Katia Nigaud, Fabrice Ripoll, « Femmes maghrébines dans

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Katia Nigaud, Fabrice Ripoll, « Femmes maghrébines dans
Katia Nigaud, Fabrice Ripoll, « Femmes maghrébines dans la ville ». Texte initialement publié dans
Femmes et Villes, textes réunis et présentés par Sylvette Denèfle, Collection Perspectives « Villes et
Territoires » no 8, Presses Universitaires François-Rabelais, Maison des Sciences de l’Homme « Villes et
Territoires », Tours, 2004, p. 489-500.
Ce texte est mis en ligne sous format électronique par les Presses Universitaires François-Rabelais
et le Centre de Ressources Électroniques sur les Villes dans le cadre de leur programme commun de
rétroconversion d’ouvrages épuisés, collection « Sciences sociales de la ville ».
Presses
Universitaires
RANÇOIS­ RABELAIS
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FEMMES MAGHREBINES DANS LA VILLE
INSERTION SOCIALE ET APPROPRIATION DE
L’ESPACE PUBLIC. DEUX FACETTES DE
L’EMANCIPATION FEMININE ?
Katia NIGAUD, Fabrice RIPOLL
Université de Caen
Une fois de plus, en ce début de millénaire l’actualité médiatique et
politique fait de l’immigration, des étrangers et de leur présence en France
un « problème » aux facettes multiples : « intégration », « communautarisme », « intégrisme », « insécurité » … Dans les représentations
sociales, les Maghrébins assimilés aux arabo-musulmans voire aux
islamistes-intégristes semblent avoir une position à part. Les événements
sur-médiatisés du 11 septembre 2001 et ses suites n’ont pas amélioré la
situation et ont participé à cristalliser toutes sortes de représentations et de
généralisations simplistes. Il paraît donc important de poursuivre des
recherches aux plus près des vécus de ces populations en France. Qu’en estil en réalité de leur « intégration » ou au contraire de leur tendance au « repli
communautaire » ? Les pratiques observables sont-elles les mêmes quelles
que soient les caractéristiques sociales (sexe, âge, niveau scolaire, situation
professionnelle… ) ?
Les propos qui suivent sont ainsi les premiers éléments d’une enquête en
cours sur le cas particulier des femmes maghrébines en France. D’une part,
les travaux scientifiques français sur la question du genre et des femmes
restent encore minoritaires et ceci malgré les évolutions récentes. D’autre
490
FEMMES MAGHREBINES DANS LA VILLE
part, les femmes maghrébines combinent les deux angles de la question de
« l’intégration », celle du genre et celle de l’origine étrangère. Dans
l’imaginaire français, les femmes maghrébines symbolisent l’enfermement et
l’infériorité du sexe féminin. Il est vrai que les valeurs traditionnelles
dominantes – assignant les femmes à domicile et réservant l’espace public,
c’est-à-dire la ville, aux hommes – ont tendance à changer plus lentement
dans ces sociétés qu’en France et qui plus est avec un décalage de plusieurs
décennies. De là à parler d’opposition radicale entre deux cultures, il y a
beaucoup plus qu’un pas.
Quoiqu’il en soit, ces questions montrent toute l’importance de
l’articulation des pratiques spatiales et des rapports sociaux, problématique
de cette recherche. Les pratiques socio-spatiales des femmes maghrébines en
France peuvent-elles être caractérisées en terme d’assignation domestique et
de repli communautaire ? Y a-t-il une reproduction, au moins partielle, des
logiques socio-spatiales, villageoises ou de quartiers, héritées du pays
d’origine ? Le contexte national et surtout local des sociétés d’accueil a-t-il
une influence sur leurs pratiques actuelles ? L’insertion professionnelle
n’est-elle pas un facteur déterminant ?
Cette recherche tente de répondre à ces questions au travers d’enquêtes par
entretiens1 individuels semi-directifs menés auprès de femmes maghrébines2
habitantes d’Hérouville-Saint-Clair. Les biographies comme les profils
sociaux des femmes interrogées ont été volontairement diversifiées. Si elles
sont toutes originaires d’un pays du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie),
certaines viennent des grandes villes, Alger ou Marrakech, alors que d’autres
ont vécu, jusqu’à la migration, dans de petits villages ruraux. De même, si
certaines trajectoires de vie sont marquées par un cumul de « handicaps »
sociaux (faible niveau de scolarisation et de formation, analphabétisme
prononcé qui conditionnent des trajectoires professionnelles tournées vers
des emplois peu qualifiés), à l’inverse, certaines femmes ont de très bons
niveaux de formation, mais leurs parcours professionnels ne sont pas à la
hauteur de leurs aspirations.
1
Le questionnaire mêle à la fois une série de questions fermées sur l’identité de l’enquêtée,
sa situation matrimoniale, sa composition familiale, son capital scolaire, ses pratiques
linguistiques et sa situation professionnelle. Par ailleurs, une série de questions porte sur le
statut de la femme maghrébine, la culture, les pratiques religieuses et l’interculturalité vécue
au sein de la cellule familiale. La dernière phase de l’entretien se concentre sur les sociabilités
des femmes et leurs pratiques spatiales. Les relations entretenues avec la famille restreinte, la
famille élargie, les amies, le voisinage, les établissements scolaires, les collègues de travail,
les services administratifs, les solidarités existantes, la participation à des activités de loisirs et
de culture, de voyage.
2
Profils sociaux des femmes, voir note méthodologique en annexe.
Katia NIGAUD, Fabrice RIPOLL
491
Quant à Hérouville-Saint-Clair, cadre de cette étude, c’est une commune
de la périphérie caennaise3 accueillant au dernier recensement 1497
personnes de nationalité étrangère, soit 6 % de sa population4, dont près de la
moitié sont des femmes, auxquelles il faudrait ajouter toutes celles qui ont
obtenu la nationalité française. L’histoire de la ville, en tant que telle,
commence en 1960 avec la création d’une ZUP (Zone d’Urbanisation
Prioritaire) qui répond à une demande de logements impulsée par la
croissance du secteur industriel dans la région. Les usines de Citroën, RVI,
Moulinex et bien d’autres attirent de nombreux jeunes ouvriers et ouvrières
de la région, mais aussi de l’étranger. La municipalité, soucieuse de leur
devenir, a mis en place une politique volontariste d’intégration. Si la
fonction résidentielle5 est prédominante, Hérouville-Saint-Clair est
aujourd’hui une ville « nouvelle » qui a su diversifier ses activités,
développer un réseau d’associations dense au sein de ses quartiers. Elle offre
donc un contexte bien particulier dont il faudra interroger les influences sur
les pratiques observées.
LE POIDS DE L’HERITAGE
Division sexuée en société maghrébine : la ville émancipatrice ?
Les entretiens confirment ce que rapportent les recherches sur les sociétés
du Maghreb. Celles-ci offrent une vision fragmentée de l’espace sociospatial où hommes et femmes vivent dans des mondes parallèles et séparés.
Les rôles sociaux des femmes s’organisent essentiellement autour de la
fonction domestique, c’est-à-dire autour des activités liées à la maison et à
l’éducation des enfants. Leurs pratiques s’organisent autour de l’espace de la
maison, du village ou du quartier. Les rôles sociaux des hommes, en charge
d’assurer la protection et la subsistance de la famille par le travail, sont
davantage centrés sur l’extérieur : le travail, la rue, les commerces, les
cafés… Pratiques sexuées de l’espace et organisation sociale et symbolique
(c’est-à-dire les images et représentations des genres en même temps que les
rôles sociaux qui leur sont assignés) vont de pair. L’organisation de l’espace
3
Située en région Basse-Normandie, elle est la seconde commune numérique du Calvados
(23 992 habitants au recensement de 1999) derrière Caen (114 007 habitants).
4
Ce chiffre est relativement faible comparé à d’autres communes françaises, mais sans
équivalent dans la région. La population étrangère la plus présente à Hérouville-Saint-Clair
est la population turque (290 personnes), puis les Algériens (261 personnes) et les Marocains
(228 personnes), les Portugais (109 individus) et enfin les Tunisiens (78). Le groupe de
Maghrébins (Algériens, Tunisiens, Marocains) représente 38,1 % de la population étrangère
de la commune.
5
Le type de logement le plus fréquent est le logement en immeubles collectifs (78 % du
parc des résidences principales), en location pour 70 % des cas.
492
FEMMES MAGHREBINES DANS LA VILLE
tend bel et bien à entériner et légitimer les structurations du social.
Toutefois, des évolutions se font jour dont les villes semblent être les foyers
principaux et qui tendent à distinguer les expériences vécues par les femmes
selon leur lieu de résidence : grandes villes ou villages.
Dans le système villageois, l’activité quotidienne des femmes s’organise
autour de la cellule familiale et des tâches liées à l’entretien de la maison.
Les hommes organisent leurs activités autour des travaux dans les champs et
des déplacements vers les villages et les villes avoisinantes, lieux d’échanges
et de commerce. La division sexuée du travail conditionne les déplacements
dans le village comme à l’extérieur, ces derniers étant du reste peu
nombreux. Mais l’organisation de l’espace a sa part dans la production des
inégalités socio-spatiales, ne serait-ce qu’en tant qu’ensemble de contraintes
matérielles, économiques, symboliques, politiques, etc. L’éloignement
géographique et la difficulté du travail de la terre font émerger des
solidarités fortes au sein de l’espace du village. Les sociabilités qui
s’exercent en ce lieu s’appuient sur la famille élargie. Dans ce système,
chacun et chacune assume une tâche, trouve une place et un rôle qui
participent au maintien d’un ordre social qui tend à fonctionner en système
clos et autonome.
Dans les villes, les femmes ont un périmètre d’actions plus larges que dans
les villages. Les contraintes économiques, l’ouverture du marché du travail
au salariat féminin6 et la scolarisation des filles7 amènent les jeunes femmes
à sortir de leur espace de naissance, le village ou le quartier, et à fréquenter
d’autres espaces aux fonctions diversifiées. Les femmes sont ainsi plus
visibles dans l’espace public, à l’école ou sur le lieu de travail. La ville est
donc un réel vecteur d’émancipation. Cependant, les femmes maghrébines
n’ont pas encore accès à tous les espaces de la ville ni à tous les emplois. Le
fait qu’elles symbolisent l’intégrité et l’honneur de la famille est
incompatible avec la fréquentation de certains lieux. Les cafés notamment
leur restent interdits. De même, la majorité des emplois qu’elles occupent
sont dans les secteurs de l’enseignement et de la santé, à connotation positive
et valorisante mais en continuité avec les activités traditionnellement
féminines. La dimension du genre persiste donc à conditionner les pratiques
6
« Y en a qui travaillent ! Eh puis elles font de tout ! C’est dans les usines, les médecins,
des pharmaciennes, dans les bureaux, des infirmières, on a de tout comme ici… Y en a qui
sont à la maison aussi. » (Entretien avec Fatima).
« Bon ça c’est bien ! Je pense que ça fait du bien parce que la vie maintenant, c’est cher làbas aussi » (Entretien avec Rachida).
7
Fatima : « Ma mère n’est pas allée à l’école. Maintenant l’école est obligatoire, depuis des
années… depuis l’indépendance, l’école est devenue obligatoire ».
Katia NIGAUD, Fabrice RIPOLL
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et introduit, de fait, une segmentation de l’espace. L’espace public, de plus
en plus partagé mais de fait morcelé, donne l’impression d’une mosaïque
d’espaces féminins et masculins juxtaposés, entre lesquels s’intercalent
quelques espaces mixtes, où les rapports entre les sexes sont extrêmement
complexifiés.
La reproduction des modèles de comportement
Le fait est que l’espace de la maison reste le lieu privilégié des pratiques
sociales des femmes maghrébines interrogées. L’essentiel de leur sociabilité
est centrée sur la famille et les relations amicales, principalement entre
femmes de même origine. Les liens avec la famille restée au pays passent
d’abord par le téléphone : les appels, un ou deux par semaine, parfois plus en
fonction des événements politiques survenus au pays, permettent une
certaine proximité en même temps que l’instantanéité. Les interactions et
intonations entretiennent le lien affectif et rétablissent, l’espace d’un instant,
une continuité physique interrompue par la migration. De même, une part
importante des relations amicales ont lieu dans l’espace domestique, soit par
conversations téléphoniques, soit par invitations et visites de pure
convivialité. Pour ces femmes qui n’ont souvent pas choisi leur migration,
l’espace d’origine est le dénominateur commun qui favorise les affinités
comme l’entraide. L’entre-soi, qu’il ne faut pas considérer comme repli
communautaire, sécurise et rassure, en même temps qu’il est un autre moyen
de conserver un lien avec le pays natal.
Loin de se cantonner à leur logement, elles se sont sans réelle difficulté
approprié leur quartier, des établissements scolaires8 aux jardins d’enfants9
en passant par les espaces commerciaux. Ces sortes d’« espaces publics
domestiques » (où s’exerce le travail domestique pour être plus précis) sont
le plus fréquemment investis par les femmes, elles y trouvent une nouvelle
occasion d’échanger. L’espace du commerce, l’hypermarché Carrefour et les
petites unités commerciales existant au sein de chaque quartier d’habitation,
est intéressant par son caractère mixte, fréquenté à la fois par les hommes et
les femmes. Or, cette mixité est plus ou moins respectée en fonction des
moments de la journée. Les femmes maghrébines qui ne travaillent pas font
leur marché le matin, à l’heure où les hommes sont parti travailler.
8
Les établissements scolaires sont nombreux de la maternelle au lycée et sont implantés, au
sein des quartiers, en fonction des besoins de la population.
9
« Tu devrais venir un après-midi, on sort les enfants… On sort… les sorties en bas dans le
quartier » (Entretien avec Dalila).
494
FEMMES MAGHREBINES DANS LA VILLE
En revanche, la plupart d’entre elles utilisent peu le centre ville
d’Hérouville-Saint-Clair, où se concentrent les activités administratives et
culturelles. De même, l’immense complexe commercial de Mondeville, en
périphérie de l’agglomération, ou le centre de la ville Caen, ne sont pratiqués
que très occasionnellement. En fait, cela dépend pour une large part des
itinéraires socio-spatiaux. Si le poids de la division sexuée reste important
pour toutes ces femmes (les cafés restent inaccessibles), leur origine
villageoise ou urbaine conditionne le degré d’ouverture de leurs pratiques
spatiales. Les femmes d’origine villageoise ont tendance à se concentrer sur
leur nouveau quartier de résidence, alors que les « citadines » osent
davantage s’aventurer dans la ville. Ainsi, les femmes maghrébines semblent
avoir importé les modèles de comportements appris dans leur pays d’origine,
leurs frontières intériorisées.
EFFET DE LIEU ET INSERTION SOCIALE
Il reste à déterminer si la migration et le nouveau contexte socio-spatial
d’existence ont eu un effet (positif ou non) sur les pratiques des femmes
maghrébines, et à dégager les facteurs qui ont pu conditionner le plus
fortement leur « degré d’intégration » au sein du nouvel espace de vie.
L’ambivalence de l’organisation urbaine
Les pratiques socio-spatiales des femmes maghrébines à Hérouville-SaintClair montrent qu’il y a eu, en partie, transfert de celles héritées du Maghreb.
Les femmes se regroupent entre elles dans des espaces publics fortement
féminins : le jardin d’enfants, l’association « La Voix des femmes », l’école,
etc. Mais il faut souligner que cette continuité est rendue possible par la
structuration spatiale de la ville. Sa fragmentation en quartiers bien distincts
voire cloisonnés10 n’est pas sans rappeler les espaces villageois, les quartiers
pratiqués par les femmes au Maghreb. De plus, la ville a été conçue et
produite dans un souci d’autonomie vis-à-vis de Caen. Hérouville-SaintClair offre ainsi l’ensemble des services et des activités nécessaires à ses
habitants. Il est possible d’y vivre sans presque jamais en sortir. C’est bien
ce qu’exprime Dalila : « Ils vivent enfermés dans leur coin euh ! … Bon …
euh ! Comme ici à Hérouville ! Je connais des gens qui ne quittent jamais
Hérouville, hein … C’est effrayant … Voilà ! … C’est effrayant, ces gens-là
qui finalement… Ils finissent par s’habituer… c’est ce qui … on habite ici,
on dort ici, on mange ici. Bon, y a pas besoin… en fait la mentalité, on
reproduit la mentalité du village qu’on a quitté, il y a 30 ans. Finalement,
10
Hérouville-Saint-Clair est organisée en cinq quartiers principaux séparés les uns des
autres par des boulevards.
Katia NIGAUD, Fabrice RIPOLL
495
ces gens-là, structurellement, ils n’ont pas … pas évolué… c’est assez
triste »11. Hérouville-Saint-Clair offre paradoxalement les conditions
nécessaires à la reproduction des logiques socio-spatiales d’origine.
Cependant, il n’y a pas de reproduction à l’identique. Les pratiques sont
sans cesse en évolution en fonction des nouvelles conditions d’existence.
L’utilisation de l’espace urbain marque ainsi à la fois une rupture et une
continuité avec les pratiques antérieures. Les femmes maghrébines trouvent
peu à peu leur place dans leur nouvel espace de vie. Une place négociée qui
prend en considération à la fois les pratiques héritées du pays d’origine et les
nouvelles contraintes socio-économiques, culturelles, politiques. Cette place
est négociée puisqu’il y a à la fois reproduction et incorporation de nouvelles
pratiques, appropriation de nouvelles parcelles de l’espace hérouvillais. On
peut considérer que la migration, situation de rupture dans la vie des
femmes, a eu un effet positif sur leurs pratiques de l’espace. À HérouvilleSaint-Clair, elle a permis l’accès à de nouveaux espaces, que les femmes ne
fréquentaient pas au Maghreb, comme les espaces de commerce12.
Ces remarques vont à l’encontre d’une image figée, essentialiste, de la
femme maghrébine infériorisée et domestiquée. Il convient davantage de
s’interroger sur la question de l’adéquation de ces « pesanteurs culturelles »
avec les constructions symboliques propres à la société française, notamment
les divisions sexuées, qui ne sont pas si contradictoires que cela ...
Finalement, l’organisation spatiale d’Hérouville-Saint-Clair a des
conséquences ambivalentes sur les pratiques : elle favorise les relations
sociales de proximité tout en freinant leur insertion à d’autres échelles. Pour
autant, il faut faire attention à ne pas tomber dans une vision spatialiste du
social. Les facteurs les plus déterminants relèvent en effet sans conteste de
ce que l’on pourrait appeler l’insertion sociale, associative et surtout
professionnelle.
11
Entretien avec Dalila.
« C’est ça oui, c’est que j’ai gagné en liberté, y a le travail, pour sortir, pour ça je suis
libre. Parce que le jour que je venue ici… Y a beaucoup de choses qui ont … Bah ! … Mon
mari aussi, y veut pas me laisser pour sortir beaucoup. Mais maintenant… je sors, je …
promener, je viens ici (à l’association), je veux aller à Caen, je veux à ça et puis j’ai rien du
tout. C’est pas comme avant … Il comprend lui … parce que avant je peux pas sortir »
(Entretien avec Rachida).
12
496
FEMMES MAGHREBINES DANS LA VILLE
Activité et insertion associatives, scolaires et professionnelles : nouveaux
horizons, nouveaux obstacles
Les femmes enquêtées ont été rencontrées dans un cadre associatif.
L’association « La Voix des femmes », située en plein cœur du quartier, se
veut un espace de promotion de développement de la vie sociale à l’intérieur
du quartier, un relais, un lieu de rencontre pour l’ensemble des personnes
d’origines culturelles diverses. Pour beaucoup de femmes étrangères,
l’association est un moyen de sortir de chez elles et de rompre avec
l’isolement social. « Certaines femmes n’ont pas le droit de sortir, sauf pour
aller à l’association »13. Les femmes maghrébines, comme d’autres femmes
étrangères, souffrent de la solitude et du déracinement socio-spatial. « La
famille, c’est ça comme tu dis, c’est ça, c’est que je suis une étrangère, tout
le temps … »14. L’association est un lieu de ressourcement.
Plus encore : l’action associative est une activité nouvelle pour ces femmes
qui n’étaient pas adhérentes à une association dans leur pays d’origine. La
proximité mais surtout la vocation même de l’association ainsi que la nature
des activités proposées a favorisé cette adhésion, reconnue comme légitime
par les femmes comme par leur famille. Il s’agit d’une association de
femmes, à l’intérieur du quartier où des professionnel(le)s et des bénévoles
connu(e)s de tous proposent des activités de loisirs comme la couture, la
cuisine, la lecture sans oublier la formation, l’apprentissage du français. Elle
vient également en aide aux familles grâce à son « épicerie sociale ». En
définitive, on peut considérer que l’association est un espace d’émancipation
des femmes maghrébines tout en respectant leurs valeurs traditionnelles.
Autre ambivalence : si l’association permet une sortie hors du logement,
parfois la seule, elle concentre l’essentiel des activités et besoins de base des
femmes, qui du même coup, ne sont pas poussées à les chercher plus loin,
hors du quartier.
En terme d’émancipation ou « d’intégration », la « Voix des femmes » n’a
pas la même importance pour toutes les femmes : son existence est d’autant
plus cruciale que celles-ci sont plus démunies. En particulier, les
maghrébines qui ont pu faire des études ou trouver un travail ont d’autres
opportunités de pratiquer d’autres espaces, de faire d’autres rencontres, de
multiplier les échanges, voire de décentrer le travail domestique. Car les
femmes immigrées étudient et travaillent de plus en plus. Sur les neuf
femmes enquêtées, trois ont pu faire des études supérieures. Deux sont
13
Lefèvre Blandine (présidente de l’association), Le 10e anniversaire de « La Voix des
femmes » fêté hier à Hérouville, Ouest-France, 16-17 février 2002.
14
Entretien avec Rachida.
Katia NIGAUD, Fabrice RIPOLL
497
assistantes maternelles agréées, employées par la Mairie et travaillent chez
elles. Une troisième est médiatrice sociale et culturelle au sein de la « Voix
des femmes ». Les autres sont mères au foyer ou en recherche d’emploi.
Pour autant, on voit que pour ces femmes, les activités professionnelles sont
encore centrées sur la fonction domestique et familiale, dans les espaces de
la maison et des quartiers. Ce sont surtout les études supérieures qui ont
permis une ouverture sur l’agglomération (l’Université étant située au nord
de la ville de Caen) voire sur l’extérieur de la région et qui peuvent enfin
ouvrir sur d’autres horizons professionnels15.
Néanmoins, il faut souligner qu’alors même qu’elles sont plus nombreuses
à chercher un emploi, les femmes maghrébines immigrées y accèdent encore
très difficilement. La situation économique nationale, la massification du
chômage et le développement de la précarité, leur statut de femme et de
femme immigrée, jouent en leur défaveur par rapport aux Françaises et
Français. Les statistiques nationales des inégalités face au chômage le
montrent. De plus, le contexte économique de la région et les faibles niveaux
de formation de certaines d’entre elles les mettent en réelle difficulté. « J’ai
dit enfin je vais pouvoir chercher du travail, c’est pas facile, hein ! ? Je
croyais vraiment que ça allait être facile. Tu vas rigoler ! Je me présente à
l’ANPE, je dis : j’ai envie de travailler, naïvement tu vois »16. Nouvelle
ambivalence de leur nouvelle vie …
CONCLUSION
Les premiers éléments de cette recherche permettent de formuler quelques
hypothèses qu’il reste à vérifier par des enquêtes plus approfondies. Tout
d’abord, il est toujours bon de souligner que rien ne permet de parler d’un
« repli communautaire ». Tout au plus la fréquentation préférentielle des
femmes de même origine assure une fonction de sociabilité, d’entraide, de
sécurisation et de compensation face à la rupture que représente la migration,
c’est-à-dire le déracinement. Par ailleurs, comme beaucoup d’autres femmes
françaises, leurs activités sont centrées sur le domicile et le travail
domestique. En fait, les femmes maghrébines tendent à reproduire les
schémas comportementaux hérités de leur socialisation primaire et leur
expérience spatiale antérieure à la migration, mais elles le font d’autant plus
facilement que les valeurs dominantes, l’organisation spatiale et la
structuration symbolique de la ville d’accueil ne leur sont pas réellement
contradictoires. Comme pour les femmes françaises, avec certes des
15
Ainsi, Dalila a poursuivi des études d’architecture puis de géographie dans plusieurs
villes de France, dont Paris.
16
Entretien avec Zhor.
498
FEMMES MAGHREBINES DANS LA VILLE
difficultés supplémentaires, leur émancipation et leur insertion sociale
(termes que l’on préfèrera à celui d’intégration), de même que leur
appropriation de l’espace public et leur échelle de pratique, sont avant tout
dépendantes des possibilités de poursuivre des études et d’avoir un emploi.
ANNEXE METHODOLOGIQUE
MAGHREBINES INTERROGEES
: LES PROFILS SOCIAUX DES FEMMES
Yasmina17, 33 ans, née à Alger, s’est installée en 1990 à Hérouville-Saint-Clair avec son
époux. Actuellement Yasmina, mère de quatre jeunes enfants, est à la recherche d’un emploi.
Rachida, née en 1956 à Sursef (Tunisie), est arrivée en France en 1972 après son mariage.
Avant cette date, elle travaillait dans une usine de confection de Sursef pour venir en aide à sa
famille. Depuis sa migration, elle est sans profession et sa faible qualification ne lui permet
pas de trouver facilement une activité durable. Elle effectue donc quelques travaux de couture
à l’association « La Voix des Femmes ». Par ailleurs, son conjoint est demandeur d’emploi
depuis 1990.
Fatima, née en 1963 à Bizerte (Tunisie), est venue en France en 1982 pour suivre son
conjoint, ouvrier du BTP. Elle est actuellement assistante maternelle et aussi, mère de trois
enfants scolarisés à Hérouville-Saint-Clair.
Nassima, née en 1955 en Algérie et mariée en 1977, est arrivée en France en 1981 pour
suivre son conjoint, aujourd’hui retraité de la SMN. N’ayant jamais travaillé, elle est mère au
foyer de trois enfants. L’arrêt très précoce de sa scolarité (dès la fin du primaire), se traduit
par un manque d’aisance en français et ce en dépit des nombreuses années passées en France,
ces lacunes ne lui permettent, malheureusement, pas d’accéder à l’emploi durable.
Dalila, née en 1964 à Alger, s’est mariée en 1990, date à partir de laquelle le couple,
aujourd’hui parents d’un enfant, a émigré afin de poursuivre des études supérieures. Outre un
parcours universitaire brillant, elle cumule les petits boulots, son statut d’étudiante étrangère
étant un frein à son insertion professionnelle.
En 1988, Fella, jeune marocaine, est arrivée en France afin de poursuivre ses études. Après
avoir effectué un séjour à Paris chez son frère et sa belle-sœur où elle logeait, elle est venue
s’installer dans le département du Calvados où elle a été, tour à tour, serveuse puis garde
malade pendant une dizaine d’années. En 1997, elle s’est mariée avec un français dont elle se
sépare aujourd’hui. Parallèlement, elle a acquis la nationalité française en 1998, date à
17
Dans le souci de préserver l’anonymat de celles qui ont bien volontiers partagé leur
histoire de vie, souvent avec beaucoup d’émotion et quelques larmes, les prénoms des femmes
enquêtées sont des prénoms d’emprunt.
Katia NIGAUD, Fabrice RIPOLL
499
laquelle, elle a également interrompu ses études après avoir obtenu un DEUG AES à
l’Université de Caen. Pour autant, Fella est actuellement à la recherche d’un emploi.
Karima, marocaine de 50 ans, s’est mariée et a émigré vers la France en 1972 pour suivre
son conjoint, immigré (sous-entendu travailleur immigré) depuis plusieurs années. Karima,
sans profession, est mère de neuf enfants.
Nabila, 46 ans, venue d’un village de la Grande Kabylie, est un cas un peu à part.
Généralement les femmes enquêtées ont migré pour suivre leur conjoint. Or Nabila est venue
en France dans le cadre de la migration de ses parents survenue en 1963. Mariée depuis 1974,
mère de quatre enfants, elle exerce le métier d’assistante maternelle.
Zhor, née en 1963 à Tizi-Ouzou, est une femme dynamique, arrivée en France dans le cadre
du regroupement familial. Ces étudiants algériens, lui bénéficiant d’une bourse d’étude de
doctorat de troisième cycle, elle, étudiante et mère de deux enfants, ont migré vers la France
en 1984. Longtemps abusée et désabusée par son statut d’étudiante étrangère elle vient enfin
d’obtenir une carte de résidence (10 ans). Zhor est actuellement médiatrice sociale et
culturelle au sein de l’association « La Voix des femmes ».
NB : Le critère de sélection était la naissance dans un pays du Maghreb et non la nationalité
étrangère. De façon involontaire, il se trouve qu’aucune de ces femmes n’a la nationalité
française à l’exception de Fella.
BIBLIOGAPHIE
LEFEVRE Blandine (présidente de l’association) [2002], Le 10e
anniversaire de « La Voix des femmes » fêté hier à Hérouville, OuestFrance, 16-17 février.