Le corps et les rites de passage chez les femmes du Yémen

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Le corps et les rites de passage chez les femmes du Yémen
Hanne Schönig*
Le corps et les rites de passage
chez les femmes du Yémen
Abstract. The Body and Rites of Passage among Yemeni Women.
Among the many traditional substances and techniques, which Yemenite women use in rites
of passage, I have chosen the following four: henna, the two black inks khi∂âb and Òabr, and
tattooing. Henna and khi∂âb mark the transition from the parents’ house to the authority of
the husband, and to conjugal life and the obligations related to it. Tattooing among Bedouin
women is equivalent to the use of the veil in the cities, a sign of maturity. ∑abr, which is applied
to both the mother in childbed and the baby, is understood above all as a protection against
the evil eye and the djinns. In addition to the magical aspect characteristic of the application
of the substances mentioned here, there is also the aesthetic appeal they have for women, who
by the way mostly remain passive during the rituals. It also needs to be said that, in some cases
today, a certain profanisation of these ceremonies is to be observed.
Résumé. Parmi la multitude de matières et de techniques traditionnelles utilisées par les femmes
yéménites dans les rites de passage, j’ai choisi d’en présenter quatre : le henné, deux encres
noires (khi∂âb et Òabr), et le tatouage. Le henné et le khi∂âb marquent la transition de la maison
des parents à l’autorité du mari et la vie conjugale. Le tatouage parmi les Bédouines correspond
au voile des citadines, signe de la puberté. Le Òabr, appliqué à la jeune mère et au nouveau-né,
protège surtout contre les menaces du mauvais œil et des djinns. À part la connotation magique,
que véhiculent toutes ces matières, la vision de ces pratiques par les femmes, qui d’ailleurs jouent
un rôle plutôt passif pendant les rituels, souligne leur côté esthétique. Par quelques aspects, on
peut remarquer actuellement une tendance à donner un sens profane à ces cérémonies.
* Martin Luther Universität, Halle.
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Dans une société yéménite extrêmement attachée aux traditions, observant des
règles coutumières très rigoureuses, qui soulignent et renforcent la ségrégation
des sexes, la différence de présentation du corps féminin dans le monde extérieur,
parmi les hommes non-maÌârim1, et dans le monde intérieur, parmi les maÌârim
et dans le contexte Ìarâm, est frappante. Un synonyme courant pour le mot
« femme » définit celle-ci précisément par la position qu’elle occupe hors de la
parenté masculine désignée par le terme maÌârim :
« Le code de pudeur exigeant que l’on ne parle pas crûment des femmes, recourt
pour les nommer à l’euphémisme Ìarâm, champ féminin par excellence… un
lieu défendu, donc sacré » (Champault, 1985 : 186).
À « l’invisibilité » publique s’oppose une riche mise en scène dans un entourage limité et bien déterminé.
J’ai eu accès à ce monde féminin entre les années 1994 à 2000, lors de plusieurs séjours au Yémen à l’occasion de mes recherches sur les matières végétales,
animales et minérales que les femmes yéménites utilisent pour décorer ou parfumer leur corps (Schönig, 2002). Mon intérêt se concentrait alors surtout sur
la culture matérielle, la description des matières et des outils, des techniques de
production et d’application, ainsi que sur la terminologie.
Les occasions pour appliquer l’une de ces matières sur le corps sont nombreuses. La plupart d’entre elles se présentent lors des rites de passage (Bowie,
2001 : 161) : grossesse et accouchement, naissance, puberté, mariage, mort. Ce
sont des actions et réactions, profanes et sacrées, qui marquent les étapes de la
vie, qui accompagnent la transition d’un groupe social à un autre, d’un état à un
autre, d’une occupation à une autre. La purification et la mise en scène du corps
font partie de la transformation des conditions physiques destinées à faire obtenir
les qualités spirituelles exigées, c’est-à-dire la pureté cultuelle (Khuri, 2001 : 31,
34). Dans ces changements d’état et de conditions qui placent la femme dans
des relations modifiées envers le monde masculin, le « sacré n’est pas, en fait,
une valeur absolue, mais une valeur qui indique des situations respectives » (Van
Gennep, 1909 : 16).
Je voudrais dans un premier temps résumer la partie descriptive de ma recherche et présenter la préparation et l’application de quelques-unes des matières
examinées. En dehors de l’utilisation du henné et du kohl (noir des yeux) bien
connus, les multiples coutumes yéménites font appel aussi à ce qu’on nomme
le henné noir, aux encres noires, à l’indigo, au tatouage, à plusieurs matières
colorantes rouges et jaunes, à des mixtures odoriférantes, à des plantes à laver
(qu’on emploie aussi pour laver les morts), à des crèmes parfumées, à des encens :
des matières qui s’appliquent sur la peau, les cheveux, les vêtements… Joseph
Chelhod (1985 : T. III, 256) observe que, dans le monde féminin yéménite, « les
quelques gestes rituels qu’on observe sont répétés par habitude, sans qu’il leur
1. MaÌram, pl. maÌârim : interdit, sacré. Désigne les personnes envers lesquelles on se trouve dans une
relation de parenté qui, selon la loi islamique, prohibe l’union matrimoniale avec elles (par exemple, les
parents, les frères et sœurs, mais pas les cousins et les cousines).
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soit attribué une réelle valeur ». Néanmoins, les femmes que j’ai interviewées
rapportent ces différentes opérations, souvent pratiquées dans un contexte
religieux, comme lors des fêtes islamiques, à des mobiles d’ordre magique ou
esthétique, tout en prenant en considération les distinctions de la charia entre
pur et impur, licite et illicite. Et Aïda Kanafani (1983 : 2), qui a travaillé sur la
question de l’esthétique et du rituel dans les Emirats Arabes Unis, en prenant
en considération les rituels de l’alimentation et du corps, écrit :
« These rituals are also meant to purity [sic] either by identifying with what the
Prophet said, did, or recommended or by the action of the magical properties
attributed to them ».
Ceci nous incite à retourner à la définition d’Arnold van Gennep (1909 : 17),
selon laquelle les techniques (cérémonies, rites, cultes) religieuses renvoient à la
magie. Je tenterai de vérifier dans les exemples choisis la théorie de van Gennep
(1909 : 14), selon laquelle chaque rite de passage contient trois phases : les rites
de séparation (rites préliminaires), les rites de marge (rites liminaires) et les rites
d’agrégation (postliminaires). Parmi la variété de matières et de techniques utilisées
par les femmes yéménites, j’en ai choisi quatre pour les présenter ici : le henné
– connu, encore qu’il y ait des occasions particulières qui méritent d’être mentionnées dans notre contexte –, deux encres noires : khi∂âb et Òabr, et le tatouage.
Le henné (Ìinnâ’)
Il s’agit des feuilles pulvérisées de la plante Lawsonia inermis Lam., qui est
cultivée de la Méditerranée jusqu’aux Indes. Pour l’employer, il faut en mélanger la poudre avec un liquide afin d’obtenir une matière visqueuse. Ce liquide
peut être du thé, du café, ou de l’hibiscus. On préfère en tout cas un liquide qui
renforce la couleur rouge. Le henné peut être appliqué sur les cheveux, la peau
et les ongles. Ce sont surtout la peau et les ongles qui sont teints à l’occasion
des fêtes (Schönig, 2002 : 112-122).
On observe différentes techniques pour appliquer le henné : en utilisant les
doigts, pour avoir une teinture étalée soit sur la paume de la main soit sur la
plante du pied ; en recourant à un modèle en matière plastique pour obtenir
des dessins surtout floraux et géométriques ; en se servant d’un instrument aigu,
aujourd’hui remplacé dans beaucoup de cas par un piston à décorer en plastique
qui produit un dessin très filigrané, mais qui demande une certaine habileté.
C’est pourquoi cette dernière technique est surtout pratiquée par des professionnelles, qui se rendent dans la famille de la femme qui doit être décorée.
Le mariage
Le henné, qui est dit porter la baraka, sert avant tout à la protection contre le
mauvais œil et les djinns, et à la purification (Westermarck, 1933 : 110 et suiv.),
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ce qui explique sa fonction dans les rites de passage. Il est associé à un ensemble
de cérémonies purifiantes, parmi lesquelles le bain au Ìammâm, l’épilation et
l’habillement, qui constituent la pureté, préalable rituel au mariage2.
« Avant la fête [mariage], les préparatifs concernent surtout le corps de la fille. …de
nombreuses opérations sont effectuées sur le corps, qui sont autant de marques de
la préoccupation de se détacher de l’ancienne peau, sale, noire, sèche et profane
pour l’échanger contre une nouvelle peau blanche, belle, douce et pure : toilette
attentive au hammam, application de henné, maquillage reçu comme invitation
à l’amour » (Bedhioufi, 2000 : 151).
Dans le Wâdî Îa∂ramawt, une coutume était attestée jusque dans la seconde
moitié du xxe siècle, selon laquelle les femmes de la parenté ou le père surprenaient la fille en lui jetant une serviette sur la tête, lui annonçaient le mariage avec
un tel, et la conduisaient à une cabane – une cérémonie de séparation donc. Puis
elle était décorée avec du henné. Dans la terminologie locale ces « fiançailles »
avaient lieu le jour de qab∂a3 (∑abbân [1400/ 1980] : 87 et suiv. ; 129, note 43
et Chelhod, 1985 : 253 et pour le Nord : 233), Ìikâ’ 4 (∑abbân [1400/ 1980] : 87
et suiv. et 129, note 43), marja5 ou rubû† 6.
Dans le Wâdî Îa∂ramawt, l’accouchement a lieu dans la maison des parents
de la femme. Après les 40 jours de purification qui suivent la naissance, pendant lesquels il lui est interdit de travailler, tandis que les amies, les femmes de
la famille et les voisines lui rendent visite chaque jour, se déroule une fête de
retour chez elle, c’est-à-dire à la maison de son mari. Le corps de la jeune mère
est d’abord décoré de henné par des professionnelles. Pour cette occasion, ce sont
quatre femmes (naqqâshât 7 ou muÌanniyât) qui sont embauchées, deux pour
Les ustensiles d’une muÌanniya à Say’ûn (H. Schönig)
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La salle de fête préparée pour un double mariage à ∑an‘â’ (H. Schönig)
les mains et les bras, et deux pour les pieds et les jambes (Schönig, 2002 : 189).
Il en va de même pour la préparation au mariage, puisqu’en fait la signification
est la même : on (re)donne la femme à son mari pour une (re)prise du contact
sexuel après qu’elle a été Ìarâm pour lui.
En 2000, j’ai assisté à une fête du quarantième jour (wufâ’) à Say’ûn, dans
le Wâdî Îa∂ramawt, qui a confirmé par les circonstances particulières que j’ai
pu observer, qu’il s’agissait bien d’un rite de retour chez le mari plutôt que de
relevailles des couches (Schönig, 1998 : 255 et suiv.). En effet, alors que le
nouveau-né concerné était mort, la fête avait quand même lieu. Les femmes
qui m’avaient invitée à les accompagner n’avaient même pas trouvé nécessaire
de m’informer de ce fait8.
2. Pour le contexte yéménite voir Dostal, 1985 : 250.
3. Le terme qab∂a désigne la saisie de la fille.
4. Îikâ’ désigne le fait d’informer la fille.
5. Cette expression, ainsi que Ìikâ’, est mentionnée dans le document 39 de la collection de décrets et
de correspondances, qui est conservée dans le palais des sultans Kathîrî à Say’ûn. Cette documentation,
ainsi que d’autres sources provenant du Îa∂ramawt, sont l’objet d’une recherche en cours au Orientwissenschaftliches Zentrum de l’université de Halle (Allemagne).
6. Le terme signifie « attachement », « liaison », « mariage ». Chelhod (1985 : 253) ne mentionne cependant pas l’isolement de la jeune fille dans une cabane. D’après lui, dans tous les cas qu’il décrit, sa tête
est seulement couverte d’une serviette.
7. Voir le spectre de terminologie locale in Schönig , 2002 : 197.
8. Frese-Weghöft (1986 : 149) rapporte un cas semblable dans lequel les visites pendant les 40 jours
avaient quand même eu lieu.
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Les motifs invoqués par les femmes pour justifier la décoration avec le henné
sont la magie, c’est-à-dire la protection contre le mauvais œil et les djinns, et
surtout l’esthétique. La priorité de l’esthétique est prouvée a contrario par les
réactions hostiles et les ordonnances de prohibition de la part des autorités
hadramites (sultanat de Kathîrî) dans la première moitié du vingtième siècle.
Celles-ci se déclaraient heurtées par l’effet séduisant du corps décoré avec le
henné, qu’elles jugeaient comme relevant de la fitna9. Selon la loi religieuse
cependant le henné est licite comme moyen de beauté (BaiÌânî [1950] : 109),
ce qui se fonde sur le fait qu’il est permis de faire la prière avec le henné sur les
ongles, tandis qu’on dit du vernis à ongles qu’il empêche l’eau de les toucher et
invalide donc l’ablution10.
Le henné en tant que moyen de beauté se manifeste aussi dans ce proverbe
de la Tihâma (région côtière de la Mer Rouge), qui parle ainsi de quelqu’un
particulièrement attentif à son apparence : ‘Alî b. ‘Alî muÌannî mu†allâ wu-bi†nuh
khalî. – ‘Alî b. ‘Alî est peint avec le henné sur tout son corps, mais il a l’estomac
vide (‘Umarî, 1993 : 123 et suiv., n° 274).
Khi∂âb (une encre noire)
Dans beaucoup de régions, une encre noire est préférée au rouge du henné
(Schönig, 2002 : 99-110). Elle est produite à base de noix de galle (‘afÒ), d’oxyde
de cuivre (sikka) et de sel d’ammoniac (shâdir) dans une procédure et avec des
instruments traditionnels.
Avant l’application – qui a préférablement lieu le soir pour que l’encre puisse
sécher toute la nuit – la pierre ainsi produite est pulvérisée et mélangée avec de
l’eau pour obtenir l’encre noire, qui est appliquée sur la peau avec une épine
d’acacia ou une aiguille. Puis les parties peintes sont enduites avec de la vaseline,
poudrées et finalement enveloppées dans une pièce d’étoffe recouverte d’un
plastique, qu’on n’enlève que le lendemain pour se laver.
Si l’on revient au modèle de van Gennep, l’on peut dire que la peinture du
corps avec du henné et du khi∂âb pourrait bien être une cérémonie de transition
par excellence, appartenant donc aux rites de marge ou liminaires. Dans les cas
du mariage et du retour au mari après l’accouchement, la peinture est pratiquée
dans la maison des parents de la fiancée ou de la jeune mère, qui la transporte
sur son corps dans la maison de son mari, où elle s’effacera après une période,
lorsque la transition et l’intégration dans l’autre milieu seront accomplies. De
plus, la femme est manifestement remise dans son contexte social antérieur,
parce que les peintures ne doivent être vues que par d’autres femmes, le mari
et les maÌârim.
9. Dans les documents cités note 5, voir les documents 5 et 37 ; voir aussi Boxberger, 2002 : 140.
10. Lorsqu’on peint les mains et les pieds, on teint en même temps les ongles, sur lesquels la couleur
reste plus longtemps que sur la peau. Elle ne se lave pas et ne disparaît qu’avec la croissance et la taille
des ongles.
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Les mains peintes
avec le khi∂âb
(C. Schönig)
Le tatouage (washm)
Les morceaux de khi∂âb
(H. Schönig)
Le mot de tatouage (Schönig, 2002 : 308314) désigne uniquement le procédé selon
lequel la peau est percée avec une aiguille ou
un instrument semblable, avant d’introduire
une matière colorante (indigo, suie, kuÌl)
dans la blessure. À cause de cette blessure de
la peau, le tatouage est en principe interdit aux
musulmans (Krawietz, 1991 : 267) d’après les
hadiths qui disent que Dieu a maudit celles qui
pratiquent le tatouage (wâshimât) ainsi que les
femmes tatouées (mustawshamât)11.
Parmi les femmes du Wâdî Mawr (Tihâma),
le tatouage est pratiqué avec une encre qu’on
produit à base de jus de luzerne (qa∂b) et
de suie (Òada’). La matière employée la plus
naturelle est toutefois le lait maternel, que l’on
préfère si l’on peut en disposer.
La puberté
Visage tatoué d’une femme
du Wâdî Mawr (H. Schönig)
Parmi la population sédentaire, le voile marque la transition vers une période « d’invisibilité
sociale » (Boxberger, 2002 : 127) : la puberté,
un état physique qui transforme la fille en une
femme capable d’enfanter. Parmi les Bédouines
11. Bukhârî (1400 [1979/80]), T. IV, « k. al-libâs » : 81, n° 5948, et beaucoup de vers semblables. Voir
les explications de Krawietz, 1991 : 267.
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– j’ai parlé avec des femmes de la Tihâma et du Wâdî Îa∂ramawt – qui ne se
voilent pas, c’est le tatouage du visage et d’autres parties du corps qui marque
cette phase. Comme le voile, qu’une fois pris on n’enlève jamais, le tatouage est
une marque inaltérable du changement d’état.
À côté de ces tatouages formés de motifs géométriques qui constituent un
élément d’un rite de passage, j’ai pu observer chez des jeunes filles d’autres
tatouages, qui ont été réalisés pour des raisons purement profanes et esthétiques,
suivant des modèles « occidentaux ». Ils représentent même des êtres humains,
en contradiction flagrante avec l’interdiction islamique des images.
Òabr (une encre noire)
Des feuilles d’aloès sont cuites avec d’autres plantes et des herbes pendant
plusieurs jours, jusqu’à ce que le mélange devienne une pâte visqueuse (Schönig,
2002 : 245-249). Ces ingrédients, qui constituent la principale matière première
dans cette préparation, sont en fait seuls nécessaires pour obtenir la couleur noire
et la bonne odeur souhaitées. On y ajoute néanmoins de très petites quantités
d’encens, de la nigelle (Ìabba sawdâ’-sésame noir) (Schönig, 2002 : 229 et suiv.)
et d’autres substances secondaires, qui sont sans effet sur la teinte, mais auxquelles
on attribue clairement un pouvoir magique. Et c’est bien pour cette raison qu’on
les mélange à la préparation, puisque la teinture aura ensuite un pouvoir magique, essentiellement de protection contre le mauvais œil après une naissance. La
plus importante parmi ces substances est la nigelle, mentionnée dans les hadiths
comme médicament contre toute maladie mais pas contre la mort12.
Lorsqu’à la fin on retire la pâte du feu, on la met dans un récipient en argile,
de forme carrée, comprenant quatre compartiments (miÒbara). Cet ustensile, en
usage depuis des générations, est aujourd’hui presque oublié parmi les jeunes
femmes, qui le remplacent par de simples boîtes de fer blanc (des boîtes de
tomates en conserve, par exemple). Avant l’emploi, cette pâte est mélangée avec
de l’eau, ce qui donne une encre noire.
L’accouchement/Le nouveau-né
Tout de suite après l’accouchement, la mère et le bébé sont très faibles et
doivent être protégés. Pendant toute la durée des couches, la mère peint son
visage et celui du nouveau né avec cette encre noire, qui est réputée aider contre
le mauvais œil.
Ces décorations consistent en un point ou une croix au milieu du front, ou
en un ou deux points sur le nez, ou en une ligne au-dessus des sourcils qui les
fait se rejoindre au milieu, au-dessus du nez. Chez les enfants, on trouve même
des mots écrits sur le front, tels que mâ shâ’ allâh (Serjeant, 1962 : 200)13 ou
12. Par ex. Muslim (1415/ 1994), T. VIII, « k. al-salâm » : 400-402, n° 88 et suiv. (2215).
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MiÒbara (N. Salameh)
simplement allâh. Ces signes ne sont délibérément pas imposés avec un effort
artistique ou une recherche esthétique. On est donc surpris d’entendre les femmes invoquer comme unique raison à ces peintures qu’elles sont normales (‘âdî)
et qu’elles servent à embellir (zayna). La protection des nouveaux-nés contre le
mauvais œil est en fait une motivation universellement connue, qui se reflète
dans l’argument qu’il s’agit d’une pratique « normale ». L’argument cosmétique
pourrait n’être qu’un prétexte, puisque la beauté attire l’attention, ce qu’on
cherche au contraire à éviter.
L’encre se lave le soir et doit être renouvelée chaque matin. Au début des
couches, la peinture est pratiquée par les sœurs de la mère, mais celle-ci peut
se l’appliquer elle-même, lorsqu’elle se sent assez forte. Cette pratique active
s’oppose aux autres cérémonies mentionnées (henné, khi∂âb, tatouage), pendant
lesquelles la femme joue un rôle passif et laisse son corps aux autres :
« Pendant tout le temps des cérémonies nuptiales, Carima se conduit comme
si elle s’était retirée, non seulement derrière le voile qui couvre sa bouche, mais
aussi en elle-même, en abandonnant son corps aux autres pour le peindre,
le décorer, l’exposer, et en le livrant pour la nuit de noces » (Frese-Weghöft,
1986 : 137)14
Arrivée à la maison de son mari, mais avant de rencontrer celui-ci, la fiancée
habillée, coiffée, peinte et décorée de bijoux, est exposée aux regards des femmes
de la parenté et des invitées (Chelhod, 1985 : 249 : jilwa). J’ai participé à cet
13. Il a aussi parfois vu la lettre wâw à l’envers.
14. « Während der ganzen Hochzeitsfeierlichkeiten wirkt Carima, als habe sie sich nicht nur hinter
ihren Mundschleier, sondern in sich selbst zurückgezogen und den anderen ihren Körper zum Bemalen,
Schmücken, Ausstellen und zur Hochzeitsnacht überlassen ».
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événement à ∑an‘â’. Dépourvu de dialogue et d’échange, il exige la passivité
absolue de la part de la fiancée.
Les cérémonies pratiquées pendant les rites de passage servent de médiation
entre le profane et le sacré. Le médium de cette transition est le corps des personnes en question, qui en subiront une transformation quelconque. Mais quoique
le corps joue un rôle principal et actif, sa mise en scène vient de l’extérieur.
L’individu lui-même n’agit pas et reçoit passivement les préparations des mains
des autres. Les substances choisies sont souvent porteuses d’une connotation
magique, preuve de la fonction multiple des cérémonies et de l’omniprésence de
la magie dans le champ religieux. On peut cependant constater l’ignorance des
personnes concernées à l’égard de ce contexte magique et religieux, ce qui a pu
mener à une profanisation des cérémonies décrites, sous deux aspects. D’abord,
l’argumentation en réduit le sens à un niveau purement esthétique. Ensuite,
cette vision profane et matérialiste favorise la tendance à arracher les pratiques
de leur contexte traditionnel pour les emplanter dans la vie de tous les jours, en
touchant même à la frontière entre le licite et l’illicite.
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