bill brandt - Esprits Nomades

Transcription

bill brandt - Esprits Nomades
Bill Brandt
L’angle de l’inexploré, l’angle des miroirs sans tain
« Le travail du photographe consiste, en partie, à voir les choses plus
intensément que la plupart des gens. Il doit avoir et garder en lui la
réceptivité de l’enfant qui regarde le monde pour la première fois, ou
celle du voyageur qui découvre une contrée exotique… ils ont en eux
une aptitude à l’émerveillement… »
Bill Brandt a su voir plus intensément que d’autres l’envers des visages
et des choses.
Sans doute parce qu’il était à la confluence de bien des fleuves.
Éducation germanique austère et autoritaire, culture anglaise et séjour
parisien au milieu de l’effervescence surréaliste, en lui se mélangeait le
Danube, L’Elbe, la Seine et la Tamise.
Corseté dans les traditions il n’aura de cesse que d’inventer un autre
regard sur le monde.
Il portera en lui enlacés les galets et les femmes nues, les rues sombres
du Londres des années 30 et l’immensité des paysages comme des
hauts de Hurlevent, le témoignage sur la misère sociale et la recherche
esthétique découverte chez son maître Man Ray.
Homme donc de confluences, homme de paradoxes, secret, discret, il
est pourtant l’icône de la modernité en photographie.
Il est en fait un explorateur. Son œil, ou plutôt celui de son appareil
photographique en qui il avait bien plus confiance qu’en son œil, et qui
l’amènera aux postes frontières du réel.
« Il est fondamental que le photographe maîtrise l’effet produit par ses
objectifs. L’objectif est son œil, et c’est lui qui fait ou détruit ses
images. (Bill Brandt interview dans Camera in London 1948).
Exploration visuelle et des êtres et des paysages, l’art de Brandt est des
plans rapprochés de l’imaginaire.
Sans pathos, efficacement, il crée un nouveau monde entre le réalisme
social le plus direct et la pure abstraction.
Visionnaire il le fut, avec bien des périodes fort différentes depuis ses
reportages sociaux, jusqu’aux nus distordus, écartelés dans le grandangle du mystère du miroir de la beauté.
Portraitiste il va plus profond que le simple rendu de celui qui est en face,
et quand il peint Francis Bacon, Dylan Thomas, Henri Moore..., c’est
autant leurs visages que leurs œuvres passées qui apparaissent.
« Je crois qu'un bon portrait se doit d'exprimer quelque chose qui
concerne le passé du sujet et donner à entrevoir quelque chose de son
avenir »
Aussi il n’hésite pas devant les jeux de miroir, les noirs plus profonds
que le charbon des mineurs qu’il croise. Pour lui le négatif n’est qu’une
étape et il travaille sans cesse le tirage, recommençant l’accouchement
de l’image finale, non pas en fonction de ce qu’il a capté, mais de ce qu’il
entrevoit sur sa table de travail. L’agrandisseur devient un révélateur.
« Pour moi le travail en chambre noire est très important, car c’est
seulement sous l’agrandisseur que je peux achever la composition d’une
image. Je ne vois pas en quoi cela devrait interférer avec la réalité Je ne
vois pas en quoi cela pourrait altérer la vérité de la photo ».
Aussi il retouche le réel pour le plier à sa vision, à ses souvenirs que
l’image photographiée n’a pu que partiellement restituer.
« J'ai souvent l'impression d'avoir déjà vécu une situation présente, et
j'essaie de la reconstituer telle qu'elle était dans mon souvenir ».
Ce travail, presque psychanalytique de la recherche de la profondeur,
voulant abolir la frontière entre l’imaginaire et le réel, va l’amener à
travailler de façon fort étrange avec des objectifs improbables qui
semblent distordre le monde, mais qui cernent en fait ses lignes de fuite.
L’homme des miroirs et des imaginaires
« J’ai eu la chance de débuter ma carrière à Paris en 1929. Pour tout
jeune photographe de l’époque, Paris était le centre du monde. C’étaient
les beaux jours où les poètes et les surréalistes français reconnaissaient
les possibilités qu’offrait la photographie. Il y avait les parutions
surréalistes, Bifui, Variétés, Minotaure et d’autres encore, les premiers
magazines qui choisissaient des photographies pour leur qualité
poétique. Il y avait les films surréalistes comme le fameux Chien Andalou
et L’Âge d’or de Buñuel, qui eurent un fort impact sur la photographie.
On pourrait dire que c’est à cette époque-là que naquit la photographie
moderne. ».
Ainsi commence la longue interview autobiographique de Bill Brandt en
1948, qui explique sa vie aux nombreux visages, lui l’homme des
mélanges, et des virages photographiques passant du documentaire à la
recherche.
Le parcours de sa vie éclaire ce qui a fait de lui l’un des pères fondateurs
de la photographie moderne.
Car en fait malgré ses manières différentes de faire de la photo il sera
resté fidèle aux miroirs des choses et de l’imaginaire qu’elles secrètent.
De son vrai nom Hermann Wilhelm Brandt, Bill Brandt est un
photographe anglais né à Hambourg le 3 mai 1904 d’un père banquier
lui-même né à Londres de parents allemands et d’ascendants russes, et
d’une mère allemande, Lili Merck.
Il a passé toute son enfance aux environs de Hambourg, dans le
Schleswig-Holstein, patrie d’Emil Nolde et aussi à Hambourg, ville de
mouettes et de brouillard.
Son éducation sera rigide sous l’autorité sévère d’un père autoritaire.
Il a fait ses études au lycée de Hambourg puis Elmshorn.
Enfant solitaire il est déjà dans ses rêveries.
De 1924 à 1927, il séjourne pendant six ans dans un sanatorium à
Davos après avoir contracté la tuberculose à seize ans, puis il s’installe à
Vienne pour poursuivre son traitement et entamer une psychanalyse
auprès de Steckel, et aussi rejoindre ses frères qui l’avaient précédé.
À Vienne il fréquente les milieux culturels, Oskar Kokoschka, Arnold
Schoenberg, Robert Musil... Il va entreprendre des études de
photographie auprès d’une photographe professionnelle. À la suite de sa
rencontre avec le sulfureux poète américain Ezra Pound, dont il réalise
un saisissant portrait en 1928, celui-ci lui conseille d’aller à Paris et de
rencontrer Man Ray.
Il rejettera complètement son héritage allemand et optera plus tard pour
la nationalité britannique.
À Paris à partir de 1929, il travaille trois mois comme assistant de Man
Ray, et rencontre Brassaï qui sera son ami durable, mais aussi les
surréalistes, André Breton, René Crevel, et toute l’avant‐-garde
parisienne. Il devient alors un piéton de Paris. Et il va rejeter toute son
éducation germanique trop corsetée pour lui, rêvant de liberté.
Il renonce à sa nationalité allemande devant la montée du nazisme, et il
prendra la nationalité britannique.
Il quitte Paris pour revenir à Londres en 1931, qu’il avait visité dans les
années 1920. Il se marie avec la Hongroise Eva Rakos en 1931.
Il devient photo journaliste et s’attache à une description des contrastes
sociaux extrêmes de l’Angleterre, dans Londres et sa banlieue et dans
les régions minières. Ses reportages sont publiés dans les grandes
revues de l’époque, Lilliput (1937) and Picture Post (1938).
Ses images des rues de Londres sous une lumière incertaine et blafarde,
comme dans des films expressionnistes le font connaître. Il n’hésite pas
à mettre en scène sa famille dans des scènes dignes d’Alfred Hitchcock
ou de son cher Orson Welles.
Surtout pendant la guerre, sous les bombardements allemands il capte
la vie des gens réfugiés dans les abris, le métro ou les églises.
«En 1939, au début de la guerre, j'étais de retour à Londres pour
photographier le black-out : « La ville sombre, éclairée seulement par la
lune, me semblait plus belle qu’avant ou que depuis. »
À l’issue de la seconde guerre mondiale, en 1950, il délaisse la
photographie « documentaire » et hyperréaliste, et se consacre entre
1945 et 1961 principalement au nu à l’aide d’un appareil Kodak grandangle. Puis à partir de 1960 il utilise un Hasselblad muni d’un super
grand angle.
En 1961, ses photos de nus sont publiées à Londres et à New York dans
un ouvrage intitulé « Perspectives of nudes » qui va le rendre
mondialement célèbre, malgré bien des polémiques.
Ses mises en scène sur les appartements victoriens puis à l’extérieur sur
les plages de Normandie ou du Sussex, sont une lente élaboration de
l’image qu’il complète longuement en chambre noire.
Ses nus désincarnés sont sa propre marche vers l’essentiel, et peu à
peu les noirs violents et contrastés de ses tirages s’estompent pour des
blancs d’ailleurs. Il va vivre sa vie en gros plan, comme ses modèles,
comme pour effacer le corps humain et l’âge qui vient.
Ses dernières années auront été consacrées à rééditer ses livres et
refaire des tirages
Il meurt à Londres le 20 décembre 1983, après une courte maladie.
Il demeure comme une sorte d‘énigme, intériorisé et ne se dévoilant que
peu, et n’aimant pas parler de sa vie et de ses rencontres. Réticent
devant la curiosité du monde, il ne se voulait découvert que dans ses
images ;
Le photographe des champs inexplorés
« Il me semblait qu'il y avait encore d'immenses champs non explorés.
Je me suis mis à photographier des nus, des portraits et des
paysages. »
Parmi toutes les manières de Bill Brandt, celle du piéton de Paris, celle
de l’influence surréaliste, celle du témoignage social des drames de la
vie anglaise, celle de la fascination des grands paysages, celle des
portraits psychologiques, celle qui le rend unique est sa représentation
des nus et des galets, amoureusement imbriqués.
Son regard sur le corps des femmes n’est plus ce que son œil pouvait
percevoir, mais celui de son objectif :
« Quand j’ai commencé à faire des nus, je me suis laissé guider par cet
appareil, et au lieu de photographier ce que je voyais, je photographiais
ce que l’objectif voyait. Je n’interférais que très peu, et il captait des
images et des formes anatomiques que mes yeux n’avaient encore
jamais observées. » (Bill Brandt interview dans Camera in London 1948)
Et ce que l’on prend pour des déformations, des distorsions enlaidissant
la beauté féminine, n’est que l’apothéose des lignes de fuite du corps nu
de la femme qui révèle ainsi son immensité et son infini.
« Ces dernières images sont des plans rapprochés de bouts de corps,
photographiés en plein air, je voyais des genoux et des coudes, des
jambes et des poings comme des pierres et des galets qui se
mélangeaient avec les falaises, devenant un paysage imaginaire. » (Bill
Brandt interview dans Camera in London 1948).
De toute façon Bill Brandt, à jamais marqué par le carcan de son
éducation rigoriste, se voudra rebelle aux modes et aux méthodes, ne se
reconnaissant qu’un seul inspirateur, Man Ray dont il fut l’assistant.
« Man Ray, le photographe le plus original de tous, venait d’inventer les
nouvelles techniques de rayographie et de solarisation. J’étais élève
dans son studio, et j’ai beaucoup appris de ses expériences. » (Bill
Brandt interview dans Camera in London 1948).
Aussi il sera à la fois dans l’univers poétique et dans celui de l’école
documentaire. Ce qui lui a permis d’être aussi sincère en racontant les
contrastes sociaux extrêmes de Londres et sa banlieue, le nord de
l’Angleterre et ces mineurs, que des formes presque allégoriques de ses
portraits et de ses nus.
Certes son style après-guerre ne semble pas avoir la moindre liaison
avec le précédent. Pourtant avec des moyens différents apportés par le
remplacement de la lourde chambre photographique avec des appareils
plus légers et équipés de grand-angle, il y a un prolongement de ses
plongées dans l’intérieur des êtres et des choses, et le retour des
influences de Man Ray du début et aussi le fait que son enthousiasme
pour le reportage social avait disparu.
« Quelle qu’en fût la raison, le courant poétique de la photographie, qui
m’avait déjà attiré dans ma jeunesse parisienne, a recommencé à me
fasciner. Il me semblait qu’il restait encore d’immenses champs à
explorer. Je me suis mis à photographier des nus, des portraits, et des
paysages. » (Bill Brandt interview dans Camera in London 1948).
Et Bill Brandt va continuer à poser son regard sur les paysages, mais
seulement si ces paysages lui parlent et l’obsèdent et lui rappelle un
monde passé :
« J’ai parfois le sentiment d’avoir été quelque part il y a longtemps et je
dois le recapturer tel qu’il était dans mon souvenir. Une fois que j’ai
trouvé un paysage que je veux photographier, j’attends la bonne saison,
la bonne météo, et les moments propices de la journée ou de la nuit,
pour prendre la photographie que je connais - parce qu’elle s’y trouve
déjà. » (Bill Brandt interview dans Camera in London 1948).
Ce que recherche Bill Brandt est en fait une sorte de ressemblance
intérieure profonde entre le sujet et l’image. L’image instantanée, le
fameux instant décisif ne le passionne pas, il va vers une recréation de
l’instant plutôt que de sa restitution. Il faudrait pour lui que le passé et
l’avenir de ce qu’il photographie apparaissent dans l’image. Le poids des
corps, la légèreté impalpable des mouvements doit sourdre des
apparitions qu’il nous donne.
Il s’appuie sur son art de la composition et sur son instinct pour bâtir son
propre monde. Il va rechercher l’impact photographique et non le suivi
des modes : « Les règles et les conventions ne m'intéressent pas… La
photographie n'est pas un sport… C'est le résultat qui compte, peu
importe la façon d'y arriver. »
Et ce résultat est d’avoir su, presque magiquement capter l’atmosphère
des lieux et des êtres, par une attention infinie à la lumière, au lieu.
« Quand j'ai trouvé un paysage que je veux photographier, j'attends la
bonne saison, les bonnes conditions météorologiques, et le bon moment
de la journée ou de la nuit, pour obtenir l'image que je connais pour la
savoir là. »
Si on a beaucoup parlé de l’influence de Man Ray, c’est en fait de celle
du sculpteur Henri Moore qu’il faudrait souligner, comme celle de Hans
Arp et Picasso. Comme eux, Bill Brandt est avant tout un sculpteur
d’espace, un sculpteur plutôt qu’un photographe. Il admirait aussi
Edward Weston et son sens des ombres infinies.
Fasciné par les formes, par l’abstraction révélée des corps, pris sous un
certain angle, il sera le photographe qui a su remodeler le réel.
Ses femmes allongées à jamais dans l’infini des galets ne nous parlent
pas de sensualité ou d’érotisme, mais d’infini.
« Je voyais des genoux et des coudes, des jambes et des poings tels
des rochers et des galets qui se mêlaient aux falaises pour devenir un
paysage imaginaire. »
Bill Brandt a photographié en gros plan l’imaginaire.
Gil Pressnitzer
Sources : Bill Brandt, photograhs 1928-1983, Barbican Art Gallery, 1993.
Archives internet de l’Albert Museum
Un site : http://www.billbrandt.com/indexxx.html
Bibliographie
En français
En anglais
1936: The English at Home, Batsford Verlag, Londres
1938: A Night in London
1948: The camera in London, Focal Press, Londres
1961: Perspective of Nudes, Bodley Heat, Londres
1982: Nudes. 1945-1980, Fraser, Londres

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