RÉCEPTION DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE ET L

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RÉCEPTION DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE ET L
RÉCEPTION DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
ET L’ENSEIGNEMENT DU/EN FRANÇAIS AU VIETNAM
Binh NGUYEN DUY,
Université de Vinh, Vietnam
De nos jours, dire que la littérature française a exercé une forte influence sur la culture
vietnamienne ne surprend plus personne. La littérature française, avec son prestige international, a
été longtemps la passion d’une grande partie des vietnamiens et garde encore ses traces vivantes
dans la langue aussi bien que dans les faits de société vietnamiens. Mais, force est de constater que
sa réception connait des hauts et des bas depuis l’arrivée des Français en tant que colonisateurs en
1858 jusqu’à aujourd’hui et que l’enseignement du et en français y joue un grand rôle, à côté
d’autres facteurs d’ordre culturel, linguistique, institutionnel ou politique. Notre propos est
d’éclairer les rapports entre la réception de la littérature française et l’enseignement du/en français
en cherchant à donner des éléments de réponse aux questions suivantes : comment la traduction de
la littérature française prend-elle sa place dans le système littéraire vietnamien au cours de l’histoire
? Quels sont les facteurs qui affectent cette activité traduisante ? Comment
l'enseignement/apprentissage du français au Vietnam a-t-il affecté la réception de la littérature
française ? Répondre à ces questions engagera nécessairement au moins deux démarches :
démarche sociologique et démarche comparatiste. La démarche sociologique consistera à recueillir
le plus de données possibles et dans la mesure du possible sur les facteurs constituant le
polysystème vietnamien au cours de l’histoire. Quant à la démarche comparatiste, elle consistera,
sur le plan diachronique, à comparer la position de la littérature française avec l'enseignement du
français. Ces démarches visent évidemment les objectifs bien déterminés : définir l’aventure des
lettres françaises dans la culture vietnamienne au fil de l’histoire, dégager l'influence de
l'enseignement du/en français sur la réception de la littérature française.
De la fin du XIXe siècle aux années 1945, date de l’indépendance du Vietnam, la littérature
française occupe le devant de la scène littéraire vietnamienne. Non seulement elle est abondamment
enseignée dans les programmes franco-vietnamiens mais encore massivement traduite en langue
vietnamienne. Les témoignages des intellectuels vietnamiens ayant suivi leurs études dans les
écoles françaises nous permettent d’affirmer que la littérature française occupait une grande place
dans leur programme d’études. L’historien Dao Duy Anh (1904-1988) se souvient : « Nous avons
appris avec le professeur Milon la façon de lire un extrait ou une œuvre, d’étudier un auteur, de
comparer un texte jusqu’à l’analyse d’un courant littéraire avant d’en faire la synthèse et la
systématisation »1. Durant cette période, les œuvres littéraires et philosophiques françaises ont été à
profusion traduites en vietnamien. La Fontaine, Fénelon, Maupassant, Dumas, Lesage, Hugo,
Balzac, Lamartine, Musset, Ronsard, Rimbaud, Verlaine etc. ont trouvé leurs lecteurs non
francophones au Vietnam, parfois à un grand décalage temporel. Plusieurs raisons expliquent ce
phénomène. D’abord, on peut dire que la littérature et la langue vietnamiennes étaient en crise, car
en lutte entre les Anciens et les Modernes et elles avaient besoin de tirer profit des langues et des
cultures extérieures pour remplir ses propres lacunes et se perfectionner. Ensuite, il faut prendre en
compte la naissance et le développement spectaculaire du journalisme, particulièrement de deux
revues Nam Phong (Vent du Sud) et Dong Duong (Revue indochinoise) où ont été publiés la plupart
des traductions vietnamiennes des auteurs français : Ronsard, Descartes, Boileau, Bossuet,
Corneille, Molière, La Fontaine, Fénelon, Pascal, Montesquieu, Diderot, Rousseau, Renan, Taine,
1
La nouvelle intelligentsia au carrefour de l’occidentalisation, Edition en langues étrangères, 1989, p.15.
Hugo, Bourget, Loti. Maupassant, France, Dumas etc.2 Le rôle des chefs de file dans la traduction
littéraire y est très important avec deux figures importantes : Pham Quynh et Nguyen Van Vinh. S’y
ajoute l’importance de l’amour de la langue française des élèves et étudiants de l’époque. Les
qualités de la langue française sont jugées « primordiales » par rapport à celles de leur langue
maternelle.3 Il nous faut noter que, si la littérature française est si bien reçue au Vietnam pendant
cette période, c’est grâce au développement de l’enseignement du et en français. Dès le début de la
colonisation, plusieurs hommes politiques français, comme Paul Bert, Étienne Aymonier et Albert
Sarraut, se penchent sur l’acculturation et l’assimilation du peuple annamite via l’imposition du
français dans les écoles et les administrations. La politique de francisation draconienne est adoptée
en vue de liquider l’école confucéenne, d’abolir ainsi les caractères chinois et de mobiliser en même
temps « toutes les forces disponibles, employés, sous-officiers, interprètes, domestiques indigènes
…pour répandre dans la population une sorte de ‘basic French’ »4. Cette politique du « tout
français » a porté ses fruits : le français est devenu la langue véhiculaire du primaire jusqu’à
l’université. Pendant une longue période, dès le primaire, les élèves devaient réserver la plupart de
leur temps à l’apprentissage du français. Au lycée et à l’université, les cours, les manuels, les
documents de référence étaient tous en français.
La période des années 1930 à 1954 est marquée par le déclin de la traduction de la littérature
française. La naissance de plusieurs mouvements littéraires, le nombre important d’intellectuels qui
investissent le champ littéraire, la liberté créatrice5, la maturité des genres et de la langue nationale
etc. poussent la traduction à la périphérie du champ littéraire vietnamien. Certes, il n’est plus temps
pour les Vietnamiens d’imiter servilement la culture et la littérature occidentale. Il est grand temps
pour eux d’être culturellement autonomes, ayant fait leur la quintessence de la culture et de la
langue française. Le besoin de s’évader du joug ancien, de se débarrasser de toutes les contraintes
esthétiques et idéologiques, d’aspirer à un meilleur avenir amène la plupart des jeunes vietnamiens
à créer eux-mêmes des œuvres littéraires et par conséquent à s’écarter progressivement de la
traduction littéraire. Avec en tête le mot d’ordre « Tout détruire pour tout reconstruire »6, le Groupe
littéraire autonome, le plus important, le plus homogène des cénacles littéraires vietnamiens de
l’époque semble être déterminé à proscrire la littérature de traduction pour favoriser la création
littéraire. Lisons le premier des dix principes directeurs de l’activité du groupe lors de sa création,
dans la revue Phong Hoa du 2 mars 1933 : « Créer nous-mêmes des livres littéraires de valeur et ne pas
traduire de livres étrangers si ceux-ci sont purement littéraires. Le but est d’enrichir le patrimoine littéraire national. »7
Sur le plan linguistique, on peut dire que l’écriture vietnamienne se perfectionne de plus en plus
pour parvenir à maturité et ne tarde pas, avec l’appui des Français aussi bien que celui des
intellectuels vietnamiens, à devenir la langue officielle au détriment du français, bien que cette
langue continue à être enseignée, et même utilisée comme langue véhiculaire dans les écoles.
De 1954 à 1975, la situation de la traduction de la littérature française au Vietnam a ceci de
particulier : le pays est divisé en deux parties : Le Vietnam du Nord et le Vietnam du Sud, chaque
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5
6
7
Cf. Dinh Xuan Nguyên, Apports français dans la littérature vietnamienne, Thèse soutenue à Fribourg, p. 57.
La langue française avec ses qualités primordiales la souplesse, la finesse, l’élégance qui se prêtent à l’expression de la pensée aux milles et une
formes. Elle l’emporte sur la langue vietnamienne par ses moyens d’expressions variées, par les nuances de ses temps de verbes, par ses
différentes propositions et leurs mots de liaisons qui permettent tous les modes d’expression, qui s’adaptent à toutes les tournures d’esprit qui se
plient à toutes les subtilités de la pensée, par le sens que donnent soit la place de l’emploi des mots, soit leurs accumulations dans la phrase ainsi
que leurs emplois spéciaux, en somme, par sa grammaire claire et précise, héritière de la pensée gréco-latine. Duc Lang, Le français et la culture
vietnamienne, Saigon, Imprimerie française d’Outre-mer, 1952,
Ibid. p. 44.
Dans l’histoire de la littérature moderne vietnamienne, c’est sans doute la seule période où le champ littéraire était relativement autonome.
Dinh Xuân Nguyên, op.cit. pp. 154-155.
Cité par Pham The Ngu dans Việt nam văn học sử giản ước tân biên, p. 430. C’est nous qui traduisons et soulignons.
partie ayant son propre régime politique. Cette différence politique entraîne évidemment celle de la
conception de la littérature et celle du niveau de la francophonie. Certes, au Nord, on prône la
littérature réaliste-socialiste en mettant en valeur le rôle des écrivains en tant que « soldats sur le
front » et la ligne artistique « l’art pour la vie ». Il s’agit de protester contre les mouvements qui ont
fait la gloire de la littérature vietnamienne des années 30-45 : le classicisme, le romantisme, le
naturalisme, le symbolisme et ceux qui sont en vogue en Occident au 20e siècle : le surréalisme,
l’existentialisme, le nouveau roman, ceux qui sont jugés « pernicieux » pour les intérêts nationaux,
susceptibles de porter préjudice à la vision du monde et à la vision de la vie des Vietnamiens.
Pendant que le critique marxiste Dang Thai Mai exhorte les écrivains nord-vietnamiens à ne pas
rester « à rêver et à espérer. La mission de l’écrivain est d’agir », Truong Chinh, homme politique
et écrivain, conçoit que « La littérature devra être socialiste quant au fond et nationale quant à la
forme. »8 Ainsi, la littérature nationale du Nord du Vietnam est pendant cette période
rigoureusement contrôlée par le Parti et l’État. Au Nord, c’est la période où il y a le moins de
productions littéraires au sens strict du terme. La littérature étrangère est filtrée en fonction de la
similitude idéologique et esthétique entre elle et la littérature d’arrivée. Comme la littérature
d’arrivée se soumet au réalisme socialiste, on importe principalement des œuvres littéraires de ce
courant. Ainsi, Les auteurs les plus traduits sont : Honoré de Balzac avec quatre titres: Les Illusions
perdues traduit par Do Duc Duc en 1964, Eugénie Grandet traduit par Huynh Ly en 1966, le Père
Goriot traduit par Lê Huy en 1967, Peau de chagrin traduit par Do Duc Duc en 1973 ; Victor Hugo
avec surtout la traduction des Misérables en morceaux choisis (Gavroche, les Misérables, Cosette –
Gavroche) traduit par le groupe de traducteurs Le Quy Don en 1959, et du roman « Quatre-vingt
treize » ; Maupassant avec ses contes choisies et l’œuvre « Boule de suif ». Vient ensuite Alphonse
Daudet (trois titres) et Stendhal avec Le rouge et le noir traduit par le poète Doan Phu Tu en 1971.
En ce qui concerne la francophonie, on peut dire que s’il existe encore une élite francophone
composée d’excellents traducteurs littéraires comme Le Hong Sam, Dang Anh Dao, Dang Thi
Hanh, Vu Dinh Lien, Doan Phu Tu, Huynh Ly, Do Duc Duc etc, l’enseignement du français n’est
pas très répandu. La remarque suivante de Nguyen Thien Giap nous permet de l’affirmer: “De 1956
à 1975, au Nord, le russe et le chinois était largement enseignés dans les lycées et un certain
nombre de collèges. L’anglais et le français étaient aussi introduits dans le programme scolaire,
mais d’une modeste ampleur.”9
La situation est tout autre au Sud. Certes, la mise en place du système littéraire sudiste est tout
différente de celle du Nord. La relative autonomie du monde des lettres, le développement du
monde éditorial, l’ouverture vers l’étranger, le soutien du gouvernement et l’élargissement du
lectorat etc. sont les facteurs qui favorisent l’éclosion de la littérature traduite. Le Vietnam du Sud
offre, selon Trinh Van Thao, « le spectacle stimulant d’une « caisse de résonance » permettant aux
courants philosophiques les plus contradictoires du monde contemporain de s’affronter, - un lieu
privilégié où s’opposent à visage découvert, exacerbés, subsumés sous les effets de la guerre et de
la crise, les lambeaux les plus flamboyants du sartrisme, du structuralisme et du gauchisme
soixante-huitard. »10 C’est dans ce contexte que se développent les canons littéraires les plus
variés : nationalisme et personnalisme communautaire dans le premier temps, surréalisme,
existentialisme et nouveau roman après l’année 1968. En même temps, on assiste à
8
9
10
Văn Học Khái Luận (Essai succinct sur la littérature). Cité par Georges Boudarel dans Littérature en République démocratique du Vietnam dans
Littératures contemporaines de l’Asie du Sud-Est. L’Asiathèque, Paris 1974. p.127, 129.
Nguyên Thien Giap, « Chính sách ngôn ngữ ở Việt tnam qua các thời kỳ lịch sử » (Politique linguistique vietnamienne au cours de l’histoire »,
Ngonngu.net, 2006.
Trinh Van Thao, Vietnam, du confucianisme au communisme, Éditions l’Harmattan, Paris, 1999. p. 307.
l’épanouissement majeur de la traduction de la littérature étrangère. En effet, dans les années 1970,
on estime « à 80% la part des traductions d’œuvres étrangères dans la production total. Plus de
200 auteurs étaient traduits. »11 Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène. Dans les années 1970,
le gouvernement sud-vietnamien apporte son soutien financier et moral à la traduction de la
littérature. En 1969, Nguyên Hiên Lê écrit que le Ministère de la Culture a fondé le comité de
traduction des livres anciens et modernes avec lequel une dizaine d’éditeurs étaient prêts à coopérer.
12
En 1970, est créé le Conseil du Prix de la Traduction. En outre, il nous faut prendre en compte le
facteur « consommateur » : Dans les années 1970, il s’agit d’un public qui s’élargit de plus en plus
grâce au développement des universités où la langue vietnamienne est devenue la langue
véhiculaire. Ce jeune public n’a pas le niveau suffisant de langues étrangères pour pouvoir lire la
littérature directement en langue étrangère. Il vient à la littérature traduite non seulement pour le
plaisir, pour être à la mode (l’existentialisme est en vogue), pour s’y chercher, mais encore pour les
études : les courants philosophiques et littéraires occidentaux ayant été introduits dans leur
programme universitaire. Sous l’influence de différents facteurs d’ordre culturel, sociopolitique, le
choix des œuvres à traduire des traducteurs du Sud est nettement différent de celui des traducteurs
du Nord. Les modèles dominants sont, nous l’avons vu, l’existentialisme, la littérature absurde, le
nouveau roman, le surréalisme, etc. Le genre dominant est toujours le roman. Si on classe Albert
Camus et Françoise Sagan parmi les existentialistes, on peut remarquer que la littérature française
traduite en vietnamien pendant cette période au Sud est à dominante existentialiste. Les auteurs les
plus traduits sont Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Françoise Sagan, André Gide.
Si la traduction de la littérature française tient le haut du pavé pendant cette période au Sud, c’est en
grande partie grâce au maintien de l’enseignement du français dans les écoles, du primaire à
l’université : « le schéma français hérité de la période coloniale était maintenu. »13 La remarque
suivante, datant de 1967, nous permet d’affirmer le rôle de la langue et de la culture françaises dans
la vie culturelle des Vietnamiens du Sud pendant cette période : « A l’heure actuelle, elle est la
langue de l’élite intellectuelle. C'est-à-dire qu’elle est appréciée par les Vietnamiens qui ont le don
de l’apprendre, de se l’assimiler et de la manier avec aisance. C’est d’ailleurs la seule langue qui
sert de truchement pour permettre aux Vietnamiens d’accéder à la culture universelle et humaine.
Grâce aux traductions françaises des livres étrangers, nous sommes à même de connaître la pensée
de pays si différents du nôtre par la culture et la civilisation. »14 Il est à remarquer que le
programme Phan Huy Quat qui a été mis en vigueur dès la campagne scolaire 1949-1950 dans le
Nord et le Centre-Vietnam, va entrer en application dans le Sud à partir de la rentrée des classes de
1951-1952. Selon ce programme, l’enseignement du français garde encore sa place dominante
parmi les langues vivantes enseignées : « Avec les matières d’enseignement du français des
programmes français, le programme Phan Huy Quat a l’ambition de former des élèves capables de
lire les classiques français dès la classe de 7 e. En 4e, les élèves auraient le bagage de français des
diplômés primaires supérieurs, ancien régime, en 1ère, ils pourraient poursuivre avec succès leurs
études dans les facultés dont la langue véhicule sera le français. »15 Ce passage nous montre le
degré d’imprégnation de la langue et de la culture françaises chez les élèves et les étudiants sudvietnamiens pendant cette période.
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15
Nguyên Khac Vien et Phong Hien, « Le néo-colonialisme américain au Sud-Vietnam (1954-1975) », Études vietnamiennes, N0 69, 1982. p. 122.
Voir Nguyên Hiên Lê, « Tình hình xuất bản từ biến cố Mậu thân đến nay » (la situation de l’édition depuis l’événement de Mâu Thân), Tân văn,
N0S 16, 17. p. 5.
Valérie Daniel, La francophonie au Vietnam, Editions l’Harmattan, Paris 1992, p. 6.
Duc Lang, Le français et la culture vietnamienne, Imprimerie française d’Outre-mer, Saigon 1952. P. 13.
Ibid. p. 25.
Après la réunification, de 1975 jusqu’aux années 1986, la traduction de la littérature française
s’avère étriquée. Selon notre recensement, de 1976 à 1986, seulement une cinquantaine d’œuvres
françaises sont traduites en vietnamien. Cette situation peut être expliquée par la politique culturelle
très (en)fermée du Vietnam, par la pauvreté culturelle du Vietnam générée par les conditions
matérielles minables que doivent subir les Vietnamiens pendant cette période d’autosuffisance et
par les relations diplomatiques entre la France et le Vietnam. Certes, après 1975, une révolution
culturelle est menée pour « assainir » une culture qualifiée de « néo-colonialiste ». La vie littéraire
et artistique du Vietnam est pendant ce laps de temps parmi les plus stériles de l’histoire du
Vietnam. Malgré l’accord de coopération culturelle, scientifique et technique entre la France et le
Vietnam signé à Paris le 27 avril 1977, les préjugés politiques et les influences idéologiques
opposées empêchent considérablement les échanges culturels entre deux pays. Le russe a été choisi
comme la première langue étrangère à enseigner dans les écoles, l’enseignement du français
continue à être sous-estimé.
En 1987, un an après l’adoption de la politique de Đổi mới par le Parti communiste vietnamien, un
nouveau souffle entraîne à la vie culturelle vietnamienne suite à la décision du Secrétaire général du
Parti communiste vietnamien Nguyên Van Linh de donner plus de liberté aux lettres et aux arts. Dès
lors, une nouvelle vague littéraire déferle sur la vie culturelle longtemps étouffée par « la pensée
unique ». Les écrivains vietnamiens commencent à exprimer une certaine liberté idéologique et
formelle avec leurs œuvres. Les sujets les plus « sensibles » sont abordés : les malheurs de l’homme
entraînés par les conséquences de la guerre et par une politique économique mal adaptée, le sexe, le
culte de l’argent, les vices des membres du Parti communiste etc. L’ouverture artistique et politique
du pays favorise considérablement la traduction des littératures étrangères dont la littérature
française. L’année 1989 marque le début de l’évolution de la réception de la littérature française. En
effet, c’est la date où l’armée vietnamienne se désengage du Cambodge et partant la France et le
Vietnam renouent les contacts officiels. Depuis, les coopérations entre les deux pays dans les
domaines socioculturels et économiques se maintiennent à un niveau élevé. L’Ambassade de France
à Hanoi mène, pour vulgariser la langue et la culture françaises, une politique du livre très efficace.
Avec la présence d’un attaché du livre, l’Ambassade de France s’efforce, depuis 1990, de
promouvoir la littérature française au Vietnam et ceci est concrétisé par une aide à la publication.
(Elle couvre en général les droits d’auteurs, tout ou partie des frais d’achat du papier et
éventuellement le coût de traduction).
Les courants littéraires mis en cause pendant les périodes précédentes sont revalorisés. On assiste au
regain d’intérêt porté à l’existentialisme, à la littérature de l’absurde, au nouveau roman, au
surréalisme etc. Les auteurs proscrits par la presse littéraire communiste pendant les périodes
précédentes sont de nos jours revalorisés. Pour la première fois, Jean-Paul Sartre, Albert Camus,
Marcel Proust, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras etc. investissent le champ
littéraire vietnamien sous le régime communiste. Le relâchement des normes culturelles et
politiques permet ainsi, de 1986 à nos jours, la canonisation des auteurs et des œuvres
précédemment mis à l’index. Avec le nouveau code de la publication, de nombreuses maisons du
livre sont nées et l’importation du livre français est devenue très animée : les traductions
vietnamiennes d’œuvres françaises viennent à temps au public vietnamien, le « corps traductif »
francophone se rajeunit, les activités de promotion du livre se multiplient et se diversifient.
La « mise à jour » de la littérature française au Vietnam est étroitement liée au développement de la
francophonie dans les années 1990, marqué par le Sommet de la Francophonie organisé à Hanoi en
1997. L'Ambassade de France et l'Agence Universitaire de la Francophonie apportent leur soutien
pour la formation des professeurs de français. Les classes bilingues, les filières francophones etc.
sont mises en œuvre dans le cadre de plusieurs programmes de coopération dans l'enseignement du
français. La présence des écoles spécialisées en traduction (Les Centres de Formation à
l’Interprétation et à la Traduction (CFIT) de Hanoi, de Hô Chi Minh-ville) est importante dans la
mesure où les étudiants qui en sortent (après 2 ans de formation) possèdent de bonnes
connaissances socioculturelles et linguistiques pour exercer le métier de traducteur.
Au début du 21e siècle, si les activités de traduction de la littérature française sont plus ou
moins animées comme nous l’avons vu, la qualité des traductions reste à désirer et la réception de la
littérature française proprement dite suscite encore des interrogations. La génération d’or des
traducteurs francophones vietnamiens est devenue vieille et s’est réduite en nombre tandis que les
jeunes francophones sont peu motivés pour le métier de traducteur littéraire. Une des raisons qui
expliquent ce manque de motivation est le fait que ce métier est peu rémunéré. D’après l’arrêté
gouvernemental concernant la rémunération des auteurs de produits culturels, les traducteurs de la
langue étrangère en langue vietnamienne ne bénéficient que d’une fraction du prix de vente net de
chaque livre vendu qui s’étage de 6 à 10%. En moyenne, le traducteur touche environ dix millions
de dongs (350 euros) pour la traduction d’un roman de 300 pages. Le traducteur de renom qu’est
Duong Tuong n’a touché que sept millions de dongs (230 euros) pour sa traduction du Tambour de
Günter Grass. On se demande ainsi comment on pourrait se livrer corps et âme à une traduction
pour gagner une telle somme ! La condition des traducteurs vietnamiens contemporains est donc
très instable sur le plan matériel et cette instabilité rejaillit sur leur manière de traduire elle-même.
L’écrivain Nguyên Ngoc explique ce phénomène en ces termes:
Personne ne peut vivre de son métier de traducteur de manière sérieuse. Personne ne se consacre
sérieusement à la recherche de livres et à la traduction. Les revenus d’un écrivain ou d’un traducteur
n’égalent qu’un tiers ou qu’un cinquième de ceux du vendeur. C’est une réalité évidente que
connaissent les gestionnaires de la culture sans du tout s’en préoccuper.16
La traduction à temps des œuvres littéraires françaises ne peut pas encore un fort appétit de
lecture chez le public vietnamien. Les œuvres françaises primées de Jean Echenoz, de Jean-Jacques
Shuhl, de Jacques-Pierre Amette, de Jean-Christophe Rufin, de François Weyergans, de Gustave
Clézio, de Houellebecq etc. ne sont pas très bien reçues au Vietnam. Pour le public vietnamien, les
œuvres contemporaines françaises, à part peut-être celles de Marx Levy, sont peu accessibles
d’autant plus que la crise de lecture chez les jeunes vietnamiens est de plus en plus marquante !
Dans une interview, la traductrice Le Hong Sam explique : « Une autre raison expliquant pourquoi
la littérature française est mal reçue par le lectorat vietnamien, c’est qu’elle exprime souvent une
philosophie abstraite avec une écriture complexe caractérisée par plusieurs points de vue et par
l’enchevêtrement du temps et de l’espace dans une même histoire. Tout ceci rend difficile la
réception qui exige de bonnes connaissances philosophiques, religieuses, sociales, donc prend
beaucoup de temps. »17
En guise de conclusion, nous pouvons dire que la réception de la littérature française est
étroitement liée à l’état de la francophonie (et de la francophilie) au Vietnam. L’enseignement du
français forme non seulement des traducteurs littéraires mais aussi initie les lecteurs vietnamiens à
la compréhension des œuvres littéraires françaises. Une forte inculcation de la langue/culture
française aux élèves et étudiants vietnamiens est essentielle pour la traduction des œuvres
françaises en vietnamien et pour leur réception par le lectorat vietnamien. La première décennie du
21e siècle correspond à la chute non négligeable de la francophonie au Vietnam. La plupart des
16
17
Nguyên Ngoc, « Il faudrait restaurer une traduction saine », Tia Sáng, N°21, novembre 2003.
« Văn học đương đại Pháp còn xa lạ với công chúng Việt Nam » (La littérature contemporaine française n’est pas très connue par le public
vietnamien), Revue Sport et Culture du 22 février 2003.
jeunes vietnamiens concourent à apprendre l’anglais, reléguant la langue de Voltaire au second plan
de leurs études et de leur carrière. Si cette situation continue, on assistera dans les années à venir à
l’éloignement de la littérature française du Vietnam, un pays du Sud et membre de la communauté
francophone.
BIBLIOGRAPHIE
1. Dao Duy Anh, La nouvelle intelligentsia au carrefour de l’occidentalisation, Edition en langues
étrangères, 1989.
2. Dinh Xuan Nguyên, Apports français dans la littérature vietnamienne, thèse présentée à la
faculté des lettres de l’Université de Fribourg, Suisse.
3. Duc Lang, Le français et la culture vietnamienne, Imprimerie française d’Outre-mer, Saigon
1952.
5. Georges Boudarel, « Littérature en République démocratique du Vietnam », Littératures
contemporaines de l’Asie du Sud-Est. L’Asiathèque, Paris, 1974.
6. Le Hong Sam, « Văn học đương đại Pháp còn xa lạ với công chúng Việt Nam » (La littérature
contemporaine française n’est pas très connue par le public vietnamien), Revue Sport et Culture, N0
du 22 février 2003.
7. Nguyên Hiên Lê, « Tình hình xuất bản từ biến cố Mậu thân đến nay » (la situation de l’édition
depuis l’événement de Mâu Thân), Tân văn, N0S 16, 17.
8. Nguyên Khac Vien et Phong Hien, « Le néo-colonialisme américain au Sud-Vietnam (19541975) », Études vietnamiennes, N0 69, 1982.
9. Nguyên Ngoc, « Il faudrait restaurer une traduction saine », Tia Sáng, N°21, novembre 2003.
10. Nguyên Thien Giap, « Chính sách ngôn ngữ ở Việt tnam qua các thời kỳ lịch sử » (Politique
linguistique vietnamienne au cours de l’histoire), Ngonngu.net, 2006.
11. Pham Thê Ngu, Việt nam văn học sử giản ước tân biên, Văn học hiện đại (1862-1945) (Nouveau
précis de l’histoire de la littérature vietnamienne contemporaine (1862-1945). Editions Dông Thap,
1997.
12. Trinh Van Thao, Vietnam, du confucianisme au communisme, Éditions l’Harmattan, Paris, 1999.
13. Valérie Daniel, La francophonie au Vietnam, Editions l’Harmattan, Paris 1992.

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