15.11.01 Communio sa..

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15.11.01 Communio sa..
Communio sanctorum
Apocalypse 7, 9~12
Jérôme Bosch : l’ascension vers l’empyrée
Avant d’entrer pleinement dans cette prédication – encore que je me demande si c’en est
vraiment une –, je dois vous avouer que j’ai hésité à vous la livrer. J’ai repoussé son écriture le plus
longtemps possible, me demandant si je pouvais aborder son sujet, surtout de cette façon. Et si je le
peux, le dois-je ou non ? Aujourd’hui, au moment de prononcer ces mots, je n’ai toujours pas de
réponse définitive. Peut-être d’ailleurs n’y en a-t-il pas ? Et convaincu que s’il y en a une, elle ne
pourra venir qu’après, je me suis lancé. Entre nous, il y a suffisamment de confiance, me semble-t-il,
de partage de foi, alors j’ose. Vous allez me demander de quel sujet il s’agit là ?
Tout est venu de la conjonction entre la fête de la Toussaint que la plupart des chrétiens
célèbrent en ce jour – la fête de tous les saints, la communio sanctorum la communion des saints en
termes théologiques – d’une part, les nombreuses visites qui seront faites dans les cimetières d’autre
part, et enfin la lecture d’un article a priori anodin. Sauf qu’il m’a bouleversé profondément. Il s’agit
d’un entretien accordé par l’actrice Ingrid Chauvin à l’occasion de la pièce qu’elle joue avec Francis
Huster (« Avanti ! ») où elle tient le rôle d’une comédienne anglaise qui va sur les traces d’un parent
décédé dans un accident de voiture. Dans cette interview, elle raconte son propre accident de
voiture survenu en 2003 dans la région niçoise. À cette occasion, elle a vécu une E.M.I., autrement dit
une expérience de mort imminente qu’elle décrit en ces termes : « J’ai été sauvée par des pompiers
qui terminaient leur journée et qui ont été témoins de l’accident. Ils sont intervenus rapidement…
J’étais dans un état critique, avec une hémorragie interne, des commotions cérébrales... J’ai été
consciente, puis plus – je n’étais pas dans le coma – j’étais dans un état plus que second, et j’ai vécu
cette chose extraordinaire de me voir au-dessus de mon corps, de parcourir un long tunnel avec une
lumière au bout, et de retrouver mon père qui était parti un mois avant. Il me disait : “Ma chérie, je
t’aime. Tu dois repartir, tu as des choses à faire.” Je me souviens parfaitement du moment où je suis
revenu dans mon corps parce que j’ai ressenti toutes les douleurs, choses que l’on ne sent plus au
moment où l’on s’élève. »
J’avais déjà lu de tels témoignages. Au printemps dernier, le pasteur Christian Rouvière a
donné une conférence sur ce sujet, et nous en avions parlé tous les deux quelque temps auparavant.
Je suppose que chacune de nous a déjà lu ou entendu des comptes rendus de telles expériences au
voisinage de la mort. Clint Eastwood a même réalisé un film – Au-delà – qui aborde la question. Les
trois personnages principaux sont affectés par des expériences de mort. George, un médium
américain pour qui c’est une malédiction ; Marcus, un jeune garçon anglais qui perd son meilleur ami
qui lui était indispensable ; et Marie, une journaliste française qui vit une expérience de mort
imminente lors d’un tsunami. J’avais vu ce film lors de sa sortie, et je ne l’ai pas aimé du tout.
Aujourd’hui, je me demande si je ne devrais pas le revoir.
Si j’en crois les documents que j’ai consultés, l’expression de mort imminente date de la fin du
XIXe siècle sous la plume du psychologue français Victor Eggeri. À Partir des années 1960, grâce aux
progrès de la réanimation, des recoupements de témoignages sont effectués. Une quinzaine de
constantes ont ainsi pu être dégagées, dont la difficulté de trouver des mots précis pour en parler, la
sensation de paix ou de calme, le tunnel obscur avec au bout une vive lumière, la décorporation ou
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voyage astral, le contact avec des êtres plus ou moins proches et décédés ou des êtres de lumière, un
dialogue et la décision de revenir en arrière parmi les vivants. Ces expériences sont souvent décrites
comme bienfaisantes, mais aussi parfois comme angoissantes… en tous les cas mystérieuses.
Les scientifiques sont divisés sur ce sujet. Certains écoutent, d’autres tentent d’expliquer. Au
moment de la mort clinique – arrêt du cœur et de la circulation sanguine, qui n’est donc pas la mort
cérébrale –, le cerveau aurait un pic d’activités électriques provoquant ces perceptions, sensations,
hallucinations… Sauf, qu’à ce moment, le cerveau est en déficit d’afflux sanguin… alors, sursaut avant
l’arrêt définitif, sorte de mécanisme de protection pour relancer la machine ? Peut-être… je ne sais
pas, et n’ai pas les moyens de savoir. Je ne peux que relever cela : la mort est un mystère difficile à
décrire. Jadis on se fondait sur la cessation du souffle pour la définir, puis cela a été la circulation
sanguine, maintenant cela évolue. Il n’y a finalement pas d’instant de la mort (même si sur le
certificat de décès il faut bien mettre un jour et une heure), elle est un processus qui peut prendre
plus ou moins de temps. C’est pour cela que dans les hôpitaux, en tous les cas en France, il faut
attendre une demi-heure entre le constat de la mort d’un patient et la déclaration officielle de son
décès.
La lecture de cet entretien m’a renvoyé à un souvenir pas tout à fait du même ordre, et
pourtant… Jeune pasteur nouvellement arrivé à la paroisse luthérienne de Lyon, une personne âgée
– Amélie –, habitant la même rue que l’église, m’a demandé de venir lui faire une visite pastorale.
Aussitôt demandé presque aussitôt fait. Me voici dans son salon à échanger autour d’une tasse de
thé, pour faire plus ample connaissance. Vers la fin de la discussion, vient le sujet principal de sa
demande : accepterais-je, si elle venait à mourir, que mon prédécesseur fasse son service funèbre, il
la connaît mieux que moi ? J’accepte… et finirai par faire ce service, 12 ans plus tard, 2 ans après mon
départ, avec mon propre successeur. Elle me glisse alors qu’avec son mari, décédé il y a déjà un
moment, ils ont eu une unique fille, elle-même décédée brutalement à 18 ans. Depuis, me révèle-telle, elle ne prend aucune décision importante sans consulter cette fille morte à l’aide d’un pendule.
J’entends, j’écoute poliment… Que pouvais-je faire d’autre ? Je ne pouvais tout de même pas lui
avouer que j’avais le sentiment d’avoir en face de moi une personne n’arrivant pas à faire son deuil
de cet arrachement si soudain, et que si j’en crois mon père neuropsychiatre, cela peut devenir
pathologique !
Autre souvenir personnel concernant mon père précisément – après, c’est promis, j’arrête
avec ces évocations. Avril 1997, vacances de printemps. Devant accompagner un voyage
œcuménique à Saint-Pétersbourg dont le départ a lieu de Paris, je laisse femme et enfants chez mes
parents et dois les y retrouver à mon retour quelques jours plus tard. Saint-Pétersbourg, le dimanche
soir, retour du théâtre Mariinsky où avec le groupe nous avons assisté à une représentation du Lac
des cygnes. À l’hôtel, le Père Beaupère vient me trouver dans ma chambre. Il m’annonce que mon
père est décédé la nuit précédente, d’une crise cardiaque aussi soudaine qu’inattendue. Mauvaise
nuit, pour ne pas dire nuit blanche : c’est un cauchemar, un mauvais rêve, au matin tout sera revenu
à la normale… Non, tout est normal, malheureusement. Retour à Paris. Celle qui était mon épouse à
l’époque vient me chercher à l’aéroport. Sur la route pour retourner chez mes parents, elle me
raconte. Au milieu de la nuit, ma mère vient la réveiller : mon père respire de façon anormale, il émet
un râle étrange. Elles vont le voir, appellent tout de suite le SAMU, retournent dans la chambre. Mon
père ne bouge plus, ne fait plus de bruit, ne respire plus… c’est fini. Juste avant que les urgentistes
arrivent, elles sont là à le regarder, un peu hébétées, désemparées. C’est alors que mon épouse me
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dit avoir ressenti une présence derrière elle – un enfant réveillé par le remue-ménage ? Non, elle se
retourne et voit mon père s’en aller avec ce sourire et ce petit rire qui lui sont si particuliers. Elle se
retourne encore : il est pourtant là, sur le lit, rien n’a bougé, rien ne bouge plus. Son corps est là, tout
est achevé, il semble apaisé, avant la tempête de l’équipe d’urgence qui ne peut que constater le
décès, met le corps de mon père dans un de ces fameux sacs rendus célèbres par les séries
télévisées, et s’en va… fin de l’histoire… Épilogue : me voici quelques heures plus tard à la morgue du
cimetière avec mes sœurs. C’est vrai que notre père à l’air paisible dans son costume mortuaire. Il est
beau, couché là ! dit l’une d’elle. Dernière image avant que le cercueil soit refermé à tout jamais.
Voilà donc une expérience de mort imminente, et une mort cette fois-ci bien réelle qui a été
jusqu’au bout de son processus, avec pour point commun une décorporation, suivant l’expression
consacrée, appelée également voyage astral… encore que pour mon père, je ne sais pas…
Deux témoignages de personnes « dignes de foi », suivant une autre expression consacrée…
drôle de langage qui oblige à recourir à des stéréotypes quand rien d’autre de disponibles ne
semblent convenir. Si l’expérience de mort imminente peut à la rigueur être raisonnablement
expliquée, le « départ » de mon père, non. Me voici, et vous avec, je vous prie de m’en excuser,
devant une énigme.
Existe-t-il réellement une autre forme de conscience que cérébrale, liée à des échanges
électriques ou chimiques dans ou à partir du cerveau ? Je ne sais pas…
Existe-t-il une autre forme de corporéité que notre corps de chair et d’os ? Je ne sais pas…
Existe-t-il ? Exister, étymologiquement c’est être en dehors. Oui, mais de qui, de quoi ? De la
mère, de son utérus ? Certes, mais encore… Si oui, peut-on naître de nouveau… et pourquoi pas ?
Voici beaucoup de points d’interrogation dans lesquels les religions se sont engouffrées.
Toutes ont essayé de répondre à ces questions. Certaines ont récupéré ces phénomènes ou
expériences en leur trouvant des parallèles dans leurs textes sacrés, dans les vies et les paroles de
leurs hérauts, au sens de messagers. Celles apparentées au New Âge ont développé des théories que
je qualifierais d’ésotériques pour ne pas être désagréable et ne pas les dire fantaisistes,
fantasmagoriques, voire délirantes… Mais après tout, qui suis-je pour juger en matière de religion ?
Dans le temps, j’aurais répondu en théologien chrétien classique, donc très embêté… J’aurais
dit que la mort imminente n’est pas la mort, et que personne à part le Christ n’est revenu de la
tombeii. J’aurais dit encore que dans la Bible, la résurrection c’est pour la fin des temps, la toute fin,
donc que la mort est une béance, un trou noir d’où rien ne peut sortir. J’aurais dit encore que les
images ne sont pas la réalité, et que le tableau de Jérôme Bosch essaie juste de dire ce qui ne peut
être dit en mots. J’aurais dit qu’il n’y a alors pas de possible communication avec les morts qui ne
peuvent avoir d’existence. J’aurais été comme le maître de la synagogue de l’évangileiii, et j’aurais dit
que pour les guérisons, les miracles, toutes ces choses ou expériences inhabituelles ou
extraordinaires dans la vie ou près de la mort, il faut revenir un autre jour, mais pas maintenant
parce que ce n’est pas possible, que les choses soient claires. J’aurais dit… rien… Je n’ai rien dit, à
personne. C’est la première fois que je dis cela, même mon psychanalyste, en son temps, n’en a rien
su…
Et aujourd’hui, je ne sais pas… aveu d’ignorance… c’est tout ce que je peux affirmer sans
m’égarer et vous égarer avec. Ma raison est en face d’une énigme dont je n’aurai la clé que lorsque
j’y serai personnellement. Comme François Mitterrand, je pourrai alors dire : maintenant, je sais. En
attendant, je ne sais pas… Voilà pourquoi, comme l’aurait écrit Magritte : ceci n’est pas une
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prédication ! Aucune certitude, rien de véritablement avéré… Ma raison a certainement trouvé là sa
limite.
Et puis, une idée nouvelle m’est venue. Si la raison ne peut aboutir à rien de tangible, peutêtre qu’en laissant cours à la résonnance… ne plus raisonner de raison, mais laisser résonner, comme
on laisse vibrer une note de musique dans l’air où elle s’épand en onde, vous atteint, vous touche,
vous éveille à une autre perception du monde et de la vie… Et si c’était cela, rien que cela, la
communio sanctorum, la communion des saints et leur fête en ce jour ? Et si c’était cela tout ce dont
je vous ai parlé : juste cesser de raisonner par soi-même, et laisser résonner en soi. Écoutez :
« Il y a entre toi et moi une adorable barrière. C’est ta mort qui l’a construite. Son bois est du
silence. Il n’est pas épais. Un rouge-gorge s’y pose. »iv
« Le manque est la lumière donnée à tous. »
« La grande connaissance a fondu sur toi. Les ténèbres sont de notre côté, pas du tien. »
« Dès que quelqu’un parle vraiment, il n’y a plus de mort. La voix fraternelle rassemble les
mondes, apaise le sommeil des étoiles. »
« Je me penche sur toi à l’hôpital mais tu es trop occupée à ton travail de mourir… Je ne vois
pas tes yeux. Tu les verses sur une lumière intérieure. »
« L’amour est une manière violente d’en finir avec la mort et ses raisons. »
« Je t’écris pour t’emmener plus loin que ta mort. »
« Le poète perce quelques trous dans l’os du langage pour en faire une flûte. Ce n’est rien
mais ce rien parle de l’éternel. »
« Absente pour cause d’extase. »
« Tu souris. Même détruite tu souris. »
Bruneau Joussellin
bruxelles-musée
au jour de la Toussaint,
1er novembre 2015
i
In Le moi des mourants
À part Lazare… mais il y est retourné
iii
Luc 13, 10 et suivants
iv
Toutes les citations qui suivent sont extraites de : Noireclaire ; Christian Bobin ; éd. Gallimard, 2015. Elles sont
à lire, accompagnées d’une musique… libre de choix…
ii
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