant que Noël va vers le bas : alors je
cours aussi. Bien sûr, nous rattrapons vite fait plusieurs équipes. Je
ne sais pas si nous sommes les premiers, mais très vite il y en a
un tas derrière nous. Donc plus haut que nous. Un énorme quatrequatre nous dépasse en klaxonnant : à son bord les amoureux de
Peynet nous font un gentil geste de la main. Nous le leur rendons.
Puis c’est le tour du grand bronzé presque chauve et de son papa :
ils ont réussi à prendre un bus. Je ne dis rien. Mais serre les dents :
si ça continue, nous sommes bons derniers.
Un autre bus klaxonne. Il nous dépasse, ralentit, et … s’arrête.
La porte avant s’ouvre : l’armoire à glace accompagnée de sa
superbe nana brune nous invitent à monter à bord. Super sympa!
Ou alors ils n’ont rien compris aux règles du jeu. En fait, non, ils
sont vraiment super sympa ! Jérôme et Corinne, quelques ancêtres
martiniquais, frère et sœur. Lui, c’est le gentil génie de la lampe
d’Aladin. Elle c’est Naomie Campbell, en mieux. Ils rigolent sans
arrêt, la joie de vivre. Je peux peut-être les éliminer de ma liste des
poseurs de bombe potentiels. T’en penses quoi, toi ? Quoique ...
Nous montons à bord. Et très vite, je ne sais plus trop si nous
sommes dans un bus ou une Formule un. J’opte pour le bus, vu
qu’il y a un peu plus qu’une place assise, et que les sièges ne sont
pas des baquets. Sur la route, une équipe nous fait des grands
signes : le couple qui s’engueulait tout le temps. Corinne arrête le
bus, et ils montent. Super. J’y pensais, mais vu que ce n’était pas
« mon » bus, difficile de lancer les invitations. Illico, mon génie
hors du commun me laisse à penser que ce sont des Belges. Ne me
demande pas comment je le sais, secret défense. Lui c’est Herald :
le vrai Belge bruxellois. Un peu rouquin, un peu dégarni, un peu
rondelet, et beaucoup rigolard : le Belge, comme je les aime. Elle,
est toute menue : mignonne, brunette, probablement fichu
caractère, et visiblement de là-bas : Maroc ou Tunisie. En tout cas
de l’autre côté de la Méditerranée. D’ailleurs elle s’appelle
Shirine, ce n’est pas dans le calendrier des pétété.
En moins de deux, l’ambiance vire Jolies Colonies de Vacances.
On chante des trucs bien de chez nous, j’accompagne à
l’harmonica, nous avons tous visiblement un tas de stress à
évacuer. Et nous évacuons. Courte négociation avec le chauffeur,
en Portos of course : il accepte de nous amener au rocher de Urca.
Et la joie explose dans nos cœurs (Goncourt, ne m’oublies pas).
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Deux cent dix sept mètres. Quand tu es au pied du Mont Blanc et
que tu regardes la petite colline tachetée de vachettes noir et blanc
paissant l’herbe verdoyante (j’hésitais entre paissant et paîtant : le
verbe, sûr, c’est paître. Au participe présent, je ne suis pas sûr de
mon coup…), deux cent dix sept mètres, ce n’est pas terrible. Mais
là ! L’accès du sommet se fait par un petit sentier au milieu des
arbres : terre battue, cailloux, ronces et lianes.
Toutes les équipes sont réunies et attendent le top départ. Celles
qui sont arrivées en premier ont droit à trois minutes de bonus.
Nous faisons partie du paquet du bus, et donc, nous avons droit à
un départ groupé. Yoann-dents-blanches-haleine-fraîche porte un
petit blouson de cuir marron. Pourtant, il fait au moins trente deux
degrés. Humidité relative très supérieure à cent pour cent !
Top départ, c’est parti.
Noël m’a dit être marathonien : pourvu qu’il ne me largue pas.
En plus il a quelques années de moins que moi : juste vingt cinq.
Pas grand-chose, mais préoccupant tout de même. Je lui propose
de passer devant : si je suis derrière et qu’il me sème, pas terrible
pour mon image de marque. Je déplie mon petit piolet de marche.
Je ne pensais pas l’utiliser, mais là, dès le premier jour, j’ai
l’impression qu’il va me servir. En fait, avant de partir, j’ai
cherché un moyen de me faire remarquer sur les routes, pour
arrêter les voitures. Et j’ai opté pour notre drapeau bleu blanc
rouge. Je l’aime bien. Remis à la mode, si l’on peut dire, par les
nouveaux politiciens en place. Il y a encore quelques années, ce
n’était pas de très bon ton d’arborer un drapeau français. Les
drapeaux rouges passaient à la télé, l’Internationale aussi. La
Marseillaise et le bleu blanc rouge… pas terrible. Ces temps sont
révolus. Plus personne n’a honte de son drapeau. Et moi, j’en suis
fier. Alors j’ai décidé de faire mon aventure aux couleurs de la
France. Petit clin d’œil à Marianne, et aussi, on ne sait jamais, si le
hasard mettait sur ma route quelques touristes français… Pour
déployer mon beau drapeau, j’ai bricolé un piolet télescopique de
montagne en guise de hampe. Et pour la grimpette, il va me
donner un petit coup de main.
Mon truc, c’est le souffle. Un muscle consomme essentiellement
de l’eau et de l’oxygène. Alors si tu bois beaucoup, et si tu respires
correctement, tu as toutes les chances de ne pas t’écrouler. Deux
aspirations profondes, deux expirations profondes. Lentes. Surtout
ne pas s’essouffler, ne jamais casser le rythme. L’ascension est
assez crevante. Tous les vingt mètres, nous dépassons un cadreur
qui filme. Pas question de craquer. Je ne dois pas craquer. Je ne
vais pas craquer. C’est tout.
Les minutes passent , ça baigne. Au propre et au figuré. Mais je
monte. Une équipe devant nous : les Belges. Herald a l’air
complètement nase. Shirine l’aide à chaque passage difficile. Le
sentier grimpe un max. Une succession interminable de marches
de près d’un mètre de haut. Epuisant. Nous passons les Belges.
Les deux petites brunes sont arrêtées, assises sur une souche, en
nage. Et de deux.
- Besoin d’un coup de main les filles ? Moi c’est Jean-Pierre !
- Non ça va ! Nous c’est Pricilla et Dorine.
- Super ! On se retrouve là haut !
Mignonnes les deux petites brunes. Surtout Pricilla. Petit minois
de poupée Barbie, sourire d’ange, et épaisse frange juste au dessus
de deux yeux de biche : t’as compris, c’est un canon. Je me
retourne. Noël est assez loin derrière. Il économise. Ou il est HS :
va savoir. Bon, je ne peux pas ralentir pour l’attendre, sinon je
casse le rythme. Nous nous sommes mis d’accord sur le principe:
nous marchons à notre propre cadence, et nous nous attendons de
temps en temps. Quelques mètres devant nous, musclor bronzé est
accroupi à côté du colonel. Il semble cueillir des champignons.
Pas le moment pourtant. Non, il vomit. Le colonel, ou son papa,
lui prodigue les conseils nécessaires en pareille circonstance :
- Allez ventile, ventile…
Le pauvre fiston ne peut pas ventiler, il est en train de crever !
Re-présentations.
- Il va bien le jeune ?
- Oui ça va ! Il n’a pas l’habitude de crapahuter !
- Nous c’est Noël et Jean-Pierre.
- Lui c’est Momo. Moi c’est Philippe. Tout le monde m’appelle
Philou.
- C’est ton fils ?
- Non, mon gendre.
- C’est sûr que ça va aller ?
- Oui, ça va, ne vous inquiétez pas !
Je sens le beau père un peu énervé.
Trois équipes de passées. Nous en passons une quatrième, puis
une cinquième. Il y en avait quelques unes derrière nous au départ.
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Si nous ne sommes pas les premiers, nous n’en sommes pas loin.
Pas trop mécontents.
L’esplanade du Morro da Urca : déjà des centaines de touristes
se précipitent sur des souvenirs superbes. Le top du top, c’est une
assiette en plastique, avec ta photo à l’intérieur : prise à la sortie
du téléphérique, accompagné de madame of course. Ou de ta
copine. Plus ringard tu meurs. Nous nous mettons à chercher
désespérément un ballon de football, caché quelque part. L’équipe
qui le trouve est qualifiée d’office pour l’épreuve d’immunité.
Nous courrons dans tous les sens. Déjà les autres équipes nous
rejoignent. Nul. Nous étions les premier, et maintenant toutes les
équipes sont là. Envolé notre bel avantage.
Wroum, wroum, wroum …
Tu as deviné que wroum-wroum-wroum, c’est le bruit
caractéristique du Robinson R44 qui décolle. A la fenêtre, les deux
haltérophiles de Roissy, hilares. Marrant ce jeu, je m’y prends. Et
ces deux là m’agacent. J’ai l’impression qu’ils se fichent un peu
de nous. Bon, l’aventure ne fait que commencer. Nos deux lascars
foncent illico d’hélico (très bon ça) vers Maracana, assurés de
faire l’immunité.
Plus de ballon à trouver : les deux balaises en hélico l’ont
trouvé. Nous cherchons désormais une enveloppe rouge, qui
contient les directives pour la suite de la course. Et nous la
trouvons. Nous sommes passés deux fois devant l’endroit, et par
deux fois nous avons fait demi tour. Because écriteau « strictement
interdit au public ». Je ne me ferai pas avoir deux fois. Dans
l’enveloppe, une carte de Rio, et des petits symboles indiquant les
emplacements où ont été disséminés neuf ballons de football. Un
par équipe. Sauf un, celui du Morro da Urca. Nous repartons
comme des fadas. Dans l’enveloppe, un ticket de téléphérique
pour redescendre. Nous l’empruntons. Sans d’ailleurs l’intention
de le rendre. Dans la cabine, six minutes de répits. Nous les
mettons à profit pour analyser la carte et définir une stratégie.
Nous devons récupérer un ballon, et de là nous rendre à Maracana
où nous attend Yoann. Certains endroits disposent de trois ballons.
Mais ils sont éloignés de Maracana. D’autres sont tous prêt de
Maracana, mais ne disposent que d’un ballon. Difficile choix.
Nous décidons de nous rapprocher un max du stade légendaire, et
de chercher le ballon de l’école de samba de Salgueiro, toute
proche du stade. Quitte ou double.
Premier essai d’auto stoppage. Pas facile, je n’ai jamais fait
d’autostop de ma vie. Jamais, ça veut dire, jamais. J’opte pour la
manière gentil touriste sympa égaré dans Rio. Noël adopte la
méthode grande folle égarée dans Pigalle. Pas facile. La plupart
des automobilistes ne baissent même pas leur vitre. Ou la
remontent à notre approche. J’ai beau tenter mes plus beaux
sourires, de ceux qui font craquer toutes les caissières de Casto,
rien n’y fait. Après vingt minutes, nous sommes toujours plantés
au pied du Pao de Azucar.
Finalement, un taxi accepte de nous prendre : enfin un peu de
repos. Ça parait bête, mais depuis le début de notre ascension
alpestre nous n’avons pas cessé de courir. Stressant.
Embouteillages, klaxons, boucan infernal, la mégapole banale.
Nous passons un break jaune de marque totalement inconnue. A
l’intérieur, Pricilla et Dorine s’évertuent à convaincre leur
chauffeur d’aller plus vite. Un énorme quatre-quatre nous
klaxonne : les deux petites blondes. Je ne connais même pas leurs
prénoms. Petits signes de la main. Près de vingt millions
d’habitants, et nous nous retrouvons on ne sait trop où dans Rio,
trois équipes à la recherche d’un ballon. Trois équipes, mais un
seul ballon... Vague pressentiment que notre choix stratégique
n’est pas terrible. Sur les trois équipes, sûr, deux vont se retrouver
sans rien. Super gymkhana dans les rues de Rio. Rencontre,
poursuite. Se crée une espèce de lien d’amitié entre les équipes,
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sans communication réelle, le lien de la compétition. Que le
meilleur gagne.
Et le meilleur, navré de te décevoir, mais ce ne sera pas nous.
L’école de samba Salgueiro. Trois Cariocas, c’est comme ça
qu’on appelle les habitants de Rio, arrosent la terrasse en dansant
la samba. Nous nous engouffrons dans l’immense gymnase. Tout
est rouge et blanc. Des groupes de danseurs et danseuses se
trémoussent au rythme de la samba un peu partout. Certains
répètent en tenue de carnaval, d’autres sont en civil. La musique
est assourdissante. Sur une estrade, près de vingt musiciens tapent
sur leurs tambourins : la batucada. Impossible de ne pas danser sur
ce rythme endiablé ! C’est le mystère de la samba : si tu ne danses
pas, c’est que tu es mort. Un groupe de cinq superbes brésiliennes
vêtues, ou devrais-je dire dévêtues, de plumes multicolores et de
mini string très minis nous regardent en riant. Je crie à tout va :
- Cade o porta bandera ? Cade o porta bandera ?
Je ne te traduis pas, parce que je sais que tu parles couramment
le portugais, mais juste pour te mettre sur la voie, c’est un ou une
porte drapeau qui doit nous remettre le ballon.
- Procuramos uma bala de football. Voce nao sabe onde que ta ?
Ce n’est pas la plus mignonne des miss : pas très grande,
cheveux longs faux blonds, petite robe bariolée quarante deux
centimètres virgule trois au dessus du genou. Son décolleté n’est
pas très plongeant : il laisse juste apercevoir un joli piercing dix
centimètres sous le nombril.
- Jà levarao !
La cata. : nous sommes à deux kilomètres de Maracana, entourés
de superbes nanas, mais … sans le ballon.
Le moral de Noël n’est pas terrible. Il ne parle pas un mot de
Portugais, pas un mot d’Espagnol, son Anglais est très sommaire :
il ne dit rien. Ou alors il parle tout seul. Je l’ai surpris plusieurs
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fois à parler à haute voix, seul. Quand Alex est là, bon, d’accord,
j’imagine qu’il veut se récupérer un peu de temps d’antenne. Mais
quand il est seul en pleine nature, et qu’il ne se passe rien…Il doit
se sentir un peu boulet. Et moi, je parle, parle, parle sans arrêt.
Mais jamais tout seul. Il est tout triste le Noël. Va falloir faire
quelque chose pour lui. Je m’efforce de lui traduire un max de mes
discussions avec les Cariocas, mais je ne peux pas lui faire la
traduction simultanée pendant huit mille kilomètres.
Le ballon le plus proche se trouve sur un tramway jaune, le
tramway de Santa Teresa : son conducteur, Joao doit nous le
remettre. Notre chauffeur de taxi sympa accepte de nous aider à
trouver le tramway. Il faut dire qu’à chaque équipe croisée, il
découvre deux hurluberlus avec sac à dos, accompagnés d’un
cadreur et de son PDS, plus une estafette blanche qui les suit.
Quand trois équipes sont réunies au même endroit, ça fait
kermesse. Le chauffeur se sent des allures de Bratt Pitt ou de
Bruce Willis. Il connaît le quartier comme sa poche. On prend des
tas de petites rues sympas, d’autres petites rues moins sympas, des
voies à sens uniques, dans le sens unique, des voies pour tramway,
à la place du tramway. Le code de la route à Rio ne doit pas être le
même qu’à La Seynes Sur Mer.
Finalement, nous atteignons la ligne vingt sept, sur laquelle
officie l’ami Joao. Notre chauffeur nous propose de la parcourir
dans son intégrité. Nous opinons. Seulement, au bout de dix
minutes, la voie est fermée. Pour cause de travaux. Comme il n’y a
plus qu’un seul cadreur dans les parages, le notre, Bratt Pitt décide
de nous larguer. Pas très sympa. Nous descendons du taxi,
complètement pommés dans un quartier sordide de Rio. Mais sur
la ligne vingt sept.
Et tout à coup, à l’horizon … un tramway jaune. Je cours comme
un dératé vers la tête du petit convoi. Grimpe à bord. Les
50
passagers croient à un hold-up. Mais ils ne mouftent guère. A Rio,
c’est monnaie courante. Le chauffeur me sourit.
- Voce se chama Joao ?
- Sim !
Je l’embrasserai le Joao.
- Voce tem uma balla de football para nois ?
- Sim !
Pas bavard. Mais il sort de dessous son siège un magnifique
ballon de coupe du monde, et me le tend.
- Obrigado ! Obrigado senhor !
Bratt Pitt réalise qu’il se passe un truc curieux : un de ses
compatriotes qui remet un ballon de football aux deux Français
martiens perdus dans ce recoin de Rio ! Il va avoir des trucs super
à raconter ce soir à la veillée. Et accepte de nous conduire encore
un petit bout de chemin.
Je lui sors le grand jeu : j’ai appris le Portugais spécialement
pour faire cette émission… si nous ne sommes pas à Maracana
dans six minutes et demi nous sommes virés… adieu les cinq cent
milles reais de prime aux vainqueur… je ne pourrais pas faire
soigner ma pauvre maman atteinte d’un cancer généralisé…
Il embraye. Ça fume sous les roues. Je ne savais pas que son
tacot avait tant de ressources. Les vingt quatre heures du Mans,
enfoncées. Cinq minutes après son démarrage, Maracana est
devant nous. Nous allons y arriver, sélection pour la première
épreuve d’immunité. C’est presque gagné. Cinq cent mètres.
Quatre cent mètres.
Bip, bip, bip.
Juste trois petits bip de rien du tout (mets un « s » si tu veux,
moi je préfère sans) : la petite balise GPS que Noël porte à la
ceinture, nous informe que c’est fini. Cinq équipes sont arrivées
avant nous. Adieu immunité, il va falloir bosser dur demain. Nous
sommes juste devant les portes de Maracana.
Le HH4 nous dépose dans un quartier inconnu. HH4, c’est notre
véhicule d’escorte. Hitch Hike, auto stop en British. Ils auraient pu
le baptiser AS4. Mais HH4 ça doit faire mieux. Je suis crevé. Il est
trois heures de l’après midi. Devant nous, les grilles d’un immense
parc. Je propose à Noël de nous octroyer une demi heure de
repos : souffler un peu avant la recherche d’un logement pour la
nuit.
Assis sur un banc, nous décontractons. Je réfléchis. Comment
trouver un endroit sympa pour roupiller? Dans deux heures, la nuit
ne va pas tarder à tomber. Deux flics passent : je leur demande s’il
n’y a pas un commissariat dans les parages. Réponse négative. A
côté de nous, un couple de petits vieux donne à manger aux
pigeons. Les veinards. Les pigeons : je commence à avoir la dalle.
Je vais vers eux, et leur demande s’ils ne connaissent pas un
endroit pour dormir. Ils connaissent. Chez eux. Mais chez eux
c’est un hôtel. Et il faut payer pour dormir.
Notre pause est finie, au boulot. Un couple d’amoureux se
bécote sur un banc public, en se foutant pas mal du r’gard oblique
des passants honnêtes. Je leur demande dans quelle direction se
trouve Copacabana : ils m’indiquent l’Est. J’aurais pu trouver tout
seul, en septembre la mer est à l’Est au Brésil… Et Noël veut aller
vers l’ouest. Je sens qu’il va falloir ruser avec mon compagnon ,
toujours proposer le contraire de ce que je veux faire. Dans mon
immense sagesse, pas la peine de rentrer en conflit dès le premier
jour, alors nous allons vers le soleil couchant. Qui d’ailleurs a
décidé de se coucher très vite ce soir.
Quelques minutes plus tard, il commence à faire noir. Ça va
craindre. Notre décision de nous éloigner de la mer nous a conduit
à la limite de la favela de Rocinha. La favela grimpe le long des
collines de Rio, gigantesque bidonville de plus de trois cent milles
habitants, où le revenu moyen par habitant est inférieur à vingt
51
52
euros par mois. La favela est contrôlée par la mafia brésilienne, et
la police ne s’y aventure jamais. La plus grande favela de
l’Amérique du Sud. Et nous y sommes. Chaque jour, la Folha do
Rio énumère la longue liste des décès par balle : jamais moins de
trois ou quatre, par jour...
Je fais une dernière tentative auprès de Noël pour nous éloigner
de cet endroit plutôt glauque.
- Tu sais, il y a à Rio un tas de quartiers résidentiels pour les
expatriés. Donc des Français. Qu’est-ce que tu penses si nous
essayions d’y aller ?
- Arrêêêêêête, JP, c’est pas possible ! Tu crois que c’est les gens
riches qui vont te donner à manger ? Ce sont les pauvres qui vont
nous aider, pas les expatriés Français !
Bon. Noël ne connaît le Brésil que depuis huit heures, et j’y ai
vécu quatre ans…
La rue est de plus en plus jonchée de détritus. Les murs des
devantures sont noirs de tags, les gens nous regardent d’un œil
malsain. Pas très reluisant. Noël lui, continue inlassablement de
montrer à tous les passants le petit bristol plastifié où est indiqué
en portugais, qui nous sommes et ce que nous faisons. Et
inlassablement, les gens nous renvoient à des hôtels minables, mi
maison de passe, mi soupe populaire. Ces établissements ne
donnent rien gratos. Et nous renvoient à notre tour à nos moutons.
- Jipéééééééééééé !
Faut que je m’y fasse. Chaque fois que Noël montre son bout de
carton à un Brésilien, celui-ci lui répond inlassablement la même
chose : non. Mais comme chez nous sur la Canebières : dire
« non » à Rio, ça prend deux heures. Alors il m’appelle pour
traduire. A la longue, ça use. Je le rejoins néanmoins.
Mon éditeur préféré voudra bien rayer ce qui précède : Noël est
hilare. A ses côtés, Raimu : un peut rondouillard, l’air gentil, les
moustaches en tablier de sapeur, chemisette blanche, ou presque,
jean bleu, ou presque bleu, ou noir, ou gris. Il peut nous héberger
pour la nuit. Bravo Noël !
Nous le suivons. Un petit portail rouillé donne accès à un
escalier sordide entre deux maisons. Ça sent l’urine. Nous
montons les marches. Palier sur la gauche. Encore quelques
marches. Il met en contact deux fils dénudés. Une lampe s’allume.
Quinze watts. Ou moins. La salle est immense. Couverte d’une
épaisse moquette grise. Non, ce n’est pas de la moquette, c’est une
couche de crasse. Il y a deux pièces attenantes. Les vitres des
fenêtres sont cassées. Des barreaux les protègent. Le local étant
vide, ils ne servent à rien. Ou peut-être à protéger une éventuelle
équipe Mec Pressé égarée dans la favela. Dans un recoin, une salle
de bain. Si l’on peut dire : à gauche un lavabo marron ; sous le
lavabo, un tuyau souple aboutit dans la cuvette des wc, souillée.
La chasse d’eau, c’est le lavabo qui se vide dans les wc. Pas
d’abattant sur le wc. Au fond du cabinet de toilette, une douche. Je
tourne le robinet : un filet d’eau froide se met à dégouliner goutte
à goutte. Au sol, des ordures. L’odeur est immonde.
Nous remercions chaleureusement notre hôte. Il se retire, non
sans avoir verrouillé le portail d’une énorme chaîne, et d’un
cadenas gros comme mon poignet. Avec Noël, nous nous
regardons. En rire? pas vraiment envie. Nous sommes prisonniers,
au cœur d’une favela, sans aucun moyen de communication avec
l’extérieur. Ou presque : la Prod nous a équipés d’un téléphone
satellite, au cas où… Quatre touches préprogrammées nous relient
au toubib, au PDS, à la Prod, et au responsable de la sécurité.
J’essaierais bien l’engin, mais il est scellé. Et je ne veux pas déjà
me faire remarquer. Alors je fais l’hypothèse qu’il fonctionne.
Nous sommes crevés. Je pose mon sac sur le sol. Je cherche un
endroit à peu près propre pour le vider: il n’y en a pas. J’aurais du
amener un sac poubelle, ou un truc en plastique. Mais je n’ai rien.
Avec un kleenex, j’essuie le rebord d’une fenêtre, j’y dépose mes
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affaires, pour la nuit. Noël fait de même. Les tapis de sol déroulés
à terre deviennent illico gris de poussière. Nous nous glissons dans
les sacs de couchage. Pas besoin de berceuse ce soir…
Je me réveille brutalement. Coup d’œil à ma montre: deux
heures du mat. Sept heures à Toulon. Le décalage horaire n’est pas
encore passé. J’allume ma Maglite cinq éléments. Rassurante, elle
doit bien peser un kilo. Je balaye la salle du faisceau lumineux. Et
je fais un bond de deux mètres hors du sac de couchage : au fond
de la salle, deux points lumineux me regardent. Un rat plus gros
qu’un cheval. Au sol, des dizaines de blattes se baladent. J’ai
dormi au milieu de tout ce bétail ! Noël ronfle. Le veinard. Je
m’assied sur mon sac, le dos au mûr. Les blattes se tiennent à
distance. Le rat n’a pas apprécié la godasse que je lui ai balancée,
et s’est évanoui dans la nature. Je suis mort de faim. Rien avalé
depuis plus de vingt quatre heures. Ma courte nuit de sommeil ne
m’a pas vraiment reposé : pas facile de dormir par terre. Chaque
fois que tu te retournes, tu te retrouves dans la poussière. J’ai
dormi dans le sac de couchage, la fermeture éclair jusqu’au
menton, en nage. Mais au moins dans un semblant de propreté. Et
à l’abri des bestioles…
Qu’est-ce que je fous là ? Elisabeth doit tranquillement émerger
de notre lit douillet. Octobre dans le Var, c’est cool… Pas trop
chaud, pas trop froid. Le jardin est encore vert. Ça doit sentir le
pain grillé à la maison. J’en garde toujours un morceau pour le
petit déjeuner, c’est mon job. Enveloppé dans un sachet plastique
congélation, il est tout moelleux le lendemain. Petit aller retour
grille pain, un régal. Arabica total, beurre salé allégé, confiture
mandarines corses, la belle vie.
Oui, qu’est-ce que je fous là ? Je suis parti tête baissée dans une
aventure débile, à la recherche d’un terroriste qui n’existe
probablement que dans l’imagination de ma copine, et là, je
croupis dans ce milieu sordide, au milieu de la crasse et de
bestioles sordides. J’ai envie de tout laisser tomber, d’abandonner.
Mes copains vont me voir en haut du Corcovado, escalader le Pao
de Azucar, courir dans les rues de Rio, et dormir dans un
bidonville : ils vont mourir de rire, et basta. Ras le bol, je rentre.
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Six heures. Je réveille Noël. Dans une heure le départ. Je lui dis,
ou je ne lui dis pas ? Pas facile. Il paraît que des milliers de
candidats rêvent d’être à ma place : il va être super déçu. L’étape
fait trois jours. Terminons l’étape, j’aviserai ensuite. Petit
déjeuner, une barrette de céréales. Noël a réussi à en planquer
quelques unes dans son sac, et il m’en donne une. Sympa. Un
demi litre de flotte en guise de caoua. L’eau nous est donnée à
volonté. Ça cale, et ça hydrate. Côté protéines, pas terrible.
Sept heures. Nos accompagnateurs sont là : lavés, repassés, frais
et dispos. Direction Maracana. Le Stade de France, plus la moitié
du Parc des Princes. Cent mille places. Le roi Pelé, l’homme aux
mille trois cent buts y a joué son dernier match. Les équipes
sélectionnées pour l’immunité vont s’affronter dans une épreuve
de tirs au but ; les non sélectionnées vont devoir les attendre.
L’immunité, c’est le sésame de l’étape suivante. Chaque étape
dure trois jours. Les premiers arrivés à la fin de J1, sont
sélectionnés pour l’épreuve d’immunité qui se déroule en J2.
L’équipe gagnante de l’épreuve, est qualifiée d’office pour l’étape
suivante : au terme des tirs au but, une équipe sera donc sûre de
participer à la deuxième étape. Et la dernière équipe arrivée en J3,
se verra offrir un magnifique retour simple pour Roissy. Ce jeu est
bien ficelé : pas question de glander en cours de route. Si tu
traînes, ou que tu te plantes dans l’interprétation du parcours, tu es
éliminé. Simple comme bonjour : tu dois te battre sans arrêt, jour
après jour, non pas pour être le premier, mais pour ne pas être le
dernier.
Pendant l’attente à l’extérieur du stade, nous pouvons enfin faire
connaissance avec les autres collègues, ceux qui n’ont pas été
qualifiés pour l’immunité. D’abord, Herald et Shirine : d’emblée
je les trouve sympas. Shirine est Libanaise, coach dans je ne sais
trop quel domaine. Coach, donc experte dans quelque chose.
Herald est toubib. Pas le moindre accent belge, jovial, souriant,
heureux de vivre. Il parle, parle, parle. Je parle, parle, parle. Si
épreuve de tchatche : médaille d’or et d’argent, JP et Herald. Ou le
contraire, mais pas sûr. Je l’écoute, il explique.
- Si tu bois trop, tu vas trop transpirer : ton corps va éliminer les
sels minéraux nécessaires à ta survie. Tu vas avoir plein de petites
traces blanches sous les bras. Donc, ne bois pas trop. Ou alors,
mange du sel, pour compenser la perte des minéraux. Le sel, si tu
en prends en petite dose va t’aider à ne pas te déshydrater.
D’ailleurs, si tu regardes les bêtes dans le désert, elles lèchent sans
arrêt les pierres, parce qu’elles y retrouvent les sels qui leur
manquent …
Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris, mais ça me semble
cohérent. Je stocke dans un recoin de mon disque dur, ça peut
servir.
Marithé et Cathia : pas du tout mère et fille, mais belle-mère et
bru. En principe, la situation est conflictuelle assurée ; mais elles
ont l’air de s’entendre comme larrons en fête. Marithé n’est pas
très souriante. Même pas du tout souriante. Et j’ai l’impression
qu’il ne faut pas trop lui marcher sur les pieds. Cathia elle, est tout
simplement adorable : mince, brunette, souriante, et un décolleté
pas triste du tout.
Jérôme et Corinne : nos deux samaritains du Corcovado. Ils
paraissaient des jeunes mariés, mais ils sont frères et sœurs.
D’origine martiniquaise. Mais juste un soupçon. Ils doivent faire
un malheur dans les soirées chics de la Gironde.
Pascaline et Amélie : presque sœurs jumelles. Deux petites
blondes toutes fragiles, complices et déterminées. Probablement
très dangereuses.
Et Noël.
Mes amis s’appellent Jean-Paul, Pierre, Christian, Gégé, Jean
Pierre, Daniel… Noël est le parrain du fils à Zidane, court avec
Nathalie Simon, est un pote à Nicolas Hulot, et tape dans le dos de
Bernard Tapie. J’ai passé le plus clair de mon temps à courir
derrière des messieurs pas très catholiques surtout connus du
grand fichier au 36. Noël lui, coiffe Claudia Schiffer, Paris Hilton,
Marie Laforêt, Claire Chazal et toute la troupe de Plus Belle la
Vie. Je roule en Santa Fé diesel ; Noël attend la livraison de sa
prochaine Porsche 997-GT3-415 CV. Sans boule derrière pour
tirer une caravane. Mais il est sympa. J’ai senti au cours de la
journée d’hier que l’ambiance risque de ne pas être toujours au
beau fixe entre lui et moi : il a son caractère, j’ai le mien. Sûr, à un
moment ou à un autre, ça va clasher. Le moment me semble
opportun pour lui faire la petite proposition qui me trotte dans la
tête depuis notre rencontre.
- Dis moi, Noël, tu as vu l’émission de l’an dernier ?
- Oui vaguement. Tu sais, moi, je ne suis pas vraiment accroc à ce
type d’émission : la Télé Réalité, ce n’est pas mon truc. En fait,
c’est ma copine qui m’a forcé à nous inscrire. Alors, pour lui faire
plaisir, je me suis inscrit avec elle.
- Et ?
- Et bien c’est elle qui n’a pas été retenue. Pour moi, ce n’était pas
une catastrophe, je n’étais pas chaud pour m’exhiber à la télé.
Mais la société de casting m’a rappelé plusieurs fois, ils m'ont
supplié, ils voulaient à tout prix que je participe à l’émission !
Moi, j’étais en vacance sur la Riviera italienne. Alors je leur ai dit
que j’allais réfléchir, que je les rappellerai plus tard. Ils n’ont pas
cessé de me relancer ; alors bon, j’ai accepté.
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- Et ta copine ? Elle a du faire la gueule non?
- Oui, on a cassé : elle n’a pas accepté que je sois retenu et pas
elle.
- Ok. Alors voilà : tu te souviens de l’équipe des deux inconnus de
la saison dernière, ceux qui s’engueulaient sans arrêt. Je voudrais
te faire une proposition.
- C’est quoi ta proposition ?
- Jamais, absolument ja-mais, nous ne ferons comme eux, nous ne
montrerons nos mésententes devant la caméra. C’est sûr que nous
allons être souvent en désaccord : mais on règle nos petits
différents le soir, quand les micros sont débranchés. Qu’est-ce que
tu en penses ?
- Ok, d’accord, si tu veux.
J’ai bien l’intention de tenir cet engagement jusqu’au bout de
l’aventure, quoiqu’il arrive. Pas question de m’emballer devant
quatre ou cinq millions de téléspectateurs. En plus je peux devenir
assez violent quand je suis un peu trop titillé… Lui n’a pas l’air
très enthousiaste par ma proposition, mais il l’accepte.
Le départ va être donné par Yoann sur la pelouse de Maracana :
pas triste ! Albert et Frédéric ont remporté l’immunité. Ils ne sont
pas haltérophiles, mais rugbymen. Albert, c’est le colosse de
Rhodes en plus balaise : une montagne. T-shirt XXXXL orange,
coupe de cheveux Francis Lalanne. Frederic est beaucoup plus
petit, un mètre quatre vingt douze, tondu Yul Brunner. Ils arborent
fièrement sur leur sac un adhésif rouge, signe de leur qualification
pour la prochaine étape.
Trois, deux, un, partez !
Ou plutôt stand bye : une heure plus tard, nous sommes toujours
là. Trois équipes sont parties comme des flèches : les six super
décolletés, Marithé et Cathia, Pascaline et Amélie, Pricilla et
Dorine.
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La connaissance du portugais nous donne-t-elle un avantage ?
Nib. Quand une voiture s’arrête, le chauffeur a déjà décidé de te
prendre. Parler ensuite portugais ou chinois, c’est du kif. Donc,
pour arrêter des voitures au Brésil, le truc, c’est le décolleté
version-t’as-vu-mon-nombril-qu’est-ce-que-t’en-penses.
Eventuellement, tu peux fignoler d’un mini string dépassant
légèrement le haut de ton futal arrière : Cathia aime bien. Par
contre pour le stop, le profil armoires à glace en vadrouille, papy
fiston en vacance, ou vieux couple franchouillard fête ses noces
d’argent, pas terrible.
Noël court dans tous les sens. Le pauvre Alex ne sait plus que
faire : il doit filmer les deux candidats ensembles, sinon le
téléspectateur ne va piger que dale. Mais nous ne sommes jamais
ensembles. J’ai amené avec moi une petite boussole : l’an dernier,
une équipe a fait deux cent bornes dans le mauvais sens. Nous
devons nous rendre à Petrópolis, c’est au Nord-Est. Et l’ami Noël
tente d’arrêter des véhicules qui vont vers le Sud-Est. Ma logique
cartésienne a quelques difficultés à suivre.
- Ecoute Noël, à quoi ça sert d’arrêter une voiture qui va à droite,
quand on veut aller à gauche ?
- Mais non, t’as rien compris, il y a des mecs qui peuvent faire des
détours !!
Bon, je fais quoi ? Rien. Je suis zen.
Dix sept heures, bip, bip, bip ….
Fin de la course pour la journée, nous n’avons pas fait le tiers du
trajet. En moyenne une heure d’attente avant de trouver quelqu’un
qui te prenne. Supplier, mendier, toujours sourire… Epuisant.
Souvent pour seulement quelques kilomètres. Remerciements. Et
rebelote. Nous avons rencontré une princesse : pas la jolie
princesse de Cendrillon, le paquet, qui laisse traîner ses chaussures
un peu partout, mais une vraie princesse. Princesse Cristina de
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Bourbon Orléans et Bragança. Juste quelques années de plus que
Cendrillon. Elle nous a remis une enveloppe où est indiqué le lieu
du rendez-vous avec Yoann demain soir à Tiradentes : l’église
Santo Antonio. Trois cent soixante douze kilomètres. Plus que sept
mille sept cent avant Lima…
Il nous faut trouver un toit pour dormir, et surtout manger. Six
biscuits dans le ventre depuis ce matin. Mieux que Weight
Watchers les filles : Mec Pressé !
La petite ville s’appelle Areal. Ça se prononce Areaou. Ils sont
marrants les Brésiliens. Tu mets un ‘l’ à la fin d’un mot, et tu le
prononces ‘ou’. Donc, la monnaie locale, c’est le ‘reaou’, pas le
Real, et tous les ans à Rio, tu vas au ‘Carnavaou’.
Deuxième soirée de mendicité : moins stressante qu’à Rio. Le
hasard du Bip-bip nous a arrêté dans une petite ville plutôt sympa.
Sac à dos sur le dos, nous déambulons le long d’une grande
avenue à double sens. En son centre, une pelouse pas très
entretenue, bordée d’immenses arbres rouges. Ce sont des
flamboyants : toujours en fleurs. Quelques boutiques, quelques
passants, très peu de circulation. Les gens ne nous dévisagent pas,
juste quelques regards furtifs. L’ambiance est sereine, calme,
détendue. Au Brésil, dès que tu sors des deux grandes mégapoles
que sont Sao Paulo et Rio, tu découvres un autre monde.
Gentillesse, joie de vivre, amitié. Mais nous sommes quand même
des intrus dans ce petit univers de conte de fée : tout le monde
nous écoute, sourit, plaisante, et … s’en va. La plupart de ces gens
n’ont pas grand-chose : vivre à huit dans douze mètres carrés
n’encourage pas à l’hospitalité vers des inconnus. Alors, nous
marchons, relax. Je me verrais bien dormir à la belle étoile ce
soir ; seul problème, nous n’avons rien acheté à manger. La règle
du jeu est très stricte. Tu n’es autorisé à dépenser ta fortune que
durant la course : donc entre sept et dix sept heures. Ce qui crée un
sacré dilemme. Tu cherches une épicerie, et tu perds du temps. Ou
tu fonces comme un dératé, et le soir, tu n’as rien à manger.
Demain nous allons devoir améliorer notre stratégie, et nous
constituer une petite réserve.
Ça sent bon. Très bon même : des merguez. Je ne plaisante pas,
ça sent les merguez. Un parfum envoûtant, délicieux, comme làbas mon frère. Avec du cumin dessus.
Nous avançons au pif. Au sens propre, pas au figuré.
Inconsciemment nous avons accéléré le pas. Marrant, nous
courons, sans nous en rendre compte. Nous arrivons au bout de
l’immense avenue. Elle se termine sur une rue beaucoup plus
modeste. C’est un petit bistro qui hume si bon : sur la droite, une
petite terrasse couverte, des tables, des chaises, et un monsieur
souriant faisant cuire des grillades sur son grand barbecue.
Churasco en brésilien. C’est un immense bidon de deux cents
litres coupé en deux dans le sens de la longueur. Je ne sais pas qui
a copié l’autre, mais ils ont la même technique que nous pour faire
des grands braseros. Sur la grille, des saucisses, de la viande, des
trucs appétissants. Et du cumin qui crépite : j’avais senti juste.
L’homme nous voit arriver : il s’arrête de sourire, et nous fait la
gueule. Sur la tête un chapeau de brousse à la Crocodile Dundee.
Et sur son Tshirt blanc, un tas de trucs en brésiliens
incompréhensibles. J’entame les négociations. Mais pas facile de
négocier quand tu n’as rien à donner. Par ailleurs, Alex et Lara
gênent : la caméra à elle seule doit représenter plus de cinq années
de son salaire. Nos deux accompagnateurs aident un max au bord
des routes, pour arrêter les voitures : ils intriguent les chauffeurs,
qui s’arrêtent par curiosité. Mais le soir, de vrais boulets.
Et Célia arrive. La Mama. Toute boulotte, une robe orange et
blanc dévoile une poitrine généreuse ; deux immenses boucles
d’oreilles en forme d’assiette ornent ses lobes droits et gauches.
Elle sourit. Petite discussion avec le mari, quinze secondes. Il se
fait copieusement engueuler pour ne pas nous avoir donné
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l’hospitalité. Je ne sais pas si c’est Noël ou bibi qui lui a tapé dans
l’œil, mais visiblement l’un de nous deux a un ticket avec la
matrone. Comme je suis marié, et Noël non, je décide que c’est
Noël qui a le ticket avec elle. Les deux rejetons de la famille
sortent à leur tour de la maison. Présentations : le papa, c’est
Emilio. Comédien hors pair : c’est un marrant en fait, il faisait la
gueule pour rire. Les deux garçons, Umberto, un mètre quatre
vingt, quinze ans, brun, une casquette de para retournée sur la tête,
et le plus jeune, Ronaldo, quatorze ans, un mètre trente, blondinet.
Un peu comme s’ils avaient eu des papas différents… Et bien sûr,
qui dit Ronaldo, dit football. Noël qui se sent un peu exclu de
l’allégresse because sa non connaissance des langues étrangères,
décide de placer ses relations Jet Set.
- Moi parrain fils à Zidane ! Grand footballeur français ! Vous
connaître?
Il a toujours la voix de Serrault dans la Cage aux Folles, mais je
ne te le dis plus, sinon mon bouquin va virer Encyclopédie douze
volumes. Parler de Zidane au Brésil, c’est sympa, quand tu es avec
des potes Français. Avec des Brésiliens, pas terrible. Je nous
raccroche aux branches en déclarant tout de go que je suis un
grand admirateur de Ronaldo, Ronaldinho, et surtout Kaka ; et de
leur expliquer ce que veut dire Kaka en Français. Célia commence
par se faire pipi dessus, Emilio lui, en oublie ses grillades qui
virent d’abord charbon, puis braises ardentes, pour terminer
cendres fumantes et fumeuses. Mais nous sommes adoptés, et c’est
gagné pour le dîner.
La soirée est grandiose. Noël a sorti sa trousse à couper les tifs,
et donne un récital du ciseau. Admirable. Je ne vais que très
rarement au salon de coiffure pour dames, mais là, je suis scotché.
Ses ciseaux voltigent dans tous les sens à la vitesse de l’éclair. En
un rien de temps, l’épaisse chevelure de Célia se transforme en
œuvre d’art. Je fais le traducteur pendant le show, pour guider
Noël dans sa création. Un vrai artiste.
Célia veut une coupe normale.
- Encore une qui veut une coupe normale! C’est quoi ça une coupe
normale ? Elle ne peut pas me dire comment elle les veut ses tifs ?
En plus ils sont dégueulasses ! Tu crois qu’elle se les lave de
temps en temps ? Je vais attraper plein de maladie sur les mains si
je ne mets pas de gants ! Et je te parie que quand j’aurais fini, elle
va aller devant la glace se recoiffer !
Je traduis à Célia et à toute la famille, admiratifs devant le
maestro.
- Noël me dit que vous avez des cheveux superbes. Il n’en n’a
jamais vu d’aussi beaux ! Vous devriez faire des concours ! Ils
sont épais, légers, non fourchus, il sent bien que vous les
entretenez un max !
Bien sûr, la première des choses qu’elle fait en se levant, c’est de
se retoucher devant le miroir. Et de se recoiffer comme elle était
avant. Après Célia, c’est le tour des enfants. Chacun repart avec
une coupe Iroquois, tout fier. Emilio se décide ensuite à prendre le
risque.
- Tu vas voir, dès que j’ai fini, il va remettre son chapeau sur la
tête !
Pari gagné.
Repas pantagruélique : Saucisses grillées, picanha, c’est notre
rumsteack, juste à point, des tonnes de frites et comme dessert, des
papayes. Le tout arrosé de Coca-Cola. Manquait juste un petit
Beaujolais Duboeuf, mais bon… Les jeunes nous ont laissé leur
chambre. Ils ont même fait un petit déménagement pour nous être
agréables. Les deux lits gigognes se sont transformés en deux lits
jumeaux, et ils ont viré tout leur barda dans le couloir pour que
nous soyons à notre aise. Douche, froide : l’eau chaude semble
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être un luxe dans ce pays. Mais c’est bon de se sentir propre.
Dodo. Ce soir, nous avons trouvé le paradis.
Ah bon … j’ai parlé d’abandon hier soir ?...
J3, sept heures. Départ facile ce matin. Pendant le dîner, je suis
retourné sur mon terrain favori, le couplet kleenex : nous sommes
les derniers, nous sommes sûrs de nous faire éliminer demain,
nous allons rentrer en France, etc… Célia a pris son portable.
Trois minutes plus tard, le problème était réglé.
La cousine à Célia est devant la porte, son véhicule aussi, Emilio
au volant. Il n’a pas de voiture, alors la cousine lui prête la sienne.
Emilio a des papiers à déposer à la banque : il devait y aller la
semaine prochaine, il y va aujourd’hui, pour nous aider.
Grandiose. La banque est à Barbacena. A peine cinquante
kilomètres du terminus de l’étape. Sur le seuil de la porte, les yeux
sont humides. Pas du bidon, émouvant.
Imagine une équipe de deux chinois qui passe devant ta
terrasse : tu fais cuire des brochettes, ça sent bon, ils sont crades,
et n’ont rien mangé depuis trois jours. Ils cherchent un logis pour
la nuit. Derrière eux, une estafette, des caméras, des journalistes.
Ils insistent, te supplient. C’est pour la célèbre émission chinoise
Paris Express. Tu fais quoi toi? Bon, ne réponds pas, je connais la
réponse ....
Ronaldo donne un T-Shirt vert et jaune à Noël qui l’enfile, je
donne à Ronaldo un de mes T-Shirt équipe de France. Nous nous
séparons. La voiture démarre, direction Barbacena. Ou plutôt le
premier carrefour : première à droite, deuxième à gauche, arrêt
moteur.
- Il y a un problème Emilio ?
- Non, juste une seconde, je dois récupérer une personne qui nous
accompagne à Barbacena.
Ouf. J’ai eu peur.
Et effectivement, une seconde plus tard, Emilio revient,
accompagné de la personne. Elancée, yeux bleus, épaisse
chevelure brune descendant jusqu’au creux des reins. Elle porte un
jean super moulant trois tailles trop petit, un petit blouson de cuir
rouge plein de franges, et un chemisier transparent qui me laisse à
penser qu’elle est trop fauchée pour se payer un soutif. Bon,
chacun mène sa vie comme il l’entend. J’ai une petite pensée
émue pour la gentille Célia qui est peut-être encore sur le seuil de
sa maison, le Kleenex à la main… La superbe beauté s’appelle
Maria Dolorès. Elle s’assied à mes côtés. Le cadreur est comme à
l’accoutumée à l’avant, à côté d’Emilio.
- Por favor, voce pode dizer à o seu amigo de nao me gravar ?
Tu as pigé. Je traduis à Alex. La jolie Maria Dolorès ne tient pas
vraiment à ce que le bel Alex n’enregistre son joli minois sur sa
caméra. Emilio non plus d’ailleurs. Des fois que l’émission ne soit
vendue à Rede Globo…
Le voyage se passe sans anicroche. Juste une petite émotion à
cent kilomètres du départ : Emilio, probablement tout à la joie de
son escapade barbacenesque, a tout simplement oublié à la maison
les papiers qu’il devait déposer à la banque. Nos deux tourtereaux
ont longuement hésité, une ou deux secondes : retourner à Areal
chercher les papiers, ou continuer. La deuxième solution a été
adoptée à l’unanimité.
Tres Rios, Matias Barbosa, Juiz de Fora … La route défile. La
plantureuse Maria Dolorès appuie gentiment sa cuisse gauche
contre ma cuisse droite. Comme nous sommes trois à l’arrière,
cette attitude me semble tout à fait naturelle et involontaire, et je
laisse faire.
Santos Dumont, ville qui porte le nom du pionnier brésilien de
l’aviation. Brésilien, pas Français. Et nous arrivons à Barbacena.
Les deux tourtereaux nous déposent à la sortie de la ville, en
direction de Tiradentes, près d’une ‘lombada’. Les trois endroits
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où nous avons des chances d’arrêter des voitures sont les stations
services, les postes de péage, et les lombadas. Ou ralentisseurs.
Très ralentisseurs même. A plus de dix kilomètres à l’heure, tu y
laisses le pont arrière. Au revoir Emilio, au revoir Maria Dolorès.
Tiradentes, l’arracheur de dents : surnom d’un révolutionnaire
brésilien qui voulut libérer le Brésil alors envahi par les colons
portugais. Pour l’aspect culturel, j’en reste là, sinon je vais te
raser. Nous devons rejoindre l’église Santo Antonio. Notre
chauffeur la connaît : c’est en fait la plus grande de Tiradentes,
impossible à louper. L’ambiance sereine du début de journée a
viré silence pesant. Puis inquiétude. Nous ignorons complètement
notre position dans la course. Notre parcours d’aujourd’hui a été
un sans fautes, mais hier, nous savons que nous étions plutôt à la
traîne. Je ne pense pas que nous soyons les derniers. Mais sait-on
jamais. Ce serait bête de rentrer en France demain, sans même
avoir fait un tout petit pas en avant dans mon enquête.
J’y pense à mon enquête.
Mais la course a pris le pas sur cette dernière. Ségolène ne serait
pas contente si elle savait. Dans les voitures qui nous prennent, j’ai
le temps de réfléchir. Ma politesse naturelle me pousse à faire la
conversation avec nos samaritains. Je parle de tout et de rien. Je
leur pose des questions, ce qu’ils font, où ils vont, leur famille,
leur job. Eux me demandent ce que l’on fait, m’interrogent sur le
tournage, mais aussi sur la vie dans notre bon vieil hexagone, qui
soit dit en passant me manque terriblement. Noël lui, somnole.
Pas très souriant. Je le plains. Ça ne doit pas être très marrant pour
lui. Je lui traduis ce qui est vital pour la course, mais pour le reste,
je m’abstiens. Je note sans arrêt sur un petit calepin les nouveaux
mots pour ne pas les oublier. Le soir, je suis crevé. Parler pendant
douze heures une langue qui n’est pas la tienne, c’est épuisant,
même si tu la maîtrises. Et pendant mes instants de réflexion, je
me demande si en fait, je vais aboutir à quelque chose. Je pensais
pouvoir me livrer à une enquête traditionnelle, interroger des
suspects, analyser des indices. Au lieu de cela, je réalise que je
n’ai pratiquement pas parlé aux autres candidats, et encore moins
aux techniciens de la Prod. Les seuls contacts que nous avons sont
avec Alex et Lara. Mais ils doivent avoir des consignes très
strictes, nous ne nous parlons pratiquement pas. Je n’ai plus envie
d’abandonner la course, mais si le but est de poursuivre mon
enquête, je vais devoir rapidement choisir : Mec Pressé, pour le
fun, ou ma mission, pour sauver l’humanité en péril.
Et pour l’heure, je décide de laisser l’humanité vaquer à ses
occupations quotidiennes : j’espère qu’elle me le pardonnera.
Dans Tiradentes, nous nous dirigeons à vue : l’église Santo
Antonio domine la ville, pas trop compliqué. Notre chauffeur s’en
rapproche à la vitesse grand V. J’ai remarqué que tous nos gentils
automobilistes se transforment en Ayrton Senna dès qu’ils ont
compris le topo de la course. Amusant. Et parfois dangereux. Le
règlement nous impose de ne jamais enfreindre le code de la route
local, sous peine d’élimination. Mais le code de la route local est
assez souple. Bientôt, les rues deviennent de plus en plus étroites.
Elles sont pavées. Les maisons sont toutes peintes de vert, jaune,
rouge, en tons pastel. Des fers forgés décorent les balconnets,
débordants de géraniums multicolores.
Notre véhicule ne peut plus avancer, il va falloir continuer à
pied. Nous courons. Pas facile, le sac pèse près de vingt kilos. La
ville est déserte. J’en arrive à douter qu’une équipe de tournage ne
soit sur les lieux. Personne. Dernier carrefour, première à droite,
devant nous : l’église.
Et sur l’esplanade…
Tout en haut de son mat rutilant, le drapeau Mec Pressé, rouge,
avec le grand logo noir et blanc de l’émission en son centre.
Devant, debout, souriant, Yoann, T-Shirt marron et blanc,
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immaculé. Il nous attend. Très difficile de décrire l’émotion
ressentie : nous venons de faire trois cent kilomètres, en trois
jours, avec pour toutes ressources six euros en poche. C’est donc
faisable. Je ne ressens plus aucune fatigue, et nous finissons au
sprint. Pas vraiment nécessaire, car aucun autre candidat en vue,
mais plus de gueule qu’une arrivée les mains dans les poches.
Nous sommes, heureux.
- Yoann, nous sommes les derniers ?
- Ça, je ne peux pas vous le dire !
- Allez, Yoann ?
- Non, vous le saurez tout à l’heure.
Je ne pense pas que nous soyons les derniers. Mais à vrai dire je
n’en sais rien. Lara nous conduit dans un pré, sous un arbre.
Calme idyllique. Il est à peine onze heures. Et nous patientons.
Jusqu’à six heures du soir.
Le soleil se couche lentement sur Tiradentes. Nous sommes tous
réunis sur le parvis de l’église Santo Antonio. Les équipes ont été
ramenées une à une. Pas le droit de communiquer. Rien. Pas un
mot. Des dizaines de techniciens nous entourent. Mais le silence
règne. Des câbles partout. Chaque équipe est filmée par son propre
cadreur. Dix caméras sont posées sur leurs imposants supports à
même le sol. Plus une caméra pour Yoann. Plus une pour les vues
globales. Impressionnant. Un énorme générateur ronronne dans le
lointain. Sous une tente, la régie, furtivement aperçue en arrivant
sur les lieux : à l’intérieur, tous les écrans témoins. Atmosphère
tendue. Pas un sourire sur les lèvres. Eux bossent. Une seule prise.
Pas droit à l’échec : ce n’est pas le tournage d’un film, mais le
podium d’une compétition sportive.
Yoann est là. Il parle tout seul. Non, il communique avec la
Prod. Pas de micro visible. Ni d’oreillette. Superbe.
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- Bonsoir à tous, bonsoir à toutes, bienvenue à Tiradentes. Dans
quelques instants, je vais vous donner le classement de cette
première étape de Mec Pressé. L’équipe qui est arrivée en
première position recevra cette amulette, d’une valeur de sept
mille euros. Et je vais distribuer pour cent mille euros d’amulettes,
tout au long de la course. L’équipe qui est arrivée ce soir en
dernière position, rentrera directement en France. Albert et
Frédéric, vous avez le dossard rouge, vous ne risquez rien
aujourd’hui. L’équipe qui remporte la première étape de Mec
Pressé cette année, c’est … Marithé et Cathia. Les autres équipes
ont suivi de près. Le podium s’est joué à quinze minutes. L’équipe
arrivée en deuxième position, c’est… Jean Pierre et Noël.
Tu as bien lu, lecteur préféré et adoré, les deuxième à
Tiradentes, c’est bibi et son compagnon d’aventure ! Surpris ?
Non. Estomaqués ! Pas la moindre idée du classement avant
l’annonce de Yoann. Et pourtant deuxième !
- Sur le podium, pour cette première étape, Gérald et Loïc : bravo
les garçons. Quatrième position, Pricilla et Dorine : vous êtes dans
la course les filles, incontestablement. Cinquième, Momo et
Philou : belle remontée sur la fin. Sixième, Sébastien et Sylvia.
Septième, ce soir, à Tiradentes, Shirine et Herald. L’équipe arrivée
en neuvième position, c’est Albert et Frédéric. Vous êtes donc
neuvième et avant derniers, protégés par votre immunité, mais
vous étiez très très loin. Et donc, l’élimination ce soir, se joue
entre … Pascaline et Amélie… et … Jérôme et Corinne…
Il nous la joue Hitchcock le Yoann. Lorsqu’une ou plusieurs
équipes sont complètement larguées, sûres de ne pas arriver à
temps pour le podium, elles sont rapatriées. C’est leur position
GPS qui les départage. Si tu fais la fin de ton parcours
confortablement installé dans ton HH suiveur, tu sais que tu as de
grandes chances pour te retrouver à Paris sous peu. Mais tu n’en
n’es pas sûr.
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- Pascaline et Amélie … vous êtes … huitième. Jérôme et Corinne,
c’est vous qui êtes en dernière position. Vous étiez exactement à
cent dix kilomètres de Tiradentes, et donc, ce soir, c’est vous qui
allez devoir nous quitter.
Ils ont les larmes à l’œil les gentils Martiniquais. Sans les
connaître, sans même leur avoir parlé une seule fois, je les trouvais
sympas, le frangin et la frangine. Petit sentiment d’injustice : ce
sont les seuls qui nous ont donné de l’aide, comme ça,
gratuitement, tout en haut du Corcovado. Et ce sont les premiers à
se faire éliminer. Bon. C’est le jeu. Dommage. Nous aurions peutêtre pu devenir amis. Au revoir Corinne, au revoir Jérôme. A un
de ces jours peut-être.
Le confort est spartiate. Peut-être un terrain de jeu, peut-être un
camp d’entraînement ou une école : un bâtiment fermé tout en
longueur bordé d’une immense prairie. Le terrain descend en
pente douce jusqu’à un petit ruisseau. Près du bâtiment, une
fontaine. Grand bassin de trois ou quatre mètres de diamètre, avec
en son centre un jet d’eau jetant haut de l’eau (que c’est beau…).
Le bâtiment n’est pas pour nous. Au milieu du terrain, un tas : dix
tentes, dix neuf sacs de couchages, dix neuf tapis de sol. Pourquoi
ces chiffres bizarroïdes ? La Prod nous a confiés aux bons soins
de Mélodie : grande blonde pulpeuse, super bien roulée. Sa
mission, gérer les petits problèmes logistiques du campement, et
accessoirement, veiller à ce qu’aucun d’entre nous ne fasse le mur.
Mélodie bénéficie du même confort que nous tous : tapis de sol,
sac de couchage, et guitoune. Qu’elle a décidé de partager avec
elle-même.
La nuit est presque tombée. Il va falloir se grouiller car dans
quelques minutes, nous ne verrons plus rien. Nous repérons notre
tente. Tout le monde s’est groupé près du ruisseau, nous faisons de
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même. Je n’ai jamais monté une tente de ma vie. Noël non plus.
Quoique …
Dans le sac, plein de trucs, et un mode d’emploi totalement
incompréhensible. Je me fie à mon instinct de bricoleur. Noël
m’annonce la couleur d’entrée.
- Jipéééééé ! Tu sais, mes mains sont assurées. Avec le métier que
je fais, tu comprends… Mais je te fais confiance. Si tu as besoin
d’aide, tu m’appelles, je suis là-bas avec les filles !
Celle là on ne me l’avait jamais faite, le coup des mains
assurées : faudra que j’y pense la prochaine fois que mon cousin
Jean-Michel me délèguera la corvée d’ouverture des huîtres !
Je patauge dur. Mais après une bonne demi-heure, la guitoune
est montée. Celle des autres ressemble à un bel igloo, la notre à
une patate : mon instinct de bricoleur m’a peut-être un peu trompé.
Prévoyants, nous avons acheté quelques provisions en cours de
route. D’autres équipes n’ont rien. Nous mettons nos victuailles en
commun pour un petit pique-nique champêtre. La Prod met à notre
disposition deux panières en plastique, contenant vaisselle, papier
toilette, liquide vaisselle, allumettes, huile, sel. Plus deux réchauds
à gaz, deux marmites, et deux poêles à frire. Comme nous n’avons
rien à faire cuire, tout ce matos reste nickel dans les panières.
Feu de camp : Albert et Frédéric se trimbalent avec eux une
guitare. Ça a du les aider au casting ; par contre, pour faire du
stop, la galère. Ils ont amené un cahier, avec tout le répertoire
Hugues Aufray, et une bonne centaine de chansons paillardes bien
de chez nous. Ambiance colo années soixante. On fait
connaissance, on rit. Je joue de l’harmonica.
Pas trop longtemps. Les deux zips de la tente, je compte jusqu’à
trois, rideau, plus personne, je dors.
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Soixante kilos de blanche. Tu les livres, ou ta copine…
écalage horaire : cinq heures du mat, je ne dors plus. Pas
grave, je me lève. Doucement. Pas la peine de réveiller Noël.
Premier zip, deuxième zip. Je sors. Bombard, affrontant les
quarantièmes rugissants. A première vue, rien n’a changé depuis la
veille au soir. A deuxième vue, ou le ruisseau s’est pris d’une crue
soudaine, ou la fontaine a débordé. Dans les deux cas, dix
centimètres d’eau nous entourent. Vieux proverbe mandarin : si tu
veux planter ta tente dans un endroit inconnu, choisit les hauteurs,
pas les basseurs (traduction littérale du mandarin). J’enfile mes
tongs spécial inondation, prend ma trousse de toilette dans le sac
trempé, et me dirige vers le bâtiment. Un seul sanitaire pour dix
huit. Non dix neuf avec Mélodie. Le vestiaire n’est pas très
propre. Dans un coin, le lavabo. Pas les lavabos, le lavabo. Deux
bancs pour unique mobilier. Au fond, un WC douche : oui, ça
existe. Avec une porte ; qui ne ferme pas. Troisième zip de la
journée débutante, celui de ma trousse de toilette.
Pas vraiment marrant.
J’aime bien les blagues, surtout quand c’est moi qui les fais.
Mais celle-ci est d’un goût douteux. Même très douteux. Ça veut
dire quoi ? On est tous dans la même galère : même si c’est une
compétition, ce n’est pas le moment de se jouer des tours de
Pandore. Les jeunes ont du trouver ça rigolo hier soir : glisser un
message débile dans ma trousse de toilette pendant que je dormais.
Stupide. En plus, je ne réagis jamais aux blagues. Histoire
d’embêter celui qui les fait. Ils ne vont même pas profiter de leur
plaisanterie. Bon, pas grave…
Pas grave…
Ou ta copine… Je n’aime pas les trois petits points, pleins de
sous-entendus. On a tous un copain, ou une copine, privilégié :
celui ou celle à qui tu penses en premier, dans les instants de
bonheur, ou de tristesse. Donc, parler de ma copine, facile … Mais
là, c’est à cause de ma copine Ségolène que je suis là… pas d’un
copain … si elle ne m’avait pas appelé, je serais tranquillement à
Toulon en train de tailler mes arbres. Et qui pouvait connaître ce
détail ? Et si ce n’était pas une blague... C’est un avertissement.
Codé. Et je n’y comprends rien. Ils vont quand même pas toucher
à Ségolène ! Soixante kilos de blanche. Le coca pousse dans les
Andes, principalement en Bolivie et au Pérou. Nous nous
dirigeons droit vers ces pays… Tu les livres… Tu fais comment
toi pour livrer soixante kilos de blanches ? Dans ton futal? Il rigole
le trafiquant de coke. Pourquoi pas une ou deux tonnes ? Idiot.
Non, c’est une blague. Rien qu’une blague minable.
Un petit papier plié en quatre y est glissé. Il n’y était pas la veille
au soir. Je le déplie. Une ligne manuscrite, une seule.
A Maria Fumaça, c’est le nom du petit train qui nous conduit à
Sao Joao del Rei : on se croirait à Disneyland. La locomotive est
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CHAPITRE VI
Tiradentes, 10 Octobre
D
rutilante : une vieille loco de western, avec son immense pare choc
rouge devant, une énorme lanterne sur le devant, des tas de bielles,
une grosse cheminée, et de la vapeur qui sort de partout. Ce petit
train servait en son temps aux chercheurs d’or pour se rendre dans
les mines environnantes. Nous sommes dans le Minais Gerais. Le
pays des chercheurs d’or. Il n’y a plus d’or, mais tout est resté
intact, comme si le temps s’était figé après l’extraction de la
dernière pépite. Les wagons sont du même âge, superbes. Le
temps du court trajet de Tiradentes à Sao Joao del Rei, nous
sommes touristes. Chacun des candidats analyse la feuille de route
remise par Yoann. Sept cent kilomètres à parcourir en trois jours.
Terminus : Diamantina. Demain, l’épreuve d’immunité se passe
dans une mine d’émeraude en activité. Seuls pourront y participer
les trois premières équipes arrivées. Pour corser le jeu, nous
devons nous présenter à Yoann, avec une topaze impériale brute,
que nous devons impérativement acheter dans un périmètre de
deux cent kilomètres autour d’Ouro Preto. Nous disposons de
vingt reais pour faire l’emplette.
A Sao Joao del Rei, c’est la fête au village. La ville accueille des
milliers de touristes chaque jour : mais là, nous faisons tournage
de Spartacus III. Neuf équipes, neuf cadreurs, neuf PDS, neuf vans
Mercedes. Super discret. Toutes les équipes tentent de se faire
prendre en autostop. Les filles ont adopté le minishort comme
tenue de combat. Et partent rapidos. Je propose à Noël ma
stratégie du Corcovado : partir dans le sens opposé à la destination
indiquée par ma petite boussole turbo. Pour nous séparer du
groupe. Mais trop compliqué à comprendre. Alors on fait comme
les autres.
Nous roulons depuis deux bonnes heures. Trois voitures. Pas le
sprint du siècle, mais ça avance : bientôt nous atteindrons le
périmètre où nous pourrons acheter la topaze impériale brute.
Reste à trouver où l’acheter. La règle dit que l’on ne peut pas
l’acheter dans un magasin, trop facile. Mais la règle n’interdit pas
à quelqu’un d’autre de l’acheter pour nous. Noël n’est pas tout à
fait d’accord avec mon approche.
- C’est faciiiiiiile sinon ! Tu dis au chauffeur d’aller l’acheter, et tu
l’achètes au chauffeur !
- Ben oui. C’est exactement ce que je veux faire.
- Mais faut pas faire çaaaa !
- Le règlement dit que nous ne devons pas l’acheter dans une
boutique. Je ne l’achète pas dans une boutique, je l’achète à
Vincenzo notre chauffeur. Où est le problème ?
Finalement, et avec un enthousiasme pas très délirant, Noël finit
par accepter. Je donne dix reais à Vincenzo, il achète la topaze
dans une boutique, et nous en fait généreusement cadeau. Noël fait
la gueule, et nous avons la topaze. Direction la mine de
Capoeirana.
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Bip, bip, bip…
Tu connais maintenant le mode d’emploi : arrêt buffet, tout le
monde descend. Au bord d’un nationale, en pleine nature. Dans un
cas pareil, nous pouvons rejoindre un village à pied, s’il est visible
à l’œil nu, ou à moins de deux kilomètres. Dans le cas contraire,
on dort sur place, après avis de la sécurité.
Il y a quelques toits à l’horizon. Nous nous dirigeons dans leur
direction. C’est un petit village, pauvre, très pauvre. Routes de
terre battue, maisons de briques non terminées, toits de tôle
ondulée, bidonvilles disséminés ça et là. Désert. Nous
commençons notre quête d’un logement, le moment le plus dur de
la journée. Au bord d’une route, quand tu fais du stop, les voitures
passent à toute vitesse : tu ressens moins la sensation humiliante
de la mendicité. Par contre dans les rues d’une ville, c’est dur,
déprimant. Nous frappons aux portes de toutes les maisons. Quand
il y a une porte. Les rares personnes qui sortent nous refusent
poliment leur hospitalité. Je ne peux pas leur en vouloir : à leur
place j’en ferais probablement autant. La longue marche dans ces
rues désertes dure plus de deux heures. La nuit est tombée. Les
habitants sont rentrés du travail, et désormais, devant chaque
maison, des petits groupes se sont formés. Peu de lumière,
l’électricité est une denrée rare. Pas de télé. Ce soir, l’attraction,
c’est nous.
Un énorme pick-up s’approche de nous, gris métal. C’est un
Silverado full size quatre portes. Cabine grand luxe et haillon
ouvert à l’arrière. Il s’arrête.
- Vous avez un problème les gars ?
Il n’a pas dit voce tem problema, amigos mais : vous avez un
problème les gars. Il doit avoir la soixantedizaine, grosses lunettes
Marcel Achard, front très dégarni: en fait, il ne lui reste que
quelques cheveux gris sur le haut du crâne. Gros problème de
repérage ce soir pour Noël …
- Vous êtes français ?
- Non, luxembourgeois.
- Vous vivez ici ?
- Oui. Depuis soixante ans.
- Nous c’est Noël et Jean Pierre. C’est le ciel qui vous envoie !
- Moi c’est Martial. Pourquoi ?
- Nous cherchons depuis plus de deux heures un endroit pour
dormir. Pas même un lit, juste un petit coin de ciment pour
dérouler nos sacs de couchage. Rien. Tout le monde est très gentil,
mais personne ne veut de nous. Vous accepteriez de nous héberger
pour la nuit ? Nous partons demain matin à sept heures.
- Mais vous faites quoi là ? Vous tournez un film ?
Je lui explique le topo. Il n’a pas l’air chaud. Je lui re-explique.
Ça dure vingt minutes. Et ça se termine sur un : bonne chance les
gars.
Lui, je lui en veux. Les autres non. Ils sont pauvres, n’ont rien à
manger, vivent entassés dans des taudis. Mais lui … avec son
quatre quatre, il pouvait nous héberger. Il n’est pas français, mais
presque. Et il nous laisse plantés là, en pleine nuit, au bord du
chemin. Merci mon pote, nous ne t’oublierons pas.
Une petite fille court vers nous : nous lui avions parlé tout à
l’heure, mais ses parents n’étaient pas là. Elle est adorable. Peutêtre huit ans, guère plus. Elle me prend la main, sans rien dire, et
nous entraîne vers une toute petite rue de terre battue. Sa maman
est là : elle semble avoir cinquante ans. Et n’en n’a peut-être pas
trente. J’accepterai même un coin de cours sous un auvent, juste
pour pouvoir m’arrêter de marcher. Et poser mon sac…
Le sac à dos est confortable, haut de gamme : il ne blesse pas.
En début de journée, malgré ses vingt kilos, il parait léger. Le plus
difficile, c’est de le jeter dans les voitures qui nous prennent, le
ressortir, l’enfiler sur son dos, l’enlever, le glisser dans un coffre.
Toute la journée. Marcher n’est pas un gros problème. Il est un
peu devenu mon copain. Philou au dernier tent-camp (Camp de
tentes en jargon Prod.) nous a donné un tas de tuyaux. C’est le
vétéran du groupe, Philou, le beaup à Momo. Ex-gendarme ou
militaire je ne sais plus. Baroudeur dans l’âme malgré ses soixante
trois balais, pas très grand, sec : de Funès. Et une énergie ! Par
exemple, prends ton sac de couchage : déplié, le duvet est tout
gonflé d’air. Si tu essayes de le plier consciencieusement pour le
rouler dans sa housse, tu ne peux pas : il est plus gros que le petit
sac en tissus. Alors tu le tasses tout bonnement, en vrac. Et en
moins de deux, il rentre au bercail. Le sac à dos : nous le portions
tous trop lâche, pas assez serré, pas assez plaqué sur le dos.
Résultat : il pendouillait lamentablement, dix centimètres trop bas,
te tirant vers l’arrière. Véridique. Si tu sers les sangles de devant à
mort, tu le remontes, tu fais corps avec lui, et il ne te gène plus.
Merci Philou. Pourquoi je te raconte tout ça ? Ah oui, après une
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journée de stop, et trois heures de marche, ton copain le sac à dos,
tu n’as qu’une seule envie, le balancer aux bagages en soute.
La maman de la petite fille nous explique qu’elle ne peut pas
nous héberger, mais qu’elle connaît un local où nous pourrions
passer la nuit. Elle en a les clés : le vestiaire du terrain de foot.
Pour nous, après notre périple de deux heures, c’est le Negresco.
Nous la suivons. Il fait nuit. Nous avons sorti nos éclairages. Des
petites lampes de spéléo portées sur le front. La mienne se
recharge grâce à une petite dynamo à manivelle. Nous atteignons
le terrain de foot. Banal. Enfin, je suppose, on ne voit rien. Un tas
de gamins nous escorte : ils ne veulent à aucun prix louper la
dernière page de Tintin au Brésil. Une petite bâtisse blanche se
dresse devant nous. Très forte personnalité : une boîte de sucre sur
une pelouse. La maman sort une grosse clé de sa poche, essaye
d’ouvrir la porte. Ça ne marche pas. Les clés c’est mon truc, un
don, peut-être mon passé de super flic. J’ouvre la porte en moins
de deux. Un interrupteur sur la gauche. Clic.
- Nao tem energia.
Je ne te traduis pas. Les gosses ont envahi le local. Assez grand.
Au sol, la même moquette qu’à Rio. Des toilettes, non nettoyées
depuis le dernier match. Des douches, crad de chez crad : avec un
filet d’eau glacée. Tout le long du mur, une banquette carrelée. Ça
fera un lit très confortable. Les gosses ont l’air de vouloir passer la
nuit avec nous. Je les invite gentiment à se retirer de nos pénates.
Dormir. Je suis mort. Noël a sorti son stock de lingettes. Il
s’efforce de se préparer un coin à peu près propre. Je fais de
même, avec des kleenex. Nous déployons les sacs de couchage sur
les banquettes. Il ne va pas falloir trop se retourner cette nuit.
Sinon badaboum. Extinction des feux. Bonsoir. A demain.
Non. A tout de suite.
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Toc toc toc. On cogne à l’huis. J’allume ma Maglite : plus
sécurisante que la micro lampe de spéléo.
- Quem è ?
- C’est moi, Martial.
Je me précipite vers la porte. Décidément la serrure a besoin
d’une révision. Mais j’arrive à l’ouvrir.
- Prenez vos sacs, je vous emmène.
Je ne réponds même pas. Noël a tout entendu, il est déjà là. Pas
besoin de nous vêtir, nous dormons tout habillé. Je me jette sur
tout ce qui traîne, le mets en vrac dans mon sac et cours dehors.
Noël est déjà dans le pick-up. Je jette mon sac sur le haillon
arrière, aux côtés de celui de Noël, fonce dans la cabine.
Grandiose : on va dormir dans de vrais lits.
- C’est super sympa, Martial, merci.
- Vous le devez à Anna. Moi, je ne voulais pas, mais elle a insisté.
C’est son anniversaire aujourd’hui.
Cinq minutes de route, et nous arrivons. Pas de clôture. Un
immense jardin planté d’un tas d’espèces tropicales : palmiers de
toutes sortes, bananiers, flamboyants, ibiscus. Au milieu de la
pelouse, l’immense éventail d’un arbre du voyageur. Dix mètres
d’envergure: chaque palme peut retenir jusqu’à un litre d’eau de
pluie. D’où son nom. La maison est en bois. Chalet alpestre. Une
grande véranda couverte, avec plein de petites lanternes de mineur
et un rocking chair. L’ambiance est calme, reposante. Sur la table,
un gros gâteau à peine entamé, débordant de chocolat et de crème
crème (couleur crème si tu préfères). Deux verres, une bouteille de
Concha y Toro. Un grand chardonay du Chili. Et debout, tout en
haut des deux marches du perron …
Anna.
Comment te la décrire ?
Une boule. Pas la petite boulette minable, façon petit pois, non,
la méga boule standard, calibrée. Elle n’est pas très grande,
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cheveux bruns soignés, minois joufflu, décolleté avenant. Fardée
sapin de Noël. La petite trentaine. Elle doit s’ennuyer à mourir
dans ce bled pommé. Et son vieil homme de mari qui voulait la
priver de la seule attraction de l’année.
- Entrez, entrez, faites comme chez vous !
Elle parle un Français tout à fait correct, avec un léger accent
castillan. Nous entrons. Une heure du mat, et je n’ai plus sommeil.
Je ne peux détacher mon regard du morceau de cholestérol
concentré sur la table.
- Vous en voulez un morceau ? C’est mon gâteau d’anniversaire.
Je fais vingt huit ans aujourd’hui. Enfin, hier.
Précise, la donzelle.
Tu parles si on en veut un morceau. Trois minutes plus tard, le
plat est vide.
- Vous avez l’air affamé ! Vous voulez que je vous prépare une
petite assiette ?
Dur de répondre trop vite, sans paraître discourtois.
- Oh, avec plaisir chère madame, mais vraiment, juste une petite
assiette.
Pourvu qu’elle ne me prenne pas au mot.
- Appelez moi Anna ! Martial va vous tenir compagnie, je reviens.
Rocking chair, Concha y Toro, et même … un cigare. Brésilien,
mais un délicieux cigare néanmoins. Le rêve.
C’est le miracle de Mec Pressé, le yo-yo : il y a une demi heure
à peine, nous avions le moral complètement dans les talons. Local
sordide, odeur infecte, ventre vide. Et là, le Club Med, en mieux.
Martial nous raconte sa vie passée de trappeur : arrivé au Brésil,
expatrié par une compagnie ferroviaire luxembourgeoise, il a
passé plus de cinquante années à construire des lignes de chemin
de fer. Il connaît le Brésil comme sa poche. Et il est retraité depuis
près de dix ans. Je sens une pointe de nostalgie dans ses paroles,
dans son regard. Il a l’air… gentil. Tout à l’heure, c’est clair, il n’a
pas osé nous inviter sans en parler au préalable à Anna.
Maintenant, avec nous, il est heureux. Il parle, parle. Nous
l’écoutons, ça me repose. J’ai presque l’impression que c’est nous
qui lui apportons quelque chose ce soir. Sur le buffet de la
véranda, une photo de jeunes mariés : il est en smoking, queue de
rat et gibus gris clair. Elle porte une robe blanche, sobre, traîne
immense. Lui a le même âge qu’aujourd’hui. Elle, a vingt kilos de
moins.
Mariage d’amour, mariage d’argent,
J’ai vu se marier, toutes sortes de gens…
Georges, terminus en gare de Sète, vingt sept ans déjà…
Anna revient : un immense plateau à la main, et dessus, deux
grandes assiettes. En vrac dans chaque assiette, un kilo de riz, une
livre de choucroute, trois ou quatre saucisses, deux œufs durs,
deux pommes de terre, le tout recouvert d’une épaisse sauce
vermeille, qui ressemble à s’y méprendre à de la confiture.
C’est de la confiture. Et elle ne m’a pas pris au mot.
Nous engloutissons le tout en moins de temps qu’il n’en faut à
Martial pour nous expliquer, comment la Rede Ferroviària Federal
a rallié Brasilia à Sao Paulo en dix ans. C’est Anna qui aborde un
sujet qui me turlupine depuis ma dernière perfuse de cholestérol
pur.
- Vous repartez demain, alors ? C’est bête, vous auriez pu vous
reposer quelques jours à la maison.
Pourvu que ce soit Noël qui lui ait tapé dans l’œil. Son vieux
baroudeur de mari ne doit plus l’honorer très souvent.
- Mais, si vous ne vous déplacez qu’en autostop… on ne pourrait
pas vous prendre, nous, en stop demain ?
Là, je suis prêt à me sacrifier. J’hallucine. Je n’osais pas, je ne
savais pas comment le leur demander, et c’est elle qui nous le
propose !
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- Bon, on va aller se coucher, et demain on avisera. J’ai un tas de
trucs à faire. Et certainement pas le temps de jouer les taxis. Anna,
tu veux bien montrer leur chambre à nos invités ?
Il est bougon le Martial. Mais, je ne sais pas, ça sonne peut-être un
peu faux…
Douche chaude. Marrant leur système de chauffage : imagine
une grosse gamelle de la taille d’une casserole, au niveau de
l’arrivée d’eau, au dessus de ta tête. Côte à côte, un tuyau d’eau
froide, et une alimentation électrique. Plutôt dénudée. Pas très
normal, surtout à l’intérieur d’une douche. Quand tu ouvres le
robinet, l’eau coule tiède. Débit faible, tu te brûles, débit fort, c’est
glacé. Sur l’engin, une petite manette permet de régler la
puissance électrique du chauffage : j’ai essayé de la régler, et
ressenti illico des petits picotements pas très sympathiques dans
les doigts de pied. Alors j’ai arrêté de tripoter le bidule au dessus
de ma tête.
Un seul lit pour deux. Bon, pas trop faire les difficiles, mais je
décide que je suis mort de froid malgré les trente degrés, et
déroule mon sac de couchage sur le plumard. Nous ne sommes pas
seuls dans la chambre. Deux ou trois millions d’insectes nous
tiennent compagnie. Il n’y a pas de vitres aux fenêtres, juste des
persiennes. Anna nous affirme qu’ils ne piquent pas. Je la crois sur
parole, et m’enduit d’une épaisse couche de pommade antimoustiques.
Bonne nuit. Il est deux heures et demie, et Noël me répond d’un
ronflement qui doit vouloir dire: bonne nuit à toi aussi.
Petit déjeuner super copieux : oeufs bacon, confiture sans
choucroute, café, petits pains élastiques à souhait. Je n’ai pas osé
aborder le sujet du transport : Anna n’en n’a plus reparlé, Martial
très souriant ce matin non plus.
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Nous avons rejoint à pied le bord de la nationale. Un peu tristes
quand même. Marrant comme on peut s’attacher à deux inconnus
en si peu de temps. Hier, ils n’existaient pas. Aujourd’hui, je sais
que je ne les oublierai jamais. Comme le but de ce bouquin n’est
pas de te faire chialer, j’en reste là.
Il est sept heures : départ de la course. Deuxième jour de l’étape.
Nous devons arriver dans les trois premiers pour faire l’immunité.
Nous ne connaissons pas notre position. Pourtant, après notre
bombance de la veille et du matin, le moral est au beau fixe. Cette
immunité, il nous la faut. Au bord de la route, j’ai déployé mon
arme secrète, le beau drapeau de notre France bien-aimée. Il va
nous porter chance, j’en suis sûr.
Lorsque la course s’est arrêtée hier, nous nous sommes engagés
sur cette petite route de terre perpendiculaire à la nationale, qui
nous a conduit chez Anna et Martial.
Et de la petite route de terre, nous voyons arriver dans un nuage
de poussière ocre, un énorme quatre-quatre: c’est un pick-up full
size Silverado quatre portes. Toi qui as suivi mes aventures depuis
tant d’années, tu sais que je suis un dur à cuire, rustre, et sans
cœur, plutôt bourru. Mais là, j’en ai la chaire de poule. Anna et
Martial sont là, souriants. J’agite mon drapeau, ils s’arrêtent.
- On peut vous aider ?
Comme si de rien n’était. J’embrasse Martial. J’embrasse Anna.
Sincèrement. Le mot ami, un petit mot, avec tout son sens. Nous
jetons nos sacs à l’arrière, comme la veille.
- Alors, on va où les gars ?
- La Mina Capoeirana mon capitaine ! Notre première immunité !
Et nous partons, comme quatre joyeux lurons, amis de toujours.
Nous rions, nous chantons, nous sommes heureux, et cette
immunité, nous allons la décrocher !
La carte n’est pas très précise. Elle indique la mine, sur la
gauche, et il n’y a pas de route sur la gauche. Nous faisons demi-
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tour. Elle est par là, j’en suis sûr. Mais il n’y a rien. Nous faisons
un nouveau demi-tour. Retour sur nos pas. Martial s’amuse
comme un fou : ni agacé, ni énervé, cool and relax. Il se passe à
nouveau quelque chose dans sa vie, il fait une course, il fait sa
course, avec ces deux étrangers tombés du ciel. Finalement, nous
découvrons la route, juste avant un pont de rondins : c’est un
minuscule sentier de terre. Sur une pancarte de bois vermoulu,
Mina. Nous le prenons. Deux grosses ornières. Les branches
d’arbre frottent la carrosserie à droite et à gauche. Impossible de
faire demi-tour. C’est la seule voie dans la direction de la mine,
d’après la carte. Nous roulons depuis vingt minutes. Plus de
chansons dans la voiture. Et si nous nous étions trompés ? Non,
impossible. La végétation devient moins dense. A cinq cent
mètres, des baraquements, déserts. Nous entrons dans ce qui
semble être un village abandonné. Rien. Personne. Sûr, nous nous
sommes plantés. Il devrait y avoir du monde, des voitures, des
techniciens. Mais non, rien. Le bide absolu. Je propose à Martial
de faire demi-tour. Il avance l’avant du véhicule dans une
minuscule rue pour faire la manœuvre. Et au fond de la rue :
Le drapeau rouge et noir Mec Pressé.
Yoann est là, devant un grand pupitre rouge. Pascaline et Amélie
sont à ses côtés. Nous descendons comme des fous du quatrequatre. Les sacs, le sprint final. Yoann ouvre le grand registre sur
le pupitre…
Quatrième.
Trois équipes sont arrivées avant nous. Les filles nous ont
devancé de deux minutes, la cata.
la pierre des filles. Une petite chance. Il vérifie. La petite chance
s’est envolée. On a foiré où ? L’expert vérifie notre pierre à son
tour. Elle est bonne. Ça nous fait une belle jambe.
- Jean Pierre et Noël, vous êtes quatrième. Avec une bonne pierre.
Shirine et Herald sont arrivés premier… Mais…
- Oui ?
- Ils n’avaient pas une topaze impériale brute. Vous êtes qualifiés
pour l’immunité !
C’est grandiose ! Nous faisons l’immunité ! Grâce à la topaze
non brute de Shirine et Herald ! Merci les Belges! Yoann nous la
montre. C’est vrai qu’elle ne fait pas très brut la topaze de nos
amis de Bruxelles : un petit socle en plastique marron, et dessus,
gravé en lettres d’or un demi carat, Sagitario. En français,
sagittaire. Collée sur le socle, une topaze en forme de pain de
sucre. A moins que ce ne soit un mini pain de sucre. Nous sommes
fous de joie. Nous faisons notre Haka pour les millions de
téléspectateurs qui assisteront à l’évènement.
- On est là pourquoi, pour-ga-gner ! On est là pourquoi, pour-gagner ! On est là pourquoi, pour-ga-gner ! Le tout en se tapant sur
les pectoraux. (All Blacks, pour les royalties, vous voyez avec
mon éditeur).
Un expert se tient aux côtés de Yoann. Indien, Stetson sur le
crâne, blouson de jean, col fourrure en véritable acrylique. Pas très
souriant. C’est lui qui vérifie si les topazes sont des brutes
impériales, ou des morceaux de plastique. Il n’a pas encore vérifié
Les trois équipes sélectionnées sont sur la ligne de départ. Un
des coéquipiers va devoir charger dans une brouette du minerai
d’émeraude : il l’amènera à son collègue, qui fera le tri pour
sélectionner les pépites vertes. L’équipe qui trouve un max
d’émeraudes en une demi heure a gagné l’immunité. Elle sera
assurée de faire la troisième étape. Chaque équipe a adopté une
tenue de combat pour la compète : Sébastien et Sylvia, jeans et Tshirts Hawaï, Pascaline et Amélie, bermudas bariolés et
débardeurs très plongeants. Quant à nous, les polos officiels
équipe de France. Avant le départ, nous avons du définir qui
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pousse la brouette, et qui trie les pépites. Noël connaît les
chevaux, il en a deux. Il connaît aussi le VTT, et il sait courir. Si
épreuve d’équitation, de pédale, ou d’enduro, c’est pour lui. Quant
à moi, je suis plutôt sports de combat, parachutisme et tir. D’un
commun accord, j’ai pris la brouette et Noël le tri.
C’est parti. Pour atteindre le tas de minerai, chaque brouetteur
doit d’abord passer sur une planche horizontale. Histoire de ne pas
décevoir mes potes qui seront scotchés sous peu devant leur télé,
je fonce comme un dératé, et passe le premier la mince planche.
Les copains applaudissent devant le petit écran HD. Le casque que
nous portons sur le crâne me tombe sur les yeux. Pas facile de
faire le parcours en aveugle. Mais je ne m’arrête pas à ce détail.
Conserver l’avantage. Je suis un spécialiste de la pelle. La pelle de
chantier, of course. L’autre aussi d’ailleurs. La brouette est pleine
en moins de deux. Passer un obstacle : je connais. Tu embrayes la
marche arrière. Sinon, tu te plantes dans le talus. Je vide ma
brouette aux pieds de Noël. Il tamise. Rince. Je repars. A fond. Les
autres s’évertuent à passer l’obstacle en marche avant. Et se
plantent dans le tas de terre grise. C’est Noël qui trouve la
première émeraude. Normal, on est les meilleurs. Yoann
déclanche alors un énorme sablier qui chronomètrera l’épreuve.
Chaque équipe dépose les pépites colorées de vert dans une petite
bassine de plastique. Les émeraudes sont incrustées dans les
pépites, de la taille d’un pois chiche, ou d’un pot de confiture
Bonne Maman. Je suis noir de minerai. Crevé. Je ne m’arrête pas.
Il nous la faut cette immunité. Ça dure une éternité. Et la dernière
parcelle de sable s’écoule du sablier. Yoann sonne le gong final.
Ouf.
Sur ce coup, on a assuré.
Mais pas assez.
C’est Pascaline et Amélie qui remportent l’épreuve, avec trente
cinq reais d’émeraude, contre vingt quatre pour nous, et vingt
trois, pour Sylvia et Sébastien. Tu divises par deux virgule cinq, et
tu constates qu’une bassine pleine d’émeraude, au Brésil, ça vaut
quatorze euros. Enfin, pleine de pépites d’émeraudes.
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Il reste trois cent kilomètres avant d’arriver à Diamantina. La
course est repartie de plus belle. En tête, deux équipes : la notre, et
Pascaline et Amélie. Normal : nos gentils chauffeurs nous ont
attendus. Pascaline et Amélie ont complètement hypnotisé un beau
Brésilien voiture de sport. Et Anna a du fortement insisté auprès
de Martial pour assister à l’épilogue du film. Tous les trois ont
tranquillement fait connaissance, déjeuné, bavardé, et nous ont
récupérés à la fin de l’épreuve d’immunité. Le comportement
d’Anna est un peu ambigu. Dire qu’elle drague ouvertement Noël
serait exagéré, mais nous n’en sommes pas très loin. Au fur et à
mesure que les heures passent, je m’interroge sur les intentions de
nos chauffeurs providentiels pour la fin de journée. Bientôt dix
sept heures, la balise va sonner. A l’arrière du pick-up, un petit
sac de voyage. Qui ne nous appartient pas. Ils n’ont pas l’intention
de rentrer at home ce soir …
Bip, bip, bip …
Nos hôtes nous annoncent qu’ils dorment au même village que
nous : Anna et Martial partent à la recherche d’un petit hôtel, nous
partons à la recherche d’un gîte gratuit. Datas est un petit village
tranquille : pas une seule voiture dans les rues, des boutiques
ouvertes, des enfants jouent dans la rue. C’est l’heure de la sortie
des classes. Calme tranquille. Comme à l’accoutumée, les gens
rient, plaisantent en notre compagnie, et s’excusent. Nous nous
dirigeons vers l’église. Déserte. Mais ouverte. Si personne ne nous
héberge, le monsieur qui nous observe en souriant sur sa croix
nous donnera sûrement l’hospitalité. Mais pas à manger. La nuit
est tombée. Toujours rien. Un superbe bâtiment neuf et moderne
se dresse devant nous. A l’intérieur des lumières. Donc habité.
Une grande porte vitrée est fermée à clé : c’est la mairie. De
l’autre côté de la vitre, un très long couloir, assez large, et des
bureaux de part et d’autre. Qui feraient bien notre affaire. Nous
frappons à la porte. Un jeune homme se présente, souriant.
Comme d’ailleurs tous les brésiliens que nous rencontrons... C’est
fou ce qu’il y a de Brésiliens par ici ! Il doit demander
l’autorisation au maire. Mais monsieur le maire ne répond pas au
téléphone. Et le jeune homme ne peut prendre la responsabilité de
nous laisser entrer. Nous insistons.
Alors, il sort un billet de cinquante reais de sa poche et nous le
tend : pour nous payer une nuitée d’hôtel. Cinquante reais. Une
fortune. Pour te donner un ordre de grandeur, les six euros qui
nous sont alloués pour une étape de trois jours représentent quinze
reais. Nous sommes riches : plus de vingt euros en poches ! Ce
soir nous dormons dans un vrai lit. Quoique…une nuit dans nos
sacs de couchage à l’église, et c’est cinquante reais de bénef.
Adopté, vendu, nous dormirons à l’église.
Le problème du logement étant résolu, nous abordons avec
euphorie celui de la pitance. Nos samaritains ne doivent pas être
très loin. Ils vont certainement se payer un petit dîner en tête à
tête. Ce serait bien de les retrouver, juste pour leur souhaiter une
bonne soirée… Nous redescendons vers la nationale. A l’entrée du
village, nous avons aperçu un motel : ils y sont probablement, vu
que c’est le seul motel et restaurant du village. Je propose à Noël
de nous séparer. Noël va vers le motel retrouver sa dulcinée, je
vais faire le tour du patelin : cinq jours de cohabitation avec Noël,
j’ai besoin juste d’un peu de solitude.
Un vieux monsieur est assis sur le bord de la route, le visage
buriné, pas ou très peu de dents, une barbe de cinq ou six jours.
Vêtu de haillons. Un pauvre hère. Une guitare est à ses côtés. Il
nous sourit. Je l’aborde :
- Je peux ?
- Claro !
Je prends la guitare. Elle a ses six cordes. Visiblement, ne sert
pas tous les jours. Complètement désaccordée. Je l’accorde, et me
mets à fredonner l’Auvergnat. Il rit. Et fait la la la la avec moi. Des
enfants sortent de je ne sais où. Cela fait partie des mystères de
notre aventure : très souvent, nous sommes seuls, isolés, dans un
endroit complètement désert. Et tout à coup, nous nous trouvons
entourés de personnes sorties du néant. Véridique. Les enfants
sont fous de joie, ils m’applaudissent. Le vieux monsieur aussi. Il
se dirige vers son logis, une cabane. Faite de cartons et de vieux
cagots ; un morceau de tissus immonde constitue une frêle porte
d’entrée. Il en ressort : dans une main, un truc emballé dans un
vieux journal. Pas de la veille, du mois dernier. Et dans l’autre
main, une bouteille sale et opaque. Au fond du flacon, un
centimètre de liquide, qui a du être limpide un jour. Il me temps le
paquet et la bouteille : j’ouvre le journal. Dedans, un morceau de
fromage rassis. Très rassis. Probablement sa nourriture pour
plusieurs jours. J’en romps un morceau, et le porte à mes lèvres. Je
ne ressens ni gène, ni dégoût. Rien que de l’amitié pour ce pauvre
bougre qui me donne à manger, parce que je lui ai apporté un peu
de bonheur avec sa guitare. Il boit une gorgée du liquide à même
la bouteille et me la tend. Je fais de même. Alcool quatre vingt dix
neuf degrés pur. Ou peut-être un peu plus. Il ne doit plus rester
beaucoup de microbes vivants dans le breuvage.
- Cachaça !
Merci, pour l’info, je savais. A la maison, quand je reçois des
amis à dîner, je ne mets jamais une bouteille d’eau minérale
entamée sur la table : toujours montrer à mes convives que la
bouteille est vierge de toute goulée intempestive à la bouteille.
Que c’est loin…
Je m’apprête à quitter mon petit club de fans. Le vieil homme
me dit que, si je ne trouve pas d’endroit où dormir, je pourrais
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dormir dans sa cabane : il couchera dehors, il a l’habitude. Ça ne
s’invente pas…
La nuit est tombée, je suis à la périphérie du village, un peu
pommé dans l’obscurité. Quelqu’un me suit. Je n’entends rien,
mais je le sens. Je suis capable de me défendre contre deux ou
trois malandrins, même outillés, mais ce serait bête de me faire
amocher à ce stade de la course. Je me retourne : il n’a pas l’air
très commode. Musclor. T-shirt rouge sans manches, propre, longs
cheveux noirs crépus, chignonés derrière la tête. Pas du tout
grande folle, plutôt rappeur à Bercy. Il est accompagné d’une
adorable petite fille de quatre ou cinq ans, cheveux bruns tout
bouclés. Ça me rassure. Je lui demande dans quelle direction se
trouve le motel. Il se propose de m’y amener. Lui, c’est Roberto,
sa petite fille Rosa Maria. En marchant, il me demande si je ne
veux pas lui acheter quelques petites pierres précieuses, juste
quelques unes. Il sort de sa poche un mouchoir blanc en boule, le
dénoue. A la lueur de ma Maglite, je vois briller une poignée de
trucs multicolores. Je n’y connais pas grand-chose, mais ce ne sont
pas des pierres en plastique. Il m’explique qu’il ne sait pas
comment les vendre : vu que je vis en Europe, peut-être que …
Sympa, le Roberto !
Lorsque nous arrivons au motel restaurant, Noël est attablé avec
Anna et Martial. Anna s’est habillée grande classe : minijupe vert
fluo, et Sweet rose bonbon trente six. Elle fait du cinquante huit.
Autour de sa taille une ceinture en plastique noir brillant avec une
énorme boucle dorée devant. Très chic. Noël porte un colifichet
que lui a offert Anna : on dirait une chaîne d’amarrage de péniche.
De grosse péniche. Si tu plonges avec un truc pareil autour du
cou, tu ne peux pas faire un plat, t’es sur d’amerrir la tête la
première. Anna, qui fait le régime, accompagne son Coca d’une
grande platée de frites. La bouteille de Ketchup est vide. Je les
rejoins. Martial nous propose de dîner avec eux. Je n’hésite plus à
ce genre d’invitation.
Ils vont passer la nuit au motel : les chambres sont juste au
dessus du resto. Martial nous propose de dormir dans la cabine du
Silverado. Je pense que l’église sera plus confortable. A moins
que…Je me lève, et me dirige vers la réception du motel. Ils sont
deux : un papa et sa fille de seize ans. Enfin j’imagine. J’explique
notre petit problème. C’est super rapide. Deux minutes plus tard,
j’ai une superbe clé dans la main. Chambre dix huit. Premier
étage. La vie est belle.
Dîner diététique : riz, pizzas, saucisses de francfort, Coca-Cola
non light. Et deux bouteilles de ketchup, dont une pour Anna.
Martial ne joue plus les durs à cuire, il est heureux. Cette aventure,
il la vit avec nous. C’est devenu son aventure. Demain matin, il
nous amène à Diamantina. Aussi simple. Pour nous, troisième
étape assurée. Nos accompagnateurs dînent à la table d’à côté :
Alex et Sara. Toujours là, mais nous en oublions leur présence.
Pas très bavards. Ils ne lient pas avec nous. Je leur annonce la
bonne nouvelle, ça n’a pas l’air de les enchanter…
La toute jeune fille à son papa je pense, s’approche de notre table.
Il y a un malentendu, nous nous sommes mal compris, elle est
navrée, mais il faut payer la chambre, trente reais… Martial sort
les biffetons de sa poche. Je ne vous oublierai jamais, Anna et
Martial.
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Presque sept heures du mat, la course va reprendre dans
quelques minutes. Nous avons une forme de feu de Dieu. Nuit
superbe dans de vrais lits, toilette dans de vraies toilettes, petit
déjeuner dans un vrai restaurant. Il y a plus malheureux que nous
sur terre. Et la troisième étape assurée : le superbe quatre-quatre
gris métal de Martial nous attend à quelques mètres, prêt à nous
récupérer dès notre premier lever de pouce. Tout baigne.
Pas pour longtemps. Lara s’approche de nous. Elle sourit, je
n’aime pas ça.
- Jean-Pierre, j’ai oublié de vous dire hier soir, mais le règlement
interdit de faire plus de deux journées dans le même véhicule.
Vous ne pouvez pas être pris par vos amis aujourd’hui.
- Mais, c’est débile ! Le règlement, nous l’avons appris par cœur à
Rio. Ce n’est pas, dans le règlement !
- Ecoutez Jean-Pierre, vous n’avez pas à discuter. Si je vous dis
que c’est dans le règlement, c’est que c’est dans le règlement. Et
puis je commence à en avoir assez de votre comportement !
Toujours en train de râler, de vous plaindre ! Ça commence à bien
faire !
Telle une belon sortie de son douillet milieu marin, je me ferme,
et évite de lui répondre. Excuses ma grossièreté qui je te le jure,
cher lecteur, ne se reproduira plus jamais, mais… elle commence à
me les gonfler sérieusement, la Lara !!!
Voilà, ça soulage. Mais ne résout en rien le problème. Finies les
vacances, va falloir se manier le train pour ne pas arriver bon
derniers ce soir. Je suis furieux. Non pas de la décision de la Prod.,
car elle est justifiée. Imagines que tu tombes sur un gars plein
d’oseille : il t’amène à Lima les doigts dans le nez. Pas très
palpitant comme aventure. C’est donc normal, qu’ils t’interdissent
de faire plus de deux jours dans la même voiture. Mais elle aurait
pu nous le dire la veille, la Lara. Le gros de notre activité prédodo, c’est de chercher un véhicule pour le lendemain. Et nous
avons bêtement gaspillé notre soirée, à bouffer des frites au
ketchup. Il y avait hier un tas de camionneurs au restaurant, et
nous avons loupé peut-être une super occase de nous faire prendre.
Bon, pas grave. On est là pourquoi ? Pour-ga-gner ! Cette
troisième étape, nous allons la faire. Aucun doute. Même sans
l’immunité, même désormais sans Anna et Martial.
Nos amis Luxembourgeois sont repartis vers leurs pénates,
contre mauvaise fortune bon cœur. Pas très gais. Ils se voyaient
déjà nous déposer sur le podium d’arrivée à Diamantina. C’est
râpé. Roberto, mon trafiquant de pierres précieuses de la veille,
n’a pas, lui, abandonné sa petite idée de la veille : il nous rejoint
sur le bord de la route, accompagné de son petit bout de chou. Je
joue Susanna sur mon harmonica à la petite fille : elle est morte de
rire. Mais je dois décliner son offre de passeur incognito ; alors,
non seulement il ne fait pas la tête, mais en plus il nous donne dix
reais pour prendre le bus. Vraiment gentils les brésiliens. Nous
sommes riches : soixante reias de dons bénévoles.
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Il est deux heures de l’après midi. Le doute commence à
s’installer : toutes les équipes nous ont dépassé. Nous nous
sommes fait prendre trois fois en stop, mais nous avons fait à
peine cinquante kilomètres. Seules deux équipes sont peut-être
derrière nous : les blondes, et les brunes. Mais en fait les blondes
étaient probablement en tête, la veille. Leur amoureux transi avait
un superbe bolide plus rapide que le quatre-quatre à Martial. Elles
sont donc peut-être même déjà arrivées à destination. Nous
sommes avant derniers, ou peut-être … derniers. Le yo-yo. Moral
dans les talons. Noël fait les cent pas sur la route : il croit que je ne
m’en rend pas compte, mais quand il est préoccupé, il se parle à
lui-même. Il regarde par terre, fronce les sourcils, et parle. Tout
seul.
Tous les véhicules qui s’arrêtent nous demandent de participer
aux frais de carburant : ils ne comprennent pas que nous soyons
fauchés, avec le van Mercedes et nos deux accompagnateurs à nos
côtés. La caméra, pour mendier, pas terrible ; mais toutes les
équipes sont loties à la même enseigne. L’heure fatidique de la fin
de la course approche à grands pas. Nous sommes , au bord d’une
route à trois voies : le pire endroit. Les voitures passent à plus de
cent. Aucune chance d’en arrêter une. Pricilla et Dorine nous font
un petit coucou de la main. Cette fois, c’est sûr nous sommes
derniers.
Alors, perdu pour perdu …
Un groupe de jeunes gens s’approche de nous, en vélo. Je les
arrête.
- Vous pouvez nous rendre un petit service ? Vous allez au village
là bas. Vous cherchez un taxi, et vous nous l’envoyez. Vous lui
dites que nous voulons aller à Diamantina de toute urgence.
Dix minutes plus tard, le taxi s’amène. Je négocie pour la forme. Il
nous demande cinquante reais, il nous en reste cinquante sept. Pas
l’argent de la Prod., celui de nos généreux donateurs. Nous
pouvons donc l’utiliser pour avancer. Pas très glorieux comme
manip, mais bon, au moins nous ne rentrerons pas avec la voiture
balai. Reste plus qu’à espérer qu’une autre équipe ait eu un
problème, juste un petit problème de rien du tout, un pneu crevé
par exemple. Que nous ne soyons pas les derniers.
- Bonsoir à tous, bonsoir à toutes. Bienvenue sur la place du
marché de Diamantina, qui est le cadre de l’arrivée de cette,
deuxième étape.
Angoissant. A peine dix heures se sont écoulées depuis nos
adieux avec Anna et Martial. Envolé notre optimisme, envolée
notre euphorie. Six jours d’aventure, six jours de galère, et je n’ai
pas envie de rentrer. Mais j’ai un triste pressentiment. Je ne crois
plus à la chance, elle nous a peut-être tourné le dos.
- Je vous rappelle que l’équipe qui va remporter cette étape va
recevoir une amulette, d’une valeur de sept mille euros. Je vais
maintenant vous donner le classement de cette deuxième étape. Et
je vais tout de suite vous dire qui est arrivé en dernière position.
Boum, boum, boum… mon palpitant se la joue.
- En dernière position, ce soir à Diamantina, c’était Pascaline et
Amélie. Mais vous avez remporté brillamment et avec talent
l’épreuve à la mine, vous ne risquez rien. Mais effectivement vous
étiez loin ce soir.
Nous les voyions en tête, elles étaient en queue de peloton. Avec
leur immunité, elles ont du se la faire touristique, cette deuxième
étape.
- Les gagnants de cette deuxième étape de Mec Pressé, c’est
Sébastien et Sylvia : bravo les amoureux. Troisième, Shirine et
Herald : bien les Belges. Quatrième, Momo et Philou. Cinquième,
Gérald et Loïc. Sixième, Pricilla et Dorine. L’équipe arrivée en
dernière position, ce soir, à Diamantina, c’est…
Nous connaissons la réponse. Son suspens… nul.
- Jean-Pierre et Noël.
.
Pas vraiment la surprise. Mektoub, c’est le destin. On le savait.
On ne peut rien y changer.
- Vous avez fait une belle course, mais incontestablement, vous
êtes derniers, et ce soir, c’est vous qui allez devoir nous quitter.
Mais…cette deuxième étape…est en fait …une étape…Sans
élimination.
Whouhaa !!! Bingo ! Nous avions oublié ce petit point du
règlement ! Enfin, pas vraiment oublié, mais nous ne voulions pas
y croire, ne pas en parler, pour ne pas être déçus : il y a quatre
étapes sans éliminations tout au long du parcours. Les participants
ne savent pas à l’avance si l’étape n’est pas éliminatoire. Et celleci n’est pas éliminatoire. Nous restons dans la course, nous ne
rentrons pas sur Paris, nous faisons la troisième étape ! Tous nos
collègues applaudissent. Chaud au cœur, ils sont contents de nous
voir rester.
- Vous avez beaucoup de chance. Vous êtes sauvés et repêchés,
mais vous le savez, vous connaissez les règles. Lors de la
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prochaine étape, vous aurez un handicap. Mais j’ai aussi quelque
chose de très important à vous dire, à vous, Jean Pierre, et Noël.
Quand quelqu’un insiste sur ton nom, c’est en principe un truc
pas très sympathique qui s’amène.
- Vous avez enfreint le règlement aujourd’hui, à deux reprises.
Vous avez payé pour avancer. C’est totalement interdit. Et si vous
avez de l’argent, même qu’on vous a donné, ça ne vous sert qu’à
vous nourrir : ni à vous déplacer, ni à vous loger. C’est l’une des
erreurs les plus graves. La sanction normale, c’est la dernière
position. Vous êtes déjà dernier, et en plus, c’est une étape non
éliminatoire. Donc, ce n’était pas une sanction suffisante. Je vais
vous donner une sanction supplémentaire. Et cette sanction, la
voilà …
Et je me mets à transpirer. Tu as déjà eu une crise de palu ? J’ai
une crise de palu. Pourtant, il fait doux : ni chaud, ni froid.
Température idéale. Je sens la sueur qui se met à couler à flot sur
le visage. Le palpitant s’emballe. Je n’ai que très rarement eu peur
dans ma vie. Mais là, brutalement, j’ai peur. Je tremble. Il faut que
je me contrôle, personne ne doit s’en apercevoir. Je souris. Ou
grimace. Je ne sais trop. Le gars qui s’amène est super baraqué. Il
porte avec beaucoup de difficultés…deux énormes valises. Elles
sont lourdes. Très lourdes. Et il les pose devant nous.
Soixante kilos de blanche. Tu les livres, ou ta copine…
- Voilà les valises que vous allez devoir porter, tout au long de la
prochaine étape. Elles contiennent du sucre. Elles sont scellées,
nous les avons pesées, et si elles ne sont pas absolument intactes à
l’arrivée de la prochaine étape, vous serez, définitivement,
éliminés.
Soixante kilos de blanche. Devant moi. Ce n’était pas un gag,
pas une plaisanterie de collégiens. C’était sérieux. Quelqu’un veut
que je me coltine soixante kilos de cocaïne pendant trois jours, au
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milieu du Brésil. Au nez et à la barbe d’une équipe de tournage,
suivi par un cadreur qui me filme vingt quatre heures sur vingt
quatre. Ou presque. Du délire. Ne me demande pas ce que je vais
faire, je n’en sais strictement rien. Si je crache le morceau à la
Prod., il risque d’arriver des bricoles à ma copine ex-future
présidente. ‘Ils’ ont infiltré l’équipe de tournage. Ou les candidats,
je ne sais trop. Une chose est sûre, quelqu’un de pas très gentil
nous accompagne, et surtout, surveille mes faits et gestes.
Ségolène n’avait pas rêvé. Son intuition ne lui avait pas menti.
Quelque chose de gros, de très gros, se prépare de l’autre côté de
l’Atlantique, et la réponse se trouve là, tout près de moi. Je dois
rester, je ne peux plus sortir, plus abandonner. Je n’ai plus le
choix, plus le droit d’être largué. Je dois trouver la clé. Et
m’accrocher pour ne pas être viré à la prochaine étape. Que nous
allons devoir faire avec deux valises de cocaïne. Elémentaire mon
cher Watson !
Yoann s’approche de nous : il me regarde dans les yeux.
- Quelque chose à dire Jean-Pierre ?
- Non.
La Prod. nous a généreusement octroyé une journée de repos. Il
est dix heures du soir, nuit noire. L’endroit est paradisiaque : c’est
un champ. Au milieu de nulle part. Le tas des sacs de couchages,
tentes, tapis de sol est à nouveau là, comme il y a trois jours, sur
le sol, à la lueur de nos torches. Des bouses de vache, partout. Pas
de toilettes, pas de douches. Une petite rivière coule à deux cent
mètres de là, dixit Mélodie. Je suis crevé, je ne sais pas ce que
vont faire les autres, mais je monte la tente, me glisse dans le sac
de couchage. Et tire les rideaux.
Il fait jour. Cui cui cui, les petits oiseaux chantent dans le
lointain. Tu le sais déjà, j’aime bien les onomatopées : dring,
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c’était le téléphone. Cui cui cui, c’est la nuée de petits oiseaux
multicolores qui s’ébattent dans la nature voletants et virevoltants
autour des petites fleurs de pré nappées de la rosée limpide du
matin pendant que les piaillants petits oisillons attendent avec
impatience de becqueter leur gentille maman.
Zip zip. Deux fois zip car deux fermetures éclair à la tente,
l’auvent, et la tente elle-même. Je sors. Finalement, ce n’est pas si
mal : une immense prairie verdoyante, vallonnée, calme. La
rivière fait glou glou en contrebas. Avec des toilettes et un bistro
café croissant ce serait top. Tout le monde dort. J’en profite pour
faire mes ablutions dans l’eau glacée de la rivière.
Comment font les Brésiliens pour avoir des rivières glacées,
alors que la température ambiante ne descend jamais au dessous
de trente ? Si tu as la réponse, tu me l’envoies : mon site est au dos
du bouquin, juste au dessus du code à barres.
Je reviens vers la tente : Noël (je ne l’ai pas fait exprès) émerge.
Je nous mijote un caoua façon JP. Je t’explique : nous avons gratté
(quand tu mendies un truc, et que tu l’obtiens gratos, tu le grattes),
nous avons donc gratté hier un pot de Nescafé dans une petite
épicerie. Pour faire le caoua, tu prends une bouteille en plastique,
et en découpe le fond pour en faire une superbe tasse Louis XVIII.
Dedans, tu y verses une cuillérée de nescafé, et un peu d’eau
fraîche : c’est l’expresso à la JP. Assez dégueulasse, mais c’est
mieux que pas de café du tout.
La vie au camp s’organise. Cool. Camping les Flots Bleus.
Chacun remet de l’ordre dans ses affaires, fait sa petite lessive,
relaxe. Pas de stop aujourd’hui, pas de course, ça fait du bien. Au
menu du jour, fournis par la Prod. : Pâtes, jambon, œufs, deux
paquets de fromage en tranche pour dix neuf (avec Mélodie). Et
par personne, deux bananes, une pomme et une barrette de céréale.
Pas la bombance, mais ça ira. J’imaginais entre les étapes un
hôtel, pas un palace mais au moins un hôtel confortable : que
nenni. En fait, ils veulent nous garder dans la même ambiance
d’aventure, ne pas casser le rythme, même pendant les jours de
pause.
Deux groupes se sont formés : les jeunes, et les moins jeunes. Je
suis dans le deuxième, bizarre. Avec Herald, Shirine et Gérald.
Atomes crochus. Ça ne s’explique pas, c’est comme ça. J’aime
bien Loïc, le fiston de Gérald. D’abord, parce que mon fils
s’appelle Loïc aussi. Et puis, sa maman est née à Oran. Deux
raisons pour que ce soit un garçon bien. Il râle un peu parfois,
mais c’est le cadet de la bande : vingt ans. Donc, je l’excuse.
Et puis, j’adore Momo, le gendre à Philou. Lui aussi de là bas.
Enfin ses parents. Il m’a baptisé Pierre Gérald, et c’est sympa.
Toutes les dix minutes, il m’appelle :
- Pierre Gérald !!!
Ce n’est pas méchant. C’est juste sa manière de me dire … je
t’aime bien.
Dans un groupe, il y a toujours les bosseurs et les glandeurs. Ce
groupe ne manque pas à la règle. En fait, il existe deux types de
bosseurs. Les bosseurs qui bossent sans attendre aucune contre
partie, les bosseurs nés, sincères : quoiqu’il arrive, ils bosseront
toujours, parce qu’ils sont comme ça, pour rendre service. Et tu as
les faux derches : ceux qui bossent, mais uniquement pour qu’on
sache qu’ils bossent. Les faillots en entreprise. Ici les vrais
bosseurs font la vaisselle, cuisent les pâtes, mettent la table, et ne
disent rien. Les faux bosseurs crient sans arrêt :
- C’est dégueulasse, ce sont toujours les mêmes qui bossent !
Le glandeur est quant à lui plus difficile à repérer : précisément
parce qu’il ne fait rien. Alors tu ne le remarques pas, tu ne sais pas
qu’il existe, il se fond dans la masse. Et glande. Et nous avons
aussi nos glandeurs de compétitions.
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J’ai un gros problème à résoudre, celui des valoches. Je devrais
dire, nous avons. Mais Noël n’a pas l’air très concerné. Il vaque. A
ses occupations. Faut dire qu’il ne sait pas ce qu’elles contiennent,
lui. Je réfléchis. Comment porter ces deux valises en plus du sac à
dos. Je les soupèse. Elles ne me paraissent pas si lourdes que ça.
Mon correspondant anonyme a du forcer la dose sur le poids. Je
sais assez bien évaluer un poids because la muscu. Elles ne pèsent
pas trente kilos chacunes. Mais ça ne change rien, il va falloir les
porter. En plus du handicap pour être arrivés les derniers qui va
nous tomber dessus demain matin. L’an dernier, une équipe avait
du porter un aquarium plein d’eau avec deux poissons rouges. Une
autre avait hérité d’un compagnon de cent vingt kilos. J’imagine
pour nous un départ après les autres, ou quelque chose comme ça :
avec les valoches, difficile de nous coller un autre bidule en plus à
porter. Pour trouver une solution, je passe un coup de bigo à mon
pote Mac Gyver. D’abord, je vais alléger mon sac. Il pèse environ
vingt kilos, je vais le passer à dix. Le problème, c’est qu’il est
plein d’un tas d’objets, de vêtements pesant chacun quelques
grammes. Il va donc falloir faire le tri. Je déballe tout sur le sol, et
je m’y colle : tout ce qui n’est pas absolument indispensable, je le
mets de côté. Fringues, médicaments, une paire de chaussure, piles
pour la lampe, petits cadeaux pour nos hôtes. Tout à la poubelle.
Dur. Mais de toutes les façons, ou nous réussissons à amener les
valises au bout de l’étape, et je ferais avec, sans tous ces trucs, ou
nous sommes éjectés, et ils ne me serviront plus à rien. Et j’ai une
sérieuse motivation très personnelle pour ne pas vouloir être
éjecté…Mon sac devient vite super léger. Les Belges m’ont
proposé de porter tout ce que j’ai mis à la poubelle, et de me le
rendre à la fin de l’étape. Ce sont les seuls à m’avoir fait cette
proposition. Promis, juré, je ne raconterai plus une histoire belge
de ma vie…
Les valises maintenant : comment les porter sans effort. J’ai
amené avec moi une pince outil multiple. Elle fait pince, mais
aussi petit couteau, grand couteau, moyen couteau, tournevis plat,
tournevis cruciforme, clé à molette, clé alène, tire bouchon,
décapsuleur, cure dent, scie à bois, scie à métaux, machine à
laver, machine à coudre, moulin à café, lime, ciseaux, et j’en
passe. Avec la petite scie, je décide de construire un petit chariot à
deux roues.
Ça me prend deux heures. Et j’abandonne : j’ai les mains pleines
d’ampoules, et impossible de faire les roues. La scie est trop
courte, trop petite. Il faut que je trouve autre chose. La ceinture
peut-être. Je n’en porte en principe jamais, mais pour la course, je
suis équipé d’un ceinturon de cuir. Juste en cas. Je le passe dans la
poignée d’une valise, ferme la boucle, passe la tête dans la boucle.
Ça marche. Juste un petit ajustement de deux trous, et je peux
lever la valise sans les mains.
Bon. Problème résolu. Reste plus qu’à tenir jusqu’à la fin de la
prochaine étape.
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