Responsabilité administrative

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Responsabilité administrative
Revues
Lexbase La lettre juridique n˚587 du 16 octobre 2014
[Responsabilité administrative] Chronique
Chronique de droit de la responsabilité administrative —
Octobre 2014
N° Lexbase : N4029BUR
par Pierre Tifine, Professeur à l'Université de Lorraine et directeur
adjoint de l'Institut de recherches sur l'évolution de la Nation et de
l'Etat (IRENEE), Directeur scientifique de Lexbase Hebdo — édition
publique
Lexbase Hebdo — édition publique vous propose, cette semaine, de découvrir la chronique d'actualité de
droit de la responsabilité administrative rédigée par Pierre Tifine, Professeur à l'Université de Lorraine et
directeur adjoint de l'Institut de recherches sur l'évolution de la Nation et de l'Etat (IRENEE). Elle traitera,
tout d'abord, d'un arrêt rendu le 31 mars 2014 par le Conseil d'Etat qui affirme le principe selon lequel nul
ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance s'applique aux instances introduites après
l'entrée en vigueur de la loi "Kouchner" du 4 mars 2002, quelle que soit la date de naissance de l'enfant (CE,
5˚ et 4˚ s-s-r., 31 mars 2014, n˚ 345 812, mentionné aux tables du recueil Lebon). Cette chronique se penchera
ensuite sur un arrêt du 28 mai 2014 par lequel la Haute juridiction administrative précise que le principe
de sécurité juridique s'oppose à ce que l'allongement du délai de prescription permis par un règlement
européen soit fixé en l'absence d'un texte spécial (CE 3˚ et 8˚ s-s-r., 28 mai 2014, n˚ 350 095, mentionné aux
tables du recueil Lebon). Enfin, sera présenté un arrêt du Tribunal des conflits en date du 19 mai 2014 relatif
à la problématique du conflit négatif et de la mise en œuvre du mécanisme de cumul des responsabilités
(T. confl., 19 mai 2014, n˚ 3939).
– Le principe selon lequel nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance s'applique
aux instances introduites après l'entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, quelle que soit la date de
naissance de l'enfant (CE, 5˚ et 4˚ s-s-r., 31 mars 2014, n˚ 345 812, mentionné aux tables du recueil Lebon
N° Lexbase : A6400MIU)
La question du champ d'application dans le temps de l'article 1er de la loi n˚ 2002-303 du 4 mars 2002, relative
aux droits des malades et à la qualité du système de santé (N° Lexbase : L1457AXA), dite loi "anti-Perruche", fait
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l'objet de nouvelles précisions apportées par le Conseil d'Etat dans un arrêt du 31 mars 2014. Aujourd'hui codifiées
à l'article L. 114-5 du Code de l'action sociale et des familles (N° Lexbase : L8912G8L), ces dispositions précisent
que "nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance". Ainsi, contrairement à ce qu'avait jugé
la Cour de cassation avant l'entrée en vigueur de cette loi dans son arrêt "Perruche" (1), l'invocation d'un préjudice
de naissance par l'enfant né handicapé à la suite d'une erreur de diagnostic est désormais exclue. Cette solution,
sur ce point précis, était, en revanche, conforme à celle retenue par le Conseil d'Etat (2). Toutefois, la loi constituait
également un recul par rapport à la jurisprudence administrative puisqu'elle prévoyait que la compensation des
"charges particulières" liées à la vie de l'handicapé relevait désormais de la seule "solidarité nationale". Il résultait
nécessairement de l'application de ces nouvelles dispositions une limitation des droits à réparation des préjudices
liés à la naissance, à la fois au regard de la jurisprudence du Conseil d'Etat et de celle de la Cour de cassation.
L'application des dispositions de la loi du 4 mars 2002 "aux instances en cours, à l'exception de celles où il a été
irrévocablement statué sur le principe de l'indemnisation" a fait l'objet d'un contentieux devant la Cour européenne
des droits de l'Homme. Dans deux décisions du 6 octobre 2005 rendues en Grande chambre, la Cour avait estimé
que cette application de la loi constituait une ingérence dans le droit au respect des biens contraire à l'article 1er
du premier Protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase :
L1625AZ9) (3). La Cour de cassation (4) et le Conseil d'Etat se sont ralliés à cette jurisprudence (5). Plus précisément, les juridictions suprêmes ont considéré qu'il n'y avait pas lieu d'appliquer le dispositif "anti-Perruche" de
manière rétroactive aux instances en cours avant l'entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002.
Par la suite, la Cour de cassation est allée plus loin en considérant que la loi ne devait pas être appliquée aux
demandes d'indemnisation concernant les enfants nés avant le 7 mars 2002, que l'action en justice soit introduite
avant, ou après, l'entrée en vigueur de celle-ci (6). Le Conseil constitutionnel a, quant à lui, dans une décision du 11
juin 2010, validé le dispositif légal "anti-Perruche", exception faite des dispositions transitoires qu'il a déclaré anticonstitutionnelles (7). La décision du Conseil constitutionnel n'était toutefois pas exempte d'ambiguïtés, puisqu'elle
semblait opérer une distinction selon la date de l'introduction de l'instance, ce qui a donné lieu à une divergence
d'interprétation entre le Conseil d'Etat et la Cour de cassation. Pour le Conseil d'Etat, qui statuait sur conclusions
contraires du rapporteur public, la décision du Conseil constitutionnel devait être comprise comme déclarant inconstitutionnelle la loi en cela qu'elle s'applique aux instances en cours (8). Ainsi, les dispositions de l'article L. 114-5 du
Code de l'action sociale et des familles devaient s'appliquer à la "réparation de dommages dont le fait générateur
était antérieur à la date d'entrée en vigueur de cette loi mais qui, à cette date, n'avaient pas encore donné lieu à une
action indemnitaire". Pour la Cour de cassation, la déclaration d'inconstitutionnalité concerne l'application de la loi
nouvelle aux instances en cours le jour de son entrée en vigueur. Ainsi, selon cette juridiction, la loi ne s'applique
pas, dans tous les cas de figure, aux naissances survenues avant son entrée en vigueur, alors même qu'une action
en justice n'aurait été intentée qu'après l'entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 (9).
L'arrêt du Conseil d'Etat du 31 mars 2014 s'inscrit dans le cadre de cette controverse et il donne l'occasion à
la juridiction administrative suprême de confirmer son interprétation de la décision du Conseil constitutionnel du
11 juin 2010. En l'espèce, un enfant était né le 30 décembre 2001, atteint d'un "syndrome de Vaterl" qui n'avait
pas été décelé lors des examens prénataux. L'enfant a présenté, dès sa naissance et du fait de ce syndrome, de
graves malformations. Le 22 janvier 2003, estimant qu'une erreur de diagnostic avait été commise, ses parents
ont sollicité la désignation d'un expert, puis ils ont introduit une action à l'encontre du centre hospitalier devant le
tribunal administratif.
Par une décision du 30 décembre 2008, le tribunal administratif a retenu la responsabilité de l'hôpital, tant à l'égard
des parents que de l'enfant lui-même. Plus précisément, il a refusé d'appliquer à l'instance l'article L. 114-5 du Code
de l'action sociale et des familles sur le fondement de l'article 1er du 1er Protocole additionnel. Cette décision était
intéressante, puisqu'elle ne constituait pas un retour à la jurisprudence "Quarez" (10), qui autorisait la réparation
des seuls préjudices subis par les parents de l'enfant. En réalité, c'est la solution de l'arrêt "Perruche" qui était ainsi
ressuscitée, puisque l'enfant voyait également ses préjudices réparés, en application d'une lecture pour le moins
extensive de la jurisprudence "Draon" (11). En effet, la condamnation de la France par la Cour européenne des
droits de l'Homme était fondée sur le fait que les requérants bénéficiaient d'une créance, assimilable à un bien, en
vertu de laquelle ils pouvaient légitiment espérer obtenir réparation du préjudice résultant des "charges particulières"
découlant du handicap de leur enfant, possibilité supprimée par la loi du 4 mars 2002. Il n'y avait donc, en tout état de
cause, pas lieu d'appliquer la jurisprudence "Perruche" au cas d'espèce, les requérants ne pouvant raisonnablement
fonder l'espoir d'obtenir réparation sur ce fondement devant les juridictions administratives.
C'est certainement pour cette raison que la cour administrative d'appel de Douai, dans la même affaire, a refusé de
reconnaître le préjudice propre de l'enfant (12). Toutefois, comme les premiers juges, la cour administrative d'appel
avait également écarté l'application de l'article L. 114-5 du Code de l'action sociale et des familles, en se fondant
cette fois-ci sur la décision du Conseil constitutionnel du 11 juin 2010. Pour la cour administrative d'appel, cette
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décision avait donc implicitement abrogé les dispositions transitoires de la loi du 4 mars 2002, ce qui avait pour
effet de rendre applicable la jurisprudence "Quarez" au cas d'espèce.
Cette solution est censurée par le Conseil d'Etat qui maintient donc sa jurisprudence "Lazare" (13) en retenant que
la décision du Conseil constitutionnel "n'emporte abrogation du 2 du II de l'article 2 de la loi du 11 février 2005
que dans la mesure où la disposition inconstitutionnelle rendait les règles nouvelles applicables aux instances en
cours au 7 mars 2002". Les requérants n'entraient donc pas dans le champ des dispositions abrogées, dès lors
qu'ils avaient intenté leur action après le 7 mars 2002, alors même que leur enfant était né avant cette date. Pour
le Conseil d'Etat, ils "n'étaient pas titulaires à cette date d'un droit de créance indemnitaire qui aurait été lui-même
constitutif d'un bien" au sens des stipulations de l'article 1 du Premier protocole additionnel à la Convention. En
conséquence, les juges écartent le moyen "tiré de ce que l'application de l'article L. 114-5 aux instances engagées
après le 7 mars 2002 à des situations nées avant cette date porterait une atteinte disproportionnée aux droits qui
leur sont garantis par ces stipulations". Ils écartent également le moyen "tiré de ce qu'ils auraient été victimes, dans
l'exercice de ces droits, d'une discrimination injustifiée au regard de l'article 14 de la même Convention (N° Lexbase :
L4747AQU)".
Sur le fond les juges font application des dispositions de l'article L. 114-5 susvisé selon lesquelles "la personne née
avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l'acte fautif a provoqué
directement le handicap ou l'a aggravé, ou n'a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l'atténuer". Or,
l'erreur de diagnostic commise par le centre hospitalier n'a ni provoqué, ni aggravé, le handicap dont est atteint la
victime, dont la réparation du préjudice est donc écartée.
S'agissant des préjudices subis par les parents, les juges font application des dispositions du même article selon
lesquelles "lorsque la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement de santé est engagée vis-à-vis des
parents d'un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d'une faute caractérisée, les
parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice". Ils considèrent que, dans les circonstances
de l'espèce, l'absence de vérification de la conformité des quatre membres du fœtus constitue une faute qui, par
son intensité et sa gravité, est caractérisée au sens de ces dispositions.
Si les frais liés au handicap de leur fils ne sauraient être mis à la charge du centre hospitalier -la loi écartant la
réparation des charges particulières découlant, tout au long de la vie du handicap de l'enfant— chaque époux se voit
néanmoins attribuer la somme de 40 000 euros au titre des troubles importants dans leurs conditions d'existence,
soit davantage que les 51 000 euros qui leur avaient été attribués par la cour administrative d'appel de Douai. Cette
solution peut paraître surprenante puisqu'elle aboutit à majorer les indemnités dont bénéficient les requérants,
alors que, du fait de l'application des dispositions transitoires de la loi du 4 mars 2002, l'indemnisation d'un chef
de préjudice est écartée. Il reste désormais à savoir qu'elle serait la position de la Cour de Strasbourg sur une
interprétation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme qui peut paraître en décalage
par rapport à des jurisprudence "Draon" et "Maurice".
– Le principe de sécurité juridique s'oppose à ce que l'allongement du délai de prescription permis par un
règlement européen soit fixé en l'absence d'un texte spécial (CE 3˚ et 8˚ s-s-r., 28 mai 2014, n˚ 350 095,
mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6324MPW)
L'arrêt n˚ 350 095 du 28 mai 2014 apporte d'utiles précisions sur la question de la prescription en droit de l'Union
européenne au regard du principe de sécurité juridique. La société X avait été déclarée adjudicataire d'une aide
communautaire, dite au "beurre pâtissier", pour la fabrication de 50 tonnes de crème destinée, après addition de
traceurs, à être incorporée dans des produits de pâtisserie, glaces et autres produits alimentaires. Par un courrier du
13 juillet 2006, la société a été informée que l'analyse de prélèvements effectués le 12 avril 2002 avait fait apparaître
une teneur en acide énanthique, traceur chimique qu'elle avait utilisé pour permettre le contrôle de l'incorporation
de la crème dans les produits finaux, inférieure aux normes prescrites par le Règlement (CE) n˚ 2571/97 du 15
décembre 1997 (N° Lexbase : L4723AUH) (14). La société s'est alors vu demander, par deux décisions du 12
septembre 2006 le versement d'une somme correspondant au montant des garanties de transformation qu'elle
avait constituées.
La société contestait ces décisions au motif que le délai de prescription de quatre années prévu par l'article 3 du
Règlement (CE) 2988/95 du 18 décembre 1995, relatif à la protection des intérêts financiers des Communautés
européennes (N° Lexbase : L5328AUU) (15), était expiré. Contrairement au tribunal administratif de Caen, saisi
en première instance, la cour administrative d'appel de Nantes avait considéré que les décisions litigieuses étaient
légales.
Le Conseil d'Etat censure cet arrêt pour erreur de droit, en se référant expressément à la jurisprudence de la Cour
de justice de l'Union européenne (16). La question était délicate à régler puisqu'elle n'est pas clairement tranchée
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par les dispositions susvisées. En effet, si le Règlement (CE) n˚ 2988/85 retient une prescription de quatre ans (17),
il précise également que les "Etats conservent la faculté d'appliquer un délai plus long" (18).
Selon le juge de l'Union européenne, "le principe de sécurité juridique s'oppose à ce qu'un délai de prescription
plus long au sens [...] du Règlement [...] puisse résulter d'un délai de prescription de droit commun réduit par la
voie jurisprudentielle pour que ce dernier satisfasse dans son application au principe de proportionnalité, dès lors
que, en tout état de cause, le délai de prescription de quatre années prévu à l'article 3 [...] du Règlement [...] a
vocation à être appliqué dans de telles circonstances" (19). En conséquence, le Conseil d'Etat a considéré que le
délai de prescription trentenaire de l'article 2262 du Code civil (N° Lexbase : L7209IAA) "même réduit par la voie
jurisprudentielle", ne pouvait être appliqué. En outre, en l'absence de réglementation nationale spécifique prévoyant
un délai de prescription plus long, seul le délai de prescription de quatre ans prévu par l'article 3 § I du Règlement
(CE) n˚ 2988/95 était applicable. Dès lors, puisqu'un délai supérieur à quatre ans s'était écoulé entre le dernier
acte de susceptible d'interrompre la prescription et le courrier du 13 juillet 2006 reprenant les poursuites, l'action en
répétition de l'indu devait être considérée comme prescrite. Il faut noter que cette solution revient sur la jurisprudence
"Lactalis" (20) à l'occasion de laquelle le Conseil d'Etat avait considéré qu'un délai de cinq ans pour exercer l'action
en répétition de l'indu, en réduction du délai de prescription de l'article 2262 du Code civil n'était pas contraire aux
principes communautaires de proportionnalité et de non-discrimination (21).
– Conflit négatif et mise en œuvre du mécanisme de cumul des responsabilités (T. confl., 19 mai 2014, n˚
3939 N° Lexbase : A5158MMY)
L'arrêt n˚ 3939 du 19 mai 2014 apporte des précisions nouvelles sur la mise en œuvre du mécanisme de cumul des
responsabilités. L'hypothèse visée, qui est inédite, est celle, où consécutivement à une procédure de conflit négatif,
est caractérisée une faute personnelle détachable, mais non dépourvue de tout lien avec le service.
A la suite d'une procédure pénale engagée par un agent communal pour harcèlement contre son maire, celui-ci ci
avait fait pression sur la directrice générale des services pour la dissuader de témoigner et avait conclu avec elle
un "protocole transactionnel". Selon ce protocole, le maire s'engageait à ne pas décharger la directrice générale
de ses fonctions jusqu'au 31 mars 2008, celle-ci s'engageant, en contrepartie, à préparer le budget communal en
s'abstenant de presque tout contact avec le personnel communal, à n'avoir aucun contact avec les candidats à
l'élection municipale et surtout à ne pas témoigner contre le maire.
Par un arrêt du 31 octobre 2011, la cour d'appel d'Aix-en-Provence avait condamné le maire à 3000 euros d'amende
pour subornation de témoin, en application de l'article 434-15 du Code pénal (N° Lexbase : L7972ALT). Mais statuant sur l'action civile, la cour d'appel avait ensuite considéré que le délit sanctionné ne constituait pas une faute
personnelle détachable des fonctions du maire. En conséquence, la cour d'appel s'était déclarée incompétente, ce
qui avait conduit l'agent à saisir le tribunal administratif de Marseille qui s'est déclaré à son tour incompétent.
Saisi dans le cadre de la procédure de conflit négatif, le Tribunal des conflits devait donc se prononcer sur la
juridiction compétente pour connaître d'une action en responsabilité qui trouvait son origine dans la faute d'un
maire qui avait l'objet d'une condamnation pénale. Le Tribunal des conflits suit un raisonnement en trois temps : la
faute à l'origine du dommage est une faute personnelle (I) ; cette faute personnelle n'est pas dépourvue de tout lien
avec le service (II) ; l'existence de deux jugements d'incompétence erronés doit conduire le Tribunal des conflits à
renvoyer l'affaire à la fois au juge judiciaire et au juge administratif (III).
I — La faute à l'origine du dommage est une faute personnelle
De prime abord, on pourrait penser qu'à partir du moment où un agent a fait l'objet d'une condamnation pénale
pour des faits en relation avec ses fonctions, la faute pénale ainsi sanctionnée est également une faute personnelle
mettant en jeu sa responsabilité pécuniaire. Il n'en est rien cependant, puisqu'il résulte d'une jurisprudence constante
que la faute personnelle ne se confond pas avec la faute pénale (22). Ainsi, conformément à la jurisprudence
"Pelletier" (23), des faits qualifiés de faute pénale peuvent être constitutifs, également, soit d'une faute personnelle,
soit d'une faute de service.
Ces solutions peuvent paraître contestables, mais elles se justifient par le fait que l'agent mis en cause pouvait
penser agir dans l'intérêt du service. Il est évident, toutefois, dans l'hypothèse d'une faute pénale, que plus l'infraction
commise est grave, plus la faute personnelle aura des chances d'être reconnue.
Ainsi, il est fréquent que ce soit la qualification de faute de service qui est retenue en cas d'infraction non-intentionnelle,
par exemple lorsqu'un médecin ou un chirurgien hospitalier est condamné pour non-assistance à personne en péril
(24). En revanche, les faits constitutifs d'un délit intentionnel, ce qui est le cas dans la présente affaire, sont, en
principe, également constitutifs d'une faute personnelle. Certes, ce principe souffre d'un certain nombre d'excep-
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tions. Tel est le cas lorsque la sanction pénale concerne des faits qui ne sont pas constitutifs d'une volonté de nuire
caractérisée et qu'ils se rattachent aux fonctions de l'agent. Dans cette hypothèse, les faits peuvent être qualifiés
de faute de service. Tel est le cas, par exemple, lorsque l'agent mis en cause a fait preuve d'abus d'autorité (25),
a commis des violences légères (26), ou encore lorsqu'il a tenu des propos diffamatoires dans le cadre de ses
fonctions (27), dans la mesure, toutefois, où les excès dont il s'est rendu coupables demeurent dans une certaine
limite.
Dans la présente affaire, il toutefois assez évident que les faits reprochés au maire sont liés exclusivement a son
intérêt personnel, et plus précisément à la volonté d'échapper à une condamnation pénale. La faute personnelle
était caractérisée et c'est donc à tort que la cour d'appel d'Aix-en-Provence s'est déclarée incompétente.
II — La faute personnelle à l'origine du dommage n'est pas dépourvue de tout lien avec le service
Le mécanisme de cumul des responsabilités a été admis à l'occasion de l'arrêt "Epoux Lemonnier" du 26 juillet
1918 (28). Il conduit à considérer que lorsqu'une faute personnelle a été commise à l'occasion du service, la victime
dispose d'une option : elle peut rechercher la responsabilité personnelle de l'agent devant la juridiction judiciaire, ou
celle de l'administration devant la juridiction administrative. Le cumul des responsabilités constitue donc une sorte
de garantie par l'administration des fautes personnelles subies par les victimes, l'administration pouvant ensuite se
retourner contre son agent. Il évite aux victimes de se retrouver confrontées à l'insolvabilité de l'agent. Ce mécanisme a ensuite été étendu en cas de faute personnelle commise en dehors du service, mais avec les moyens du
service à l'occasion de trois arrêts d'Assemblée du 18 novembre 1949, "Mimeur", "Defaux" et "Bethelsemer" (29).
En conséquence, seules les fautes personnelles dépourvues de tout lien avec le service sont exclues du mécanisme
de cumul des responsabilités.
Il est important de noter que la gravité de la faute commise n'a aucune incidence sur la mise en œuvre de ce
mécanisme. Il a ainsi été jugé, par exemple, qu'une faute personnelle commise par un policier chargé de régler la
circulation automobile qui a volontairement sorti son arme et fait feu sur un automobiliste sans motif légitime n'est
pas dépourvue de tout lien avec le service (30). Dans une affaire plus proche de celle qui nous intéresse, une faute
personnelle non dépourvue de tout lien avec le service a été reconnue dans un cas où le maire d'une commune avait
établi des certificats administratifs attestant faussement de la réalisation de travaux dans un but d'enrichissement
personnel (31).
Compte tenu de cette jurisprudence, il n'est pas surprenant que le Tribunal des conflits considère que les faits de
subornation de témoin dont le maire s'est rendu coupable dans la présente affaire, s'ils sont constitutifs d'une faute
personnelle, ne sont pas pour autant dépourvus de tout lien avec le service.
III — Les conséquences du cumul de responsabilité en cas de conflit négatif
Compte tenu de ces éléments, les deux jugements d'incompétence de la cour d'appel de Marseille et du tribunal
administratif de la même ville sont donc erronés. Mais plutôt que de se contenter d'annuler le premier jugement,
comme le demande la requérante, le Tribunal des conflits choisit d'annuler également le second.
Cette solution se justifie au moins pour trois raisons. C'est d'abord une conséquence logique du mécanisme du
cumul des responsabilités. Ensuite, elle est conforme à la logique de la procédure de conflit négatif qui consiste,
comme le précise l'article 17 de la loi du 26 octobre 1849 à faire "régler la compétence". Enfin, elle correspond aux
intérêts des requérants. En effet, si le Tribunal des conflits s'était borné à annuler le jugement de la cour d'appel
de Marseille, comme le demandait la requérante, celle-ci se serait vue privée de la possibilité de bénéficier du
mécanisme de cumul de responsabilité, le jugement d'incompétence du tribunal administratif subsistant. Cependant,
il ne s'agit pas de permettre à la victime d'obtenir une double indemnisation. Le Tribunal des conflits précise donc
qu'il "appartiendra seulement à la juridiction judiciaire et à la juridiction administrative, si elles estiment devoir allouer
une indemnité à la victime en réparation du préjudice dont elle se prévaut, de veiller à ce qu'elle n'obtienne pas une
réparation supérieure à la valeur du préjudice subi du fait de la faute commise".
(1) Ass. Plén., 17 novembre 2000, n˚ 99-13.701 (N° Lexbase : A1704ATB), Bull. civ., 2000, n˚ 9, p. 319 et p. 389,
D., 2001, p. 332, note Mazeaud et note Jourdain, D., 2001, somm. p. 2796, obs. Vasseur Lambry, JCP éd. G, 2000,
II, 10 438, rapp. Sargos., concl. Sainte-Rose, note Chabas, Gaz. Pal., 2001, 37, rapp. Sargos, concl. Sainte Rose,
note Guigne, Dr. famille 2001, n˚ 11, note Murat, Contrats conc. consom., 2001, 39, note Leveneur, RTD civ. 2001,
p. 103, obs. Hauser, ibid. p. 149, obs. Jourdain, ibid. p. 226, obs. Libchaber.
(2) CE, Sect., 14 février 1997, n˚ 133 238, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8308AD3), p. 44, concl. Pécresse,
AJDA, 1997, p. 430, chron. Chauvaux et Girardot, D., 1999, somm. comm., p. 60, obs. Bon et de Béchillon, Droit
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adm., 1997, 146, obs. Esper, JCP, 1997, I, 4025, obs. Viney, JCP 1997, 4072, obs. Petit, JCP, 1977, 22 928, note
Moreau, LPA, 1997, n˚ 64, note Alloiteau, Quot. Jur., 1997, n˚ 36, note Pellissier, RDP, 1997, p. 1139, note Auby et
p. 1147, note Waline, RDSS, 1998, p. 94, note Mallol, RFDA, 1997, p. 374, concl. Pécresse, note Mathieu.
(3) CEDH, 6 octobre 2005, Req. 11 810/03 (N° Lexbase : A6794DKT), Req. 1513/03 (N° Lexbase : A9579DPH),
JCP éd. G, 2006, I, 109, chron. Sudre, JCP éd. G, 2006, II, 10 061, note Zollinger, RTDH, 2006, n˚ 67, p. 667, obs.
Bellivier.
(4) Cass. civ. 1, 24 janvier 2006, n˚ 02-12.260, FS-P+B (N° Lexbase : A5687DML), Dr. famille, 2006, 104, JCP éd.
G, 2006, II, 10 062, note Gouttenoire et Porchy-Simon.
(5) CE 4˚ et 5˚ s-s-r., 24 février 2006, n˚ 250 704, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3958DNW), JCP éd. A,
2006, 1074, concl. Olson, JCP éd. G, 2006, II, 10 062, AJDA, 2006, p. 1272.
(6) Cass. civ. 1, 8 juillet 2008, n˚ 07-12.159, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A5290D9S), RDSS, 2008, p. 975, obs.
Hennion-Jacquet.
(7) Cons. const., décision n˚ 2010-2 QPC du 11 juin 2010 (N° Lexbase : A8019EYN), AJDA, 2010, p. 1178, note
Brondel, Rev. gén. droit médical, 2010, p. 291, note Zollinger.
(8) CE, Ass., 13 mai 2011, n˚ 329 290, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8726HQA), RTDCiv., 2012, p. 71,
note Deumier.
(9) Cass. civ. 1, 15 décembre 2011, n˚ 10-27.473, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A2913H8E), JCP éd. G, 2012, 72,
note Sargos, RTDCiv., 2012, p. 75, note Deumier.
(10) CE, Sect., 14 février 1997, n˚ 133 238, publié au recueil Lebon, préc..
(11) CEDH, 6 octobre 2005, Req. 1513/03, préc..
(12) CAA Douai, 2ème ch., 16 novembre 2010, n˚ 09DA00 402 (N° Lexbase : A6295GM4).
(13) CE, Ass., 13 mai 2011, n˚ 329 290, publié au recueil Lebon, préc..
(14) JOCE, L 350, 20 décembre 1997.
(15) JOUE n˚ L 312, 23 décembre 1995.
(16) CJUE, 5 mai 2011, aff. C-201/10 et 202/10 (N° Lexbase : A7682HP9), Rec. CJUE, 2011, p. 3545, Europe,
2011, comm. 237, obs. Michel.
(17) art. 3, § 1.
(18) art. 3, § 3.
(19) CJUE, 5 mai 2011, aff. C-201/10 et C-202/10, préc..
(20) CE 3˚ et 8˚ s-s-r., 27 juillet 2009, n˚ 292 620, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1229EKQ),
RJEP, 2010, comm. 4, concl. Glaser.
(21) T. confl., 14 janvier 1935, Thépaz, Rec., p. 1224, S., 1935, III, p. 17, note Alibert.
(22) T. confl., 30 juillet 1873, Rec. 1er supplt, concl. David, D., 1974, III, p. 5, concl. David.
(23) CE 5˚ et 7˚ s-s-r., 3 novembre 2003, n˚ 224 300, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase :
A0883DAX), p. 990.
(24) T. confl., 15 novembre 2004, n˚ 3428.
(25) T. confl., 2 décembre 1991, n˚ 02 682 (N° Lexbase : A8079BDL).
(26) T. confl., 12 février 2001, n˚ 03 232 (N° Lexbase : A5537BQ7).
(27) Rec., p. 761, D., 1918, III, p. 9, concl. Blum, note Hauriou.
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(28) Rec. p. 492, D., 1950, p. 667, note J.G., JCP, 1950, 5286, concl. Gazier, RDP, 1950, p.183, note Waline.
(29) T. confl., 21 juin 2004, n˚ 3389 (N° Lexbase : A1571DQA).
(30) CE 3˚ et 8˚ s-s-r., 2 mars 2007, n˚ 283 257, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4281DU4).
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