A Belfort, trois joyaux de cinéma
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A Belfort, trois joyaux de cinéma
A Belfort, trois joyaux de cinéma Quinze degrés au pic de la journée, un mois de novembre à Belfort, il faut quand même y être pour le croire ! Au Festival international du film Entrevues, qui s’est tenu du 22 au 30 novembre, et qui aura trente ans en 2015, l’heure est également au changement climatique. Dévolue aux entrées en matière de jeunes cinéastes, cette manifestation, moins sonore que les Eurockéennes, reste une des pièces maîtresses de ce maillage cinéphilique du territoire que bien des pays nous envient. Longtemps dominée par les hautes silhouettes de Janine Bazin aux commandes de la manifestation et de Jean-Pierre Chevènement à celles de la ville, la voici aujourd’hui dotée d’un attelage inédit. Soit une déléguée artistique pétrie de talent, Lili Hinstin, et un maire UMP, Damien Meslot, dont l’élection au mois de mars a fait payer sa division à la gauche, dans une ville qui lui fut longtemps acquise. Il sera écrit que ce tandem aura inauguré sa collaboration sous le signe de l’ouverture républicaine, avec le bel hommage rendu à Tony Gatlif, cinéaste qui, même s’il la déborde dans une oeuvre personnelle, incarne pleinement la culture des Roms. Rythmé par le légendaire Les Yeux noirs (version Tchavolo Schmitt pour les connaisseurs, extraite du film Swing), le générique du festival faisait à chaque séance battre à la salle la contagieuse mesure de cette chatoyante diablerie. Par ailleurs, une compétition constituée de douze courts et de douze longs-métrages, glanés aux quatre coins des festivals mondiaux, était proposée au public belfortain. Composée pour moitié de documentaires, ou de formes qui s’y apparentaient (signe que Belfort partage avec le Festival international de cinéma de Marseille une volonté d’abolir les frontières entre les genres), elle s’est révélée en demi-teinte, à l’image de l’année cinématographique écoulée. L’assurance de repartir d’Entrevues avec quelques vrais joyaux dans sa besace n’aura pourtant pas été déçue. Trois films ont ainsi magnifiquement dominé les débats. Le premier est un documentaire français signé Antoine Boutet, qui s’intitule étrangement, en une traduction littérale de la tournure chinoise, Sud Eau Nord Déplacer. Il s’agit du titanesque projet Nan Shui Bei Diao, qui consiste à drainer depuis les fleuves du sud du pays les régions sèches du nord. L’étrangeté reste le maître mot de ce film. Un entrelacs de paysages lunaires, de rencontres soigneusement distillées entre mégalomanie officielle et dénonciation militante, et de poésie légèrement dadaïste. Une approche qui rappelle, à une tout autre échelle, celle du formidable Plein pays (2010), film dans lequel Boutet allait à la rencontre d’un sculpteur anachorète et vitupérant tapi au fond des bois. Merveille Non moins exotique, Court, de Chaitanya Tamhane, nous emmène dans une cour de justice au coeur de Bombay. C’est le premier long-métrage de fiction d’un auteur de 27 ans, dont il y a lieu de penser qu’il ira très loin tant sont manifestes l’intelligence et la sensibilité de sa mise en scène. L’histoire d’un vieux chanteur contestataire qui se voit traîné en justice par l’État au nom d’une accusation fallacieuse (un de ses chansons aurait incité un auditeur à se suicider). Le procès qui s’ensuit est l’objet du film, qui oppose à la machinerie pseudo-objective de l’argumentaire juridique la logique mécanique du l’objectif cinématographique, qui dévoile tout à la fois la logique répressive de l’institution judiciaire et du rôle qu’y tient chaque personnage selon sa place sociale. Documenté et stylé, d’autant plus impitoyable qu’il se refuse l’indignation militante, Court est un grand film sur l’état inquiétant de la liberté d’expression dans la démocratie indienne. Le clou du spectacle vint enfin d’Amérique, avec l’improbable et explosif The Mend, premier long-métrage de John Magary. Deux frères, Mat le dingo (Josh Lucas) et Alan le discret (Stephen Plunkett), renouent à Harlem au moment où ils traversent de notables difficultés avec leur fiancée. Ces retrouvailles se révèlent encore plus dévastatrices que la raison qui les occasionne. Tout cela va à cent à l’heure, en caméra portée et zoomante, fait feu de tout bois stylistique, change dix fois le cap de la narration, mixe sur la bande-son du punk et du classique, affirme l’impureté comme un principe artistique majeur. La puissance destructrice du désir n’a d’égale ici que la joie loufoque avec laquelle elle est mise en scène. Suprême politesse du cinéaste. Magary cite volontiers Carax et Desplechin, on lui répond, sous l’étendard de l’intimisme épique, Cassavetes et Rozier. Ce grand barbu originaire de Dallas a réalisé sa merveille pour moins de 300 000 dollars (240 000 euros) dans l’appartement qu’il partage avec sa coscénariste, productrice et bonne amie. Le film est à vendre. Jacques Mandelbaum ACOR © 2014 Sud Eau Nord Déplacer par Hendy Bicaise En 1950, Mao Zedong lance l’idée d’emprunter l’eau du sud de la Chine pour fertiliser les terres arides du nord. Cinquante ans plus tard, le projet est lancé. Un autre demisiècle se sera écoulé quand il sera achevé, avec le transfert de quarante-huit milliards de mètres cube d’eau. Antoine Boutet est parti en Chine filmer les prémices de ce chantier pharaonique, nommé Nan Shui Bei Diao. Le titre de son documentaire en est une traduction mot à mot, idéalement poétique : Sud Eau Nord Déplacer. EN FRICHE Le film débute après cinquante années de gestation. La moitié du chemin est déjà parcourue mais tout reste à faire. Après deux premiers plans fixes qui s’imprègnent du désert, le suivant file un véhicule qui charrie quelques branchages. En termes d’incipit, difficile de livrer plus belle promesse. Antoine Boutet ne plante pas le décor ; le décor attend de l’être, littéralement. Son film est à construire, au même titre que l’espace qui l’accueille. Un film en friche. En cela, les premières scènes rappellent There Will Be Blood (2008). De même que Daniel Plainview extirpe du sol la matière qui alimente le récit à venir chez P.T. Anderson, les bulldozers que filme Antoine Boutet détruisent un espace passé pour en faire surgir un nouveau, vague et vide, à emplir autant que possible. C’est d’abord un arbre planté presque arbitrairement au cœur du désert, puis un drapeau, des cylindres aux dimensions indéterminées et des ponts qui émergent ça et là. Sud Eau Nord Déplacer parle d’aménagement du territoire, de façonnement de l’espace. Lors d’une séquence emblématique, Boutet illustre le changement d’apparence du paysage par un fondu enchaîné. Les deux plans ainsi liés rendent visible la mutation engendrée par le Nan Shui Bei Diao. Le plan large qu’il choisit est à rapprocher de la peinture classique chinoise jusqu’à ce que se superposent le panorama bucolique et l’urbanisation dévorante du projet gouvernemental. C’est alors l’œuvre de Yang Yongliang qui semble soudainement convoquée. L’artiste s’est fait connaitre dans les années 2000 grâce à une série de tableaux animés dans lequel des montagnes typiques de la peinture traditionnelle nationale sont parasitées par une infinité de grues poussant telles de mauvaises herbes et contaminant l’espace. Cette transformation du paysage, c’est l’exact sujet de Sud Eau Nord Déplacer... jusqu’à ce qu’il ne soit lui-même bousculé par un autre. UN OCEAN DE MONDE De même que le titre du film fait allusion à l’eau et à deux points cardinaux avant que la notion de « déplacement » ne le modifie et lui donne une autre valeur, l’œuvre en soi mute elle aussi à mi-parcours. Elle le doit à cette même notion de « déplacement », le Diao du Nan Shui Bei Diao. Ce n’est pas seulement le transfert de l’eau d’une zone du pays vers une autre qui compte ici, mais aussi et surtout celui des habitants du nord du pays contraints d’être relogés à la hâte. Quand ce sujet second affleure, le film se densifie subitement et prend une dimension politique. Lors d’une scène tournée de nuit, les habitants déplacés expriment leur mécontentement face à la caméra d’Antoine Boutet. L’image rappelle les confessions des « pétitionnaires » de Zhao Liang (Pétition - la cour des plaignants, 2009). Baignés dans une même lumière verte, eux aussi accusent la corruption qui gangrène les pouvoirs locaux, eux aussi regrettent de parler mais sans ne jamais être entendus. Peut-être est-ce aussi cela que suggère l’un des derniers plans de Sud Eau Nord Déplacer, quand les reproches d’un villageois s’inscrivent bien au bas de l’écran mais qu’aucune voix ne résonne ? Pourtant, l’un des intervenants du documentaire, le philosophe Ran Yunfei, explique que les réseaux sociaux (le géant Weibo pour l’essentiel) permettent aux chinois de s’exprimer désormais avec plus d’impact. C’est toutefois moins une question de liberté d’expression que de multitude qui a changé la donne ; des idées qui se propagent virtuellement étant nécessairement plus difficiles à endiguer. Lors d’une seconde scène de plainte à plusieurs voix, proche d’une lamentation, les villageois déplacés de Danjiangkou n’ont peut-être pas accès à Weibo, mais ils symbolisent parfaitement cette profusion de la parole enragée. La façon dont ils partagent leurs griefs face caméra convoque toujours Zhao Liang mais aussi cette fois une expression populaire : « Ren shan ren hai », une formule qui a donné son titre à un film de Cai Shangjun (People Mountain People Sea, 2011), et que l’on peut traduire par « Un océan de monde ». C’est l’idée d’une nation si densément peuplée que les scènes de foules sont devenues monnaie courante. Le passage durant lequel Antoine Boutet filme les indignés de Danjiangkou n’est en pas une pour autant puisqu’ils ne sont qu’une dizaine à être réunis, et dans une petite salle de surcroît. Seulement, la parole avance et recule par vagues successives, elle se déplace d’un corps à l’autre, la colère gronde, se renforce par celle des autres. Le filmage suit le flot des mots, et l’océan s’agite. La colère des habitants s’abîme sur le rivage ; sera-t-elle entendue ? Sud Eau Nord Déplacer se referme sur des mots toujours plus amers quant à ce projet hydraulique prêt à jeter une infinité de foyers et de souvenirs avec l’eau du bain. Les plans des montagnes du nord qui accompagnent ces propos sont d’une beauté sans égale. Ma Zhigang, un professeur retraité dont Antoine Boutet a croisé la route, résume en chantant les sentiments contradictoires qui animent jusqu’aux plus meurtris de ses compatriotes : « Ô ma patrie que j’aime - Tes grandioses paysages je veux toujours les contempler - Mes yeux ne s’en lasseront jamais ». […] le deuxième film du jour, le documentaire Sud Eau Nord Déplacer, pose sa caméra sur une surface lunaire. Nouveau trouble. Besoin d’adapter le regard, pour se rendre compte que l’astre mort n’est autre que le paysage de la Chine contemporaine. Entre le sud et le nord du pays se prépare le plus grand chantier de transfert d’eau au monde, consistant à détourner le cours d’un fleuve du sud pour approvisionner le nord aride. Projet décidé il y a plus de 50 ans par Mao lui-même, mis en œuvre récemment après des décennies de mise en sommeil, et prévu pour durer 50 autres années… Le réalisateur Antoine Boutet y fait preuve d’un sens du cadre saisissant, et réussit à faire ressentir, à travers des plans au très fort pouvoir d’évocation, toute la folie démiurgique de ce pays prométhéen, qui n’a que l’avenir comme ligne de fuite. Le réalisateur semble parfois emporté presque malgré lui dans les méandres d’un sujet immense, et a contre lui de passer, avec son regard d’étranger, après le travail monumental de Jia Zhangke (Still Life). Pour autant, il sait marier observation et écoute, alterner de façon signifiante la contemplation de cette nature écrasante et violentée, et captation de la parole d’hommes et de femmes écrasés et humiliés sur l’autel de l’intérêt national. En témoigne une incroyable scène de logorrhée collective d’une poignée de villageois hurlant leurs griefs à l’encontre du pouvoir local, qui laisse le spectateur groggy après 10 minutes de larmes et d’angoisses trop longtemps contenues, sorte de version documentaire et impuissante d’un autre film de Jia Zhangke, A Touch of Sin. Film hypnotique, qui sera en salles le 28 janvier prochain. Emmanuel Raspiengeas