ne jamais baisser les bras - La Ligue de l`enseignement

Transcription

ne jamais baisser les bras - La Ligue de l`enseignement
dOssier
Portrait
Ne jamais baisser
les bras
3 ans, un mois et 24 jours
Évelyne a l’habitude de raconter qu’elle a rencontré l’association « sur un lit de mort ». Rendant visite à un ami hospitalisé,
celui-ci lui conseille de prendre
contact avec ATD Quart Monde,
à Pierrelaye (Val-d’Oise), non loin
de l’endroit où la famille loge
alors. « Je n’avais jamais entendu
parler d’ATD. Il m’avait dit qu’ils
savaient comment aider les personnes en difficulté. J’ai pris
contact le lendemain, le jour où
l’ami qui m’avait conseillé est décédé. » En matière de difficulté, à
l’époque, la famille Dubois était
devenue aguerrie. Depuis un an
déjà, en dehors du fils aîné qui
avait quitté le giron familial, les
parents, les trois filles ainsi que les
deux enfants en bas âge de l’une
d’elles logeaient en chambres
d’hôtels trouvées au coup par
coup. Auparavant, « nous vivions
en appartement. Mais on s’est retrouvé expulsés pour une dette de
loyer de 150 euros. Comme plusieurs années avant, j’étais déjà
passée au tribunal pour une dette,
on n’a rien pu faire ». Dépossédée, la famille n’a d’autre option
que l’hôtel, et ne cherche pas
d’aide. Pour Évelyne, « dire à
quelqu’un qu’on a une dette de
loyer, c’est la honte ». La famille
s’en sortait pourtant convenablement jusque-là. D’autant qu’Éve­
lyne et Maurice avaient tous deux
des emplois stables, lui en tant
qu’employé communal de la mairie de Saint-Gratien, et elle com­
me agent des postes.
«
Comme nous
avions des emplois et
un toit, nous n’étions
pas considérés comme
étant en situation
d’urgence. »
C’est aussi cette « stabilité »
qui leur a fermé les portes de soutiens potentiels, comme ils le découvrent plus tard avec Carine
Aussedat, la volontaire permanente d’ATD Quart Monde du
Val-d’Oise, devenue plus qu’une
amie, qui les accompagnera longtemps dans leurs démarches pour
retrouver un logement.
« Comme nous avions des
emplois et qu’on arrivait le plus
souvent à avoir un toit, nous
n’étions pas considérés comme
étant en situation d’urgence. » La
mairie de Saint-Gratien ne fera
pas un geste. Évelyne se souvient
très précisément de la durée des
années de galère : 3 ans, un mois
et 24 jours, avant de trouver leur
logement actuel, à naviguer d’hôtels en hôtels. Du moins, quand
c’était possible, « parce que le
moins cher qu’on avait trouvé,
c’était 35 euros la nuit. Faites le
calcul : un budget de plus de
1 000 euros par mois ! Retrouver
un logement, même avec ATD, a
été un long cheminement ».
« L’aide sociale à l’enfance
avait proposé de placer Amandine, encore mineure à l’époque.
On a refusé », tranche Maurice,
qui vient de rentrer de son travail
aux espaces verts de Saint-Gratien. Avec ATD Quart Monde, les
Dubois ont appris à ne pas avoir
honte de dire non. Les premiers
militants contre la misère sont
bien les premières personnes
concernées. Carine Aussedat, leur
« protectrice », incite Évelyne à
venir participer aux universités
populaires, « parce que j’étais très
timide. Mais, là, on n’est pas
jugés, on peut parler, s’extérioriser vraiment. Jamais personne ne
vous jugera. Ça m’a beaucoup
aidé ». À tel point qu’aujourd’hui,
c’est Évelyne qui aide d’autres
personnes en difficulté. « Empowerment  » ? « Émancipation  » ?
Quel que soit le terme, c’est bien
d’une emprise retrouvée sur sa vie
dont il s’agit.
Une deuxième famille
Évelyne a fait un œdème cardiaque et respiratoire en juillet
dernier. Assise à la table du salon,
un fin tuyau transparent lui barre
le visage en passant sous le nez
d’une oreille à l’autre pour diffuser
l’oxygène qui sort de la bombe à
laquelle il est raccordé. Elle se remémore le chemin parcouru et
semble garder un moral à toute
épreuve. Comme le reste de la famille, que l’on sent soudée et gaie.
Jennifer, une autre copine d’Aman-
À sAvoir
D
e la cuisine, une odeur de
chocolat fondant vient embaumer délicieusement
toutes les pièces de l’appartement.
Amandine, 20 ans, la petite dernière de la famille Dubois, prépare un gâteau pour l’anniversaire
d’une de ses amies, Vanessa, qui
passera tout à l’heure. Au mur du
salon, un cadre photo présente la
fratrie quelques années auparavant : trois filles et un garçon. Les
trois aînés, âgés de 32, 30 et 27
ans, volent aujourd’hui de leurs
propres ailes. Évelyne, 54 ans, et
Maurice Dubois, 59 ans, sont
même grands-parents de « quatre
petits de 12, 10, et 7 ans. Le dernier a 15 mois. On va bientôt en
avoir un cinquième, une petite
fille ! », se réjouit Évelyne.
Depuis 2005, peu à peu, toute
la famille ou presque est devenue
militante du mouvement ATD
(Agir tous pour la dignité) Quart
Monde. Là, les « bénéficiaires »,
on ne connaît pas. En dehors des
« volontaires » dont la faible rémunération leur permet de rester
proches de ce que vivent les personnes démunies, ou des « alliés », qu’on appellerait « bénévoles » dans une autre association,
tout le monde est « militant ». Les
mots sont importants. Les postures aussi, quand il est question
d’agir pour la dignité.
© Stéphanie Barzasi
Les premiers à lutter contre la pauvreté sont ceux qui la vivent. Chez ATD
Quart Monde, chacun est considéré comme un militant. Depuis 2005,
la famille Dubois milite donc et a repris son destin en main.
dine, débarque avec son fils Jayson, un mois et demi. Comme chez
elle. « Tiens, c’est ma fille adoptive
qui arrive ! », plaisante Évelyne.
Outre les universités populaires, les militants peuvent choisir de s’investir dans de nombreux
ateliers ou groupes de travail :
groupe « accompagnement de familles » pour les gens du voyage,
groupe Havea (habiter et apprendre à vivre ensemble autrement) pour faire changer le regard
des autres sur la pauvreté… « Moi,
je participe au groupe culture.
Jusque-là, j’y étais en tant que militante, mais maintenant, ce sera
en tant que membre de l’équipe.
Je vais en plus reprendre le groupe
logement pour aider les personnes qui ont des problèmes de
ce côté-là. Je commence la semaine prochaine. » Maurice, lui,
va intégrer le groupe d’animation
élargi, qui aide l’équipe permanente d’animation. L’investissement engage toute la famille. La
veille, le 17 octobre, pour la Journée mondiale du refus de la misère, Maurice et Amandine étaient
au Trocadéro, sur le Parvis des
Droits de l’Homme, lieu du premier rassemblement initié par
ATD Quart Monde pour refuser la
misère en 1987. Le matin, ils
étaient reçus avec d’autres militants à l’Assemblée nationale.
« Moi, avec mon oxygène, cette
année, ce n’était pas possible »,
regrette Évelyne. Mais Amandine
est là pour partager ses impressions : « L’Assemblée nationale
c’était… Wahou ! Grand ! » Même
les petits-enfants viennent de temps
en temps. « ATD, c’est une deuxième famille, confirme Évelyne.
C’est un soutien moral. Ils nous
tirent vers le haut en nous disant
qu’il ne faut jamais baisser les
bras. » « Je crois que sans ATD, je
ne serai plus là », complète Maurice qui, à n’en pas douter, s’investira encore plus l’an prochain
puisque, « si tout va bien, ce sera
la retraite », après 35 années de
service.
Pour l’heure, il y a un anniversaire à fêter. Vanessa, son compagnon Djamel et leur fils arrivent à
leur tour. Le gâteau est prêt. Salutations, plaisanteries. Les Dubois,
pour avoir connu des jours moins
bons, savent profiter des moments joyeux quand ils sont là.
●●Stéphanie Barzasi
Discrimination et pauvreté
Cette année, le mot d’ordre de la Journée mondiale du refus de la misère, organisée par le mouvement ATD
Quart Monde, était la lutte contre les discriminations. Depuis plusieurs années, le mouvement milite pour l’ajout
d’un 20e critère de discrimination aux 19 énumérés dans l’article 225-1 du Code pénal : la discrimination pour
raison de pauvreté, ou plus largement de situations sociales. Refus de soins, de logement, d’emplois, suspicions
diverses… Des personnes qui cumulent déjà de nombreuses difficultés sont tenues à l’écart quand elles ne
sont pas franchement méprisées. Un livre blanc « Discrimination et pauvreté », qui compile un travail de testing
parlant réalisé par l’association, et une pétition « Jeneveuxplus.org » à l’appui, une délégation de militants a
été reçue le 17 octobre dernier à l’Assemblée nationale. Dominique Baudis, le Défenseur des droits, a officiel­
lement relayé cette demande auprès des présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat.
Les idées en mouvement le mensuel de la Ligue de l’enseignement n° 214
décembre 2013 15.

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