PAC Mouvements sociaux_NSS 19_ mai
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PAC Mouvements sociaux_NSS 19_ mai
Les mouvements sociaux au Cap-Vert LES MOUVEMENTS SOCIAUX AU CAP-VERT : PROCESSUS, DYNAMIQUES ET VICISSITUDES Cláudio Alves Furtado Dans le contexte d’un système politique bipartite qui n’octroie que très peu de place aux visions politiques alternatives, deux mouvements sociaux sont récemment apparus au Cap-Vert, qui soulèvent la question du chômage massif des jeunes et la question de la régionalisation. En l’absence de mouvements sociaux contre-hégémoniques, leur présence dans l’espace public est illustrative de l’existence d’un certain marasme dans le processus de consolidation effective de la démocratie. Introduction Les dynamiques sociopolitiques observées en Afrique, au début des années 1990, ont eu un impact fort et indélébile sur les systèmes politiques. Elles ont institué de nouveaux rapports entre l’État, les partis politiques et les citoyens. Ces changements politiques qui ont traversé le continent africain sont en grande partie le résultat de mouvements sociaux urbains et ruraux qui ont permis l’émergence d’un processus de restructuration d’une sphère publique progressivement autonome et active. Il est cependant vrai que la force unificatrice et centripète des structures du pouvoir public, notamment par des mécanismes de cooptation d’acteurs individuels, de mouvements et d’organisations sociales, a fini, dans plusieurs contextes, par éclipser la dimension émancipatrice de beaucoup de mouvements sociaux. Plus récemment, le caractère clos des systèmes politiques existants et la progressive contraction d’espaces de participation et de mise en œuvre des droits sociaux, politiques, économiques et culturels ont permis la (ré)émergence de mouvements sociaux sur presque tout le continent africain, avec divers degrés de visibilité. Il faut ajouter à cela les difficultés croissantes en matière d’accès aux biens et services de base rencontrées par certains groupes sociaux, les jeunes notamment. 383 CLÁUDIO ALVES FURTADO Dans ce contexte, le « printemps arabe » a suscité d’importants changements politiques au Maroc, en Tunisie, en Libye et en Égypte (épargnant l’Algérie jusque-là), lesquels ont été analysés et mis en évidence par les médias. Il constitue un indicateur de la résurgence de mouvements sociaux, urbains pour la plupart, qui profitent des possibilités créatrices des nouvelles technologies de l’information et de la communication (Brandes et Engels 2011). Les réseaux sociaux et l’usage de l’Internet se sont révélés d’importants moyens de mobilisation sociale, d’agencement et de planification des revendications. En Afrique au sud du Sahara, on a noté, avec différents niveaux de dynamisme, une résurgence des mouvements sociaux1. Une cristallisation des espaces de participation et de décision politique, c’est-à-dire une limitation des possibilités pour les citoyens et les organisations de la société civile de participer politiquement et d’influencer les processus décisionnels, n’est pas étrangère à cet éveil. Il faut y ajouter la faiblesse réelle et/ou perçue de l’État lorsqu’il s’agit de répondre aux demandes sociales, notamment en termes d’accès à l’emploi, à des revenus et aux services sociaux de base. Sans mentionner la montée du sentiment d’indignation et de révolte des citoyens face à l’augmentation des cas de corruption et de mauvaise gestion des biens publics ; phénomène que l’existence d’une presse relativement libre et plurielle tend à reprendre et à amplifier. Au Cap-Vert, rares sont les études ayant porté lors de ces dernières décennies sur les mouvements sociaux. On a plutôt privilégié des études qui, eu égard à la vague néolibérale ayant déferlé sur les États africains et partout ailleurs dans le monde, insistent sur l’émergence des ONG, des mouvements associatifs et communautaires cherchant à répondre à des problèmes jusqu’alors assumés par les institutions publiques (Furtado 2002; Fonseca 2007; De Pina 2008 ; Jesus 2012). Toutefois, des débats, 1 Le mouvement des femmes de Rufisque (Sénégal) qui ont lutté pour l’accès à la terre (Hainard 2009), la lutte des jeunes citadins contre le projet de réforme constitutionnelle qui aurait permis une altération des règles électorales et un nouveau mandat du président Abdoulaye Wade (Dalberto 2011; Diop 2013), ainsi que le poids affiché par les jeunes Burkinabè dans la contestation de l’ordre politique en vigueur et la lutte pour sa transformation (De Bonneval 2011) constituent quelques exemples des nombreuses et constantes irruptions dans les sphères publiques africaines d’acteurs et d’organisations contestant le pouvoir politique et/ou militant pour une plus grande autonomie et une possibilité d’intervention dans les processus de décision (Mamdani et Wamba-dia-Wamba 1995). 384 Les mouvements sociaux au Cap-Vert avec divers degrés de profondeur et d'impact, ont eu lieu dans le pays et ont gagné en écho, en particulier dans la presse écrite. Des débats ont ainsi été menés autour de l'importance des anciens mouvements sociaux (syndicats, associations professionnelles, mouvements paysans, etc.) et de l'émergence d'associations et de groupes sociaux revendiquant un nouvel agenda public de développement. À l’instar de ce qui est arrivé dans d’autres pays africains, notamment en Afrique de l’Ouest, l’émergence des mouvements sociaux s’est fait sentir de manière particulière au Cap-Vert au cours des années 1990, dans un contexte de démocratisation et de restructuration du système politique. Par la suite, à un moment où les institutions publiques ne parviennent pas à répondre de façon efficiente et effective aux demandes sociales croissantes, particulièrement celles des jeunes et des résidents des centres urbains, les mouvements sociaux ont à nouveau manifesté leur présence. Jusque-là, les analyses existantes ont plutôt porté sur les organisations de la société civile, leur émergence et leur structuration, les activités qu’elles mènent, leur (non) autonomie vis-à-vis de l’État et des organisations transnationales (les ONG internationales notamment). Rares sont celles qui traitent à proprement parler de la dimension contestataire et, éventuellement, émancipatrice et contre-hégémonique de ces mouvements. La plupart d’entre elles insistent moins sur leur durabilité que sur l’acuité de leurs revendications, leur capacité de mobilisation et d’influence sur la sphère publique. Pour le cas capverdien, l’approche promue par McSween nous semble toutefois plus heuristique et plus significative: Une focale d’analyse [angle d’analyse] prenant des épisodes contestataires comme point d’entrée porte en effet le regard du chercheur moins sur les déterminants structurels de l’émergence de mouvements organisés donnés que sur la dynamique des conflits sociaux dans ces épisodes. Une telle focale d’analyse a donc pour conséquence de (re)mettre les acteurs sociaux, leurs interactions et leurs interrelations au cœur de l’analyse. Déplacer la focale d’analyse des organisations aux épisodes contestataires permet aussi de sortir des impasses des théories de la société civile, en faisant de la société civile africaine une question empirique et non une question théorique. (McSween 2010: 14) En ce sens, nous chercherons à élucider les raisons fondamentales qui expliquent la résurgence des mouvements sociaux en Afrique de l’Ouest 385 CLÁUDIO ALVES FURTADO en général et au Cap-Vert en particulier. Nous chercherons également à étudier l’étendue de leur impact quand bien même ils seraient quantitativement peu significatifs. Ce type de démarche implique d’étudier les connexions entre les crises économiques et celles de la représentation politique, les multiples déconnexions entre les sphères politique et sociale, privant les citoyens, individuellement et collectivement, de l’accès aux ressources matérielles et symboliques et de moyens d’influencer l’agenda public. Cette réflexion cible prioritairement les dynamiques menant aux processus d’émergence des mouvements sociaux dans la période 20102013, l’objectif étant de comprendre (i) leur rationalité ; (ii) les formes organisationnelles qu’elles revêtent ; (iii) leur impact et (iv) leur capacité à répondre aux limites de la démocratie représentative. Dans ce qui suit, nous allons porter notre réflexion sur deux mouvements sociaux qui, et ce n’est pas un simple hasard, ont leur origine et leur base de soutien la plus significative à Mindelo, le deuxième centre urbain le plus important du pays. Au cours du dernier siècle de la période coloniale, cette ville a eu une grande centralité économique et culturelle, grâce notamment au rôle joué par Porto Grande de São Vicente (Correia e Silva 2010). Le premier lycée au Cap-Vert a été mis sur pied à Mindelo. Il demeura l’unique lycée du pays jusqu’en 1960. Entre-temps, au milieu des années 1950, Mindelo abrita l’École technique et commerciale, la seule du genre jusqu’à l’indépendance du Cap-Vert en 1975. En effet, bien que Praia, la capitale du pays, ait été et continue d’être le siège politique, les élites, en particulier l’élite administrative, étaient en majorité originaires de Mindelo et des îles voisines du Nord. Pendant la période coloniale et au cours des premières années de l’indépendance, Mindelo et les îles voisines du Nord dominaient les structures administratives et politiques et, dans une moindre mesure, le pouvoir économique. Leurs élites revendiquaient également une certaine hégémonie intellectuelle, cherchant ainsi à s’ériger en intelligentsia du pays. L’indépendance est venue, de façon progressive, faire baisser le poids et la centralité relative tant de l’île de São Vicente et de la ville de Mindelo, son siège administratif, que de son leadership au détriment notamment de l’île de Santiago et de la ville de Praia. Ce qui a accru les clivages politiques, remettant en question les mécanismes de représentation politique et l’allocation des investissements publics et d’autres biens de nature symbolique. 386 Les mouvements sociaux au Cap-Vert La résurgence des mouvements sociaux capverdiens a été rendue possible par les tensions sociales, politiques et économiques vécues au cours des dernières années par suite de la crise de l’emploi, surtout chez les jeunes diplômés, de la diminution du pouvoir d’achat des classes moyennes qui ont changé leurs modes de consommation. Il faut ajouter à cela une forte dépendance des citoyens par rapport à l’État, dépendance directe à travers les emplois publics, et indirecte par des mécanismes de financement, de transfert et de distribution de ressources et autres biens, dans une société où l’État continue d’être largement hégémonique. Il importe de souligner que, par-delà les organisations et associations communautaires de base et les organisations non gouvernementales qui ont connu une croissance importante dans les années 1990 et au cours de la dernière décennie, des mouvements sociaux ont émergé, avec divers degrés d’organisation, de longévité et d’impact. Ces mouvements se caractérisent par un agenda essentiellement politique, cherchant à influer sur l’agenda public, même si – et c’est dit sans aucun jugement de valeur – ils défendent des intérêts particuliers. Cette prolifération de mouvements sociaux, notamment des ONG, a été bien caractérisée pour le continent africain. Selon Miles Larmer (2010: 256) : Le rôle des mouvements sociaux, dans cette transition ainsi que dans les démocraties contraintes qui en ont résulté, a nul doute été ambigu. Le déclin significatif de la capacité de l’État et la réorientation du financement extérieur vers les ONG ont renforcé certains mouvements sociaux existants avec un ancrage communautaire important. En même temps, cela a conduit à une prolifération d’ONG nouvelles, la plupart d’entre elles devant leur existence au départ à la seule disponibilité du financement de la part des bailleurs, et qui dès lors étaient plus comptables vis-à-vis de leurs bailleurs que vis-à-vis de ceux et celles dont elles sont censées être la voix ou les représentants. Dans le cas du Cap-Vert, il faut noter l’existence dans les zones rurales comme dans les centres urbains de groupes et d’associations dynamiques qui cherchent, avec divers degrés d’autonomie, à faire face aux demandes sociales des populations et qui contestent des mesures – ou l’absence de mesures – politiques. Dans le cadre de cette présente étude, nous limiterons notre attention à deux mouvements sociaux dont l’analyse s’avère féconde. 387 CLÁUDIO ALVES FURTADO Le premier est un groupe de jeunes cadres, avec une formation universitaire, en chômage ou dans des emplois ne correspondant pas à leurs attentes, aspirations et projets de vie. La mobilisation sociale et politique, assumée de façon autonome ou en articulation avec d’autres mouvements sociaux, a été nourrie par la désillusion face aux pouvoirs publics. Ces derniers ont encouragé l’élaboration de projets de vie basés sur des modes de vie et de consommation exigeant d’importantes ressources financières. Ces projets soit ne se sont pas concrétisés soit se sont effondrés. Pour les jeunes, c’est là le résultat de l’absence de politiques publiques efficaces à leur égard. Le second mouvement, dénommé Mouvement pour la régionalisation au Cap-Vert et l’autonomie de São Vicente vise, comme affirmé dans son manifeste, un objectif minimal de régionalisation du Cap-Vert et un objectif maximal qui serait l’autonomie de São Vicente. Comme nous pourrons le voir, l’argument central de ce mouvement est que l’indépendance du Cap-Vert et la centralisation du pouvoir politique dans l’île de Santiago ont signifié le recul économique et social de São Vicente et la perte de son rôle politique. Dans ce sens, l’indépendance aurait été un mal pour le Cap-Vert, comme l’atteste l’extrait du manifeste, « Por um São Vicente Melhor » (« Pour un São Vicente meilleur ».)2 D’un point de vue méthodologique, nous voulons mettre en évidence, à partir de l’analyse des cas susmentionnés, le contexte et le processus de leur émergence, leur base sociale d’appui et leurs objectifs. Nous souhaitons également étudier l’impact de leurs actions en termes de mobilisation sociale et leur influence sur les processus de décision publique ou, du moins, sur les agendas de discussion des plates-formes publiques. Ce faisant, il s’agira d’appréhender le niveau d’autonomie, le processus de maturation politique ainsi que la gouvernance des mouvements sociaux. En marge de leurs caractéristiques organisationnelles, nous essaierons d’apprécier leur degré de radicalité. En effet, comme le notent André Gunder Frank et Marta Fuentes (1989), en se référant aux mouvements sociaux, « ce qui nous mobilise, c’est cette privation/oppression/injustice par rapport à “nous”, quelle que soit la forme sous laquelle nous “nous” définissons ou nous “nous” percevons ». 2 http://www.petitiononline.com/mmscent/petition.html [visité en mars 2014]. 388 Les mouvements sociaux au Cap-Vert Contexte sociopolitique et économique Évolution récente de la situation socio-économique Le Cap-Vert est le seul État insulaire des pays membres de la Communauté économique des États l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). En effet, c’est un petit archipel d’une superficie terrestre de 4033 km2, avec une étendue territoriale maritime et une zone économique exclusive de 734 265 km2. Sa condition sahélienne l’amène à se débattre périodiquement avec des sécheresses et la désertification. Son agriculture, qui continue d’être la branche employant le plus de main-d’œuvre, reste ainsi soumise aux aléas climatiques. Si bien que le problème environnemental, conséquence de sa fragilité écologique, et la sécurité alimentaire constituent les grands défis de ce pays. Compte tenu de sa fragilité environnementale et de sa relative pauvreté en termes de ressources naturelles, la croissance économique du Cap-Vert au cours des dernières décennies a été tirée par les services, les transferts importants des expatriés, les investissements publics et privés, et l’aide publique au développement. Pendant la majeure partie des années 1990 et 2000, le Cap-Vert a connu une croissance économique relativement stable. Entre 2001 et 2006, le taux moyen de croissance de l’économie a été de 5,6 pour cent, avec un taux d’inflation bas, une stabilité du taux de change et une réduction notable de la dette publique. Les déséquilibres macroéconomiques enregistrés en 2000 ont pu être progressivement corrigés durant cette période. La crise financière de 2008 qui s’en est suivie a eu un certain impact sur l’économie capverdienne, avec notamment une baisse significative des investissements directs étrangers. Après avoir atteint 5,9 pour cent en 2008, le taux de croissance du PIB est tombé à 3,9 pour cent en 2009. Il y a eu un redressement en 2011 (5 pour cent). Pour 2013 et 2014, les estimations du taux de croissance s’établissent respectivement à 4,8 pour cent et 5 pour cent (voir tableau 1). Bien que les transferts des expatriés – une source importante de financement de l’économie capverdienne – soient restés relativement constants, avec une augmentation de 1,7 pour cent en 2009, l’investissement direct étranger, en particulier dans le secteur du tourisme, de l’immobilier touristique et de la construction, a baissé de manière significative. 389 CLÁUDIO ALVES FURTADO Tableau 1 : Indicateurs macroéconomiques 2011 2012 2013 2014 Croissance du PIB réel (%) 5 4 4,8 5 Croissance PIB réel par habitant (%) 4 3 3,8 4 4,5 2,5 2,4 2,5 Solde budgétaire (% PIB) -7,5 -7,3 -8,9 -8,9 Balance courante (% PIB) -16,4 -14,1 -15 -16,4 Inflation - IPC (%) Source: Perspectives économiques en Afrique ; IPC = Indice des prix à la consommation ; 2012 : estimations ; 2013 et 2014 : prévisions ; http://www.africaneconomicoutlook.org/fr/pays/afrique-de-louest/cap-vert/ La crise financière de 2008 a toutefois amené le gouvernement à lancer un programme d’investissements publics, ce qui a accru la dette publique et le déficit budgétaire. Ce dernier a augmenté de 1,1 pour cent du PIB en 2008 à 6 pour cent en 2009. Selon les estimations, il devrait continuer de se détériorer (voir tableau 1). La totalité du déficit budgétaire a été financée par des emprunts extérieurs, à un moment où l’investissement direct étranger a connu un recul et où l’aide publique au développement tendra, de façon prévisible, à diminuer. La Banque du Cap-Vert (2012), dans un rapport récent, prévoit une réduction des recettes fiscales et une augmentation concomitante du déficit budgétaire, dans un contexte d’accroissement des dépenses d’investissement. Allant dans le même sens, la Banque mondiale (2013) note que : Le Cap-Vert est confronté actuellement à un scénario macroéconomique difficile, avec des déficits budgétaires et extérieurs élevés, un ralentissement de la croissance et des conditions externes adverses, reflet de la crise économique en Europe. Le déficit budgétaire est élevé, près de 10 pour cent du produit intérieur brut (PIB), la dette a notablement augmenté, 390 Les mouvements sociaux au Cap-Vert de 86 pour cent du PIB en 2011 à 97 pour cent et les réserves internationales sont limitées – couvrant juste 3,4 mois d’importations. Par ailleurs, selon la Banque du Cap-Vert (2012), qui s’appuie sur les conclusions du Fonds monétaire international (2013), le risque lié à la soutenabilité de la dette du pays a augmenté. Elle ajoute cependant que le service de la dette reste soutenable, étant donné que les emprunts sont concessionnels pour la majeure partie. Le resserrement budgétaire est de fait considéré comme un besoin croissant. Dans ce sillage, il semble que la mise en œuvre de politiques économiques restaurant la confiance des investisseurs privés s’impose. C’est une condition pour la reprise des investissements privés, la croissance économique et l’emploi. Compte tenu toutefois de la forte dépendance de l’économie capverdienne vis-à-vis des économies des pays d’Europe et d’Amérique du Nord, il est probable qu’une reprise effective et soutenue n’aura lieu que lorsque ces économies connaîtront une conjoncture plus favorable. Une intégration économique africaine effective est également indispensable à l’économie capverdienne. Sur le long terme, la performance notée dans le domaine économique et social, notamment dans les domaines de l’éducation et de la santé, a beaucoup contribué au reclassement du Cap-Vert de la catégorie des Pays moins avancés à celle de pays à revenu intermédiaire. En effet, la croissance économique du pays s’est accompagné d’importants investissements dans le domaine des politiques sociales. Les statistiques sur l’éducation montrent que des progrès significatifs ont été enregistrés. D’après l’UNESCO (sd), le Cap-Vert se situe à la cinquième place parmi vingthuit pays d’Afrique subsaharienne en ce qui concerne l’Indice éducation pour tous. Au niveau de l’éducation primaire universelle, 97 pour cent des enfants ont pu la terminer. En outre, tant au niveau primaire qu’au niveau secondaire, la participation et la réussite scolaires des filles sont plus importantes que celles des garçons. C’est pourquoi d’ailleurs le gouvernement qui s’est montré fort préoccupé à propos du taux d’abandon et d’échec des garçons a pris des mesures visant à corriger cette situation. Selon la même source, le taux d’alphabétisation des quinze ans et plus était de 72,3 pour cent en 2012. Au niveau du premier cycle de l’enseignement secondaire, dont la durée est de quatre ans, le taux de scolarisation était de 81 pour cent. Pour le second cycle, dont la durée est de deux ans, il s’établissait à 52 pour cent. 391 CLÁUDIO ALVES FURTADO Dans le domaine de la santé, les avancées sont tout aussi importantes. D’après les données du ministère de la Santé (2012), le taux brut de mortalité (mortalité générale) se situait en 2011 à 5,1 pour mille, le taux de mortalité infantile à 23 pour mille et, pour les moins de cinq ans, à 26,2 pour mille. Il faut signaler que dans le domaine de l’éducation et celui de la santé, le Cap-Vert a déjà atteint les indicateurs retenus dans le cadre des OMD (Objectifs du millénaire pour le développement). D’ailleurs, selon les rapports sur le développement humain du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), la situation du Cap-Vert évolue plutôt favorablement. Pour les trois dernières années, l’IDH (Indice de développement humain) s’y établit respectivement à 0,581, 0,584 et 0,586 (PNUD 2013). Ce qui le place dans le groupe des pays avec un niveau de développement humain moyen. Cela dit, les défis restent importants dans des domaines tels que le pouvoir d’achat des ménages, la qualité de l’éducation et des services de santé. Le pouvoir d’achat reste étroitement lié à l’accès à l’emploi, lequel demeure problématique surtout pour les jeunes et la population moins qualifiée. Une analyse rapide des statistiques concernant l’emploi permet de voir en ce qui concerne le taux d’activité des jeunes (15-24 ans) qu’il atteint 48,5 pour cent pour les garçons et 38,7 pour cent pour les jeunes filles, soit un écart de l’ordre de dix points (voir tableau 2). Tous âges confondus, le taux d’activité pour les hommes se situe à 57,1 pour cent pour les hommes et à 47,3 pour cent pour les femmes, une différence là également de dix points (INE 2013: 16-17). 392 Les mouvements sociaux au Cap-Vert Tableau 2 : Taux d’activité (%) par municipalité, groupe d’âge et par sexe en 2012 Municipalité Ribeira Grande Paúl Porto Novo São Vicente Ribeira Brava Tarr. S. Nicolau Sal Boavista Maio Tarrafal Santa Catarina Santa Cruz Praia S. Domingos S. Miguel S. S. do Mundo S. L. dos Órgãos R. Gr. de Santiago Mosteiros S. Filipe S. Catarina do Fogo Brava Cabo Verde Grands groupes d’âges 15 - 24 ans par sexe 15 -24 28,3 42,2 35,5 47,8 37,0 50,3 59,6 51,7 34,1 44,6 48,6 51,0 40,4 29,6 54,2 54,5 31,8 30,5 15-34 46,2 58,5 54,2 64,0 49,0 65,6 78,1 74,1 48,2 59,1 62,9 59,7 60,0 46,8 63,7 64,0 46,5 47,2 35-64 50,9 66,3 68,8 82,2 65,3 72,4 84,2 84,3 67,7 85,7 75,9 86,3 77,3 71,3 82,1 84,6 77,4 68,5 65 et + 7,4 14,7 4,8 6,8 5,7 22,7 13,1 8,4 11,6 26,8 25,9 40,4 14,3 11,5 37,1 37,1 23,3 17,9 Masculin 32,9 51,9 44,4 51,8 38,5 54,7 57,8 49,2 45,7 51,4 55,5 62,9 39,8 36,2 65,8 67,9 40,0 43,7 Féminin 22,2 29,2 25,8 44,2 35,3 45,1 61,6 54,4 9,8 37,9 41,4 37,4 41,1 21,7 42,3 39 22,9 17,2 30,1 47,1 37,7 42,5 60,3 46,3 61,1 80,2 57,7 10,7 30,1 9,1 48,3 53,0 50,2 9,2 41,5 19,9 23,4 43,7 45,9 60,3 59,2 76,8 5,0 16,6 27,7 48,5 19 38,7 Source: Institut National de statistiques, enquête multi-objectif continu. Statistiques de l’emploi et du marché de travail, avril 2013, p. 14. En ce qui concerne le chômage des jeunes, il se situe d’ordinaire à des niveaux très élevés, une tendance confirmée ces cinq dernières années par les enquêtes semestrielles sur l’emploi menées conjointement par l’Institut de l’emploi et de la formation professionnelle et par l’Institut national de statistiques (INE). En 2012, alors que le taux de chômage au niveau national s’établit à 16,8 pour cent - soit 17,2 pour cent pour les 393 CLÁUDIO ALVES FURTADO hommes et 16,4 pour cent pour les femmes (cf. tableau 3), il est encore plus important chez les jeunes. Pour les 20–24 ans, le taux de chômage atteint 33,7 pour cent, soit 15,9 points de plus que la moyenne nationale. Pour la tranche d’âge 25-29 ans, le taux de chômage se situe à 22,9 pour cent (INE 2013: 35). Tableau 3 : Taux de chômage par sexe en 2012 (%) Municipalité Ribeira Grande Paúl Porto Novo S. Vicente Ribeira Brava Tarr. S. Nicolau Sal Boavista Maio Tarrafal Santa Catarina Santa Cruz Praia S. Domingos S. Miguel S. S. do Mundo S. L. dos Órgãos R. Gr. de Santiago Mosteiros S. Filipe S. Catarina do Fogo Brava Cabo Verde Hommes 22,1 22,4 17,3 27,3 18,3 13,2 16,0 16,3 8,2 9,5 15,5 9,8 18,8 16,4 3,6 4,3 7,3 17,4 0,9 8,1 7,8 16,1 17,2 Cap-Vert Femmes 18,7 30,1 23,7 30,7 19,6 19,7 19,7 11,2 9,3 6,6 11,1 10,6 15,5 17,0 2,4 1,8 11,8 10,5 2,8 8,3 22,6 10,3 16,4 Total 21,0 24,8 19,5 28,9 18,8 15,8 17,7 14,3 8,7 7,8 13,4 10,2 17,2 16,6 3,0 3,0 9,4 14,3 1,5 8,2 13,0 14,0 16,8 Source: Institut national de la statistique (2013: 34) Les grands défis qui se posent à la société capverdienne, dans un contexte global peu favorable à un petit pays insulaire, sont les suivants : 394 Les mouvements sociaux au Cap-Vert (i) une croissance économique durable et capable de créer un nombre important d’emplois qui puisse absorber les chômeurs et les nouveaux demandeurs d’emplois ; (ii) des politiques macroéconomiques crédibles et capables d’augmenter la confiance des investisseurs, notamment l’investissement direct étranger ; (iii) la stabilité politique du pays ; (iv) le renforcement du capital humain. De nos jours, les exigences des citoyens capverdiens sont devenues plus nombreuses, notamment en ce qui concerne l’accès aux services sociaux de base et à un emploi bien rémunéré, perçu comme un gage de prestige social. Ce qui paraît problématique, au vu du niveau de formation des jeunes chômeurs. Même si l’INE note que le nombre des jeunes avec une formation secondaire et moyenne tend à augmenter, le fait est qu’en 2012 les chômeurs avaient en moyenne 8,2 ans de scolarité (8,5 ans en milieu urbain et 7,3 ans en milieu rural) (INE 2013: 37). Un aperçu de la situation politique récente En 1990, le Cap-Vert, comme la plupart des pays africains, a connu un changement au niveau de son système politique, avec la tenue des premières élections multipartites. Le système politique capverdien est classé tantôt comme un parlementarisme modéré tantôt comme un semi-présidentialisme (Costa 2009). D’un point de vue constitutionnel, le Parlement joue un rôle central dans le système politique capverdien. Même s’il n’a pas de fonctions exécutives, le président de la République est également élu au suffrage universel direct. Il nomme le Premier ministre parmi les dirigeants du parti ayant la majorité parlementaire, après consultation des partis représentés au Parlement, et co-oriente les politiques dans le domaine de la défense et celui des affaires étrangères. De nos jours, il existe quatre partis politiques dont trois ont des sièges au Parlement : le PAICV (Parti africain de l’indépendance du Cap-Vert), le MPD (Mouvement pour la démocratie), l’UCID (Union capverdienne indépendante et démocratique) et le PTS (Parti du travail et de la solidarité). Un cinquième parti, le PSD (Parti social-démocrate), n’a plus de visibilité politique et sociale bien qu’il existe encore sur le plan légal. L’UCID a deux députés au niveau du Parlement alors qu’il faudrait en avoir au moins cinq pour se constituer en groupe parlementaire et bénéficier des avantages y relatifs. Malgré l’existence de quatre partis politiques, le champ politique capverdien est dominé par deux grands partis, le PAICV et le MPD, qui 395 CLÁUDIO ALVES FURTADO ont alterné au pouvoir. De fait, c’est un système bipartite. Sur ce point, il faut dire que la transition politique au Cap-Vert s’est déroulée plutôt rapidement. En un peu plus d’une année, il a été procédé à la révision de la Constitution, à l’adoption des lois sur le processus électoral et à l’organisation des élections législatives, présidentielles et municipales. Ce processus rapide a empêché certains partis politiques de satisfaire les exigences légales et de mobiliser des fonds en vue de leur participation aux échéances électorales. Ainsi, le MPD et le PAICV qui étaient les protagonistes de la transition démocratique sont rapidement devenus hégémoniques. Ce bipartisme s’oppose à ce que d’autres visions idéologiques, d’autres visions du monde et de la politique puissent s’organiser et se présenter comme partis politiques. Il rend difficile l’émergence de projets politiques et de projets de société alternatifs. Il constitue la faiblesse de la démocratie capverdienne. En tout état de cause, la domination politique du PAICV et du MPD résulte de nos jours moins des contraintes juridicolégales que des conditions sociopolitiques adverses rencontrées par les autres partis politiques. Depuis 1990, le pays a organisé cinq élections présidentielles, législatives et municipales. Une alternance au sommet du pouvoir a été observée. D’un point de vue strictement formel, on peut affirmer que nous sommes en présence d’une démocratie consolidée. Les résultats des élections législatives de février 2011 ont donné la situation politique suivante. Le PAICV a obtenu la majorité absolue des députés. C’est donc le parti qui gouverne. Ainsi, pour la troisième fois, il a vu les électeurs capverdiens lui renouveler leur confiance. Lors de l’élection présidentielle d’août 2011, le candidat soutenu par le MPD, Jorge Carlos Fonseca est élu. Pour la première fois, on assiste à une cohabitation entre un Président de la République et un Premier ministre venant de courants politiques différents. Cette expérience inédite a provoqué quelques frictions entre les trois organes de souveraineté : la présidence de la République, le gouvernement et le Parlement. Les veto opposés aux textes du gouvernement et du Parlement ainsi que la demande préventive de vérification de leur constitutionnalité ont, dans certains cas, mené à une confrontation politique entre ces institutions. De même, certains positionnements politiques, notamment en matière de politique étrangère, domaine constitutionnellement partagé entre le gouvernement et le président de la République, ont provoqué à certains moments quelque cacophonie. 396 Les mouvements sociaux au Cap-Vert Cependant, ces confrontations et mésententes n’ont pas créé une atmosphère d’instabilité ni une absence réelle de coordination politique et de collaboration institutionnelle. Ce qui pourrait être un indice de maturité politique des acteurs politiques. Au niveau municipal, le Cap-Vert compte vingt-deux municipalités. Les dernières élections ont été tenues en février 2012. La majorité des mairies et conseils municipaux a été remportée par les candidats et listes proposés par le MPD, renforçant ainsi son poids local. Le pouvoir judiciaire, selon la Constitution, est un organe de souveraineté. Il garde son indépendance vis-à-vis des autres organes de souveraineté (gouvernement, Parlement, président de la République). Il s’est peu à peu consolidé, avec sa propre gouvernance assurée par le Conseil supérieur de la magistrature pour les magistrats du siège et le Conseil supérieur du ministère public pour les magistrats du parquet. Pour ce qui est de la société civile, malgré le grand dynamisme noté au cours de ces dernières années avec l’apparition d’ONG et d’associations communautaires, récréatives et culturelles, la participation des citoyens de façon effective et fréquente au processus de prise de décisions, et donc à la sphère publique, locale ou nationale, a été peu notable. En effet, la participation s’est essentiellement limitée aux joutes électorales et, dans une moindre mesure, au suivi des sessions législatives. Ce suivi a lieu surtout quand les thèmes en débat divisent l’opinion ou lors des sessions des conseils municipaux, lesquels aménagent un espace institutionnel de participation, généralement avant le début des travaux définis par l’ordre du jour. Ces moments sont appelés « périodes d’avant l’ordre du jour ». Dans le système politique capverdien, en particulier pour ce qui est de la législation électorale, la candidature aux élections n’est pas limitée aux partis. Les citoyens, organisés en associations ou en mouvements, peuvent se présenter aux élections municipales. Beaucoup de mouvements politiques se sont présentés aux locales et certains ont remporté des sièges de maire et de conseil municipal. Lors des élections locales de 2012, un mouvement politique, composé de citoyens résidant à la municipalité de l’île de Sal a été victorieux pour la troisième fois. Ce succès a toutefois été obtenu avec le soutien du MPD. En effet, sur les listes des élus locaux, figuraient beaucoup de militants et dirigeants de ce parti. À São Filipe, dans l’île de Fogo, le « Groupe indépendant uni pour São Filipe solidaire », dirigé par l’ancien maire et dirigeant du PAICV, 397 CLÁUDIO ALVES FURTADO Eugénio Veiga, est parvenu à faire élire deux conseillers et cinq députés municipaux. Dans la même municipalité, un autre groupe de citoyens, soutenu par le MPD, s’est présenté aux élections. Il s’agit du Groupe indépendant “Abraçar” São Filipe (GIASF), groupe dirigé par le médecin Júlio Andrade. Le groupe n’a pas remporté les élections locales mais a pu faire élire deux conseillers municipaux et six députés municipaux. Ce qui lui a donné une capacité politique d’influencer, voire de modifier les propositions de politiques publiques dans la municipalité de São Filipe. En outre, le GIASF est devenu le porte-parole des oppositions aux gouvernements local et national. De même, il s’est agi, dans les municipalités de Sal et de São Filipe, pour des listes du MPD se disant indépendantes, de se montrer plus acceptables à l’électorat qui, depuis 1990, a systématiquement donné la victoire au PAICV. Dans tous les cas, il est clair qu’une grande partie des mouvements de citoyens qui se sont présentés aux élections municipales ne sont pas une véritable émanation de la société civile organisée. Tantôt il s’agit de citoyens n’ayant pas trouvé un espace dans leurs partis politiques respectifs ; tantôt ce sont des stratégies politiques menées par des partis dans les municipalités où ils ont perdu tout crédit auprès de l’électorat. En ce sens, les espaces de participation politique en dehors du cadre partisan sont relativement étroits. Nous avons ainsi une démocratie de partis politiques et moins une démocratie de citoyens. Il nous semble, pour le cas du Cap-Vert, que cette situation explique sans doute l’absence de mouvements contre-hégémoniques contestant le statu quo. Les prochaines échéances électorales auront lieu en 2016. La stabilité paraît assurée puisque le gouvernement actuel dispose d’une base parlementaire solide, avec une majorité absolue de députés. Toutefois, le changement prévu au niveau de la direction du PAICV, avec l’annonce que l’actuel Premier ministre ne se représentera ni pour diriger le parti ni pour le poste de Premier ministre, risque de déclencher des querelles politiques internes en dépit de la rhétorique officielle de l’« union ». Perception de la corruption et qualité de la démocratie S’agissant du Cap-Vert, il faut dire que nous sommes dans le contexte d’un pays aux ressources naturelles faibles, où l’État, voulant être le promoteur et le régulateur de l’activité économique, continue de jouer un rôle important en termes d’investissements et de création d’emplois. Le poids des investissements publics, la mobilisation de l’investissement direct étranger et l’aide au développement lui donnent encore une forte 398 Les mouvements sociaux au Cap-Vert centralité. Il constitue ainsi une instance importante d’agencement et de (re)distribution de ressources économiques, politiques et symboliques. Pour cette raison, le parti au pouvoir finit par être une structure clientéliste importante, inhibant fortement les velléités contestataires et contre-hégémoniques, surtout chez les jeunes qui ne disposent pas encore de capitaux et de réseaux de solidarité. Dans un contexte de contraction du marché du travail et de grande concurrence entre les demandeurs d’emploi, ceux qui aspirent à une ascension sociale rapide sont fréquemment cooptés. Ce raisonnement est également valable pour le principal parti d’opposition. Par des offres de prébendes (au niveau des mairies qu’il dirige) ou des promesses, c’est une structure clientéliste qui présente un attrait pour les jeunes. Au cours des deux premières décennies ayant suivi l’adoption du multipartisme, plusieurs cas de corruption ont fait l’objet d’un examen dans le cadre administratif ou politico-parlementaire et de discussions au niveau de la société capverdienne. À ce propos, José Carlos dos Anjos soutient qu’« il y a des preuves, dans le cas capverdien, d’une “culture politique du scandale” qui produit la vigilance et l’indignation contre les pratiques illicites de gouvernants » (Anjos 2009: 27). Le même auteur, en analysant les situations politiques et institutionnelles du Cap-Vert, suggère que : [la] dénonciation de la corruption n’est une entreprise destinée à convaincre qu’il s’agit effectivement d’un scandale que si elle se démarque de la polarisation partisane et s’inscrit de manière durable, au-delà de l’espace médiatique, comme une quasiexpertise. Le scandale politique est, comme la totalité des institutions politiques capverdiennes, une institution importée, un rapport à la politique et une stratégie de production d’un temps intense de la politique. (Anjos 2009: 31) Si la période entre 1991 et 2000 a été riche en scandales relatifs à des cas de corruption, les années suivantes (2000 -2013) ont connu moins de dénonciations de cas de corruption. Les cas mis à l’index ont encore moins pu devenir des « scandales », pour reprendre le langage d’Anjos. En effet, quelques cas et situations ont été notés, mais n’ont toutefois pas gagné en visibilité et n’ont pas revêtu une dimension qui, politiquement et judiciairement, aurait compromis les accusés. À titre d’exemple, nous pouvons citer les dénonciations formulées en 2007, et relatives à un éventuel usage indu de l’argent de l’État par le ministre de la Justice d’alors. Ce cas, connu comme le « cas de la caisse noire », avait conduit à 399 CLÁUDIO ALVES FURTADO un remaniement et à la chute du ministre incriminé. Il y a eu des suspicions au sujet de la construction de la résidence privée de l’actuel Premier ministre. Il y a eu également l’affaire de l’argent de l’Angola3 qui implique un ancien ministre des Affaires étrangères du temps du parti unique qui fut ancien ambassadeur du Cap-Vert à Luanda. L’affaire a été rendue publique à la veille des dernières élections législatives. Si les actes de corruption n’ont pas touché les hautes personnalités politiques et les gouvernants, ils ont cependant visé les dirigeants intermédiaires de quelques structures du gouvernement. En effet, en 2012, un détournement de près de 35 millions d’escudos (près de 427 000 dollars) des coffres du ministère des Finances a été rendu public, qui implique des dirigeants intermédiaires et cadres de ce service. Récemment, la presse a éventé une affaire présumée d’émission de faux permis de conduire dans l’île de Santo Antão et qui implique le délégué de la Direction générale des transports routiers. Ce dernier, en tant qu’élu local, est aussi le chef du groupe du PAICV au Conseil municipal de Porto Novo. Cette affaire, pendant qu’elle suit son cours devant les tribunaux, a conduit à sa démission puis à son arrestation. De façon diffuse, des cas de corruption sont évoqués dans les douanes et dans les mairies. Dans le cas des mairies, les affaires de corruption sont surtout relatives à la vente de terrains. De la même manière, les forces de l’ordre sont parfois citées dans des cas de corruption. De façon récurrente, on a assisté à des dénonciations essentiellement formulées par le principal parti d’opposition. Ces plaintes portent sur la patrimonialisation, voire la privatisation de l’État et le recrutement systématique de « cadres » proches du parti au pouvoir. Il s’agirait d’un système basé sur le principe du job for the boys, c’est-à-dire que les militants et les cadres du parti politique au pouvoir sont recrutés à des postes importants au niveau de l’État et du gouvernement plus en raison de leur affiliation partisane que de leurs compétences techniques. Dans ce cas, il s’agit moins de corruption que de pratiques clientélistes. Si les plaintes actuelles reprennent d’une certaine manière les dénonciations des années 1990, elles ont cependant une plus grande résonance médiatique et impliquent des cas politiquement plus sensibles (Anjos 2009). Il faut dire que la publicité autour des pratiques clientélistes contribue à renforcer le discrédit de la politique et des politiciens. Ce qui peut, dans 3 La presse a rapporté le propos d’un dirigeant du MPD selon lequel un avion aurait atterri à l’aéroport de Mindelo avec de l’argent destiné à soutenir le PAICV. À bord, il y avait cet ancien ministre et d’autres personnalités angolaises. 400 Les mouvements sociaux au Cap-Vert certains contextes et pour certains groupes sociaux, susciter l’apathie et un « recul » de l’exercice de la citoyenneté et, dans d’autres situations, constituer un leitmotiv pour l’émergence de mouvements sociaux contestant le statu quo. Même si les cas concrets de corruption rendus publics ont été rares ces trois dernières années, la perception de la corruption est bien manifeste dans la société capverdienne. En effet, au cours d’une conférence organisée sur le thème « Prévention et lutte contre la corruption », l’ancien président de la République, António Mascarenhas Monteiro, affirmait que « Dans notre pays, la corruption a tendance à augmenter et à atteindre des niveaux préoccupants. Mais, malheureusement, il y a un déficit dans la lutte dans ce domaine. Il n’y a pas eu d’effort notable dans la lutte contre la corruption ». Bien que le Cap-Vert se sente réconforté par les indicateurs internationaux de corruption, notamment l’Indice de perception de la corruption4, le fait est que, souvent, des discussions sur le sujet se mènent publiquement, impliquant d’importantes personnalités du gouvernement, du pouvoir judiciaire et de la société civile. Cela signifie que la corruption est un phénomène qui, comme l’a suggéré Mascarenhas Monteiro, aura tendance à croître si des mesures adéquates ne sont pas prises, notamment pour éviter la patrimonialisation de l’État. Vue générale sur les mouvements sociaux Dans un contexte économique morose marqué par la baisse des taux de croissance et l’augmentation du taux de chômage, surtout chez les jeunes, les organes gouvernementaux, les institutions publiques et les partis politiques semblent véritablement constituer un obstacle à l’exercice de la citoyenneté et à une plus grande participation politique des citoyens. Les possibilités d’émergence de mouvements sociaux, notamment ceux qui s’opposent à des politiques publiques considérées comme contraires aux intérêts de la majorité des citoyens ou de groupes sociaux spécifiques, ont été rares. Cependant, ce qui saute aux yeux par sa régularité, c’est l’apparition d’associations communautaires pour le développement local et d’ONG. Selon les données de la Plate-forme des 4 L’Indice de perception de la corruption de Transparency International a attribué au Cap-Vert 60 points, le classant 39e sur 176 pays en 2012. Sur le continent africain, le Cap-Vert a le deuxième meilleur score, devancé seulement par le Botswana (65 points) et suivi par l’Île Maurice (57 points). 401 CLÁUDIO ALVES FURTADO organisations non gouvernementales, le Cap-Vert recense un total de 446 organisations de la société civile, regroupant essentiellement des associations communautaires de base, des associations culturelles et civiques, des coopératives et des ONG (voir tableau 4). Tableau 4 : Répartition des ACB et ONG par île et municipalité Îles/Municipalités Boa Vista Brava Mosteiros Santa Catarina do Fogo S. Filipe Maio Sal Praia Ribeira Grande de Santiago Santa Catarina Santa Cruz S. Domingos S. Lourenço dos Orgãos S. Miguel São Salvador do Mundo Tarrafal Paul Porto Novo Ribeira Grande Ribeira Brava Tarrafal de S. Nicolau S. Vicente Total ACB/ONG % 11 17 13 7 35 10 2 43 5 24 20 23 15 16 9 15 21 21 34 21 10 74 446 2,5 3,8 2,9 1,6 7,8 2,2 0,4 9,6 1,1 5,4 4,5 5,2 3,4 3,6 2,0 3,4 4,7 4,7 7,6 4,7 2,2 16,6 100 Source : Plate-forme des ONG. Soulignons dans le cas des zones rurales que les associations communautaires de base et les associations de développement y jouent un rôle important non seulement dans l’organisation des communautés locales, mais également dans les relations entre les populations locales et 402 Les mouvements sociaux au Cap-Vert les institutions publiques locales, régionales et nationales. Elles se transforment généralement en canal d’expression des revendications et en structures de mobilisation de ressources en vue du développement communautaire. Pour cette raison, elles sont courtisées ou combattues par les partis politiques et par les structures étatiques. Leurs relations sont plus tendues avec les responsables des collectivités locales et les élus locaux, groupes auxquels, d’une certaine manière, elles disputent le prestige du leadership communautaire. Dans tous les cas, comme l’indique António T. de Jesus (2012) dans son étude sur Santo Antão, les organisations communautaires de base et leurs directions ont développé ces dernières années une forte capacité de mobilisation et de négociation auprès de leurs partenaires. Elles recourent, si nécessaire, à des « chantages » politiques, surtout à l’approche des élections. Il est vrai cependant que ce jeu de manipulation, ou de tentative de manipulation, est réciproque et se matérialise, dans certains cas, en gains réels et/ou potentiels. Les organisations communautaires de base pour la plupart ont, il est vrai, acquis peu à peu une certaine autonomie. Elles ont émergé d’un processus induit du dehors, notamment par certains bailleurs de fonds cherchant des partenaires et acteurs locaux qui deviendraient des interlocuteurs privilégiés dans le cadre du financement et de l’exécution de projets de développement. Ce nouveau positionnement des bailleurs de fonds résulte d’une évaluation de l’incapacité du gouvernement à gérer de façon efficace et efficiente les ressources disponibles en vue du développement. Les ressources mises à disposition par l’Aide publique au développement ou provenant d’emprunts, concessionnels ou pas, seraient mal gérées, voire seraient utilisées pour permettre via la corruption l’enrichissement illicite des élites nationales. Il est supposé que l’allocation de ressources vers ces organisations communautaires, des associations et des ONG, aurait pour effet de réduire les possibilités de corruption et en même temps de produire un plus grand impact auprès des destinataires. Ce genre d’organisations a connu un certain dynamisme, surtout dans les années 1990 et 2000. Elles continuent à émerger, en particulier dans les zones rurales, et constituent un moyen privilégié pour les communautés rurales d’accéder à des ressources publiques en provenance de la coopération internationale pour le développement communautaire. Dans beaucoup de cas, cette dynamique associative a permis aux communautés d’acquérir une grande capacité d’organisation et de développement, de 403 CLÁUDIO ALVES FURTADO prendre d’importantes initiatives économiques et sociales et de construire des leaderships forts et compétents. Mieux, il y a des cas où des leaderships communautaires sont parvenus à mobiliser les populations pour la défense de leurs intérêts, en s’opposant aux oligarchies et aux directions politiques locales voire nationales, s’érigeant ainsi en véritables mouvements sociaux. Cependant, au cours des deux dernières années, rares sont les mouvements sociaux qui ont émergé. En l’absence d’études sur le reflux des mouvements sociaux au Cap-Vert, en particulier à partir des années 2000, il convient de poser quelques hypothèses, dont certaines ont déjà été énoncées de manière implicite, qui peuvent aider à la compréhension de la situation actuelle du Cap-Vert. La première hypothèse est relative au caractère partisan très marqué dans le cas capverdien du système politique et de la société. D’une part, cela a inhibé, de par la forte ramification des structures partisanes, la consolidation de petits partis politiques capables de casser le bipartisme. D’autre part, l’existence d’espaces de participation politique hors du cadre de système partisan est rendue difficile, ce qui gêne la consolidation, dans la sphère publique, de mouvements et d’organisations qui ne se retrouvent pas dans la logique de fonctionnement des partis politiques. La deuxième hypothèse repose sur l’idée suivante : malgré le caractère nettement libéral de l’État, les institutions étatiques et, de façon particulière, les élites dirigeantes ont une présence tentaculaire sur tout le tissu économique et social, laquelle favorise ainsi l’émergence de réseaux clientélistes très forts. Dans une société aux faibles ressources, avec une structure productive étroite, un tissu entrepreneurial non consolidé et fortement dépendant d’arrangements plus ou moins transparents avec les pouvoirs publics, une société où l’éducation a cessé d’être une garantie de mobilité sociale, la cooptation politique tend à prendre du relief, limitant ainsi les velléités de positionnements politiques en dehors des cadres politiques. Sans mentionner que les ressources et les charges publiques tendent très souvent à entrer dans un processus de distribution de prébendes et de domptage des corps et des consciences. Quant à la troisième hypothèse, elle peut être formulée ainsi : la désillusion et le scepticisme par rapport à la politique et aux politiciens, résultat non seulement des cas de corruption et d’enrichissement suspect, mais également de la persistance d’entraves au développement personnel, économique et social des citoyens, mène à une apathie et à un rejet de la participation politique, voire citoyenne. 404 Les mouvements sociaux au Cap-Vert Deux mouvements sociaux ont cependant émergé au cours des deux dernières années, qui permettent de mettre à l’épreuve ces hypothèses. Il s’agit de mouvements éminemment régionaux qui cherchent à mobiliser et à regrouper la diaspora capverdienne ; d’où leur impact national, voire international. Cet impact est lié à la sensibilité des thèmes mis en avant, d’une part, et aux caractéristiques des principaux acteurs, d’autre part. Le premier mouvement s’auto-désigne « Mouvement pour la régionalisation au Cap-Vert et l’autonomie de São Vicente ». Ce mouvement a comme leaders et idéologues le politique, écrivain et analyste politique Onésimo Silveira et d’autres intellectuels de l’île. À certains moments, le leitmotiv du mouvement est l’autonomie/ régionalisation de l’île à laquelle sont adjointes les îles voisines de Santo Antão et de São Nicolau. Cette idée reprend un débat d’il y a quelques décennies où une des propositions consistait à penser une région nord-est englobant précisément les îles susmentionnées. Ce mouvement est parvenu à imposer un débat public sur la question du régionalisme/ autonomie/ décentralisation. Il a pu avoir un écho dans la presse capverdienne, obligeant ainsi les principaux dirigeants de l’État et des partis politiques à prendre position. Le second mouvement se nomme « Association des jeunes cadres du Cap-Vert ». Il regroupe essentiellement des jeunes de São Vicente, ayant une formation universitaire et qui sont au chômage ou dans un emploi précaire. Ici aussi, le moteur du mouvement est politiquement et socialement sensible : le chômage des jeunes, en particulier ceux qui ont une formation universitaire et qui perçoivent le diplôme comme un sésame pour l’emploi. Ils se retrouvent confrontés aux difficultés, voire à l’impossibilité d’accéder au marché du travail. Ce qui réduit leurs chances d’avoir accès à des revenus qui pourraient changer et renforcer leur statut social. La déception a fini par déclencher, à travers les réseaux sociaux, une mobilisation des jeunes qui critiquent et condamnent les options politiques du gouvernement et qui appellent les autres jeunes dans cette situation à unir leurs forces en vue d’exprimer leurs griefs et d’adresser leurs revendications aux pouvoirs publics. Il faut souligner que les deux mouvements sociaux se trouvent à São Vicente et présentent des points de convergence, notamment au niveau de la critique des fondements de la politique économique, des investissements et de la structuration de l’État. Mais encore, ils érigent l’île de Santiago, plus spécifiquement la ville de Praia, comme les destinataires 405 CLÁUDIO ALVES FURTADO privilégiés de leurs critiques. Nous pouvons ainsi considérer que ces deux mouvements sociaux, bien que différents, eu égard à leurs objectifs et aux acteurs qui les portent, finissent par se compléter. Études de cas (2010-2013) Au cours des deux dernières années, les questions de la régionalisation et du chômage se sont définitivement inscrites dans l’agenda public. Cette évolution résulte moins de l’initiative des partis politiques ou des institutions publiques que du dynamisme de citoyens qui se sont organisés au fur et à mesure. Le relatif éloignement de la capitale politique et administrative semble avoir permis aux acteurs de ces deux mouvements sociaux d’avoir un regard critique et réfléchi sur la gouvernance et ses impacts. Ils ont aussi une plus grande capacité de pression sur les décideurs politiques. Comme déjà mentionné, les deux mouvements ont pour origine et base l’île de São Vicente, plus spécifiquement la capitale, la ville de Mindelo. Rappelons également que Mindelo se considère comme la « capitale culturelle » du Cap-Vert. Ce en quoi elle est soutenue par des voix et des discours provenant généralement du Portugal, l’ancienne puissance coloniale. De même, elle se sent lésée par l’indépendance. L’argument central est que les investissements publics se concentrent dans l’île de Santiago qui, selon les dires d’un des leaders du Mouvement pour la régionalisation, se serait constituée en « république de Santiago ». Il importe de retenir que la force des arguments avancés vaut moins par leur véracité que par leur impact politique et la mobilisation qu’ils peuvent susciter. En effet, pendant les quinze premières années qui ont suivi l’indépendance, la grande critique faite par quelques cadres et opposants au régime politique en place était que la stratégie de développement économique du pays est basée sur un développement tripolaire. C’est-à-dire que les investissements, particulièrement ceux structurants pour le développement économique, sont concentrés sur trois îles : Santiago, São Vicente et Sal. Comme l’île de São Vicente faisait partie des principaux bénéficiaires, elle n’avait pas de raison de s’associer aux critiques. Entre-temps, il est vrai que l’île de São Vicente a perdu sa centralité, en termes économique, politique et culturel. L’indépendance a permis progressivement, grâce notamment à l’investissement dans l’éducation et dans la formation, que des gens originaires des autres îles, en particulier Santiago, qui est démographiquement plus importante, accèdent à des 406 Les mouvements sociaux au Cap-Vert positions de décision dans la structure politique, administrative et économique. C’est ainsi que les auteurs d’une pétition en ligne, qui défend l’idée d’un « São Vicente meilleur », soulignent que l’indépendance a été une mauvaise chose pour São Vicente. Cette expression a fait la une d’un des journaux en ligne du Cap-Vert (Liberal online 28 février 2010). Parmi les arguments avancés par le Mouvement pour la régionalisation, figurent le rappel d’un passé historique glorieux ainsi que le marasme postcolonial. D’une certaine façon, la nostalgie du passé s’oppose aux frustrations du présent. Remontant jusqu’au XIXe siècle, la pétition, signée par plusieurs personnalités et adressée aux principaux dirigeants du pays, notamment au président de la République, au président de l’Assemblée nationale et au Premier ministre, rappelle le début du développement de l’île de Porto Grande – désignation de São Vicente à cause de son important port – avec Porto Grande comme moteur de ce développement, en même temps que commençait le processus d’industrialisation (Correia e Silva 2010). De la même manière, la création du lycée à São Vicente à partir de 1917, seul lycée au Cap-Vert jusqu’en 1960, et de l’École technique et commerciale de Mindelo en 1956, aurait fait de São Vicente, disent les pétitionnaires, la ville la plus importante et la plus développée du pays. Ils écrivent5 : L’île de São Vicente a été, dans la passé, le centre économique, politique, culturel et intellectuel du Cap-Vert. Ce fut dans cette île que s’implantèrent, au XIXe siècle, avec le déclenchement de la seconde révolution industrielle, les premières unités industrielles et commerciales de l’archipel et qui ont assuré le dynamisme de la vie économique de l’ex-colonie. São Vicente devenait ainsi le cœur de l’Archipel. Cette dynamique et cette centralité de l’île en seraient venues à être freinées par l’indépendance. Ce qui laisse penser que l’indépendance n’aurait pas bénéficié à São Vicente et qu’au contraire elle aurait été l’annonce d’un processus graduel de régression économique, politique et culturelle : Par un étrange paradoxe, le début de la décadence de São Vicente coïncide avec la naissance du Cap-Vert comme pays indépendant ; les attentes légitimes étaient autres, 5 http://www.petitiononline.com/mmscent/petition.html [visité en mars 2014]. 407 CLÁUDIO ALVES FURTADO conformément aux valeurs de liberté et de désir de progrès toujours défendues par sa population. Le modèle de développement mis en œuvre par la Première république du Cap-Vert a consisté à concentrer tous les pouvoirs et ressources au niveau de la capitale. Cette option a eu des conséquences très graves pour São Vicente, en particulier, et pour le CapVert, en général. L’île en est venue à une situation de pénible recul et d’une absence presque de pertinence politique. Tous les gouvernements successifs ont poursuivi la même tendance asphyxiante qui s’est accentuée ces dernières années Ce sentiment, exprimé par les animateurs et principaux signataires de la pétition, sera celui du Mouvement pour la régionalisation et l’autonomie de São Vicente, créé en 2012. Le Mouvement pour la régionalisation et l’autonomie de São Vicente Le document qui lance le mouvement et révèle ses objectifs reprend pratiquement mot pour mot ce qu’avaient écrit les auteurs de la pétition en ligne. Une petite nuance est introduite pour montrer que les victimes du modèle politique et de développement en cours ayant mené à l’hypertrophie de la ville de Praia seraient toutes les îles et villes du pays, y compris la ville de Praia elle-même. C’est là, on le voit nettement, une manière de rendre national un mouvement clairement régional voire régionaliste. Dans le préambule de leur document, on lit : Les modèles de développement mis en œuvre depuis la Première république, consistant à concentrer tous les pouvoirs dans la capitale et à reléguer les autres régions du territoire national à un statut de régions périphériques, ont violé l’organisation naturelle et rationnelle de l’espace national. Par ailleurs, ces modèles ont exacerbé des divisions nationales et des rivalités régionales. En même temps, ils ont aggravé des situations d’injustice dans la répartition des moyens et ressources disponibles. Ce modèle a mené à des atrophies et à des dysfonctionnements dans le développement du pays, provoquant le retard des autres îles. São Vicente est une victime évidente des options centralisatrices du pays et a perdu l’essentiel de sa pertinence politique. L’île a 408 Les mouvements sociaux au Cap-Vert souffert, depuis l’indépendance, une situation de stagnation socio-économique et une réelle crise dévaste les trois secteurs fondamentaux : économique, social et culturel. 6 Si le Mouvement propose un modèle de régionalisation divisant le pays en quatre (1. São Vicente, Santo Antão et São Nicolau ; 2. Sal et Boa Vista ; 3. Santiago et Maio ; 4. Fogo et Brava), cela ne constitue pas pour autant son objectif principal et sa finalité. En effet, et c’est le Mouvement qui l’écrit, son objectif principal est l’autonomie de l’île de São Vicente. Bien que cela n’apparaisse pas explicitement, sa finalité est de donner à l’île la « centralité » qu’elle avait dans la période coloniale et qu’elle a perdue par la suite. Le document souligne que l’île de São Vicente : […] a abrité les meilleures écoles et le premier lycée de la colonie, a été le berceau de la presque totalité de “l’intelligentsia” capverdienne passée et actuelle, ainsi que de la majorité de la classe dirigeante du pays. L’île regroupe les multiples idiosyncrasies du Cap-Vert et constitue le paradigme du syncrétisme national. C’est un exemple de tolérance et d’intégration positive de valeurs universelles. C’est à Mindelo que naquit le premier mouvement culturel qui a mené à l’éveil de la conscience politique de la population de la colonie, et c’est là qu’ont été menées les luttes les plus déterminantes pour l’avenir du Cap-Vert. Nous n’entrerons pas dans la discussion du mérite de cette reconstruction historique et de son éventuelle charge régionaliste voire « raciste ». Il suffira ici de prêter attention à l’impact du Mouvement et de ses idées dans l’espace public capverdien, impact qui en fait un véritable mouvement social. En effet, le Mouvement est parvenu à inscrire le thème de la régionalisation dans le débat public. Il a pu médiatiser son discours. Ce que révèle sa couverture extensive par les principaux journaux (presse et journaux en ligne), les radios et télévisions. De la même manière, et avec une stratégie bien conçue, les dirigeants ont commencé à utiliser la presse et à véhiculer leurs thèses et arguments à travers des articles d’opinion. Ils cherchent ainsi à élargir leur base d’adhérents et à exercer une pression sur les pouvoirs publics afin que ceux-ci se penchent sur leurs revendications. 6 Ibid. 409 CLÁUDIO ALVES FURTADO Parfois, des décisions politiques et gouvernementales sont très vite transformées en leitmotiv pour contester les choix effectués et montrer en quoi ils approfondissent les clivages entre les régions du pays et profitent à la « république de Santiago » au détriment des autres. Jusque-là, les débats montrent, du moins en apparence, un consensus sur la nécessité de la régionalisation. Or, rares sont les personnes ayant mené une réflexion critique sur les propositions avancées. Fabio Veira, dans un article d’opinion publié en ligne par le journal A Semana (27 juillet 2013), bien que ne s’opposant pas au principe de la régionalisation, s’interroge sur la rapidité et les buts essentiellement politiques de ces discours et débats : Dans ce contexte d’incertitudes et d’équivoques, il est important de savoir, avant tout, quelles sont les fins qui justifient l’urgence de cette méso-gouvernance. Régionaliser pour apporter des réponses concrètes et immédiates aux discours “de quartier” véhiculés dernièrement par les médias ? Ou régionaliser dans le but de créer de nouveaux postes de travail aux amis et camarades, modèle bien défendu par un certain parti d’opposition ? Il est évident que si la régionalisation est un moyen pour atteindre ces fins, nous donnerions sans aucun doute un bon exemple d’irresponsabilité politique. En fait, l’analyse du document cadre du Mouvement pour la régionalisation ou des articles et débats ne permet pas d’aller très loin en ce qui concerne les tenants et les aboutissants de la régionalisation. Il n’est pas aisé de savoir s’il s’agit d’une régionalisation administrative (décentralisation et déconcentration des pouvoirs et des ressources dans le cadre d’une réforme administrative ou même une réforme de l’État) qui est proposée ou alors un changement du système d’organisation unitaire de l’État consacré par la Constitution. De même, la question du financement de la régionalisation n’est ni discutée ni soulevée. En tout état de cause, l’action du Mouvement a eu un grand impact auprès du gouvernement qui, selon des informations du ministre de l’Environnement, de l’Habitat et de l’Aménagement du territoire, a fait faire une étude sur le sujet, laquelle pourra alimenter un débat public et aider à la prise de décision. D’ailleurs, bien avant cela, le Premier ministre avait donné un signal en évoquant des préoccupations relatives à la régionalisation. Le gouvernement, selon lui, travaillerait sur la question. Il est intéressant de noter qu’il s’est prononcé favorablement sur 410 Les mouvements sociaux au Cap-Vert la régionalisation lors de la prise de fonction des élus locaux de la mairie et du Conseil municipal de Praia. De la même manière, le président de la République s’est prononcé favorablement sur la régionalisation, s’appropriant ainsi les objectifs du Mouvement : « La régionalisation est la meilleure voie pour le développement du Cap-Vert », a-t-il soutenu. La pression sur le gouvernement et les autres pouvoirs publics (Parlement et présidence de la République) se révèle notamment dans la recherche d’une légitimation extérieure des objectifs visés, renforçant ainsi au plan politique et académique les prémisses du Mouvement. En effet, le recours à des hommes politiques et intellectuels portugais fait partie de cette quête incessante visant à renforcer leur légitimité. Le professeur d’université et ancien ministre des Affaires étrangères du Portugal, Freitas do Amaral, et l’économiste et maire Rui Rio ont été invités à São Vicente dans ce cadre. Ainsi, la mairie de São Vicente, s’appropriant les revendications du Mouvement, a sollicité le maire de Porto (Portugal), Rui Rio, pour animer une conférence sur la régionalisation au Cap-Vert. Il est intéressant de noter ses propos, ainsi que les rapporte le journal A Semana Online (26 février 2013) : Le débat sur la régionalisation au Cap-Vert a plus de sens qu’au Portugal. Il est évident que, comme archipels, les différentes îles sont encore plus éloignées de la capitale que la ville de Porto ne l’est de Lisbonne. Même si le Portugal est continental, moi aussi je proteste contre le centralisme. Je soutiens toujours que la proximité donne plus d’efficacité car si nous sommes loin du problème, nous ne le comprenons même pas. Il faut que celui qui est éloigné ait une très grande capacité intellectuelle pour comprendre ce qui arrive loin de lui. Par conséquent, la proximité est toujours importante si l’on veut que les ressources publiques soient gérées avec plus d’efficacité. L’analyse du Mouvement montre que c’était au départ un mouvement de base régionale qui visait à faire jouer à l’île un plus grand rôle économique, politique et culturel dans le contexte national. Progressivement, à travers une attitude de contestation frontale vis-à-vis du gouvernement, du Parlement et des partis politiques, il est parvenu à élargir sa base sociale à la diaspora capverdienne, à mobiliser les opinions makers et à exercer une influence sur les milieux 411 CLÁUDIO ALVES FURTADO journalistiques. Il fait de son agenda l’agenda national, plaçant d’une certaine manière les partis politiques et les institutions de l’État dos au mur, les amenant à s’aligner sur ses objectifs. Un agenda régionaliste est ainsi érigé en agenda national, et tout positionnement contraire équivaudrait à un antipatriotisme. Les caractéristiques des mouvements sociaux décrites par Frank et Fuentes (1989) et par McSween (2010) sont incarnées par ce mouvement. Il est également intéressant de noter que le Mouvement pour la régionalisation et l’autonomie, en essayant opportunément de se situer hors du cadre des partis politiques, cherche aussi à ouvrir des espaces de participation politique. Au sujet de l’exercice de la citoyenneté, il a formulé des propositions de politiques publiques qui correspondent dans les faits aux intérêts de ses membres et de son espace territorial. Nous sommes donc en présence d’un mouvement social qui résulte d’une double déconnexion qui mène à une faible performance constitutionnelle (résultant d’une déconnexion entre la sphère politique et la sphère sociale) et à une faible performance socio-économique (résultant à son tour de la déconnexion entre la sphère économique et la sphère sociale). L’Association des jeunes cadres du Cap-Vert à São Vicente Parmi les traits socio-économiques marquants du Cap-Vert, nous avons souligné le fait que le chômage, en particulier chez les jeunes, atteint des niveaux très élevés. En effet, en 2012, le taux de chômage au Cap-Vert était de 16,8 pour cent contre 28,9 pour cent sur l’île de São Vicente. Pour les jeunes de São Vicente, on obtient 28,9 pour cent pour les 15 à 19 ans, 33,7 pour cent pour les 20 à 24 ans, et 22,9 pour cent pour les 25 à 29 ans. Même parmi les diplômés, le chômage atteint des niveaux importants, frustrant ainsi les attentes des jeunes et de leurs familles qui ont investi dans la formation professionnelle, la percevant comme un moyen privilégié d’accès au marché du travail et à des revenus. C’est dans ce contexte socio-économique, caractérisé par une faible performance économique, un déficit de canaux de communication avec les décideurs politiques et gouvernementaux (déficit de performance démocratique), qu’un groupe de jeunes de formation universitaire et se trouvant au chômage ou en emploi précaire, décida de s’organiser pour se prononcer sur le fait que les politiques économiques du gouvernement 412 Les mouvements sociaux au Cap-Vert sont peu créatrices d’emplois. Une manifestation publique fut organisée par les jeunes cadres dans la ville de Mindelo. Elle eut le soutien des parents et d’autres citoyens de Mindelo préoccupés par la situation des jeunes. Ce fut en même temps une occasion pour sensibiliser les décideurs politiques et exercer une pression sur eux afin que des politiques énergiques d’emploi puissent être mises en œuvre. La mobilisation se fit à travers les réseaux sociaux. Progressivement, le mouvement finit par avoir un espace dans la presse, donnant ainsi plus d’ampleur à ses actions. Le 7 mai 2013, A Semana Online publie un reportage sur les activités de l’association et souligne que ses membres se définissent comme […] un groupe de citoyens actifs ayant une cause commune : augmenter le nombre de jeunes ayant un emploi. Nous voulons mettre nos qualifications au service de notre cause et agir directement pour que les jeunes aient accès à des entretiens d’embauche. Nous voulons également créer un bureau d’appui et d’orientation. Un document-manifeste est élaboré et remis au gouvernement (Premier ministre et ministre de la Jeunesse et de l’Emploi) et aux partis politiques représentés au Parlement. Formellement, comme souligné dans un document issu de la première rencontre des jeunes cadres de São Vicente, l’Association est créée en novembre 2012 et compte aujourd’hui près de 2308 membres. Elle définit ainsi son objectif : « Partager des informations utiles sur l’accès au marché du travail au Cap-Vert et hors du pays. Sensibiliser les institutions publiques et privées sur la promotion de stages et d’emplois pour les jeunes Capverdiens ». Elle affirme son caractère non-partisan et son ouverture à tous les jeunes cadres sur le territoire national et dans la diaspora « qui veulent participer et apporter leur contribution de façon positive et constructive ». Il est intéressant d’observer que l’Association des jeunes cadres du Cap-Vert à São Vicente, conformément à son nom, est située au niveau régional. Toutefois, elle se cherche une légitimation nationale. On note ici une nette proximité politique avec le Mouvement pour la régionalisation en ce qui concerne la contestation des options stratégiques nationales poursuivies par le gouvernement. La dimension nationale (Cap-Vert) apparaît précisément pour concentrer et axer son action au niveau régional (São Vicente). 413 CLÁUDIO ALVES FURTADO La proximité de l’Association des jeunes Cadres avec le Mouvement pour la régionalisation se révèle également dans les arguments apportés pour justifier la création du mouvement et le bien-fondé de ses objectifs. En effet, le fait que les politiques économiques et les investissements soient centralisés à Santiago, la forte concentration et la centralisation des pouvoirs, des compétences et des ressources auraient, d’une part, approfondi les asymétries régionales et, d’autre part, aggravé le chômage, en particulier chez les jeunes. Il faut donc, selon l’Association des jeunes cadres, une rectification des politiques de l’emploi, condition sine qua non pour faire face à la crise économique et celle de l’emploi. La synthèse des principales conclusions de la première rencontre des jeunes cadres, tenue en novembre 2012, aborde clairement la dégradation des conditions de travail à São Vicente, en particulier pour ce qui est de l’accès à l’emploi. Actuellement, l’île de São Vicente est considérée comme celle ayant le plus grand taux de chômage, avec une moyenne supérieure à la nationale. Selon l’Institut national de statistiques, le taux dans l’île est de près de 18,3 % contre 12,2 % au niveau national. Dans ce sillage, et se différenciant du Mouvement pour la régionalisation, les jeunes cadres ont recensé les facteurs qui, au-delà des politiques de l’emploi, tendent à rendre difficile l’accès au marché du travail pour les jeunes. En fait, à leurs yeux, la corruption et le népotisme dans le processus de recrutement des agents publics ainsi que la politique ou l’absence de politique migratoire auraient créé des obstacles énormes vis-à-vis des jeunes, à ceux en particulier qui se trouvent loin des centres de décision politique. La référence à l’immigration est intéressante en cela qu’elle rend les communautés immigrées responsables de la situation de chômage alors que, dans les faits, les immigrés sont dans des secteurs économiques où les cadres locaux n’acceptent généralement pas de travailler. Quoi qu’il en soit, on peut trouver ci-dessous les principaux problèmes soulevés en vrac dans le document des jeunes cadres : • centralisation du pouvoir dans l’île de Santiago ; • importation de main-d’œuvre au lieu de donner la priorité aux cadres nationaux ; • nombre insuffisant d’offres de stages ; 414 Les mouvements sociaux au Cap-Vert • • • • • manque de transparence des appels d’offre ; manque de ressources humaines qualifiées dans les organisations ; précarité de l’emploi ; difficulté d’accès au crédit pour les jeunes entrepreneurs ; difficulté d’accès aux informations pour les appels internationaux à candidatures ; • faible visibilité de la situation des jeunes cadres ; • dévalorisation du capital intellectuel du jeune cadre ; • écart entre l’offre de formation et les besoins du marché du travail ; • niveau d’expérience exigé dans les offres d’emploi ; • stagiaires et prestations de services ; • ouverture de cours de formation aux débouchés saturés (par exemple, éducation, psychologie) ; • cumul des postes ; • affectation de postes ne passant pas par des processus de recrutement et de sélection ; • affectations de postes basées sur le trafic d’influence ; • mépris du mérite dans les processus de recrutement et de sélection ; • peu d’ouverture et de coordination des structures d’emploi ; • beaucoup de jeunes ne parviennent pas à fonder une famille, à la nourrir, faute de sources de revenus ; ils sont obligés de dépendre de parents et d’amis. L’Association des jeunes cadres est parvenue dans une certaine mesure à inscrire ses revendications dans l’agenda public national. Des débats dans la presse, au Parlement et des positions de dirigeants des partis et du gouvernement montrent la pertinence et l’impact de l’action de ces jeunes. En outre, le dynamisme et la capacité en matière d’organisation et d’utilisation des réseaux sociaux et des nouvelles technologies de communication ont donné à leurs activités une ampleur et une résonance dans la sphère publique, influençant ainsi l’action politique. Ainsi que cela a été mentionné plus haut, l’Association des jeunes cadres apparaît dans un contexte de recherche de nouveaux espaces de participation citoyenne, une recherche incessante de capacité d’influence sur les politiques publiques qui affectent leurs projets de vie. L’Association est également le résultat d’un échec relatif des institutions 415 CLÁUDIO ALVES FURTADO politiques lorsqu’il s’agit de répondre aux demandes de la société en général, et des jeunes en particulier. D’une certaine manière, on peut dire que ce mouvement social joue un rôle d’autant plus important qu’il s’agit pour lui de casser l’inertie de la sphère publique. Il se constitue en rassembleur de volontés autonomes et en agent d’émancipation des jeunes par rapport à l’establishment. Son action revivifie l’expérience démocratique. Ceci étant dit, la question se pose de savoir si ce mouvement, qui ne vise explicitement ni l’exercice du pouvoir ni la formation d’un nouveau projet de société, sera capable, de façon structurante, de provoquer en relation avec la société civile des transformations significatives sur le terrain politique capverdien. Les espaces effectifs permettant une maturation et une consolidation de cette organisation sont relativement étroits. Dans une société fortement partisane, les espaces de participation politique sont rares, non du fait de l’inexistence de conditions objectives qui le permettent ou du manque de volonté des citoyens, mais plutôt parce que, par action ou par omission, les acteurs politiques tentent de coopter ceux qui cherchent à s’affirmer en tant que sujets autonomes dans un dialogue critique et réflexif. Conclusion Le Cap-Vert a connu dans les années 1990 une transition démocratique tranquille, avec une alternance et une stabilité politiques. Dans les années 2000, une nouvelle alternance advint sans ruptures majeures. Du point de vue socio-économique, malgré l’impact de la crise économique et financière de 2008-2009 et la diminution subséquente des flux d’aide au développement et de l’investissement direct étranger, les indicateurs sociaux, dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la sécurité sociale, ont continué à s’améliorer. La croissance économique, bien que continuant à être positive, a connu des ralentissements significatifs. Pour ce qui est de l’emploi, les statistiques montrent que les taux de chômage restent élevés, de l’ordre de deux chiffres, et tendent à augmenter ces deux dernières années, avec une incidence spéciale chez les jeunes, même chez ceux ayant une formation technique et professionnelle. La privatisation de l’économie dans les années 1990 et le retrait subséquent de l’État ont enlevé à ce dernier certains mécanismes de mise en œuvre de politiques publiques dont il disposait auparavant. Ainsi, 416 Les mouvements sociaux au Cap-Vert progressivement, la capacité d’offre de services sociaux par les institutions publiques a-t-elle baissé et provoqué une dynamique d’autoorganisation au niveau de la société qui vise à répondre aux demandes non-satisfaites. Dans ce cadre, on assiste à la naissance d’ONG, d’associations et d’organisations communautaires de base sur pratiquement tout le pays, qui luttent pour l’accès des communautés aux biens et services sociaux. Certaines parmi elles fonctionnent vis-à-vis des institutions publiques comme des interlocuteurs privilégiés et comme des groupes de pression. Elles cherchent à influencer les décisions politiques et l’allocation des ressources et des investissements publics. La forte division du champ politique, avec un système bipartite de fait, a réduit les espaces de participation politique, d’une part, et a constitué, d’autre part, une forme de pression et de coercition sur ceux qui assument des postures politiques citoyennes, c’est-à-dire des postures qui se situent en dehors des cadres partisans et de la société politique. De notre point de vue, la forte dépendance directe ou indirecte des citoyens, des organisations de la société civile et des entreprises vis-à-vis des ressources publiques a ralenti, ces dernières années, la dynamique d’émergence de mouvements sociaux autonomes et effectivement émancipateurs et contre-hégémoniques. Notre analyse a permis de constater, au cours des deux dernières années, l’émergence de deux mouvements sociaux qui, par leur agenda revendicatif, se sont opposés nettement aux options politiques du gouvernement et des acteurs politiques conventionnels, aux niveaux national, régional et local. Ces deux mouvements ont pu, par l’écho suscité dans la presse et auprès des agents publics, inscrire leurs préoccupations sur l’agenda public. Ils restent actifs et vigilants, et évitent leur cooptation et la dilution de leurs revendications. Toutefois, notre analyse ne permet pas de déterminer si les deux mouvements sociaux ont pu se consolider, ni si leurs objectifs ont été atteints. Il nous semble que le consensus relatif noté autour des objectifs de ces deux mouvements peut renfermer, en l’absence d’une vigilance et d’une pression permanentes, un risque potentiel de léthargie. Malgré cette possibilité, il est indéniable que ces deux mouvements ont ouvert le débat non seulement au sujet du chômage et de la régionalisation, mais surtout celui sur la nécessité d’ouvrir des espaces de participation des citoyens qui se situent hors des espaces conventionnels de participation politique. Ils montrent, par-là, qu’il existe un certain marasme dans le processus de consolidation effective de la démocratie. 417 CLÁUDIO ALVES FURTADO Ils révèlent une incapacité de l’État à répondre aux demandes des citoyens et à rendre effectifs les principes stipulés dans la Constitution, notamment les droits politiques, sociaux et économiques des citoyens. Références Anjos, J.C. (2009), “Sobre o escândalo político em Cabo Verde”, in Lusotopie XVI (1): 25-43. 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