le dauphin, père de louis xvi (1729-1765)

Transcription

le dauphin, père de louis xvi (1729-1765)
Le mois littéraire et pittoresque – 1908
LE DAUPHIN, PÈRE DE LOUIS XVI (1729-1765)
On a tout dit et peut-être même trop dit sur la mémoire du roi Louis XV, dont les fautes ont fait
oublier souvent les vertus de sa famille. Nombreux sont les historiens qui ont laissé dans la pénombre ceux-là mêmes qui, dans l'entourage du roi, s'efforçaient de racheter par leur vie exemplaire
et modeste l'immodeste et regrettable conduite du souverain.
Et parmi ces vertueux personnages, il en est un dont la personnalité glisse inaperçue et fugitive
entre le règne de Louis XV et celui de Louis XVI : c'est Louis, Dauphin de France, dont on peut
dire qu'il fut fils de roi, père de roi et jamais roi. Assurément, sa vie ne fut point éclatante, et
quelque chose de terne semble bien en avoir signalé l'ensemble. Cela est naturel, puisqu'il mourut à
l'âge de trente-six ans ; mais ces trente-six années, le prince les sut vivre dans une telle atmosphère
de beauté morale qu'il convient peut-être de les rappeler en une esquisse rapide.
Ce fut une grande fête à Versailles et dans la France entière lorsque, le 4 septembre 1729, la
douce Marie Leczinska mit au monde un héritier du trône, que le cardinal de Rohan, grand aumônier de France, ondoya dès le jour même. Un usage immémorial voulait en effet que les enfants de
France ne soient baptisés qu'à l'âge où ils pouvaient comprendre la signification de cet acte et ratifier eux-mêmes les engagements que leur imposait la qualité de chrétien.
L'enfant fut porté dans l'appartement du château de Versailles qui lui était préparé.
— Duc de Villeroy, s'écria alors le roi Louis XV de sa voix harmonieuse et vibrante, conduisez le
Dauphin ! C'est le seul cas où mon capitaine des gardes puisse me quitter.
Et le souverain — qui était plus traditionaliste que moderniste — remit l'enfant aux mains de
Mme la duchesse de Ventadour, laquelle atteignait sa soixante-dix-huitième année. C'est par cette
respectable dame qu'il avait été élevé. Il estimait donc qu'elle était seule capable de donner à son fils
les soins qu'il avait reçus d'elle.
Pendant toute la journée qui suivit ce mémorable événement, la foule parisienne — cette même
foule docile et obéissante aux meneurs, qui devait quelque soixante ans plus tard crier : « Mort aux
tyrans ! » — poussa le cri de : « Vive le roi ! Vive le Dauphin ! » Et ce furent dans la ville de ces réjouissances dignes des contes de fées que ne connaissent plus nos temps moroses. Un fameux charlatan, le grand Thomas, qui se tenait sur le Pont-Neuf, annonça même au peuple rassemblé qu'en réjouissance de la naissance du Dauphin « il arracherait pendant quinze jours les dents gâtées et tiendrait table ouverte sur le Pont-Neuf, le 19 septembre, avec une petite réjouissance d'artifice pour le
dessert ».
Quelques jours plus tard, Louis XV, qui, dans ce temps-là, n'avait rien à refuser quand on demandait au nom de ce fils chéri, trouva dans l'appartement du jeune prince cette pièce de vers :
Si le fils du roi, notre maître,
Par son crédit faisait renaître
En son entier ma pension
(Chose dont j'aurais grande envie),
Je chanterais comme Arion :
Un Dauphin m'a sauvé la vie.
C'est dire que, de bonne heure, les nombreux solliciteurs de Sa Majesté comprirent que le jeune
Dauphin pourrait bien être pour eux le « canal des grâces ».
Ils ne se trompaient point. Dès le bas âge, le prince révéla des tendances marquées à la générosité
et il se fit aimer de son entourage. Point n'est besoin de donner ici de longs détails sur cette époque
de sa vie qui ressemble beaucoup à d'autres jeunesses princières. Ce n'est pas en vain qu'un écrivain
a dit : « L'enfance des princes n'est bonne que pour les historiographes des cours. » Cependant,
quelques traits de caractère du fils de Louis XV méritent de n'être pas passés sous silence. On y découvre le germe de ses qualités futures.
Il advint un jour qu'un vieux garde du Corps était de service dans sa chambre. Sur sa poitrine
brillait la croix de Saint-Louis. Amusé et ravi par cet étincelant objet, le Dauphin se tourne vers
Mme de Ventadour :
— Qu'est-ce donc que cela, maman ? Interroge-t-il.
Et l'imposante douairière de répondre en chevrotant :
— C'est une marque de distinction que le roi accorde à ceux qui l'ont bien servi.
Alors, l'enfant réfléchit, puis, fixant avec attention le garde du Corps, il s'avance avec cette dignité trop grave qui caractérisait jadis les fils du roi, et, dans un sourire gracieux, il donne sa main à
baiser au vieux serviteur du souverain et de la France.
Et lorsque, plus tard, Louis Dauphin rencontrait un chevalier de Saint-Louis, l'enfant, dont la mémoire est comme un miroir qui reflète exactement les impressions et les images reçues de ses éducateurs, souriait encore en disant avec admiration :
— Voilà encore un bon serviteur du roi !
L'anecdote est de secondaire importance, mais n'a-t-elle point son prix ? C'est tout un tableau et
c'est toute une scène que cet épisode. Il indique la mentalité déjà royale du jeune prince auquel dès
l'enfance on apprend les devoirs souvent difficiles de la majesté : l'art de ne jamais oublier les services rendus et l'art encore plus difficile de savoir se concilier les dévouements et les zèles en les remerciant. C'est à cette gymnastique morale, souvent efficace, parfois oppressante, qu'étaient jadis
soumis les fils de France. D'aucuns étouffaient sous le poids de cette parade continuelle que compliquait encore l'étiquette. D'autres, mieux doués, prenaient dès le berceau conscience de leur mission
sur la terre, et c'était alors une grande force sur laquelle s'étayait la monarchie héréditaire.
Dès que le prince eut atteint l'âge de six ans, le roi lui donna pour gouverneur le comte, depuis
duc de Châtillon.
Cette nouvelle eut pour effet immédiat de provoquer chez le Dauphin une abondante crise de
larmes, car il y vit le signal du départ de Mme de Ventadour qui lui donnait des dragées, alors que
M. de Châtillon ne lui donnait que des conseils. C'était un seigneur rude, dont les manières étaient
essentiellement différentes de celles d'une douairière et dont la valeur s'était récemment signalée à
la bataille de Guastalla.
Le Dauphin lui dit cependant, en poussant un gros soupir :
— Je suis ravi que le roi vous ait nommé, le vous aimerai de tout mon cœur.
Et il tint parole, car M. de Châtillon fut un éducateur de premier ordre.
On lui adjoignit l'évêque de Mirepoix, Boyer, qui fut nommé précepteur de l'enfant, tandis que
l'abbé de Saint-Cyr, Odet-Joseph de Vaux de Giry, était nommé sous-précepteur. M. de Giry était un
de ces hommes rares faits pour suivre avec succès l'éducation d'un prince. « Instruit et vertueux,
d'un caractère modéré, ferme et uniforme, jamais, a dit M. de l'Épinois, il ne sut mendier l'affection
de son élève en dissimulant ses défauts ou en flattant ses goûts. » Or, comme le Dauphin avait,
comme plusieurs membres de son auguste maison, des dispositions marquées à la violence, on imagine bien que les rapports entre maître et élève ne furent pas toujours faciles.
Un jour où M. de Saint-Cyr avertissait le Dauphin qu'il était temps de prendre sa leçon :
— Je suis bien sûr, lui dit-il, qu'on n'a pas assujetti tous les princes à apprendre le latin comme
moi. Parlez-moi en conscience. Cela n'est-il pas vrai ?
— Je ne vous le dissimulerai pas, lui répondit l'abbé. Cela n'est que trop vrai. Nos histoires en
font foi et nous offrent quantité de princes qui se sont rendus méprisables par une grossière ignorance.
Le prince était intelligent. Il se le tint pour dit et ne répliqua plus. Aussi bien pouvait-il dire par la
suite, en présentant l'abbé de Saint-Cyr à la Dauphine, lorsqu'il eut atteint l'âge d'homme :
— Madame, considérez bien ces petits yeux perçants, ces sourcils noirs, ce front imposant, vous
voyez l'homme qui m'a fait le plus de peur dans mon existence, mais Vous voyez aussi en lui mon
meilleur ami.
L'abbé de Saint-Cyr marqua d'une forte empreinte le caractère du Dauphin et il lui inculqua une
des qualités les plus précieuses : l'art de se dominer. Naturellement pétulant et colère, le prince souffrait difficilement ce qu'il considérait comme une atteinte à ses prérogatives. Une des princesses ses
sœurs étant une fois à table avec lui et se mettant en devoir de se servir la première :
— J'aurais cru, lui dit le Dauphin, que quand j'étais ici, c'était à moi que les honneurs étaient
dus !
Or, c'est le même prince qui, quelques années plus tard, réformait son caractère avec une force de
volonté remarquable, se reprenait lui-même aux moindres fautes, ne souffrait pas qu'on proférât en
sa présence une seule parole qui pût blesser la vérité, l'honnêteté ou la réputation d'un absent.
Il était particulièrement lié avec deux de ses sœurs, Henriette et Adélaïde de France, et c'était
entre eux trois une singulière émulation vers le bien. Au milieu des courtisans, les enfants de Louis
XV — natures énergiques et avides de se perfectionner — formaient comme une ligue vertueuse,
comme un îlot volontairement éloigné des tentations.
— Mon frère, dit un jour au Dauphin la princesse Henriette, nous sommes environnés de flatteurs intéressés à nous déguiser la vérité. Notre intérêt pourtant est de la connaître. Convenons d'une
chose. Vous m'avertirez de mes défauts, je vous avertirai des vôtres.
A l'âge de dix ans, le Dauphin fut admis à assister aux manœuvres qui eurent lieu à Compiègne.
Ses dispositions martiales lui conquirent le militaire tandis que son aménité lui conciliait le bourgeois.
Dans un recueil manuscrit, conservé à la mairie de Montdidier, on lit dans une lettre écrite de
Compiègne, en date du 21 juillet 1739, ce passage au sujet du Dauphin :
Ah ! le beau prince ! Il semble que la nature se soit réservé à former pour notre siècle
ce qu'elle pouvait faire de plus parfait. Véritablement, on aperçoit en luy un esprit si juste,
si pénétrant, des saillies et des reparties si vives, tant de grandeur d'âme et de si nobles
sentiments, tant d'envie de s'instruire de tout, un visage déjà presque formé sans rien
perdre de la délicatesse et de la beauté d'une jeunesse de son âge.... Si la nature continue à le favoriser de ses dons comme elle a commencé et comme il y a tout lieu de le
croire, il deviendra le plus beau et le plus parfait de l'univers.
Tel était le langage du temps lorsqu'il était question des princes de la maison de France. Encore
que ce jugement sur le Dauphin ne porte peut-être pas l'éloge jusqu'à l'excès, il marque toutefois
l'espèce d'auréole dont on se plaisait à entourer les figures de la maison royale. Cette affection poussée jusqu'à la dévotion portait en soi quelque chose de beau. Louis XV, hélas ! au lieu de la ménager, en abusa et il dilapida inconsciemment cette force sur laquelle Louis XVI ne put s'appuyer
lorsque sonna l'heure des revendications sociales et des excès populaires. S'il eût régné en unissant
l'énergie à la bonté, le Dauphin eût été capable peut-être d'endiguer la marée montante des révoltes,
car ce n'est point en vain que Marie Leckzinska, consolée de son mari par son fils, s'écriait :
— Que Dieu soit loué ! Il aura l'âme bonne, il aimera la religion, il fera le bonheur du peuple !
Ce bonheur, le Dauphin fut bien près d'y contribuer en montant sur le trône quand Louis XV
tomba dangereusement malade à Metz. Lorsque le roi fut rétabli, il songea à affermir sa dynastie en
mariant le Dauphin. Les dispositions de concorde qui préparaient le pacte de famille firent jeter les
yeux du monarque sur les infantes. Marie-Thérèse, fille de Philippe V, roi d'Espagne, fut choisie.
C'était une très jeune personne dont la personnalité était encore un peu falote, mais qui était bien
près de se révéler exquise d'intelligence et de cœur. Célébré par procuration à Madrid, le 18 dé-
cembre 1744, le mariage fut contracté à Versailles le 23 février 1745. Le Corps de ville de Paris vint
complimenter le Dauphin et la Dauphine et leur offrir les présents accoutumés en pareilles occasions, c'est-à-dire pour chacun « douze douzaines de boites de confitures sèches et douze douzaines
de flambeaux de cire blanche passée à l'eau de bergamote ».
Après le mariage vint la guerre. Un écrivain de la Restauration, N. Achaintre, nous l'a dit dans le
style romantique du temps, dont les termes nous font toujours esquisser un léger sourire :
A peine le Dauphin avait-il goûté les douceurs de l'hymen, écrit-il, que le son des instruments guerriers l'appelle aux armes, et il se rend à ce noble cri avec toute l'ardeur martiale
de ses ancêtres. Paré de la cocarde blanche, il suit son auguste père, se montre comme
lui à la tranchée, aux champs de Fontenoy, et participe à la victoire.
Et un autre historien a ajouté en termes nobles :
Le Dauphin, pendant cette campagne, attirait partout les regards. D'une complexion vigoureuse, d'un teint de la plus grande fraîcheur, avec des yeux pleins d'esprit, ce beau
jeune homme réunissait en lui, par sa noble simplicité, au prestige de l'héritier du trône
l'annonce d'un bon cœur uni à une grande âme. Sa seule vue conquérait l'affection.
C'est au soir de la bataille de Fontenoy, où le Dauphin essuya pour la première fois les feux de
l'ennemi, que le roi Louis XV, promenant son fils sur le champ du combat où gisaient des corps
morts sous la sinistre lumière des torches, prononça, dit-on, ces paroles historiques :
— Voyez, mon fils, ce qu'il en coûte à un bon cœur de remporter des victoires !
Le lendemain, le jeune prince, enthousiasmé de ses premières armes, écrivit à la reine :
Ma chère maman,
Je ne puis vous exprimer ma joie de la victoire de Fontenoy que le roy vient de rempor ter. Il s'y est montré véritablement roy dans tous les momens, mais surtout dans celui où la
victoire ne sembloit pas devoir pancher de son côté. Car, alors, sans s'ébranler du trouble
où il voioit tout le monde, il donnoit luy-même les ordres les plus sages avec une présence
d'esprit et une fermeté que tout le monde n'a pu s'empêcher d'admirer, et il s'y est fait
connoitre plus que partout ailleurs. Notre joie a été d'autant plus vive que nos allarmes
l'ont été. Les ennemis se sont retirés fort loin en mauvais ordre, et il y a entre eux beau coup de division. C'est un ouvrage de la main de Dieu à qui seul on doit la victoire 1. Le roy
est rentré aujourd'hui dans son quartier en parfaite santé ;pour moy, j'étais hier un peu fatigué parce que j'avois été treize heures à cheval et que j'avois resté jusqu'à 6 heures sans
rien prendre, mais la nuit m'a réparé. Je demande un million de pardons d'avoir été si
longtemps sans vous écrire ; ce n'est pas qu'il ne m'en ait souvent pris envie, mais,
connoissant l'amitié que vous voulez bien avoir pour moy, j'ay cru que vous aimeries
mieux recevoir en même temps la nouvelle de la bataille gagnée et que le roy et moy
sommes en bonne santé que celle que nous sommes en présence et que nous attendons
le moment d'être attaqués. C'est pourquoi j'ai mieux aimé résister à ce que mes sentiments m'inspiroient et me priver de cette satisfaction que de vous apprendre une nouvelle
capable de vous causer de l'inquiétude.
Adieu, ma chère maman, je vous supplie de ne pas oublier le fils le plus tendre et le
plus respectueux.
Une grande douleur devait atteindre le Dauphin au
retour de Fontenoy. Le 19 juillet 1746, la Dauphine mit
au monde, à Versailles, une princesse qui ne vécut que
deux ans. Trois jours après, elle mourut elle-même
âgée d'un peu plus de vingt ans, emportant tous les regrets de la cour. Son corps fut porté à Saint-Denis le
1er août. Dans son testament, le Dauphin demanda que
son cœur fût placé auprès de celui de la Dauphine, près
de ce qu'il avait de plus cher.
On ignore l'effet que produisit cette clause sur l'esprit de la princesse Marie-Josèphe de Saxe, qui prit
bientôt sa place auprès du Dauphin. Les princes n'ont
point le loisir de pleurer longtemps. La raison d'Etat s'y
oppose, et le sort du Dauphin inspire quelque pitié lorsqu'on songe qu'à peine était-il veuf depuis deux mois,
quand on vint processionnellement troubler à Choisy-le-Roi sa solitude et son recueillement pour
l'engager à prendre femme. II s'y résigna, car de sa décision dépendait l'avenir de la monarchie.
Et, le 24 novembre 1746, Louis XV déclara solennellement le prochain mariage de son fils avec
la fille de l'électeur de Saxe. C'était, au reste, une princesse accomplie, digne de monter un jour sur
le trône de France. Pieuse, intelligente, remarquablement élevée, ayant d'universelles connaissances
scientifiques et surtout littéraires. On l'aurait de nos jours qualifiée d'intellectuelle.
1 Et je crois que vos prières y ont beaucoup contribué, ce passage est rayé sur l'original, mais de manière à être lu.
Peut-être la reine elle-même l'a-t-elle biffé par esprit d'humilité. (Lettres autographes du Cabinet du feu duc de
Luynes.)
Une singulière aventure ne fut point étrangère à son union, qui semblait la destiner à porter un
jour une des couronnes les plus enviées de l'Europe. Alors que dans son enfance la jeune princesse
visitait à Varsovie un monastère du Saint-Sacrement, une religieuse, qui vivait dans la maison en
grande réputation de sainteté, se trouvant sur son passage, la prit sans façon par la main et l'arrêta
tout court :
— Madame, lui dit-elle en la fixant attentivement, connaissez-vous celle qui a l'honneur de vous
tenir la main ?
— Je crois, lui répondit la princesse, qui l'avait déjà vue, que vous êtes la Mère Saint-Jean.
— Oui, répliqua la religieuse, mais je m'appelle aussi Dauphine, et, je vous le déclare, souvenezvous-en, une Dauphine tient en ce moment la main d'une autre Dauphine.
Or, par suite des diverses complications politiques et autres, le compliment, s'il était flatteur, était
assurément déplacé et semblait présager un irréalisable avenir.
La princesse estima donc que de cette prédiction bizarre et qui marquait un dérangement sénile
de l'esprit « les ans étaient la cause ». Elle passa outre. Grande fut sa stupeur lorsque, trois ans plus
tard, le roi Louis XV fit demander sa main pour le Dauphin. Elle hésitait, car ses goûts modestes et
tranquilles répugnaient au fardeau d'une couronne en perspective, lorsque la Mère Saint-Jean lui fit
rappeler sa prédiction en la suppliant de ne point aller contre la volonté divine. Cette fois, la princesse ne passa plus outre. C'est donc peut-être aux conseils inspirés d'une vieille religieuse de Varsovie que la France doit d'avoir compté au nombre de ses souverains Louis XVI, Louis XVIII et
Charles X, dont la princesse de Saxe fut la mère après avoir accepté de devenir Dauphine de France.
Les noces furent célébrées à Versailles, le 9 février 1747. Si le Dauphin, encore plongé dans la
douleur, ne put immédiatement donner son cœur à la jeune épousée, au moins tint-il à honneur de
faire royalement les choses. La corbeille de la Dauphine, dont le compte se trouve aux Archives nationales, se composait de 140 objets :
4 étuys de côte d'or émaillés, 7 montres
émaillées, 15 boettes d'or émaillées, 2 boettes
garnies de diamants, 3 boettes de lacque, 3
boettes en cornalines, 1 boette de caillon, 1
boette en grend, 13 boettes en or, 6 boettes à
mouche d'or, 1 boette à rouge d'or émaillée, 3
flacons d'or émaillés, 6 flacons d'or, 5 flacons
cristal de roche, 1 flacon de lacque, 6 sacs à
ouvrage à côte d'or, 6 navettes d'or, 6 étuys d'or
à cordon, 10 tire-bouchons d'or, 11 portecrayons d'or, 2 ciseaux d'or, 1 étuy et ciseaux
d'or, 18 tabatières d'or, 1tabatière en grend, 8
tabatières en cornalines.
Pour l'époque, cette corbeille était assurément magnifique. Et, cependant, on ne pourrait la comparer
aux présents de noces qu'on est maintenant accoutumé de faire. Aucun bijou de grand prix n'y figure, et
l'on ne saurait taxer d'une excessive diversité les objets qui la composent.
Les noces furent brillantes, disons-nous... mais
que de tristesses se voilent souvent derrière ces dehors somptueux qui excitent les désirs de la foule ignorante, que de fissures dans ces façades
éblouissantes qui ont dicté à la sagesse des nations la locution mensongère : « Heureux comme un
roi ! »
Lorsqu'au soir de ses noces, le jeune prince — il n'avait que dix-sept ans ! — se retrouva seul
avec une inconnue, son cœur se gonfla. Tout, dans son appartement, évoquait le souvenir de la
pauvre petite Dauphine qui l'occupait si récemment encore. Les meubles, les tentures, les menus objets parlaient du passé. Le souvenir de la défunte planait encore sur ces choses. Alors, pris d'une angoisse intense dans sa solitude morale, le Dauphin oublia qu'il était prince, et, débarrassé du fardeau
de l'étiquette, ne pouvant plus se contenir en face de sa
femme,
l'enfant
se
révéla
chez
lui....
et il pleura.
Il pleura, le jeune prince, mais son émotion fut très
douce lorsqu'il vit devant lui — un peu gauche, sans
doute, et embarrassée dans sa douleur — la petite Dauphine qui le regardait,ses grands yeux noyés de larmes,
et qui, lui prenant doucement la main, lui dit :
— Donnez, Monsieur, un libre cours à vos pleurs, et
ne craignez point que je m'en offense. Ils m'annoncent,
au contraire, que je serai la femme la plus heureuse si
j'ai le bonheur de vous plaire comme celle que vous regrettez, et c'est ce qui fait mon unique ambition.
Telles sont les paroles que le confesseur de la Dauphine, l'abbé Soldini, a consignées dans ses essais manuscrits. On aime à croire que, selon l'usage du temps et
l'habitude des cours, elles ont pris sous sa plume une
forme un peu plus solennelle et plus apprêtée que le petit discours de la princesse, mais qu'importe ! L'esprit
n'en a point été changé, et il demeure tout à l'honneur du
bon coeur et du tact de Marie-Josèphe de Saxe. Or,
comme à l'âge de dix-sept ans, on n'a point l'habitude de se vouer à d'éternels regrets, la douce
image de sa première femme s'effaça peu à peu du coeur du Dauphin pour laisser place entière à la
seconde.
De la délicatesse de ses sentiments, celle-ci devait d'ailleurs bientôt donner une preuve nouvelle
qui lui concilia l'affection de sa belle-mère.
On n'ignore point que Frédéric-Auguste, électeur de Saxe, son père, avait détrôné pour prendre
sa place le vieux roi de Pologne, Stanislas Leczinski, père de la reine. Malgré sa douceur,on imagine assez que, pour Marie Leczinska, fille du vaincu, il fut un peu pénible de voir son fils épouser
la fille du vainqueur. Marie-Josèphe de Saxe se tira à merveille de cette situation malaisée.
Le troisième jour après son mariage, la jeune Dauphine devait, suivant l'étiquette, porter en bracelet le portrait du roi son père. Une partie de la journée s'était déjà écoulée sans que personne à la
cour osât la complimenter sur ce bijou. Donnant l'exemple de la générosité, Marie Leczinska fut la
première qui parla :
— Voilà donc, ma fille, lui dit-elle, le portrait du roi votre père ?
— Oui, maman, répondit la Dauphine en lui présentant son bras. Voyez comme il est ressemblant.
C'était le portrait de Stanislas Leczinski. Le trait fut applaudi par toute la cour, et la reine, étant
de celles qui savent apprécier pareilles délicatesses, devint pour sa belle-fille la meilleure des amies.
Que dire des années qui suivirent cette union ? Suivant une expression justement consacrée, elle
fut bénie de Dieu. La Dauphine devint mère de huit enfants ; cinq d'entre eux survécurent : le duc
de Berry, qui fut Louis XVI , les comtes de Provence et d'Artois, qui devinrent Louis XVIII et
Charles X, Madame Clotilde de France, vulgairement appelée le gros Madame, en raison du légendaire embonpoint de la maison de Bourbon, et qui, morte en 1802 reine de Sardaigne, fut déclarée
Vénérable par l'Eglise, et enfin Madame Elisabeth, dont la douloureuse histoire n'est plus à refaire.
A mesure que le Dauphin avançait en âge, son caractère s'accusait, et c'est dans une de ses lettres
au vieux maréchal de Noailles, auquel il se plaisait à demander des conseils,qu'on trouve une des
meilleures esquisses de lui-même. Il commence par plaisanter l'embonpoint alourdissant qui envahissait peu à peu ses formes élégantes :
Je donne beaucoup de mouvement a la pesante masse de mon corps qui s'y prête
quoique sans beaucoup de satisfaction parce que je ne suis point du tout comme Esaü,
gnarus senandi, mais bien comme Jacob, vir simplex qui habitabatin tabernaculis. Malgré
cela, je passe de côtés et d'autres, aimant cependant beaucoup mieux m'occuper dans la
maison de réflexions et de lectures nécessaires pour mener ici-bas une vie solide et utile
au monde et qui puisse nous conduire à une autre plus durable et plus heureuse. Entre
toutes ces lectures, je crois qu'il y a surtout trois points auxquels il faut s'appliquer promptement, savoir : à la connaissance du coeur humain, à celle des droits publics, à celle de
l'histoire, qui sont, je crois, très utiles dans le triste rang où je suis, quoique j'eusse beaucoup plus de goût pour d'autres études. Vous voyez que, pour faire bien, il ne me manque
que la bonne volonté. Voilà assez de morale, et je finis ma pancarte en vous assurant,
Monsieur, de ma tendre amitié qui ne finira qu'avec la vie.
Bien qu'il sût harmonieusement départir son temps et se livrer aux exercices du corps, le Dauphin était cependant avant tout un homme d'études, et ses études, comme il se doit chez un héritier
présomptif de la couronne, étaient particulièrement tournées vers les choses de la politique.
De toutes ses forces, il se prépara dès le jeune âge à devenir un bon roi. Attristé profondément
des scandales de la cour, il prit de bonne heure le parti de ne s'y point mêler, de ne paraître qu'aux
fêtes officielles et de vivre dans la retraite en penseur.... et aussi en rêveur. II semble avoir compris
l'énormité du poids de la couronne dont il était menacé. En face de l'état des esprits qui lentement
s'échauffaient, en face de la lutte sourde de l'aristocratie et du tiers, de la religion et des philosophes,
destiné à régner sur le pays aux idées généreuses, mobiles, ondoyantes, souvent prématurées qu'est
le champ d'expérience de l'Europe qu'on appelle la France, il s'attrista devant les difficultés inouïes
de sa situation à venir. Il s'attrista, mais il ne se découragea point, et consciencieusement il envisagea nettement ces difficultés avec le désir très ferme de les aplanir. Dire qu'il y réussit pleinement
serait excessif. Elles étaient presque insolubles. Au moins eut-il le mérite d'être consciencieux vis-àvis de soi-même et de chercher à concilier plus tard les devoirs de père du peuple, de chrétien et de
monarque absolu. Utopiste, il fut miné pendant sa trop courte carrière par le désir de donner aux
classes modestes ce mythe que l'on appelle le bonheur. Et cependant il ne chercha point à y atteindre par les mêmes voies que les philosophes dont il haïssait les maximes qu'il pressentait funestes.
Homme de pensée plus qu'homme d'action, il se montra plus réfléchi qu'énergique. En dehors
des questions religieuses, il douta trop de lui-même et des moyens d'atteindre la vérité absolue pour
se montrer dogmatique. Il en résulte chez lui quelque chose d'hésitant, de confus, d'inachevé — il
faut songer qu'il mourut à trente-six ans — qui le fit parfois taxer de complexité et de faiblesse.
Telle était sa réputation auprès des courtisans.
S'entretenant un jour avec le maréchal de Richelieu, il lui dit :
— Monsieur le maréchal, vous avez la réputation de faire très bien des portraits. Faites le mien.
Le maréchal s'en défendit, mais le Dauphin le pressa si vivement qu'il fallut céder.
— Je vais vous obéir, dit le maréchal. Mais je suis vrai, et il pourra m'échapper des choses qui
déplairont peut-être.
— Je ne m'en fâcherai point, dit le Dauphin.
Et le maréchal de répliquer :
— Les princes sont comme les chats qui font la patte de velours, mais la griffe est dessous et paraît bien vite.
Le Dauphin insiste, et le maréchal lui dit :
— Puisque Monsieur le Dauphin l'ordonne, voici son portrait. Quand je vois Monsieur le Dauphin, je crois être dans le magasin de l'Opéra.
Le prince se mit à rire, et le maréchal continua :
— On voit, reprit-il, dans le magasin de l'Opéra, le costume d'un grand prêtre, d'un guerrier, d'un
philosophe, d'un arlequin, d'un berger, et tout cela se trouve dans Monsieur le Dauphin.
Bien que cette comparaison peignît l'incertitude présumée des idées du Dauphin et le présentât
sous un aspect peu flatteur, il ne s'en offensa point et continua de plaisanter.
Ce que M. de Richelieu n'ajoutait point, c'est que cette diversité même de personnages formant le
moi du Dauphin indiquaient une assez grande richesse intellectuelle. Il suffit de lire les essais politiques du prince dans ses longues heures de méditation angoissée, pour comprendre que tous ces
personnages se seraient peu à peu condensés en un seul si l'âge lui eût permis, après ces hésitations
qui sont les nécessaires débuts d'un homme qui pense, de se tracer une ligne définitive de conduite.
Il n'est pas douteux qu'il y fût arrivé si la mort ne l'eût pas enlevé si jeune. Le Dauphin possédait en
lui plusieurs qualités qui font un bon roi. Il était intelligent, il était instruit, il était bon, il était pieux.
Il était pieux, et sa piété solide, large, éclairée, qui lui
donna la force nécessaire pour ne point marquer sa
route d ' homme privé d'un seul faux pas, aurait été la
base sur laquelle il aurait édifié un très raisonnable
système politique propre à endiguer la marée montante des ennemis de l'Église. Et ce système politique
d'une haute portée de vue se révèle dans ses conversations avec M. de Malesherbes au sujet de la moralisation du peuple, de la liberté de la presse, des droits de
l'Eglise et des Parlements.
Il était bon, et sa bonté se manifestait particulièrement à l'égard des humbles. Il aimait les paysans et il
les considérait à juste titre comme formant une des
parties les plus saines de la nation.
« Pasturage et labourage, avait dit Sully sont les
deux mamelles de la France. »
Cette maxime, ajoute M. de l'Epinois, n'avait
point échappé au Dauphin. L'agriculture lui paru
un objet digne de toute son attention. Il protégea
en plusieurs occasions ces Sociétés qui ont travaillé avec tant de succès à perfectionner cet art, la source des vraies richesses d'un Etat.
Il reçut leurs mémoires et les lut avec plaisir. Il appelait les laboureurs une classe
d'hommes utile et précieuse à la société.
— Il faut, disait-il, que les laboureurs, sans être riches, soient dans un état d'aisance et
ne craignent point, en rentrant des champs au logis, de trouver les huissiers à leur porte.
Prétendre s'enrichir en les dépouillant, c'est tuer la poule qui pond les œufs d'or.
Comme on lui représentait que ses revenus étaient trop bornés et qu'à son âge le Dauphin, fils de
Louis XIV, avait 50000 livres par mois pour sa cassette :
— Il ne me serait pas difficile, répondit-il, d'obtenir du roi la même somme, mais comme je ne la
recevrai que pour la donner, j'aime mieux que le pauvre laboureur en profite et qu'elle soit retranchée sur ses tailles.
— Je suis plus jaloux d'être aimé des paysans que des courtisans, avait-il coutume de dire.
Et comme on lui rapportait un jour qu'un laboureur picard, après s'être expliqué très cavalièrement sur le compte de quelques seigneurs de la cour, avait ajouté qu'il aimerait toujours M. le Dauphin parce qu'à la chasse il n'entrait point dans les terres encore couvertes de leurs moissons :
— N'admirez-vous pas ces bonnes gens ? dit alors le Dauphin à l'abbé de Saint-Cyr. Ils nous
aiment parce que nous ne leur faisons point de mal, et des courtisans rassasiés de nos bienfaits n'ont
pour nous que de l'indifférence.
Aucun laboureur, en effet, n'eut jamais à se plaindre que le Dauphin eût causé le moindre dommage dans son champ. Il était humanitaire au point que — si le mot n'avait pas été détourné de son
sens primordial et généreux — nous pourrions dire qu'il avait des tendances au socialisme.
Le roi Louis XV chassait une fois dans les environs de Compiègne. On attendait le Dauphin qui
était en retard pour le rendez- vous.
Pour regagner les veneurs, son cocher veut traverser
une pièce de terre dont la moisson n'est pas encore levée.
— Rentre, rentre bien vite dans le chemin, lui crie le
prince en mettant la tête à la portière.
— Mais, objecte timidement le cocher.... Monseigneur n'arrivera pas à temps au rendez-vous !
— Soit, réplique le Dauphin, j'aimerais mieux manquer dix rendez-vous de chasse que d'occasionner pour
cinq sous de dommage dans le champ d'un pauvre paysan.
On pourrait multiplier à l'infini les récits de semblables traits, mais il y aurait là quelque chose de fastidieux qui confinerait au panégyrique.
Disons simplement que le prince, entrant dans les
moindres détails relatifs à la subsistance du peuple, passait de longues heures à calculer comment pouvaient
vivre les ouvriers les moins salariés. Or, comme ses calculs étaient précis, il en sortait toujours fort triste et ne
se laissait point prendre aux élégantes tromperies dont
on se plaît à entourer les princes.
— Il n'y a point de misère en France, Monseigneur, lui dit un jour d'un air gracieux un courtisan
qui le voulait rassurer.
— Il faut donc que la Providence y veille,repartit le prince en hochant la tête d'un air
sceptique,car, suivant mon calcul, il devrait y en avoir.
Et, au cours d'une fête donnée à Versailles pendant laquelle le duc de la Vauguyon, rappelant le
souvenir d'Assuérus, s'écriait :
— Je ne comprends pas comment ce monarque a pu tenir à la fatigue pendant cent quatre-vingts
jours !
Le Dauphin répondait :
— Et moi, je ne sais comment il a pu subvenir à la dépense, et je présume que ce festin de six
mois à sa cour aura été expié par un jeûne solennel dans ses provinces.
L'allusion aux dépenses royales était rien moins que transparente. Elle eut sans doute auprès des
courtisans ce qu'on est convenu d'appeler un « succès d'estime ». Au reste, ces courtisans, le prince
en était mal connu, et c'est dans un cercle d'étroite intimité que s'écoulait sa vie.
Le Dauphin possédait en effet cette mentalité qui caractérise souvent les derniers princes d'une lignée harassée sous le harnais de l'étiquette, des honneurs. Elle est curieuse à étudier chez les Bourbons, cette mentalité princière. L'amour du pouvoir et de ses apparences va chez eux decrescendo
jusqu'à la chute de l'ancien régime. Il est à son apogée chez Louis XIV, qui, toujours et partout masquant l'homme, se montre le roi, et qui ne se lasse jamais de la vie représentative. Après lui, il
semble qu'il y ait eu en quelque sorte « saturation ». Le don ou le goût de se produire sans cesse sur
la scène royale s'épuise chez ses descendants. Louis XV s'ennuie sous son manteau de cour. Marie
Leczinska n'est point faite pour le détourner de cet état d'esprit, et les filles issues de leur union ont
une prédilection marquée pour les plaisirs et les devoirs bourgeois de l'intimité familiale. Et si quelqu'un les imite et les suit à merveille sur cette voie patriarcale, c'est assurément le Dauphin.
Son appartement, situé dans le château de Versailles, au bas du grand escalier de marbre, n'était
point un logement d'apparat. I1 avait le confort
discret qui sied à l'intérieur d'un particulier adonné
aux choses de 1'esprit, ami de ses livres et de son
foyer. Celui de la Dauphine était de plain-pied
avec le sien et venait en retour dans l'aile gauche
du château qui est au Midi. Comme une union parfaite et une singulière conformité de goûts existaient dans le ménage, le Dauphin allait sans cesse
chez sa femme, et souvent on les voyait tous deux,
mis avec une extrême simplicité, se promener en
se donnant le bras dans la petite cour de marbre et
le vestibule qui séparaient leurs logis. Tous les
jours ils dînaient ensemble, puis ils allaient fréquemment terminer leur soirée chez la reine ou
chez Madame Adélaïde, devenue l'aînée de sa famille par suite de la mort de Madame Henriette de
France, qui eut lieu en 1752.
On sait ce qu'était l'intérieur de la reine Marie Leczinska. Elle vivait très retirée, et, chaque soir,
quelques vieux amis, dont le président Hénault était un des meilleurs, venaient autour d'elle, soit
dans ses appartements, soit dans ceux de la duchesse de Luynes. On faisait la lecture à haute voix.
Les dames travaillaient ou jouaient au pharaon, et, dans cette petite cour, qui ressemblait au salon
d'une vieille douairière paisible, les conversations devenaient brèves, les paupières s'alourdissaient,
une atmosphère un peu assoupissante engourdissait parfois dans une douce somnolence les êtres et
les choses.
Plus gai était le salon des sœurs du Dauphin, qui, d'ailleurs, se réunissaient sans cesse à leur
mère. Lorsque Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie recevaient chez elles le Dauphin et la Dauphine, on causait politique, on s'entretenait des événements du jour, et quelque chose de plus vivant,
de plus actuel marquait là son empreinte.
Une bonne entente régnait entre le roi Louis XV et son fils, mais rarement le roi paraissait longtemps à ces réunions, et c'est surtout avec sa mère que le Dauphin était en constante union de pensées et de sentiments. Il était le confident le 'plus intime de la reine, et;dans tous les événements de
sa vie, sa plus grande consolation. Elle aimait à y penser. Elle aimait souvent à le dire.
Le 11 juin, jour de la fête de saint Barnabé, au moment où l'on venait de faire à la reine la lecture
de la vie de ce Saint, le Dauphin entra une fois chez elle.
— Le voilà, mon Barnabé, dit la reine.
— Et pourquoi donc, maman, me baptisez-vous de ce nom ? demande le prince.
— C'est que Barnabé, reprend la reine, signifie enfant de consolation.
— Alors, que Barnabé soit mon nom, continue le Dauphin, il m'est doux de le prendre avec ses
charges.
Le prince avait également le privilège exclusif de visiter la reine lorsqu'elle était chez les Carmélites de Compiègne. Comme il se rendait un jour après l'heure des offices à son appartement, on lui
dit que la reine était encore au chœur.
— Savez-vous bien, maman, lui dit le Dauphin en la revoyant, que vous finirez par vous
brouiller avec sainte Thérèse. Pourquoi être ici plus fervente que les plus ferventes Carmélites et
faire toutes vos prières plus longues encore que les leurs ?
— C'est, mon fils, lui répondit la reine, que nos besoins sont bien plus étendus que ceux de ces
saintes filles. Elles sont continuellement avec Dieu, et moi toujours avec le monde.
—Oh ! vous avez bien raison, maman, reprit le prince; les bagatelles de ce bas monde nous occupent habituellement et nous ne travaillons au salut que par parenthèse.
Ce n'est point tout à fait par parenthèse cependant que le Dauphin travaillait à son salut. La prière
et la méditation comptaient au nombre de ses principales occupations, et il y avait à la cour bon
nombre d'esprits légers qui le traitaient de dévot.
Il aimait à ne jamais oublier l'idée de Dieu jusque dans ses distractions.
Le prince et sa femme avaient une véritable passion pour la musique, et des concerts fréquents
étaient donnés chez la Dauphine. Elle-même exécutait sa partie, car elle jouait avec goût de plusieurs instruments. Suivant l'expression du temps, « elle touchait surtout le clavecin avec délicatesse ». Le Dauphin, doué d'une belle voix de basse-taille, se plaisait souvent à y chanter quelques
hymnes sacrées ou à y réciter des psaumes :
Ce sont ces préférences, écrit l'un de ses biographes, l'abbé Proyart, qui lui ont attiré
tant de haines et qui l'ont fait traiter d'esprit mesquin. Certaines gens eussent jugé sans
doute qu'il eût été plus grand et plus digne d'un prince de chanter une ariette.
Mais ce qui intéressait tout spécialement le Dauphin, c'était l'éducation de ses enfants. II la
confia au duc de La Vauguyon, qui fut leur gouverneur.
Leur précepteur fut le savant Jésuite le P. Berthier, rédacteur du Journal de Trévoux et ennemi de
Voltaire ; son départ, qui suivit l'expulsion des Jésuites, jeta le désarroi dans l'esprit du Dauphin, qui
avait travaillé de tous ses efforts au maintien en France de l'Ordre de saint Ignace. L'abbé Soldini —
un modeste qui n'a pas légué son nom à l'histoire — fut alors spécialement attaché à l'éducation morale des enfants de France. C'était le confesseur du Dauphin et de la Dauphine, et les conseils qu'il a
laissés au duc de Berry, devenu plus tard le roi Louis XVI, et qui sont conservés à la Bibliothèque
nationale, témoignent de sa valeur morale et de sa connaissance profonde du cœur humain.
Chez le Dauphin, l'homme d'études était doublé du militaire. « Il n'a manqué à M. le Dauphin,
disait le maréchal de Broglie, que l'occasion pour se montrer un des plus grands héros de sa race. »
Il avait dans un degré supérieur l'esprit de commandement et le talent de s'affectionner les troupes.
Au camp de Compiègne, où il retourna en 1765, il s'asseyait volontiers sur une botte de paille pour
causer familièrement avec les officiers. Comme un jour la Dauphine venait l'y rejoindre avec ses enfants :
— Approchez, mes enfants, dit-il; voilà ma femme et mes fils.
Et il leva toutes les punitions.
Une chanson fut alors improvisée, et un dragon la chanta devant le prince. Elle fut ensuite répétée au souper de Mesdames. La louange naïve qu'elle renferme, rendue aussi grossièrement, en devient plus piquante et plus naturelle. Nous en citerons un couplet :
Ma foi, v'là qu'est arrangé,
Grand merci, not'capitaine,
Reprenez votre congé ;
L'métier n'a plus rien qui nous gêne :
J'ai vu Louis et ses enfans,
Je veux mourir pour ces honnêtes gens (bis).
Au même camp de Compiègne, un Anglais,
milord Harcourt, vint se joindre aux officiers et
questionna le Dauphin, sans savoir à qui il
s'adressait, pour avoir quelques détails sur l'état
des campements, les uniformes, les armes défensives. Le Dauphin se trouva très en état de le satisfaire, et, pendant tout le cours de la conversation, lord Harcourt se conduisit à son égard avec
toute la familiarité qu'on se permet entre égaux. Il
lui tira même fort librement son casque des mains
pour le considérer.
— Voilà, dit lord Harcourt à un officier,
lorsque le Dauphin se fut retiré, un jeune officier
qui me paraît singulièrement instruit pour son âge.
Comment l'appelez-vous ?
— C'est le colonel du régiment-Dauphin, répond l'officier, qui veut jouir de la méprise de son interlocuteur.
— Je voudrais bien savoir son nom, insiste lord Harcourt. Je le retiendrai, car jamais je n'ai ren contré de Français plus aimable.
— Son nom est Bourbon, mais on l'appelle ordinairement M. le Dauphin....
Stupeur de l'Anglais, qui demeure interdit et confus, tandis que le Dauphin, prévenu de l'aventure, se prend à rire franchement en s'écriant :
— Ma foi ! je croyais bien que lord Harcourt m avait reconnu, et j'étais bien un peu étonné de ses
familiarités, mais elles me froissaient d'autant moins que je les mettais sur le compte des libertés anglaises.
Les manœuvres de Compiègne furent les dernières auxquelles assista le prince. Il fit à ses
troupes des adieux qui devaient être éternels. Depuis deux ans déjà, sa santé faiblissait. Il perdait
son embonpoint. Ses joues se creusaient, une pâleur livide s'étendait sur son visage, dont seules les
pommettes saillaient, rouges. Une lente maladie de poitrine le minait.
De soins médicaux il ne voulait
pas entendre parler. C'est en vain que
la Dauphine angoissée et que le roi
chargeaient le premier médecin de la
cour, le fameux Sénac, de voir le
Dauphin dont il possédait la
confiance.
— Je serai toujours fort aise de
vous voir pour causer de littérature et
d'histoire avec vous, répondait le
prince au docteur, mais mon appartement sera fermé si vous me parlez de
ma santé.
Comme Sénac insistait, le Dauphin lui dit avec vivacité de s'en aller.
Le roi voulut cependant que son médecin revînt à la charge.
L'infortuné Sénac, à bout de procédés, se rendit donc chez le Dauphin, et, s'adressant gravement à un
personnage de la tapisserie qui ornait
la chambre du prince, il commença
un long discours sur les dangers d'un
- mal de poitrine négligé.
— Je vous ai défendu de me parler
de ma santé! interrompt avec courroux le Dauphin.
— C'est à l'empereur Alexandre le
Grand et non à Votre Altesse que je
m'adresse, reprit gravement le docteur.
Et comme le Dauphin, tout en
riant, ne voulait pas entendre la fin
du discours, Sénac ajouta d'une voix
sépulcrale :
— Dans deux mois, il sera trop
tard pour soigner Alexandre le
Grand, et l'heure de la mort a sonné
pour lui.
On voit,en haut, les armes de Monseigneur le Dauphin.
En bas, la Mort entraine les plis tombants d'un voile
qu'elle a déchiré et dont la Modestie qui est à coté semble
vouloir encore s'envelopper. Au-dessus, a gauche, la Sagesse (sous l'emblème de Minerve) et la Justice dirigent
l'Etude, désignée par le Coq et la Lampe, vers l'Histoire
qui écrit, appuyée sur le Temps. Derrière, à droite, sont la
Bonté avec le Pélican qui s'ouvre le sein, la Tendresse
conjugale, représentée par l'Himcn et l'Amour, liés de
fleurs et s'embrassant ; à coté d'eux est la Pureté, qui tient
un lys. Dans le fond est un grouppe de vertus chrétiennes
et morales.
Le pauvre Sénac fut un prophète
de mauvais augure. Transporté à Fontainebleau avec la cour, le 4 octobre
de la même année, le Dauphin ne cessa plus dès lors de décliner lentement jusqu'au jour où les médecins déclarèrent que sa maladie était mortelle.
De cette longue et douloureuse agonie de plusieurs mois, la Dauphine nous a laissé un saisissant
récit.
Alité, souffrant beaucoup, sentant ses forces défaillir et voyant la mort inévitable et prochaine, le
prince ne se découragea jamais et donna les marques d'une éclatante piété. Dans les débuts de sa
maladie, le sacrifice de sa vie, l'abandon définitif des siens lui parurent cruels. Parfois on le surprenait les yeux rouges, et, en souriant, il avouait : « Eh bien, oui, j'ai été faible et j'ai pleuré ! » Mais
cet état d'esprit dura peu, et ;il ne tarda pas à reprendre une douce gaieté qui étonnait et édifiait son
entourage. Les ravages du mal allaient chez lui en croissant avec lenteur. Des étouffements terribles
le terrassaient. Les syncopes devenaient plus fréquentes, un tremblement pénible envahissait peu à
peu ses mains. A tous ses maux, II opposait un remède : la fréquente communion. Et il demeurait
moralement assez fort pour plaisanter souvent.
Parfois on croyait que l'heure suprême allait sonner, et on rassemblait en hâte autour de lui les
princes du sang. Mais ce n'était qu'une fausse alerte, et le Dauphin disait alors au duc d'Orléans, tandis qu'un pâle sourire éclairait son visage émacié :
— Je dois bien vous ennuyer, car de temps en temps je vous régale d'une petite agonie.
Un autre jour, profitant de l'impression profonde que causait sa maladie sur l'âme tendre de ses
enfants, il leur dit en leur montrant ses bras décharnés :
— Voyez, mes enfants, voyez ce que c'est qu'un prince. Dieu seul est immortel, et ceux qu'on appelle les maîtres du monde sont, comme les autres hommes, sujets aux maladies et à la mort.
Aussi bien son courage constant, courage soutenant dans son immense douleur la pauvre Dauphine, qui le suivit de près dans la tombe, inspirait-il de profondes méditations à Louis XV. Etonné
de la sérénité du moribond, le duc d'Orléans dit un jour au roi :
— Je n'aurais jamais cru, sire, qu'aux portes de la mort on pût conserver tant de sérénité et une
paix si profonde.
Et le vieux monarque, relevant péniblement sa tête encore superbe, parlant avec effort comme un
homme accablé qui faisant un retour sur lui-mêm et jette un regard de regret sur son propre passé,
laissa lentement échapper ces paroles :
— Cela doit être ainsi quand on a su comme mon fils passer toute sa vie sans reproches.
Le 19 novembre 1765, le prince sentit lui-même qu'il entrait en agonie :
— Je serais bien aise d'entendre la messe, demanda-t-il d'une voix altérée, tandis qu'un voile
commençait à obscurcir son regard.
Puis on récita à son chevet le Miserere, et il pria à voix basse jusqu'au moment où il perdit complètement l'usage de la parole pour entrer dans ce que l'Ecriture a appelé avec un réalisme frappant
« le travail de la mort ». Et, le 20 novembre 1765, vers les 8 heures du matin, s'endormit doucement
dans le Seigneur Louis de Bourbon, Dauphin de France. La nation tout entière le pleura. Sans doute
comprit-elle obscurément qu'en lui disparaissait Un grand prince présageant un bon roi qui en évitant les fautes de son père et les faiblesses de son fils, eût évité..... peut-être.... les excès de la Révo lution française pour assurer seulement l'évolution sociale des temps modernes.
Bon DE MARICOURT.