Les Dieux de la Terre

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Les Dieux de la Terre
Les Dieux de la Terre
MichelGALY
Il ne s’agit certes pas de réenchanter les conflits inexpiables, bien politiques et bien matériels, qui
ensanglantent bien des lieux d’Afrique autour du foncier, particulièrement en Côte d’Ivoire,
spécifiquement entre ce que l’on nomme facilement, par ces temps troublés, « autochtones » , contre
« allogènes » de toutes sortes.
Et pourtant. Pourtant, il s’agit bien, en amont, d’un « retour au symbolique »selon les termes de
Michel Cartry 1, qui n’exclut pas les autres angles d’approches et interprétations, et qui pourtant les
relativisent. Car il s’agit clairement de réhabiliter une certaine « vision des vaincus »- du discours, des
savoirs, de l’Etat (les uns et les autres inextricablement liés, vision qui il est vrai n’est pas fournie
d’emblée et doit être reconstruite et décryptée). Et il ne s’agit pas non plus de fragments assemblables
d’une synthèse nouvelle, brique d’un savoir universalisable, mais de dispositifs d’affects et de
représentations spatialisés, spécifiques aux peuples et aux lieux- dont il s ‘agirait justement de marquer
les différences. Différance aussi dans un sens très derridien de croyances et représentations déniées,
forcluses, condamnées par un monde de l’écrit tout puissant, dont il n’est pas sûr qu’une recherche
trop appliquée et trop peu soucieuse des paroles d’acteurs ne participe pas. Croyances pourtant
souterraines, efficaces socialement car communément partagées, même hybridées de valeurs
politiques, contestées par projets, institutions et appareils d’Etat.
I/PRIMAUTE DE L’ ALLIANCE AUX DIEUX
L’autochtonie n’est ni un état, ni un donné : c’est une relation.
C’est pourquoi il vaudrait mieux parler de « Fondateur », de « Maître de terre », de « primoarrivant », en s’efforçant de calquer, en des concepts étrangers, les représentations locales. Et on n’en
voudra pour preuve qu’il est toujours plus autochtones que d’autres, notamment les peuples ou
1
M .Cartry, La fonction symbolique, Paris, Gallimard, 1987.
Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006
1
lignages qui se disent d’origine chtonienne, ou divine, « issus de la terre ou descendus du Ciel », selon
les dires locaux…2
Ces concepts autochtones, enchaînés, forment ce que Marc Augé appellerait une idéo-logique partielle
de la Terre, commune à la plupart des peuples ivoiriens , et mêmes sahéliens : il faut de toute urgence
travailler à la fois sur la diversité des situations foncières -et non une législation nationales et étatique
globale n’a , littéralement, pas de sens, et à la fois faire remonter à la surface cette grammaire
générative des représentations du foncier qu’ont en fait en commun les supposés adversaires des
conflits en cours.
L’alliance du découvreur, ce « palpeur de brousse » pour les Samo décrits par Françoise Héritier, avec
les dieux locaux permet seule l’installation -délicate, délictueuse ?, du Fondateur- puis de son lignage
et village-en une opération symbolique de nomination , de soumission, de culte qui plus tard se vivra
comme une répétition indéfinie du geste( de la Geste ?) premier , faisant passer l’homme sans-pouvoir,
pour tout dire, le Sans Nom, l’esclave, au statut envié de Fondateur, de Maître de la Terre.
Cette alliance, au sens d’une parenté établie entraînant droits et devoirs réciproques, est souvent
redoublée : à plusieurs échelles, celle d’un temps mythique de migrations de grande ampleur qui est
celle du Héros culturel assigné au groupe ethnique. Celle du temps historique du Fondateur de village
et de lignée, dont la descendance s’est perpétuée sur le même territoire restreint, celui justement d’une
communauté. Les logiques de ces alliances sacrées sont donc de parenté et d’espace : les raffinements
des « tribus », de « clans » obéissent souvent à des constructions plus déterritorialisées, chemin vers
un pouvoir plus politique et en fin de compte à des constructions étatiques. Pour résumer l’opération
symbolique, et par u renouvellement tout africain du vieux débat Nature/Culture : cette alliance,
renouvelée par le culte, permet seule la descendance, en termes de légitimité et en termes de fécondité.
Chez les Avikam, ce petit peuple ivoirien à l’Ouest d’Abidjan, le redoublement s’effectue entre le
Héros culturel, symbolisant le « grand dérangement » des peuples akan venus de l’actuel Ghana, vers
l’Ouest, et les fondateurs de villages, passeurs d’alliances avec les dieux locaux ou génies de brousse.
Pour les Sénoufo vus par Sinali Coulibaly , la fonction du « Tarfolo », est la suivante : « Prêtre des
cultes agraires, c’est à lui seul qu’il revient de célébrer périodiquement le premier pacte scellé entre
son ancêtre , premier occupant, et les génies du lieu ».3Chez les Baoulé étudies par Pierre Etienne,
« la Terre est moins l’objet d’une appropriation que le partenaire d’une alliance ». « L’ancêtre
fondateur est celui qui a inauguré l’alliance avec la terre et c’est à ce titre qu’il est invoqué lors des
2 Cf. par exemple l’analyse du regretté professeur Niangoran Bouah, qui fut notre « tuteur » lignager dans les
débuts de la recherche ivoirienne, relativisant « l’ivoirité » dans le lieu même où<elle était censée se fonder, la
trop célèbre publication de la CURDIPHE : Actes du forum Curdiphe du 20 au 23 mars 1996, publié sous la
direction de SALIOU TOURE,in Ethics, revue de la Curdiphe, presse universitaire d’Abidjan, 96.
3 « Le paysan sénoufo », NEA, Abidjan Dakar, 1978.
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sacrifices qui marquent le début des défrichements et lors de l’offrande des prémices ».4
Bien que nous ne puissions ici expliciter longuement la complexité et la variabilité des cultes de la
Terre, des pouvoirs des génies et des dieux, de leurs espaces et rituels, ou des fonctions emboîtées des
servants et des prêtres, il convient d’en indiquer quelques constantes. D’une part ce culte des dieux
locaux fonctionnent bien évidemment comme une idéologie5, diversement partagée, mais confortant
les lignages fondateurs et plus largement autochtones : mais l’arsenal symbolique des sanctions, par
exemple la mort pour usurpation foncière, est bien souvent accepté par les migrants allogènes ou les
notables extérieurs, quelque soient par ailleurs leurs tentatives d’instrumentalisation des lois
néocoutumières. Relationnels , ces cultes sont souvent superposés, comme les fonctions emboîtées des
différents « maîtres de terre ».Les dieux de la Terre sont eux même « en société » 6, à mettre en rapport
avec l’ensemble des divinités locales ou des croyances plus larges : cependant le processus
d’ancestralisation des fondateurs semble rejoindre celui de déification des génies ou esprits de la terreet il faudrait des analyses microvillageoises de leurs espaces et fonctions, dans une sémiotique des
Lieux qui reste largement à faire.
Pas de généralisation possible d’ une impossible « métaphilosophie africaine » des dieux de la Terre,
mais des dispositifs inédits et complexes, dont on peut cependant distinguer des enchaînements et
emboîtements. Ainsi de la dualité, semblée inspirée des recherches les plus pointues d’un Greimas, des
diverses acceptions de la [Terre] chez les baoulé. Selon Pierre Etienne, ce signe très particulier unit
Asy , qui représente une Déesse, la divinité chtonienne, origine de toute chose, et une réalité foncière,
comme asy
(toujours munie d’attributs tels que la couleur, la forme…), qui correspond à la terre
cultivable. Dans un texte d’une rare densité, Pierre Etienne7 analyse cette double Nature, dans une
cosmogonie complexe où elle prend place entre les Dieux et les Ancêtres, peuplée de nombreux esprits
et génies des lieux, acculturée par les seuls « hommes forts » qui passent avec elle une alliance sacrée.
4Ces cultes sont d’ailleurs symbolisés par des objets sacrés :dans le rituel baoulé, l’arbre et le caillou asyê sont le
symbole du culte et du pouvoir de Maître de Terre. P. Etienne, « le fait villageois baoulé », in « communautés
rurales et paysanneries tropicales » travaux et documents Orstom, 1976.
5 Idéologie non seulement locale, mais nationale, dans un sorte de « réaction autochtone » qui correspond à la
prise de pouvoir d’un « bloc historique » nouveau autour du FPI- et qui s’oppose à une idéologie
symboliquement tout aussi violente, qui était de « casser l’autochtonie » et de déposséder les communauté tout
autant en faveur des notables urbains et des affidés du régime houphouétiste, des migrants allogènes dépendants
et plus généralement au profit de l’Etat et de la société englobante ;cf. sur le premier point : Jean-Pierre
Chauveau, Question foncière et construction nationale,en Côte d’Ivoire, Politique africaine , n° 78 – juin
2000 ;pour la stratégie des enclaves, notre contribution au N°11 de la revue de géopolitique « Outre Terre » :
« une emprise en tache de léopard », Mai 2005.
6
Par exemple selon les lieux, opposant les « génies de terre » de ceux de « l’eau », cf. pour le cas agni la
description de C.H. Perrot et de leurs transactions avec les humains « possédés » : « Genies and humans in Anyi
country »in « Social compass », vol.43, N°2, juin 1996.
7. Etienne P., « Le fait villageois baoulé », in «Communautés rurales et paysanneries tropicales », Orstom, Paris ,
1976.,ibid.
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3
Variable selon les groupes ethniques , on peut toutefois reconstituer une « philosophie de la
Fondation », en tant qu’alliance aux dieux dans le sens réflexif exprimé par les autochtones, et dans la
filiations du sens que voyait Pierre Clastres à la « philosophie de la chefferie indienne », texte
fondateur s’il en est. Partant de l’idéo-logique des rituels et des récits, appuyé sur les commentaires
des traditionnistes et remis en perspective par l’anthropologue, une telle « philosophie de la
fondation »n’est bien sûr qu’un métadiscours, dont la part de subjectivité du scripteur est indéniable,
métatexte dont seule « volonté de savoir » de l’observateur et son éthique sert de garant aux dérives du
roman exotisant.
Précautions oratoire sans doute très postmodernes, qui limiteront d’emblée l’analyse au peuple avikam
déjà mentionné, pour lequel une observation de longue durée peut seule corroborer cette interprétation.
Si l’installation sur le site d’un village est souvent présentée comme fortuite dans les récits de
migration, le décorticage des traditions insinue souvent un appel du Génie, cet « archi-actant » du
panthéon lagunaire8. Tradition en abyme du « Grand récit » migratoire qui comporte une vision
mythique de la philosophie de fondation.
Ainsi les Avikam, comme l’ensemble des Akan, revendiquent leur migration comme partie du lieu
des Ancêtres, à la suite dune transgression majeure, qui touche et à la parenté (inceste) et à l’arbitraire
de l’Etat (la mort injuste, de par la volonté du Prince). Sorte de trauma originel, qui se lit aisément en
termes d’ethnopsychiatrie, et se trouve à l’origine de la migration : fuir non pas seulement pour
« échapper à la mort » et à la malédiction de « mauvais ancêtres », mais pour chercher une « Terre
sans mal »-pour reprendre la belle expression d’Hélène Clastres pour les Tupi Guarani. Et c’est bien
de parenté dont il s’agit tout le long, d’alliance et de descendance, dont le pacte avec les dieux de la
Terre n’est que le dernier avatar. Le détour du Héros culturel, ressemble fort à un voyage chamanique :
parti de l’Est, le Héros avikam voyage jusqu’ « au pays des morts », associé à une grotte sacrée près
de Tabou, proche de l’actuelle frontière libérienne. Ce n’est qu’en rebroussant son chemin, muni d’un
viatique par les morts que le héros, et plus tard le peuple, est autorisé à l’installation. Des ancêtres aux
morts, et retour vers l’Alliance : ainsi se résume la Geste culturelle avikam et permet la construction
de sa spécificité ethnique sur la longue durée.
Le culte , perpétuant l’alliance, se pratique discrètement, par des sacrifices et libations de la famille du
Maître de terre, descendant du Fondateur : cabris, volailles, œufs, boisson, sont l’ordinaire
métonymique des substitutions sacrificielles- dont le grand récit nous dit l’origine humaine, lors de
l’épisode bien connu (cf. la célèbre version baoulé dite d’Abla Pokou) , où le dieu du fleuve réclama
un enfant, et se trouva à l’origine du retournement re-fondateur de la parenté :patrilinéaire vs
matrilinéaire.
8 Cf. nôtre analyse du système et du jeu symbolique des dieux lagunaires , Michel Galy – L'échange premier ou
la métamorphose, revue « Chimères »,53, printemps 2004.
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Dans le petit village avikam de Kokou, sur le littoral atlantique, le substrat d’un culte dédoublé aux
dieux locaux s’établit avant le culte récent d’un prophète venu de Lakota, celui du prophète Harris
depuis le début du siècle, celui du christianisme sous l’aspect protestant et catholique ; dans ce que
nous avions dénommé un « polythéisme de simultanéité » ; rien d’incompatible à ces différents cultes,
d’autant que le sujet peut comme le dit « passer » de l’un à l’autre, selon les moments marquants de sa
biographie. Au culte craintif du « génie de brousse », en quelque sorte à l’état sauvage, localisé dans
cet espace mal connu entre deux villages, sur le site des villages disparus, s’oppose le culte ordonné,
communautaire, du génie « Mando », tout près des habitations, encontré par le fondateur et adoré via
sa lignée et descendance. Cependant, au-delà de ce dédoublement très signifiant, une étude
microtoponymique révèle ,à la fois dans les récits et les lieux, des ancrages au « panthéon des dieux
morts »(culte de la baleine sacrée par exemple) et une référence plus lâche, moins ritualisée à certains
génies de lieux, qui ont plus ou moins d’importance par rapport à la fertilité et à la prospérité : la plus
importante , et la plus curieuse étant sans doute la « dame blanche » hantant le marigot et son arbre
sacré, qui donne goût et saveur à l’eau, sorte de « médicament
tout venant », favorisant santé et
enfantements. Mais sauf événement particulier, c’est le génie « Mando » qui est lié à la Terre, symbole
du Pacte primordial passé par Beugré, le Découvreur du site, gardien des lieux, des accords avec le
Maître de terre, de la fécondité des récoltes.
II/ L’ ADMINISTRATION DE L’OUBLI , RAISONS ET DERAISONS DE LA FORCLUSION
A l’opposé du discours du sacré, se trouve l’approximative terminologie de l’Etat, colonial puis
indépendant, selon une belle continuité sémantique. C’est celui des institutions de développement,
Banque mondiale et AFD en particulier, qui ne se contentent pas de rêver l’occidentalisation du
monde, mais en organisent les modalités pratiques : par cadastrage et enregistrement des droits. Avec
pour but implicite- mais celé aux acteurs africains, de pouvoir organiser à terme un « marché foncier »,
c’est à dire la dépossession pratique des communautés aux profit de possédants ou de sociétés formant
de nouvelles enclaves, forcément urbaines et procédant de la société englobante en milieu rural.
Mais au-delà des « projets » et « programmes », la recherche est-elle innocente de l’oubli du sacré- et
de son efficacité sociale ? A cet égard, la dérive foncière, si l’on peut dire, de la « recherche
appliquée » a rendu de très mauvais services aux décideurs, notamment en donnant dans des travers
néo-fonctionnalistes intégrant les « contradictions » en complémentarités, et en faisant l’impasse sur la
violence, les conflits et les confrontations ethniques, nationalitaires : en un mot l’oubli et la négation
du politique.
Ainsi de la sympathique utopie de « gestion des terroirs » qu’il nous a été donné d’observer sur la
durée : la volonté aveugle, lors de « missions conjointes » de décideurs FAO, BM, AFD, des
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responsables ivoiriens autour de Korhogo, de voir comme harmonieuse la cohabitation à venir entre
éleveurs sahéliens et agriculteurs sénoufo (qui demandaient ouvertement l’expulsion des premiers)
serait risible si elle n’apparaissait pas, ultérieurement, après mort d’hommes, plus de l’ordre du
tragique. De même, l’invasion des terroirs krou par 90% d’allogènes autour de la forêt de Thaî et de
Tabou devait se résoudre, pour une recherche agronomique de haut vol, par le passage forcé à
l’intensification des cultures et par elle seule.
Dans le « Plan foncier rural », pourtant le plus ouvert à la recherche anthropologique, les difficultés
insurmontables venaient de l’habitus du personnel d’encadrement, agronomique, économiste ou
cartographe, « héritiers collectifs » du langage et des schèmes mentaux de l’administration coloniale.
Ainsi le rapport au sacré était sans cesse dénié, au profit d’un langage mixte d’origine occidentale,
voyant dans l’installé un « exploitant agricole », dans le « maître de terre » un propriétaire ! Que dire
de l’administration ivoirienne ou des différents bailleurs, pratiquant a qui mieux mieux la discipline,
au sens foucaldien, de l’acculturation des terroirs, en niant les spécificités culturelles et revendiquant
le seul droit étatique, sous sa forme romaine et patrilinéaire.
Le Plan foncier rural (PFR) a malgré ses précautions anthropologiques eu trois effets pervers : il a
« cristallisé le foncier », autour d’un état provisoire :effet comparable à l’explication plus générale
donnée par Jack Goody 9sur l’ « inscription » des cultures orales, en particulier africaines ; on peut
rapprocher ce processus du passage à l’écrit et de l’utilisation du « complexe technique » de celui des
« rédactions de coutumiers » à l’époque coloniale. Il a ravivé des conflits ou mis en évidence des
enjeux cachés du lien social entre autochtones et allogènes, ou des divisions entre catégories de la
communauté, ou entre l’Etat et les villages. Le PFR, par voie de conséquence, et selon une idéologie
partagée par ses propres cadres, a négligé ou refusé d’enregistrer l’usage de la terre par les « cadets
sociaux », en particulier les femmes et les plus jeunes, notamment dans la zone sénoufo.
L’Etat et les institutions internationales, si elles ont des stratégies différentes , communient dans
l’utilisation de « techniques de contrôle » qui vont des satellites à l’aviation, du GPS à la cartographie,
- d’ailleurs utilisés par des géographes ou agents de la société englobante pour contrôler d’autres
phénomènes sociaux, tels les réfugiés ou déplacés. La « technique de la carte agit à plusieurs niveaux,
et a des significations et conséquences multiples : participant du « règne de l’écrit », selon les thèses
de J. Goody, elle contribue, en dehors du contrôle lui-même( et d’un néo rituel de domination du
autant l »imposition d’une technique ultrasophistiquée et occidentale à une « acculturation planifiée »
que ‘à ola « mise sous sujétion des paysans par la différence entre cette technologie et la leur), à ce que
des chercheurs comme X. Le Roy ont justement nommé « cristallisation du foncier » 10.Pour Thomas
9
Cf. notamment : La Raison graphique, Éditions de Minuit, 1979 ;La logique de l’écriture, 1986 ;
Entre l’oralité et l’écriture, PUF, 1994.
10 Le Roy (X.) - L’introduction des cultures de rapport dans l’agriculture vivrière Sénoufo : le cas de Karakpo.
Travaux et Documents de l’ORSTOM, no 156, - 1983.
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Basset, analysant le plan foncier rural, la prise sen compte de deux niveaux(maître de terre et
« exploitant ») est en soi un coup de force sociétal :
« Beaucoup de personnes peuvent utiliser les parcelles que le Plan néglige de reconnaître. Par
exemple, le droit dont jouissent les éleveurs de faire paître leurs troupeaux sur des champs en jachère
n’est pas considéré. Pas plus que ceux des chasseurs, cueilleurs et bûcherons .Les droits des
émigrants ne sont pas notés à cause de leur absence au moment où les photographies sont prises et au
cours des études sur les droits fonciers. Les droits de ces groupes d’exploitants agricoles sont perdus
dans les espaces vides de la carte. » 11
Apparemment la « transaction »- mais ici tous les mots sont piégés, entre Maître de terre et allogène se
traduit, au fil des ans, par une dégradation du sacré et de l‘acte d’homme à homme, au profit d’une
sécularisation, marchandisation et laïcisation de l’acte.
Et les signes en abondent
Et pourtant, cette évolution ne peut se faire que dans un procès contradictoire, et non sans une mauvaise
foi réciproque, procédant d’une « dissonance cognitive » due à l’irruption de l’Etat, de l’écrit, l’oubli
des anciens rapports- et dans le refoulement du sacré. Qui pourtant fait retour, et s’accompagne- se
traduit ? Aujourd’hui, en période de crise dans l’ordre du politique, à la fois global et national mais
aussi local et communautaire.
Le « jeu », dans l’acception ivoirienne du terme, se traduit par des rapports sociaux équivoques, où
incertitude, louvoiements et duperies se dissimulent sous les rapports à plaisanterie, les hommages
ouverts et les combinazione tortueuses…C’est bien ce dont il est question dans les prétendues
« transactions foncières », système de communication biaisé où dans la « mauvaise foi », les
interlocuteurs se référant à des univers culturels et transactionnels différents, chacun connaissant
pourtant le référent de l’autre, dans une psychologie du « comme si » qui seule permet de concilier des
intérêts objectivement contradictoires. Comme pour le politique national, et les rapports ethniques et de
migration, la « question de la terre » ne supporte pas de voir ses enjeux et ses codes mis au grand jour :
nous avions, dans les années 90 fait déjà l’hypothèse que ce « dévoilement » des enjeux amenait à des
conflits violemment antagonistes, où les chances de médiations devenaient minimes : l’heure des soldes
a tout d’un coup sonné et les camps s’affrontent ouvertement dans une inquiétante redondance des
niveaux spatiaux
11 Thomas J. Bassett, « L’introduction de la propriété de la Terre :La cartographie et la Banque Mondiale en
Côte d’Ivoire, colloque « Maps and Africa »), organisé par le Groupe d’études africaines de 1’Universitê
d’Aberdeen (Ecosse), les 5-6 avril 1993.
Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006
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Que se passe t-il donc, en pratique, lorsque « autochtones » et « allogènes » possèdent à la fois un
registre et des valeurs communes par rapport aux dieux de la Terre, et des intérêts antagonistes ? La
réponse, complexe, tient en ce mixte des rapports sociaux si spécifique à bien des micro-cultures
locales : négociations et transactions. Mais pour autant, une microsociologie, ou une agronomie trop
optimiste, se sont largement trompées sur l’évolution de ces situations : du côté de l’histoire globale et
des conflits, du côté du champ symbolique du foncier et de ses énonciations.
Une vision constructiviste du foncier a pu en effet construire des « matrices foncières », où, sur une
même parcelle, se « superposaient des droits antagonistes » ; et
la réponse de nos collègues
agronomes, « par le haut » de l’occidentalisation des sociétés, confondait jusqu’aux années 90 les
souhaits productivistes et la prédiction sociopolitique, en pariant sur la seule intensification des terroirs.
Une expérience personnelle de moyenne durée, dans les projets fonciers ivoiriens, a pu faire toucher du
doigt le refus systématique d’hypothèses conflictuelles de grande ampleur et de bouleversements
sociopolitiques profondes. La guerre, plus que le versant symbolique de la terre, était d’ailleurs plus
déniée ; mais d’autres évolutions majeures ne voulaient pas êtres envisagées : pouvoirs féminins sur la
terre, extorsions politiques, pillage des forets, confiscation par les grandes compagnies ou les caciques
urbains, etc.…Ainsi, manquer le symbolique n’était, en un sens que partie prenante du refus d’envisager
l’ensemble des rapports conflictuels autour de la terre, des divisions complexes d’une société à la
violence croissante, bref d’isoler le foncier du champ global du politique.
CONCLUSION : ENTRE MAUVAISE CONSCIENCE ET DOUBLE PENSEE, L' ESPACE
DES TRANSACTIONS
« Petits arrangements avec le Ciel » : pour l’Occident et la pensée chrétienne attribuée charitablement
aux jésuites, la sagesse populaire a bien remarqué qu’entre les impératifs catégoriques des Idées et
l’élasticité de la morale quotidienne, il y avait souvent bien des hiatus…Pourquoi en irait-il autrement
dans des cultures subsahariennes où le principe de contradiction cède souvent à un syncrétisme
quotidien et à des espaces transactionnels multiples ?Mais à quel univers ressort donc ce phénomène ,
qui laisse place à des résolutions toujours possibles des conflits ?
Pour en juger, un détour, inverse de celui proposé par Georges Balandier, peut donner une idée des
mécanismes en jeu : si au cœur de l’Etat post-indépendances, se jouent ces transactions en affrontant
le local et le sacré, a fortiori entre acteurs locaux les possibilités concrètes se multiplient- mais non
sans préalables.
Dans les fameux « projets de développement », l’Etat africain et les bailleurs de fonds se heurtent
8 Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006
plus souvent qu‘on le croie à l’obstacle irréductible du sacré, à l’échelle villageoise, et s’ouvre alors
un espace transactionnel. Dans ce que Marc Augé appela heureusement le « Panthéon mineur » des
dieux locaux, il arrive en effet que le projet veuille souvent s’implanter justement dans l’espace sacréjustement sacré car improductif, pourraient dire des cognitivistes sceptiques. En effet , autour de la
fausse bonne idée typiquement agronomique d’exploitation, de « mise en valeur » des « bas- fonds »alors qu’on le sait la majeure partie de l’agriculture vivrière se fait en cultures sèches de plateau-,
c’est a l’espace des « génies « locaux auquel, sans le savoir, on s’attaque. Non que la confrontation
frontale soit exclue : elle ne concerne pas d’ailleurs que l’espace, ni l’agriculture, entre
« développement forcé » et villageois, l’incompréhension est en effet multiforme ; il peut s’agir
d’interdits de cultures, mais aussi de consommation ;pour d’autres projets, routiers par exemple, des
lieux tels que des cimetières, à la symbolique d’interdit encore plus forte, peuvent pourtant être
déplacés, moyennant les rituels adéquats.
Certes les sociétés précoloniales connaissent aussi l’instrumentalisation du sacré et l’usurpation des
terres, en un mot la manipulation de l’autochtonie, justement parce que relatif, et non absolu ; ainsi
dans un ouvrage récent coordonné par C.H Perrot., divers auteurs montrent pour l’espace baoulé et
agni la conquête de nouvelles terres et pouvoirs au détriment des primo arrivants -mais peut-être
faudrait il ici nuancer : la dépossession des terroirs se fait souvent en même temps que la
reconnaissance symbolique de leurs pouvoirs religieux, ce qui autrefois comme aujourd’hui est loin
d’être négligeable.12
Peu de chercheurs remarquent qu’au-delà des énonciations différentes du sacré de la terre, le principe
reste un référent commun : pur j P. Chauveau 13, un des « principes moraux »semble le « maintien de
l’ordre social et religieux concernant le rapport à la terre(…) ; il remarque justement que si « Ce sont
bien entendu les villageois autochtones qui invoquent publiquement ces principes dans toute leur
plénitude. Ces derniers sont cependant aussi évoqués et reconnus par les acteurs locaux non
autochtones,de manière plus floue et globale, selon la position et la situation particulière de ces
acteurs. »
Négocier la part des Dieux : ce marché, absurde selon un référent occidental, semble en pratique
toujours possible. Avant que ce terme ne soit détourné par l’anthropologie médicale, nous avions
proposé de parler à propos de ce savoureux paradoxe, d’ « Etat sorcier », en tant qu’il se croit obligé
de pratiquer les logiques sociales sacrées et pratiquement de procéder, par prêtre ou devin interposé à
des dons et sacrifices.
12 Perrot, Claude-Hélène (dir.). — Lignages et territoire en Afrique aux xviiie et xixe siècles. Stratégies,
compétition, intégration. Paris, Éditions Karthala (« Hommes et sociétés »), Paris, 2000.
13 « Jeu foncier, institutions d’accèsà la ressource et usage de la ressource,Une étude de cas dans le centre-ouest
ivoirien »in Bernard Contamin et Harris Memel-Fotê (éds),Le modèle ivoirien en questions,Crises, ajustements,
recompositions,Éditions KARTHALA,1997.
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Mais à l’inverse, négocier n’est ni forclore ni minimiser, c’est reconnaître. Les acteurs africains de
l’Etat, comme l’Etranger, montrent par ces gestes qu’ils partagent bien un référent sacré commun aux
villageois, même en négociant au maximum pour en diminuer les coûts et conséquences, les principes
de la primauté des primo- arrivants et de leur alliance s avec le surnaturel ? Non par sujétion
volontaire ni reconnaissance désintéressée, mais dans une croyance partagée aux sanctions des dieux
défiés ou négligés renvoyant à la pratique de sa propre communauté.
Ceci dans un processus ordinaire d’implantation foncière, fut ce en colonat autonome : campements
isolés ou quartiers autonomes, appui sur la parole présidentielle ou la politique étatique.
Et cependant il est deux manières de s’échapper de cette sujétion et domination aux dieux de la Terre
des autochtones : l’autonomisation d’un peuplement massif devenu conquérant- et la guerre.
Supplanter les dieux locaux par les siens et conquérir territoire et pouvoir politique global : est ce le
projet d’une lente descente des populations sahéliennes vers le Sud. Assiste t-on à un processus de
transition qui voit de substituer un sacré à l’autre, par une phase intermédiaire de violence non
ritualisée ? Une observation à la fois locale et globale, sur la longue durée, permettra seule de
répondre.
10 Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006

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