De l`hygiène publique à la promotion de la santé
Transcription
De l`hygiène publique à la promotion de la santé
Territoires, incubateurs de santé ? Les Cahiers de l’IAU îdF n° 170-171 - septembre 2014 Un lien historique, ré-investi De l’hygiène publique à la promotion de la santé Henri Salesse/MEDDE-MLET Laurent Chambaud(1) Directeur de l’EHESP Santé et Urbanisme : quels contours ? Enquête photographique sur l’habitat à Rouen, commandée par Robert Auzelle, directeur du Centre d’études, ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, 1951. vant d’examiner la particularité des relations entre santé publique et aménagement du territoire dans notre pays, il est bon de rappeler que la santé publique comme concept moderne d’analyse et d’action sur l’état de santé de la population a fortement évolué pendant les deux derniers siècles. A L’hygiénisme, un mouvement à la fois médical et social En effet, pendant tout le XIXe siècle et jusqu’au début du XXe, prédominait une conception très « hygiéniste » de la santé publique. C’est ainsi qu’a été créé, en 1848, le Conseil supérieur d’Hygiène publique de France. Dans le même esprit, « le 28 juin 1877, en l’une des salles de l’Hôtel des Sociétés savantes, rue Danton à Paris, se tient sous la présidence du “ Nestor de l’hygiène française ”, Apollinaire Bouchardat, la première séance régulière de la Société de médecine publique et d’hygiène professionnelle »(2). Ce courant, présent dans tous les pays en cours d’industrialisation, répond à une préoccupation scientifique qui inclut l’impact de l’environnement sur la santé, notamment au moment du développement des espaces urbains. Les données nouvelles, issues à la fois de la statistique, de l’épidémiologie mais également des sciences sociales, sont mises à contribution pour lutter contre les fléaux de ces périodes, notamment les maladies infectieuses. À l’appui de cette thèse, Didier Fassin écrit : « Le développement de “ l’arithmétique politique ” en Angleterre, au XVIIIe siècle, puis L’urbanisation ayant favorisé les épidémies, au rythme de l’industrialisation, le XIXe siècle fut celui de l’hygiène publique. Le XXe siècle voit l’explosion des progrès de la science biomédicale et le lien entre santé et aménagement du territoire se distendre en France. Or revenu, habitat, vie sociale, conditions de travail sont autant de déterminants de santé, dont les leviers se trouvent dans les politiques d’urbanisme. de la “ statistique morale ” en France, au XIXe siècle, dans le contexte de la montée de l’hygiène publique, a permis de rompre avec cette fausse évidence de la naturalité des disparités physiques et d’établir, au contraire, que les inégalités devant la mort résultaient d’un ordre social inégal, ce que Villermé démontrait magistralement en 1830 dans un essai sur la mort à Paris »(3). L’action de John Snow pour démontrer l’origine de l’épidémie de choléra à Londres en 1854, en analysant les statistiques de mortalité a bien montré que la statistique pouvait être utilisée pour imposer des mesures sanitaires dans des quartiers par ailleurs soumis à des conditions sanitaires déplorables, près de trente ans avant que ne soit découvert le germe responsable, vibrio cholerae. En France, la loi du 15 février 1902, votée après près de vingt ans de débats, « constitue l’un des grands moments de la législation sanitaire en France »(4). Cette loi, qui institue un règlement sanitaire communal, renforce les mesures d’hygiène et de vaccination, lutte contre l’insalubrité des maisons, consolide les bureaux muni(1) Laurent Chambaud est médecin spécialiste en santé publique, directeur de l’École des hautes études en Santé publique (EHESP). (2) Extrait du site de la SFSP : http://www.sfsp.fr/presentation/histoire.php (3) D. Fassin, « Le capital social, de la sociologie à l’épidémiologie. Analyse critique d’une migration transdisciplinaire », Resp vol 51, n° 4, septembre 2003, p. 377-451. (4) P. Bourdelais, Y. Fijalkow, « Les grandes villes françaises et la loi de 1902, anticipations et applications, 1880-1980 ». Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 10, n° 1, 2004, pp. 105-116. 19 Territoires, incubateurs de santé ? Les Cahiers de l’IAU îdF n° 170-171 - septembre 2014 Santé et Urbanisme : quels contours ? Un lien historique, ré-investi cipaux d’hygiène(5) et légitime, fortement, le niveau municipal dans l’action publique en santé. Cette disposition législative s’invite donc dans le débat qui s’amorce sur les modes d’action en santé publique, entre action vers les populations et action vers les milieux. Il est donc important de se rappeler que cette dimension de la santé publique, jusque dans le milieu du XXe siècle – tout en mettant en œuvre des méthodes statistiques et épidémiologiques pour suivre les maladies – était fortement liée à des préoccupations sociales, de par l’analyse qui était faite des conditions dans lesquelles les maladies infectieuses ou de carence se développaient. Andrija Štampar, qui fut l’un des protagonistes les plus actifs pour la création de l’OMS, et en présida la séance inaugurale, représentait ce courant qui œuvrait depuis un siècle pour que puissent être pris en compte les progrès du savoir afin, non seulement de maîtriser les maladies, mais également de lutter contre les inégalités de santé et leurs déterminants. Le modèle biomédical et ses limites Puis, vinrent les années qui consacrèrent un développement majeur du système de soins, en même temps que le paradigme biomédical triomphait. Encouragée par les progrès de la lutte contre les maladies transmissibles(6), portée par une croissance et une spécialisation de l’ensemble des dispositifs et établissements à vocation curative, cette période, qui est encore largement d’actualité, s’accompagne d’un investissement massif dans le curatif. Ce modèle privilégie l’acquisition de connaissances sur une maladie ou un organe, mais présente deux inconvénients majeurs. D’une part, il oublie la dimension propre du patient au profit de ses organes et mésestime les aspects relationnels(7). D’autre part, il fait une impasse majeure sur les déterminants de la santé. Toutefois, cette conception largement dominante pendant plus de trente ans, s’est trouvée contestée par la rencontre de plusieurs logiques convergentes, qui sont actuellement à l’œuvre. D’une part, une profonde modification de la nature des problèmes de santé auxquels était confronté le système de soins de la plupart des pays industrialisés. Ce que de nombreux auteurs ont qualifié de transition épidémiologique(8). Par ailleurs, des voix de plus en plus nombreuses dénonçaient le caractère réducteur d‘une telle approche, qui mettait de côté les facteurs hors du système de soins qui influencent ou déterminent l’apparition des maladies. Régulièrement, des acteurs de santé publique mettaient l’accent sur ces déterminants, dénonçant, ainsi, des inégalités sociales de santé qui ne tendaient pas à se réduire(9). 20 Enfin, une autre logique politique s’est mise en place après le choc pétrolier des années 1970 : la prise de conscience par les gouvernements qu’il ne serait plus possible de poursuivre une croissance aussi forte des dépenses de soins, largement supérieure à l’évolution du produit national brut. C’est dans ce contexte que le ministre canadien de la Santé, Marc Lalonde soumet, le 1er avril 1974, un rapport intitulé : « Nouvelle perspective de la santé des Canadiens ». Ce document, fondateur, propose d’investir sur quatre grands types de facteurs déterminant l’état de santé de la population : la biologie, les environnements (physiques et sociaux), les habitudes de vie (les comportements) et, enfin, l’organisation du système de soins, qui est ainsi intégré dans une approche plus large. Une autre étape importante de cette nouvelle perception trouve sa traduction, douze ans plus tard, dans la charte d’Ottawa, rédigée en 1986 et qui, pour la première fois, met en avant le concept de promotion de la santé, en le distinguant de celui de prévention des maladies. Le directeur général de l’OMS de l’époque, le docteur Halfdan Mahler, résume ce changement, en affirmant qu’il s’agit de passer de personnes « objets » à des personnes « sujets » de leur propre manière de développer leur santé(10). La charte d’Ottawa a permis, à la fois, de conceptualiser et de faire connaître ce nouveau concept de promotion de la santé, mais aussi de travailler concrètement sur ce que signifie la santé dans toutes les politiques. Elle a facilité le déploiement non seulement des connaissances, mais également des initiatives permettant de lutter contre les inégalités de santé. Des opportunités à saisir Il est important, une fois dressée la toile de fond de l’évolution récente de la santé publique, de définir les opportunités pour que la santé puisse être prise en considération dans l’ensemble des politiques publiques en tenant compte des aspects territoriaux. (5) Les bureaux municipaux d’hygiène ont été créés, en France, à la fin des années 1870, sur le modèle de celui de Bruxelles. (6) Et notamment la campagne d’éradication de la variole, qui permit, en 1980, à l’OMS de déclarer cette maladie « officiellement éradiquée ». (7) Ce qui pourrait expliquer, du moins en partie, l’engouement actuel pour les médecines dites globales ou holistiques. (8) Henri Leridon attribue la paternité de ce terme à Abdel Omran en 1971. Exposé au Collège de France : la prévention dans la transition épidémiologique, 2012. (9) Ainsi le long article de Marcel Goldberg pour le 1er numéro de Sciences sociales et santé, qui analyse le « modèle dominant » de l’épidémiologie. Sciences sociales et santé, Vol. 1, n° 1, 1982, pp55-110. (10) Who Regional office for Europe : The journey from Ottawa to Health 2020. http://www.youtube.com/ watch?v=gJ1H2ojwb2Q Au niveau régional, il importe avant tout, de permettre aux Agences régionales de la santé (ARS) de se saisir pleinement de la possibilité offerte par la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital, et relative aux patients, à la santé et aux territoires, qui crée une commission de coordination des politiques publiques de santé pour la prévention, la santé scolaire, la santé au travail et la protection maternelle et infantile. Or, deux obstacles sont Charte Ottawa pour la promotion de la santé, 1986 RENFORCER L’ACTION COMMUNAUTAIRE CONFÉRER LES MOYENS SERVIR DE MÉDIATEUR DÉVELOPPER LES APTITUDES PERSONNELLES PROMOUVOIR L’IDÉE B LI R RÉORIENTER LES SERVICES DE SANTÉ UN B EP O LITIQ U E P U SA IN E CRÉER DES MILIEUX FAVORABLES A ÉT Au niveau national(11), un mouvement est en marche et il est nécessaire de se référer à d’autres initiatives qui promeuvent la prise en compte de la santé dans l’ensemble des politiques locales. Au Québec, la loi sur la Santé publique du Québec de 2002 oblige, maintenant, les ministères et organismes gouvernementaux qui proposent un projet de règlement ou de loi de procéder, au préalable, à une évaluation d’impact sur la santé. Une première évaluation – dix ans après l’introduction de ce principe – montre qu’il faut plusieurs années avant que la pratique de consultation ne se mette en œuvre et, fait encourageant, qu’une tendance à la consultation prospective commence à se développer. Ainsi, en 2010, le ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire (MAMROT) a consulté le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) sur l’avant-projet de loi concernant l’aménagement durable du territoire et l’urbanisme(12). La France, après deux rendez-vous manqués lors de l’élaboration de la loi de 2004 puis de 2009, a très récemment instauré, au niveau national, une telle obligation. Un décret est paru, le 18 juin dernier, créant un comité interministériel pour la santé, présidé par le Premier ministre. Ce comité a trois missions essentielles : veiller à l’amélioration de l’état de santé de la population et à la réduction des inégalités de santé, favoriser la prise en compte de l’éducation pour la santé et la promotion de la santé dans l’ensemble des politiques publiques et, enfin, veiller à ce que la coordination des politiques publiques favorables à la santé soit assurée au niveau régional(13). Il est donc essentiel que la mise en œuvre de cet outil instaurant en France une « préoccupation santé » dans toutes les politiques publiques fasse l’objet d’un suivi attentif. Des initiatives importantes sont portées également, au niveau national, par diverses structures institutionnelles, comme l’INPES, ou associatives, tels l’association Élus, santé publique et territoires (ESPT) ou le Réseau français des Villes-Santé, qui plaident régulièrement pour une approche locale et transversale, impliquant les élus des collectivités territoriales de proximité. U LI Q E La promotion de la santé a pour but de donner aux individus davantage de maitrise de leur propre santé. Ceci implique que l’individu ou le groupe puisse identifier et réaliser ses ambitions, satisfaire ses besoins et évoluer avec son milieu ou s’y adapter. à franchir : d’une part, il serait nécessaire de faire un bilan et une analyse de la façon dont fonctionnent ces commissions, quatre ans après leur mise en place, ce qui implique un véritable travail d’analyse et de recherche qui, à notre connaissance, n’a pas été fait. D’autre part, l’intitulé même de cette commission en réduit le spectre à des politiques précises de prévention dont la compétence principale échappe à l’ARS. Il faudrait délibérément inscrire le champ de cette commission dans l’impact des politiques publiques sur la santé, ce qui obligerait à une articulation beaucoup plus large avec les collectivités territoriales y compris dans leurs domaines de compétences (transport, aménagement urbain, environnement, politiques sociales…), mais également avec les services de l’État au niveau du comité de l’administration régionale (CAR). Au moment du débat sur les nouveaux découpages régionaux et sur l’évolution des collectivités départementales, alors qu’une loi sur la santé est en préparation, peut-être serait-il (11) Il aurait été utile d’analyser, également, les aspects européens et internationaux agissant sur les territoires, comme par exemple les politiques ciblant le réchauffement climatique et l’impact sur la santé, ou l’impact de la crise économique sur la santé. (12) Note documentaire. L’application de l’article 54 de la loi sur la Santé publique du Québec. Institut national de Santé publique du Québec. Août 2012. 10p. (13) Décret n° 2014-629 du 18 juin 2014 portant création du Comité interministériel pour la santé. 21 Territoires, incubateurs de santé ? Les Cahiers de l’IAU îdF n° 170-171 - septembre 2014 Santé et Urbanisme : quels contours ? Un lien historique, ré-investi opportun d’introduire une disposition permettant cette diffusion de politiques favorables à la santé dans l’espace régional. Santé publique et aménagement du territoire peuvent donc se révéler complémentaires si est prise en compte la finalité commune des deux démarches : développer un bien-être individuel dans un mieux vivre ensemble. (14) La loi “Hôpital, patients, santé, territoires” (HPST) a été élaborée à l’issue d’un long processus de concertation et d’échanges, des débats issus notamment de la commission Larcher, des échanges des États généraux de l’organisation des soins (EGOS) et des conclusions des rapports Ritter et Flajolet. (15) TOLLEC L. et al. : L’Évaluation d’Impacts sur la Santé (EIS) : une démarche d’intégration des champs santé-environnement dans la voie du développement durable. Application à un projet d’aménagement urbain : la halte ferroviaire de Pontchaillou, à Rennes. Développement durable et territoires. Vol. 4, no 2, juillet 2013. C. Galopin/IAU îdF Enfin il reste le niveau local, lui aussi probablement en prochaine transformation administrative, ne serait-ce qu’à travers le Grand Paris et la constitution des métropoles régionales. Le niveau local est le lieu majeur où se vit l’application des politiques. C’est l’endroit où se pratiquent certaines exclusions. Que ce soit la difficulté d’accessibilité aux services par les personnes en situation de handicap, l’isolement social des personnes dépendantes ou en grande fragilité sociale, ou même les problèmes d’accès aux soins. Mais c’est aussi l’endroit où peuvent se construire les solidarités. Les initiatives pour améliorer l’accès à une bonne nutrition sans aggraver les inégalités sociales, les plans de mobilité sur un quartier, une commune ou une communauté de communes pour promouvoir l’exercice physique, la réflexion autour des dangers éventuels d’une déchetterie sont autant d’exemples de la nécessité de s’emparer de ce niveau pour promouvoir la santé. Les Contrats locaux de santé (CLS) impulsés presque par hasard aux détours d’un article de la loi dite « HPST(14) » de 2009, peuvent devenir de bons outils pour qu’une action conjointe impliquant les ARS, les collectivités territoriales de proximité et l’ensemble des acteurs débouche sur des projets mobilisateurs. Son caractère contractuel laisse ouverte une véritable marge de manœuvre. Encore faudrait-il que le niveau national soit en mesure d’accompagner ce mouvement : en repérant et diffusant les bonnes pratiques issues de certains de ces CLS, en sensibilisant les ARS et les collectivités territoriales aux capacités offertes par les évaluations d’impacts sur la santé(15), en favorisant les travaux de recherche, encore balbutiants et épars en France, notamment pour ce qui concerne la recherche interventionnelle. Il faudrait, également, renforcer la capacité légale des communes, voire des communautés de communes, pour qu’elles puissent être mieux reconnues dans leur rôle d’intégrateurs de la préoccupation santé dans toutes les politiques locales. Une manière novatrice de revisiter la loi de 1902 et de passer de l’hygiène publique à la santé publique ? L’aménagement urbain participe de la promotion de la santé. 22