servitude et soumission - Lycée Langevin
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servitude et soumission - Lycée Langevin
LYCEE POLYVALENT LANGEVIN-WALLON Champigny-sur-Marne REUNION PREPARATOIRE 2 juillet 2016 CLASSES DE PTSI ET PT Année scolaire 2016-2017 FRANÇAIS Le programme 2016-2017 des classes préparatoires scientifiques se compose des œuvres suivantes : SERVITUDE & SOUMISSION 1- Etienne de La Boétie : Discours de la servitude volontaire, éd. GF n°394 (1576). 2- Montesquieu : Lettres persanes, éd. GF n° 1482 (1721). 3- Henrik Ibsen : Une maison de poupée, traduction par Eloi Recoing, éd. Babel n°1400, édition obligatoire. Bibliographie : Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, 1944 (Quadrige, PUF, 2013) Jean-Léon Beauvois, Traité de la servitude libérale : Analyse de la soumission, Dunod 1994 Judith Butler, La vie psychique du pouvoir : L'assujettissement en théories, Éditions Leo Scheer, 2002 Thierry de Vingt-Hanaps, Socrate contre Antigone ? : Le problème de l'obéissance à la loi inique en philosophie morale, Éditions Téqui 2005 Eugène Enriquez, Clinique du pouvoir : Les figures du maître, Eres, 2007 Robert-Vincent Joule, La soumission librement consentie, PUF, 2010 Pierre Clastres, La Société contre l'Etat : Recherches d'anthropologie politique, Les Éditions de Minuit, 2011 Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion 2015. La lecture des œuvres pendant les vacances est IMPERATIVE. Pour diverses raisons : - Une année en classe préparatoire passe très vite (la première pour se mettre au rythme, la seconde à cause de la proximité des concours, la troisième…) et demande une quantité de travail importante dans toutes les matières. Vous n’aurez guère le temps après la rentrée de septembre, de lire en détail des œuvres assez conséquentes et vous vous trouverez (malheureusement pour cette matière !) toujours d’autres priorités de travail ou de distraction. - L’efficacité dans les matières littéraires demande une maturation, une réflexion, un recul que vous n’aurez pas si vous découvrez les textes au dernier moment. Vous devez avoir à votre disposition un matériau de travail qui favorisera votre RE-lecture des œuvres. - Le temps que vous « perdrez » pendant les vacances, vous le gagnerez pendant l’année en retrouvant aisément et rapidement les références utiles à vos dissertations et à vos colles. - Et enfin le plaisir de la lecture sera d’autant plus vrai qu’il ne sera pas perturbé par la précipitation et d’autres préoccupations mentales. * Lire une œuvre pour une classe préparatoire n’a cependant rien de commun avec une lecture banale, de pure distraction ou d’obligation lycéenne. Si tant est que vous lisiez volontiers et attentivement les livres mentionnés, vous risquez malgré tout d’avoir oublié l’essentiel et l’accessoire au moment des concours, huit mois plus tard. Lisez-donc chaque œuvre à votre table de travail avec feuille de papier, stylos de couleurs et règle. Faites l’effort pour chaque page de relever les idées importantes, de recopier les citations marquantes, les indices spatio-temporels, les personnages, les situations… Vous trouverez ci-après les premières pages du Discours de la servitude volontaire de La Boétie (1576), des Lettres persanes de Montesquieu (1721), d’Une maison de poupée d’Henrik Ibsen (1879). Après cette lecture exhaustive et méthodique, efforcez-vous de faire le plan du livre et d’étudier la biographie des auteurs concernés en rapport avec ces textes. Vous tirerez alors profit des ouvrages critiques complémentaires et notamment des manuels spécifiques prévus par les éditeurs spécialisés dans les classes préparatoires comme : Servitude et soumission, l’épreuve de français prépas scientifiques, Bréal (ou l’équivalent chez Garnier-Flammarion, Ellipses, Sedes ou Belin). Vous trouverez dans le commerce une multitude de publications générales ou spécialisées pour approfondir la connaissance des œuvres. Mais ne vous précipitez pas sur ces ouvrages. L’essentiel sera repris dans le cours. Et il vaut mieux vous concentrer, pendant ces vacances, sur les œuvres. Dès la rentrée de septembre, je m’assurerai par un contrôle que vous avez lu ces trois livres. Essayez cependant de ne pas procéder à cette lecture pour « faire plaisir au professeur » (et aux parents) et pour cette première interrogation. Le français en classe préparatoire peut être un atout et un équilibre. Vous avez fait le choix d’une préparation scientifique parce que vous étiez fort en maths ou motivé par la science et la technique. Et vous avez pu en déduire ou croire à la subsidiarité pour ne pas dire à l’inutilité des matières littéraires. Il faudrait pourtant vous convaincre rapidement du contraire en vous rappelant d’abord des coefficients des principaux concours et de l’importance de la culture générale, de l’esprit d’analyse et de synthèse, de la qualité d’expression dans l’activité professionnelle d’un cadre. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait Rabelais. L’ingénieur que vous aspirez à devenir doit savoir rapidement cerner une situation nouvelle et y apporter la meilleure solution en prenant en compte tous les paramètres. Le cours de français en classe préparatoire ne diffère pas de ces objectifs : acquérir des méthodes, des outils d’analyse, des référents pour répondre avec efficacité et personnalité à une problématique particulière. Le français n’est, en définitive, qu’une variante des autres enseignements scientifiques qui vous sont dispensés. Soyez donc pragmatique, lucide et ouvert. On n’attend pas d’un étudiant de classe préparatoire scientifique qu’il soit particulièrement doué pour l’écriture ou exceptionnellement cultivé dans le domaine de la littérature. La réussite aux épreuves académiques est accessible à quiconque fait preuve d’un minimum d’intelligence des enjeux et des principes. Quelles que soient vos dispositions initiales, abordez chaque matière avec un souci pragmatique d’efficacité et de profit intellectuel. Pour cela méfiez-vous des états d’âme circonstanciels qui vous font faire l’impasse sur tel cours, telle œuvre, tel exercice ou telle pédagogie. Vous feriez le jeu, sans y prendre garde, de ce darwinisme latent qui prévaut inévitablement dans ces classes sélectives. Ne perdez pas de vue que les matières littéraires permettent souvent de faire la différence au concours et que le succès se construit dès l’entrée en première année de classe préparatoire et non à la veille de l’épreuve. Si la séduction, la conviction, la compréhension, la révélation… ne sont pas au rendez-vous de votre première lecture, considérez la difficulté comme un défi et non comme un ennui. A votre capacité de triompher des résistances se jugera votre véritable compétence. Et méditez ces propos que Marguerite Yourcenar prête à Hadrien : « Je choisissais ce que j’avais, m’obligeant seulement à l’avoir totalement et à le goûter le mieux possible. Les plus mornes travaux s’exécutaient sans peine pour peu qu’il me plût de m’en éprendre. Dès qu’un objet me répugnait, j’en faisais un sujet d’étude ; je me forçais adroitement à en tirer un motif de joie. En face d’une occurrence imprévue… je m’appliquais à faire fête au hasard, à jouir de tout ce qu’il m’apportait d’inattendu ». Vous apprendrez peut-être ainsi que le plaisir vient aussi du dépassement de soi et de la découverte. Je mettrai sur mon blog http://potethiquealentstics.over-blog.com/ (rubrique CPGE), aux environs de la miaoût, un certain nombre de notes de lecture des œuvres au programme. Merci aux étudiants rejoignant la PTSI et la PT à la rentrée de m’envoyer un mail avec leurs nom et prénom. Bernard Martial ([email protected]) SERVITUDE ET SOUMISSION « C’est fait mon cœur, quittons la liberté ». Étienne de LA BOETIE, Vingt et neuf sonnets, III. Les deux concepts que l'on propose aujourd’hui à notre réflexion ont tous deux la particularité de se déployer dans le cadre de la liberté et d'en être des antonymes ambigus. Il est d'abord évident que la soumission à une autorité considérée comme légitime n'est en rien incompatible avec notre qualité d’êtres libres. L'obéissance aux lois est même une condition de la liberté de tous. Le mot soumission dit bien d'ailleurs, dans son étymologie (sub-mittere, « se ranger sous »), l'abandon volontaire de ses prérogatives. La servitude, elle, correspond à une situation arbitraire d'oppression où la force remplace la loi. C'est la condition de l'esclave (servus). Rousseau établit nettement la délimitation entre les deux notions : « Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c'est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. » (Lettres de la Montagne, VIII). Cette distinction est toujours inscrite dans la pensée de Rousseau, qu'il évoque dans le Discours sur l'inégalité les premiers gouvernements électifs (« Les uns restèrent uniquement soumis aux lois, les autres obéirent bientôt à des maîtres ») ou célèbre dans l'Émile le contrat pédagogique : Ô mon ami, mon protecteur, mon maître, reprenez l’autorité que vous voulez déposer au moment qu’il m’importe le plus qu’elle vous reste ; vous ne l’aviez jusqu’ici que par ma faiblesse, vous l’aurez maintenant par ma volonté, et elle m’en sera plus sacrée. Défendez-moi de tous les ennemis qui m’assiègent, et surtout de ceux que je porte avec moi, & qui me trahissent ; veillez sur votre ouvrage, afin qu’il demeure digne de vous. Je veux obéir à vos lois, je le veux toujours, c’est ma volonté constante ; si jamais je vous désobéis, ce sera malgré moi : rendez-moi libre en me protégeant contre mes passions qui me font violence ; empêchez-moi d’être leur esclave, et forcez-moi d’être mon propre maître en n’obéissant point à mes sens, mais à ma raison. » [Émile ou De l'éducation, IV]. Si cette allégeance résulte d'un assentiment sensible et raisonné, il en est autrement, bien sûr, de la soumission à une autorité considérée comme illégitime. C'est cela qu'on appelle servitude, et les premières connotations de ce mot - comme l'étymologie - renvoient, on le sait, à la condition de l'esclave, où la force prime sur le droit. Le terme apparaît souvent sous la plume de Rousseau qui voit là la première conséquence de la propriété : « Telle fut, ou dut être l'origine de la société et des lois qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l'inégalité, d'une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère » (Discours sur l'inégalité, II). Au contraire des théoriciens du droit naturel (Grotius, Pufendorf ou Hobbes) qui voulaient voir une relation contractuelle dans la situation de servitude, Rousseau considère en effet que l'esclavage ne saurait être librement consenti, mais toujours engendré par la violence. Mais comment préciser la nature irrévocable du droit que les minorités dominantes se sont arrogé, dès lors que les peuples ont secoué bien des jougs et que les richesses ont largement changé de mains ? Comment expliquer que perdure sous toutes les latitudes une telle situation d'oppression de ceux qui par leur nombre seraient facilement en mesure de se libérer ? Étrange inertie, en effet, au point que l'on peut s'aviser de soupçonner la complicité des masses elles-mêmes et sans incohérence risquer l'oxymore servitude volontaire. C'est de cet étonnement que naît le Discours de La Boétie, dont les réponses successives pourraient être résumées par celle que propose David Hume au seuil de sa réflexion politique : « Rien ne paraît plus surprenant à ceux qui contemplent les choses humaines d'un œil philosophique, que de voir la facilité avec laquelle le grand nombre est gouverné par le petit, et l'humble soumission avec laquelle les hommes sacrifient leurs sentiments et leurs penchants à ceux de leurs chefs. Quelle est la cause de cette merveille ? Ce n'est pas la FORCE ; les sujets sont toujours les plus forts. Ce ne peut donc être que l'OPINION. C'est sur l'opinion que tout gouvernement est fondé, le plus despotique et le plus militaire, aussi bien que le plus populaire et le plus libre. » (Hume, Les premiers principes du gouvernement, 1752) C'est ainsi que l'adroite usurpation dénoncée par Rousseau a pu d'autant mieux réussir sur les populations qu'elle s'est trouvée en accord avec leur secret désir de sujétion. « Par opinion d'intérêt, continue Hume, j'entends le sentiment de l'utilité publique, que le gouvernement en général peut procurer, joint à la persuasion que le gouvernement, sous lequel nous vivons, la prouve autant que tout autre pourrait le faire. Cette opinion, lorsqu'elle prévaut dans un État, ou du moins auprès de ceux qui font la force de l'État, fait la plus grande sûreté des chefs. » (ibid.) S'il apparaît légitime que les individus délèguent leurs pouvoirs dans le cadre d'un contrat social, il est plus inquiétant de les voir s'avachir dans une soumission qui prend les formes, comme le dit Diderot, d'un crime de lèse-majesté divine. Pourquoi les hommes abdiquent-ils si volontiers leur liberté naturelle ? On lira les analyses déjà modernes de La Boétie qui insiste comme Montaigne sur la force de l'habitude : le pli de la paresse et de l'indifférence est vite pris qui se nourrit aussi de notre égoïsme. « Peuples libres, prévenait Rousseau, souvenez-vous de cette maxime : on peut acquérir la liberté, mais on ne la recouvre jamais » (Contrat social, II, VIII). C’est ce qu’avait vu Machiavel : « Combien il est difficile à un peuple accoutumé à vivre sous un prince de conserver sa liberté s'il l'acquiert par accident, comme Rome après l'expulsion des Tarquins, c'est ce que démontrent une infinité d'exemples qu'on lit dans l'histoire : en effet, ce peuple est comme une bête brute naturellement farouche et faite pour vivre dans les bois, puis dressée à la prison et à la domesticité ; que le sort la rende à la liberté des champs, inapte à trouver sa pâture et son gîte, elle sera la proie du premier qui voudra la remettre à la chaîne. C'est ce qui arrive à un peuple accoutumé à se laisser gouverner. Incapable de discerner ce qui lèse sa liberté et ses moyens de défense, ne connaissant pas les princes, n'étant pas connu d'eux, il retombe bientôt sous un joug plus pesant et plus rude que celui qu'il avait secoué peu de temps auparavant. » (Le Prince, XVI) Mais si les peuples renoncent si volontiers à leurs prérogatives d’êtres libres, c'est qu'il est plus facile d'obéir que d'exercer sa liberté. La Boétie rappelle comment les tyrans se sont toujours employés à abêtir leurs sujets, d'autant plus prêts à obéir qu'ils savent pouvoir se divertir dans les jeux et les spectacles offerts à leur mollesse. Comme les foules pusillanimes dénoncées par l'Inquisiteur de Dostoïevski ou le salaud de Sartre qui veut croire à l'absolu des valeurs qui régissent sa vie pour ne pas avoir à exercer sa liberté, l'individu est prêt aussi à obéir à toute autorité dès lors qu'elle sait se donner une allure de légitimité. On connaît les expériences de Stanley Milgram, qui a appelé « état agentique » cette résignation à n'être qu'un instrument au service d'un supérieur hiérarchique, prêt à satisfaire sa volonté jusqu'à la pire cruauté. Couvrant le procès d’Adolf Eichmann pour le New-York Times, Hannah Arendt a montré de son côté qu'en toute bonne conscience chacun de nous est prêt à commettre des actes monstrueux, pourvu qu'une hiérarchie en endosse la responsabilité. C'est cette démission de la pensée qui fait la banalité du mal et des monstres ordinaires. Les philosophes contemporains (on lira les textes de Bourdieu, Foucault ou Baudrillard) se sont, chacun à sa manière, emparés de ces notions en montrant comment l'adhésion, la docilité du dominé résident dans l'intériorisation des structures sociales. Parfaitement arbitraires (inhérentes par exemple au système capitaliste), elles lui apparaissent pourtant comme naturelles, car conformes à son conditionnement. Rien n'a bien changé aujourd'hui, et certainement pas dans les démocraties où des jougs de toute nature oblitèrent notre perception en nous caressant dans le sens du poil. On s'étonnera peut-être un jour davantage, et trop tard, que les individus aient eux-mêmes contribué à tisser autour d'eux un maillage de réseaux informatiques qui constituent un système inédit de surveillance et de gavage. Avec une intuition stupéfiante, Tocqueville avait pressenti cette nouvelle forme de despotisme parfaitement compatible avec les formes extérieures de la liberté : « Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » (De la démocratie en Amérique, 1835) Pas de dictature en effet qui n'ait sa part de plaisir. Enfermés dans la prison dorée de Versailles, les courtisans de Louis XIV renforcent gratuitement son absolutisme par leur empressement servile et leurs jeux de caniches parfumés. D'Holbach a plaisamment analysé dans son Essai sur l'art de ramper cette contribution volontaire de la flagornerie et de la convoitise aux desseins du monarque. Max Weber, pour qui aussi la servitude n’est autre que la légitimation par le dominé de son état de soumission, a recensé les trois formes de cette légitimation, qui toutes trois pointent en fait la tradition immémoriale de l'obéissance et la quête perpétuelle du Père protecteur ou du Chef charismatique à qui confier les rênes de sa vie. Dans Psychologie des masses et analyse du moi (1921), Sigmund Freud n'a pas manqué d'enquêter sur les racines profondes, individuelles et collectives, de cet « amour du chef », racines qui se trouveraient dans le rapport nécessairement névrotique que l’enfant a avec ses parents et surtout avec son père, « figure à l'égard de laquelle on ne pouvait se comporter que d'une manière passive et masochiste ». La source psychologique de la soumission est-elle donc dans l’amour ? Nous connaissons bien la tyrannie de la passion, celle qui nous fait aimer/haïr l'être pour qui nous consentons à tant de démissions, devant qui nous n'hésiterions pas à nous prosterner, quitte à se faire « l’ombre de son chien ». Nous restons ignorants de ces tréfonds de la psyché, mais nous devinons leur empire où s'allient Éros et Thanatos pour faire courber sous le fouet une échine complice et ravie. Mais, à trop psychologiser les relations de pouvoir, ne risque-t-on pas d'amoindrir leur vraie nature et d'ignorer la part de volonté qui anime les individus ? Soucieux d'échapper à la servitude des passions, les stoïciens ont élaboré un manuel de conduite qui, préconisant une soumission absolue à l'ordre des choses, n'en présente pas moins la volonté comme le premier agent de leur victoire. C'est la volonté encore qui, pour Descartes, est le vrai ressort de la liberté, et de manière significative, notre programme nous confronte à deux œuvres où elle se manifeste par une rébellion féminine contre le pouvoir masculin. Roxane dans les Lettres persanes et Nora dans Une maison de poupée ont longtemps déguisé leur soumission et finissent par secouer leur joug. De son côté, La Boétie indique une voie possible pour sortir du despotisme, non dans le régicide mais dans le refus de servir. Depuis, plusieurs idéologues - notamment Benjamin Constant et Henry David Thoreau - ont revendiqué le devoir de désobéissance lorsque la loi apparaît évidemment inique dans des prescriptions contraires à la morale. C'est nous dire que la relation de pouvoir appartient aussi au domaine du consentement mutuel, et que les dominés ont toujours la ressource de l'insoumission. Michel Foucault voit ici une objection majeure à l'hypothèse de la servitude volontaire : « Au cœur des relations de pouvoir et comme condition permanente de leur existence, il y a une « insoumission » et des libertés essentiellement rétives, il n’y a pas de relation de pouvoir sans résistance, sans échappatoire ou fuite, sans retournement éventuel ; toute relation de pouvoir implique donc, au moins de façon virtuelle, une stratégie de lutte, sans que pour autant elles en viennent à se superposer, à perdre leur spécificité et finalement à se confondre. Elles constituent l’une pour l’autre une sorte de limite permanente, de point de renversement possible. » (Le sujet et le pouvoir, 1982). Faut-il voir dans ce détour optimiste une possible problématisation des deux notions qui sont proposées à notre réflexion ? Servitude et soumission ont des délimitations bien incertaines, et se défaire de l'une ne garantit pas qu'on évite l'autre. Mais, de La Boétie à Michel Foucault, le discours philosophique peut nous inviter à rester confiants dans la capacité des hommes à se saisir de leurs droits. Reste que le grand Léviathan est susceptible de revêtir des formes multiples et parfois séduisantes. Plus que jamais, s'il est vrai, comme le dit La Bruyère qu' « il y a autant de faiblesse que de paresse à se laisser gouverner »", le garant des démocraties reste le contrat sans cesse réactivé par la participation vigilante de tous à l'espace public. Philippe Lavergne Étienne de La Boétie : DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE (Entre parenthèses : numéro de page dans l’édition GF n°394 spécial CPGE) NOTE DE LECTURE Dans L’Iliade, Homère fait dire à Ulysse qu’il n’est pas bon d’avoir plusieurs maîtres. Il aurait dû s’en tenir à ce premier vers et ne pas rajouter qu’il vaut mieux un seul maître puisque tout homme, dès qu’il prend ce titre est « dur et déraisonnable ». Mais il faut excuser ce propos circonstanciel d’Ulysse lié au contexte de la querelle des chefs paralysant le progrès de la guerre de Troie. D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voi : Qu’un, sans plus, soit le maître et qu’un seul soit le roi, ce disait Ulysse en Homère, parlant en public. S’il n’eût rien plus dit, sinon D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voi c’était autant bien dit que rien plus ; mais, au lieu que, pour le raisonner, il fallait dire que la domination de plusieurs ne pouvait être bonne, puisque la puissance d’un seul, dès lors qu’il prend ce titre de maître, est dure et déraisonnable, il est allé ajouter, tout au rebours. Qu’un, sans plus, soit le maître, et qu’un seul soit le roi. Mais en vérité, c’est un grand malheur de dépendre d’un maître dont on ne peut être sûr qu’il sera bon ou mauvais ; et dépendre de plusieurs maîtres est encore pire. Si je ne veux pas encore débattre des qualités respectives de la république (« chose publique ») et de la monarchie (« pouvoir d’un seul »), il faut voir s’il y a la moindre « chose publique » dans ce type de gouvernement. Mais cette question délicate demanderait une étude à part entière. Pour le moment, j’aimerais bien comprendre comment autant de gens peuvent supporter un tyran qui ne tire sa puissance que de celle qu’ils lui ont donnée. Il est stupéfiant et néanmoins banal de voir des millions d’hommes servir misérablement et volontairement un homme seul dont ils ne devraient pas craindre la puissance et l’aimer alors qu’il est cruel avec eux. La faiblesse de l’homme est telle qu’il doit souvent céder à la force comme ce fut le cas pendant la dictature des trente tyrans imposée à Athènes par la cité de Sparte. Il faut alors faire preuve de patience pour attendre des jours meilleurs. Notre nature portée vers le bien nous invite à honorer ceux qu’on aime. Ainsi, si les habitants d’un pays décident d’obéir à un grand personnage qui leur a rendu service, je ne suis pas sûr qu’il soit prudent de l’enlever du lieu pour le mettre là où il pourrait faire le mal. Il peut y faire le bien mais aussi le mal. Mais comment doit-on nommer ce malheureux vice ? Il en faudrait, d’aventure, excuser Ulysse, auquel, possible, lors était besoin d’user de ce langage pour apaiser la révolte de l’armée ; conformant, je crois, son propos plus au temps qu’à la vérité. Mais, à parler à (107) bon escient, c’est un extrême malheur d’être sujet à un maître, duquel on ne se peut jamais assurer qu’il soit bon, puisqu’il est toujours en sa puissance d’être mauvais quand il voudra ; et d’avoir plusieurs maîtres, c’est, autant qu’on en a, autant de fois être extrêmement malheureux. Si ne veux-je pas, pour cette heure, débattre cette question tant pourmenée, si les autres façons de république sont meilleures que la monarchie, encore voudrais-je savoir, avant que mettre en doute quel rang la monarchie doit avoir entre les républiques, si elle en y doit avoir aucun, pour ce qu’il est malaisé de croire qu’il y ait rien de public en ce gouvernement, où tout est à un. Mais cette question est réservée pour un autre temps, et demanderait bien son traité à part, ou plutôt amènerait quant et soi toutes les disputes politiques. Pour ce coup, je ne voudrais [rien] sinon entendre comme il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils (108) lui donnent ; qui n’a pouvoir de leur nuire, sinon qu’ils ont pouvoir de l’endurer ; qui ne saurait leur faire mal aucun, sinon lorsqu’ils aiment mieux le souffrir que lui contredire. Grand’chose certes, et toutefois si commune qu’il s’en faut de tant plus douloir et moins s’ébahir * voir un million de millions d’hommes servir misérablement, ayant le col sous le joug, non pas contraints par une plus grande force, mais aucunement (ce semble) enchantés et charmés par le nom seul d’un, duquel ils ne doivent ni craindre la puissance, puisqu’il est seul, ni aimer les qualités, puisqu’il est en leur endroit inhumain et sauvage. La faiblesse d’entre nous hommes est telle, [qu’]il faut souvent que nous obéissions à la force ; il est besoin de temporiser, nous ne pouvons pas toujours être les plus forts. Donc, si une nation est contrainte par la force de la guerre de servir à un, comme la cité d’Athènes aux trente tyrans, il ne se faut pas ébahir qu’elle serve, mais se plaindre de l’accident ; ou bien plutôt ne s’ébahir ni ne s’en plaindre, mais porter le mal patiemment et se réserver à l’avenir à meilleure fortune. Notre nature est ainsi, que les communs devoirs de l’amitié l’emportent une bonne partie du cours de (109) notre vie ; il est raisonnable d’aimer la vertu, d’estimer les beaux faits, de reconnaître le bien d’où l’on l’a reçu, et diminuer souvent de notre aise pour augmenter l’honneur et avantage de celui qu’on aime et qui le mérite. Ainsi donc, si les habitants d’un pays ont trouvé quelque grand personnage qui leur ait montré par épreuve une grande prévoyance pour les garder, une grande hardiesse pour les défendre, un grand soin pour les gouverner ; si, de là en avant, ils s’apprivoisent de lui obéir et s’en fier tant que de lui donner quelques avantages, je ne sais si ce serait sagesse, de tant qu’on l’ôte de là où il faisait bien, pour l’avancer en lieu où il pourra mal faire ; mais certes, si ne pourrait-il faillir d’y avoir de la bonté, de ne craindre point mal de celui duquel on n’a reçu que bien. Mais, ô bon Dieu ! que peut être cela ? comment dirons-nous que cela s’appelle ? quel malheur est celui-là ? quel vice, ou plutôt quel malheureux vice ? Voir un nombre infini (entre parenthèses, numéros des pages dans l’édition GF n°1482 spécial CPGE) NOTE DE LECTURE Introduction à lire INTRODUCTION (à lire évidemment). […] 1.Lettre 1 : Usbek à son ami Rustan, à Ispahan 1. LETTRE PREMIERE. Usbek à son ami Rustan, à Ispahan Séjour d’une journée à Com (ville sainte des chiites, au nord d’Ispahan, capitale de la Perse, au sud de Téhéran). Pèlerinage sur le tombeau de Fatmé. Hier (28e jour après départ d’Ispahan) : arrivée à Tauris (Tabriz, capitale de l’Azerbaïdjan) Nous n’avons séjourné qu'un jour à Com. Lorsque nous eûmes fait nos dévotions sur le tombeau de la vierge qui a mis au monde douze prophètes, nous nous remîmes en chemin, et hier, vingt-cinquième jour de notre départ d’Ispahan, nous arrivâmes à Tauris. Rica et moi sommes peut-être les premiers, parmi les Persans, que l’envie de savoir ait fait sortir de leur pays, et qui aient renoncé aux douceurs d’une vie tranquille, pour aller chercher laborieusement la sagesse. Nous sommes nés dans un royaume florissant ; mais nous n’avons pas cru que ses bornes fussent celles de nos connaissances, et que la lumière orientale dût seule nous éclairer. Mande-moi ce que l'on dit de notre voyage ; ne me flatte point : je ne compte pas sur un grand nombre d’approbateurs. Adresse ta lettre à Erzeron, où je séjournerai quelque temps. (41) Adieu, mon cher Rustan. Sois assuré qu’en quelque lieu du monde où je sois, tu as un ami fidèle. De Tauris, le 15 de la lune de Saphar 1711. Rica et moi, les 1ers Persans à renoncer au confort de leur pays pour aller chercher la sagesse. Notre pays est florissant mais il ne détient pas toute la sagesse. Dis-moi franchement tout ce qu’on pense de notre voyage en adressant ton courrier à Erzeron où je passerai. Ton ami fidèle ? 2.Lettre 2 d’Usbek à son premier eunuque noir au sérail d’Ispahan Usbek donne ses instructions au premier eunuque du sérail d’Ispahan : Il doit garder en sécurité les plus belles femmes de Perse, protéger leur vertu, obéir à leurs désirs mais exiger d’elles qu’elles respectent les règles de pudeur, de modestie et de fidélité du sérail en les protégeant du vice. Sans oublier d’où il vient et ce qu’il doit à Usbek, le premier eunuque doit pourvoir à tous leurs besoins (musique, danse, boissons, réunions, sorties à la campagne), les inciter à la propreté mais exterminer tous les hommes qui s’approcheraient de trop près d’elles. 2. LETTRE II. Usbek au premier eunuque noir, à son sérail d’Ispahan Tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse ; je t’ai confié ce que j’avais dans le monde de plus cher ; tu tiens en tes mains les clefs de ces portes fatales, qui ne s’ouvrent que pour moi. Tandis que tu veilles sur ce dépôt précieux de mon cœur, il se repose, et jouit d’une sécurité entière. Tu fais la garde dans le silence de la nuit, comme dans le tumulte du jour. Tes soins infatigables soutiennent la vertu lorsqu'elle chancelle. Si les femmes que tu gardes voulaient sortir de leur devoir, tu leur en ferais perdre l’espérance. Tu es le fléau du vice et la colonne de la fidélité. Tu leur commandes, et leur obéis ; tu exécutes aveuglément toutes leurs volontés, et leur fais exécuter de même les lois du sérail. Tu trouves de la gloire à leur rendre les services les plus vils ; tu te soumets avec respect et avec crainte à leurs ordres légitimes ; tu les sers comme l’esclave de leurs esclaves. Mais, par un retour d’empire, tu commandes en maître comme moi-même, quand tu crains le relâchement des lois de la pudeur et de la modestie. Souviens-toi toujours du néant d’où je t’ai fait sortir, lorsque tu étais le dernier de mes esclaves, pour te mettre en cette place, et te confier les délices de mon (42) cœur : tiens-toi dans un profond abaissement auprès de celles qui partagent mon amour ; mais fais-leur en même temps sentir leur extrême dépendance. Procure-leur tous les plaisirs qui peuvent être innocents ; trompe leurs inquiétudes ; amuse-les par la musique, les danses, les boissons délicieuses ; persuade-leur de s’assembler souvent. Si elles veulent aller à la campagne, tu peux les y mener ; mais fais faire main basse sur tous les hommes qui se présenteront devant elles. Exhorte-les à la propreté, qui est l’image de la netteté de l'âme ; parle-leur quelquefois de moi. Je voudrais les revoir dans ce lieu charmant qu’elles embellissent. Adieu. De Tauris, le 18 de la lune de Saphar 1711. 3. LETTRE III. Zachi à Usbek, à Tauris Une maison de poupée d’ Henrik Ibsen (entre parenthèses, numéros des pages dans l’édition Babel, Actes Sud n°1400) DRAME EN TROIS ACTES (1879) Notes de lecture Théâtre Traduit du norvégien par Eloi Recoing PERSONNAGES : Helmer, avocat Nora, son épouse Docteur Rank Madame Linde Krogstad, avoué Les trois jeunes enfants des Helmer Une bonne de la maison Un livreur L’action se passe dans l’appartement des Helmer. ACTE I Un salon confortable, meublé avec goût mais sans luxe. Une porte, au fond, à droite, donne dans le vestibule ; une autre porte, au fond, à gauche, mène au bureau de Helmer. Entre ces deux portes, un piano droit. Au milieu du mur de gauche, une porte et, plus à la face, une fenêtre. Près de la fenêtre, un guéridon avec des fauteuils et un petit sofa. Au mur de droite, un peu au lointain, une porte, et contre le même mur, plus près de l’avant-scène, un poêle en faïence avec, par-devant, deux fauteuils et un fauteuil à bascule. Entre le poêle et la porte latérale, une petite table. Des estampes aux murs. Une étagère avec des porcelaines et autres menus bibelots ; un rayonnage avec des livres bien reliés. Tapis sur le sol. Feu dans le poêle. Journée d’hiver. Nora Helmer rentre chez elle, suivie d’un livreur portant un sapin. Elle demande à Hélène, la bonne de cacher l’arbre de Noël pour que les enfants ne le voient pas avant qu’il soit décoré. On sonne dans le vestibule ; peu après, on entend quelqu’un ouvrir la porte. Nora, enjouée, entre en chantonnant dans le salon ; elle est en manteau et porte de nombreux paquets dont elle se débarrasse sur la table à droite. Elle laisse la porte du vestibule ouverte derrière elle, et on voit un livreur (9) portant un sapin qu’il remet à la bonne venue lui ouvrir. NORA. Cache bien l’arbre de Noël, Hélène. Il ne faut surtout pas que les enfants le voient avant ce soir, quand il sera décoré. (Au livreur, en sortant son porte-monnaie.) Combien - ? LE LIVREUR. Cinquante. Après avoir laissé cent couronnes au livreur (dont 50 de pourboire), Nora mange des macarons et va écouter à la porte du bureau de son mari pour savoir s’il est là. NORA. Tenez, cent. Non, gardez tout. Le livreur remercie et s’en va. Nora ferme la porte. Elle continue de rire, calme et enjouée, tandis qu’elle ôte son manteau. Elle sort de sa poche un sachet de macarons et en mange deux ou trois ; puis elle va prudemment écouter à la porte du bureau de son mari. Oui, il est là. Elle chantonne à nouveau en s’avançant vers la table de droite. HELMER (de son bureau). Est-ce l’alouette qui chante par là-bas ? NORA (en train d’ouvrir quelques paquets). Oui, c’est elle. HELMER. Est-ce l’écureuil qui s’affaire ? NORA. Oui ! HELMER. Quand l’écureuil est-il rentré ? Elle veut que Torvald, son mari, vienne voir ce qu’elle a acheté. Celui-ci qui la surnomme « l’alouette », « l’écureuil » ou « la linotte », lui NORA. A l’instant. (Elle fourre le sachet de macarons dans sa poche et s’essuie la bouche.) Viens donc, Torvald, viens voir ce que j’ai acheté. (10) reproche de gaspiller leur argent. HELMER. Ne me dérange pas ! (Peu après ; il ouvre la porte et jette un coup d’œil, le stylo à la main.) Acheté, dis-tu ? Tout ça ? La linotte est-elle encore allée dépenser de l’argent ? NORA. Mais oui, Torvald, cette année nous pouvons bien nous le permettre un peu. C’est le premier Noël où nous n’avons pas besoin d’épargner. HELMER. Tu sais bien qu’on ne peut pas gaspiller. Maintenant que son mari va toucher un gros salaire, ils peuvent bien se permettre quelques écarts, répond Nora. NORA. Si, Torvald, nous pouvons bien gaspiller un peu. N’est-ce pas ? Rien qu’un tout petit peu. Maintenant que tu vas toucher un gros salaire et gagner beaucoup, beaucoup d’argent. HELMER. A partir du Nouvel An, oui ; mais il s’écoulera tout un trimestre avant que le salaire tombe. NORA. Bah, nous pouvons toujours emprunter en attendant. HELMER. Nora ! (Il s’approche d’elle et lui tire par jeu l’oreille.) Toujours aussi insouciante ? Suppose que j’emprunte aujourd’hui mille couronnes et que tu les dépenses durant les fêtes, et que, la veille du Jour de l’an, une tuile me tombe sur la tête et point final. NORA (lui mettant la main sur la bouche). Oh non ; ne dis pas des horreurs. HELMER. Si, supposons qu’il m’arrive – et alors ? NORA. Si une chose pareille devait arriver, ça me serait bien égal d’avoir des dettes. HELMER. Bon, mais à qui j’aurais emprunté ? (11) NORA. Ces gens-là ? Qui se soucie d’eux ! Ce sont des étrangers. Torvald insiste : il ne veut rien devoir à personne. HELMER. Nora, Nora, quelle femme tu es ! Non, mais sérieusement, Nora ; tu connais mes opinions là-dessus. Pas de dettes ! Jamais d’emprunts ! C’est quelque chose d’aliénant et par conséquent laid, que de fonder son foyer sur l’emprunt et les dettes ; et nous tiendrons encore le peu de temps qu’il faudra. NORA (se dirigeant vers le poêle). Oui, oui, comme tu voudras, Torvald. Mais, voyant que Nora commence à bouder, Helmer sort 40 couronnes de son porte-monnaie. HELMER (la suivant). Bon, bon ; la petite alouette bat de l’aile maintenant. Quoi ? Voilà qu’il boude, le petit écureuil. (Il sort son porte-monnaie.) Nora, que crois-tu que j’ai là ? NORA (se retournant vivement). De l’argent ! HELMER. Tiens. (Il lui tend quelques billets.) Mon Dieu, je sais bien qu’il y a de la dépense dans une maison à Noël. NORA (comptant). Dix-vingt- trente-quarante. Oh, merci, merci, Torvald ; j’irai loin avec ça. HELMER. Tu devras faire avec. Elle lui montre alors ce qu’elle a acheté : Un costume neuf et un sabre pour Ivar, Un cheval et une trompette pour Bob, Une poupée avec son lit pour Emmy Des étoffes et des fichus pour les bonnes La vieille Anne-Marie mériterait plus… Il y a un autre paquet, mais Torvald ne doit pas le voir avant le soir. NORA. Oui, oui, j’y arriverai. Mais viens, je vais te montrer tout ce que j’ai acheté. Et à bon prix ! Regarde, un costume neuf pour Ivar- et un sabre. Et un cheval et une trompette pour Bob. Et une poupée avec son lit pour Emmy ; modeste évidemment, (12) comme elle aura vite fait de les casser. ET puis des étoffes et des fichus pour les bonnes. La vieille Anne-Marie mériterait beaucoup plus. HELMER. Et qu’est-ce qu’il y a dans ce paquet-là ? NORA (poussant un cri). Non, Torvald, tu ne dois pas le voir avant ce soir ! Helmer lui demande alors si elle a pensé à quelque chose pour elle-même. HELMER. Bon. Mais dis-moi, petite dépensière, as-tu songé à quelque chose pour toi ? NORA. Oh ! Pfff ! Pour moi ? Je n’ai envie de rien. HELMER. Mais bien sûr que si. Dis-moi une chose raisonnable qui te ferait plaisir.