PAC Mouvements sociaux_NSS 19_ mai

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PAC Mouvements sociaux_NSS 19_ mai
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
LES MOUVEMENTS SOCIAUX AU CAP-VERT :
PROCESSUS, DYNAMIQUES ET VICISSITUDES
Cláudio Alves Furtado
Dans le contexte d’un système politique bipartite qui n’octroie que
très peu de place aux visions politiques alternatives, deux mouvements
sociaux sont récemment apparus au Cap-Vert, qui soulèvent la question
du chômage massif des jeunes et la question de la régionalisation. En
l’absence de mouvements sociaux contre-hégémoniques, leur présence
dans l’espace public est illustrative de l’existence d’un certain marasme
dans le processus de consolidation effective de la démocratie.
Introduction
Les dynamiques sociopolitiques observées en Afrique, au début des
années 1990, ont eu un impact fort et indélébile sur les systèmes
politiques. Elles ont institué de nouveaux rapports entre l’État, les partis
politiques et les citoyens. Ces changements politiques qui ont traversé le
continent africain sont en grande partie le résultat de mouvements
sociaux urbains et ruraux qui ont permis l’émergence d’un processus de
restructuration d’une sphère publique progressivement autonome et
active.
Il est cependant vrai que la force unificatrice et centripète des
structures du pouvoir public, notamment par des mécanismes de
cooptation d’acteurs individuels, de mouvements et d’organisations
sociales, a fini, dans plusieurs contextes, par éclipser la dimension
émancipatrice de beaucoup de mouvements sociaux.
Plus récemment, le caractère clos des systèmes politiques existants et
la progressive contraction d’espaces de participation et de mise en œuvre
des droits sociaux, politiques, économiques et culturels ont permis la
(ré)émergence de mouvements sociaux sur presque tout le continent
africain, avec divers degrés de visibilité. Il faut ajouter à cela les difficultés croissantes en matière d’accès aux biens et services de base rencontrées par certains groupes sociaux, les jeunes notamment.
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CLÁUDIO ALVES FURTADO
Dans ce contexte, le « printemps arabe » a suscité d’importants
changements politiques au Maroc, en Tunisie, en Libye et en Égypte
(épargnant l’Algérie jusque-là), lesquels ont été analysés et mis en
évidence par les médias. Il constitue un indicateur de la résurgence de
mouvements sociaux, urbains pour la plupart, qui profitent des possibilités créatrices des nouvelles technologies de l’information et de la
communication (Brandes et Engels 2011). Les réseaux sociaux et l’usage
de l’Internet se sont révélés d’importants moyens de mobilisation sociale,
d’agencement et de planification des revendications.
En Afrique au sud du Sahara, on a noté, avec différents niveaux de
dynamisme, une résurgence des mouvements sociaux1. Une cristallisation des espaces de participation et de décision politique, c’est-à-dire une
limitation des possibilités pour les citoyens et les organisations de la
société civile de participer politiquement et d’influencer les processus
décisionnels, n’est pas étrangère à cet éveil. Il faut y ajouter la faiblesse
réelle et/ou perçue de l’État lorsqu’il s’agit de répondre aux demandes
sociales, notamment en termes d’accès à l’emploi, à des revenus et aux
services sociaux de base. Sans mentionner la montée du sentiment
d’indignation et de révolte des citoyens face à l’augmentation des cas de
corruption et de mauvaise gestion des biens publics ; phénomène que
l’existence d’une presse relativement libre et plurielle tend à reprendre et
à amplifier.
Au Cap-Vert, rares sont les études ayant porté lors de ces dernières
décennies sur les mouvements sociaux. On a plutôt privilégié des études
qui, eu égard à la vague néolibérale ayant déferlé sur les États africains et
partout ailleurs dans le monde, insistent sur l’émergence des ONG, des
mouvements associatifs et communautaires cherchant à répondre à des
problèmes jusqu’alors assumés par les institutions publiques (Furtado
2002; Fonseca 2007; De Pina 2008 ; Jesus 2012). Toutefois, des débats,
1
Le mouvement des femmes de Rufisque (Sénégal) qui ont lutté pour l’accès à la
terre (Hainard 2009), la lutte des jeunes citadins contre le projet de réforme
constitutionnelle qui aurait permis une altération des règles électorales et un
nouveau mandat du président Abdoulaye Wade (Dalberto 2011; Diop 2013), ainsi
que le poids affiché par les jeunes Burkinabè dans la contestation de l’ordre
politique en vigueur et la lutte pour sa transformation (De Bonneval 2011)
constituent quelques exemples des nombreuses et constantes irruptions dans les
sphères publiques africaines d’acteurs et d’organisations contestant le pouvoir
politique et/ou militant pour une plus grande autonomie et une possibilité
d’intervention dans les processus de décision (Mamdani et Wamba-dia-Wamba
1995).
384
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
avec divers degrés de profondeur et d'impact, ont eu lieu dans le pays et
ont gagné en écho, en particulier dans la presse écrite. Des débats ont
ainsi été menés autour de l'importance des anciens mouvements sociaux
(syndicats, associations professionnelles, mouvements paysans, etc.) et
de l'émergence d'associations et de groupes sociaux revendiquant un
nouvel agenda public de développement.
À l’instar de ce qui est arrivé dans d’autres pays africains, notamment
en Afrique de l’Ouest, l’émergence des mouvements sociaux s’est fait
sentir de manière particulière au Cap-Vert au cours des années 1990,
dans un contexte de démocratisation et de restructuration du système
politique. Par la suite, à un moment où les institutions publiques ne
parviennent pas à répondre de façon efficiente et effective aux demandes
sociales croissantes, particulièrement celles des jeunes et des résidents
des centres urbains, les mouvements sociaux ont à nouveau manifesté
leur présence.
Jusque-là, les analyses existantes ont plutôt porté sur les organisations
de la société civile, leur émergence et leur structuration, les activités
qu’elles mènent, leur (non) autonomie vis-à-vis de l’État et des organisations transnationales (les ONG internationales notamment). Rares sont
celles qui traitent à proprement parler de la dimension contestataire et,
éventuellement, émancipatrice et contre-hégémonique de ces mouvements. La plupart d’entre elles insistent moins sur leur durabilité que sur
l’acuité de leurs revendications, leur capacité de mobilisation et d’influence sur la sphère publique. Pour le cas capverdien, l’approche promue
par McSween nous semble toutefois plus heuristique et plus significative:
Une focale d’analyse [angle d’analyse] prenant des épisodes
contestataires comme point d’entrée porte en effet le regard du
chercheur moins sur les déterminants structurels de l’émergence de mouvements organisés donnés que sur la dynamique
des conflits sociaux dans ces épisodes. Une telle focale d’analyse a donc pour conséquence de (re)mettre les acteurs sociaux,
leurs interactions et leurs interrelations au cœur de l’analyse.
Déplacer la focale d’analyse des organisations aux épisodes
contestataires permet aussi de sortir des impasses des théories
de la société civile, en faisant de la société civile africaine une
question empirique et non une question théorique. (McSween
2010: 14)
En ce sens, nous chercherons à élucider les raisons fondamentales qui
expliquent la résurgence des mouvements sociaux en Afrique de l’Ouest
385
CLÁUDIO ALVES FURTADO
en général et au Cap-Vert en particulier. Nous chercherons également à
étudier l’étendue de leur impact quand bien même ils seraient quantitativement peu significatifs. Ce type de démarche implique d’étudier les
connexions entre les crises économiques et celles de la représentation
politique, les multiples déconnexions entre les sphères politique et
sociale, privant les citoyens, individuellement et collectivement, de
l’accès aux ressources matérielles et symboliques et de moyens
d’influencer l’agenda public.
Cette réflexion cible prioritairement les dynamiques menant aux
processus d’émergence des mouvements sociaux dans la période 20102013, l’objectif étant de comprendre (i) leur rationalité ; (ii) les formes
organisationnelles qu’elles revêtent ; (iii) leur impact et (iv) leur capacité
à répondre aux limites de la démocratie représentative.
Dans ce qui suit, nous allons porter notre réflexion sur deux mouvements sociaux qui, et ce n’est pas un simple hasard, ont leur origine et
leur base de soutien la plus significative à Mindelo, le deuxième centre
urbain le plus important du pays. Au cours du dernier siècle de la période
coloniale, cette ville a eu une grande centralité économique et culturelle,
grâce notamment au rôle joué par Porto Grande de São Vicente (Correia
e Silva 2010). Le premier lycée au Cap-Vert a été mis sur pied à
Mindelo. Il demeura l’unique lycée du pays jusqu’en 1960. Entre-temps,
au milieu des années 1950, Mindelo abrita l’École technique et
commerciale, la seule du genre jusqu’à l’indépendance du Cap-Vert en
1975.
En effet, bien que Praia, la capitale du pays, ait été et continue d’être
le siège politique, les élites, en particulier l’élite administrative, étaient en
majorité originaires de Mindelo et des îles voisines du Nord. Pendant la
période coloniale et au cours des premières années de l’indépendance,
Mindelo et les îles voisines du Nord dominaient les structures administratives et politiques et, dans une moindre mesure, le pouvoir économique. Leurs élites revendiquaient également une certaine hégémonie
intellectuelle, cherchant ainsi à s’ériger en intelligentsia du pays.
L’indépendance est venue, de façon progressive, faire baisser le poids
et la centralité relative tant de l’île de São Vicente et de la ville de
Mindelo, son siège administratif, que de son leadership au détriment
notamment de l’île de Santiago et de la ville de Praia. Ce qui a accru les
clivages politiques, remettant en question les mécanismes de représentation politique et l’allocation des investissements publics et d’autres
biens de nature symbolique.
386
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
La résurgence des mouvements sociaux capverdiens a été rendue
possible par les tensions sociales, politiques et économiques vécues au
cours des dernières années par suite de la crise de l’emploi, surtout chez
les jeunes diplômés, de la diminution du pouvoir d’achat des classes
moyennes qui ont changé leurs modes de consommation. Il faut ajouter à
cela une forte dépendance des citoyens par rapport à l’État, dépendance
directe à travers les emplois publics, et indirecte par des mécanismes de
financement, de transfert et de distribution de ressources et autres biens,
dans une société où l’État continue d’être largement hégémonique.
Il importe de souligner que, par-delà les organisations et associations
communautaires de base et les organisations non gouvernementales qui
ont connu une croissance importante dans les années 1990 et au cours de
la dernière décennie, des mouvements sociaux ont émergé, avec divers
degrés d’organisation, de longévité et d’impact. Ces mouvements se
caractérisent par un agenda essentiellement politique, cherchant à influer
sur l’agenda public, même si – et c’est dit sans aucun jugement de valeur
– ils défendent des intérêts particuliers.
Cette prolifération de mouvements sociaux, notamment des ONG, a
été bien caractérisée pour le continent africain. Selon Miles Larmer
(2010: 256) :
Le rôle des mouvements sociaux, dans cette transition ainsi que
dans les démocraties contraintes qui en ont résulté, a nul doute
été ambigu. Le déclin significatif de la capacité de l’État et la
réorientation du financement extérieur vers les ONG ont renforcé certains mouvements sociaux existants avec un ancrage
communautaire important. En même temps, cela a conduit à
une prolifération d’ONG nouvelles, la plupart d’entre elles
devant leur existence au départ à la seule disponibilité du
financement de la part des bailleurs, et qui dès lors étaient plus
comptables vis-à-vis de leurs bailleurs que vis-à-vis de ceux et
celles dont elles sont censées être la voix ou les représentants.
Dans le cas du Cap-Vert, il faut noter l’existence dans les zones
rurales comme dans les centres urbains de groupes et d’associations
dynamiques qui cherchent, avec divers degrés d’autonomie, à faire face
aux demandes sociales des populations et qui contestent des mesures – ou
l’absence de mesures – politiques. Dans le cadre de cette présente étude,
nous limiterons notre attention à deux mouvements sociaux dont
l’analyse s’avère féconde.
387
CLÁUDIO ALVES FURTADO
Le premier est un groupe de jeunes cadres, avec une formation
universitaire, en chômage ou dans des emplois ne correspondant pas à
leurs attentes, aspirations et projets de vie. La mobilisation sociale et
politique, assumée de façon autonome ou en articulation avec d’autres
mouvements sociaux, a été nourrie par la désillusion face aux pouvoirs
publics. Ces derniers ont encouragé l’élaboration de projets de vie basés
sur des modes de vie et de consommation exigeant d’importantes
ressources financières. Ces projets soit ne se sont pas concrétisés soit se
sont effondrés. Pour les jeunes, c’est là le résultat de l’absence de
politiques publiques efficaces à leur égard.
Le second mouvement, dénommé Mouvement pour la régionalisation
au Cap-Vert et l’autonomie de São Vicente vise, comme affirmé dans son
manifeste, un objectif minimal de régionalisation du Cap-Vert et un
objectif maximal qui serait l’autonomie de São Vicente. Comme nous
pourrons le voir, l’argument central de ce mouvement est que l’indépendance du Cap-Vert et la centralisation du pouvoir politique dans l’île de
Santiago ont signifié le recul économique et social de São Vicente et la
perte de son rôle politique. Dans ce sens, l’indépendance aurait été un
mal pour le Cap-Vert, comme l’atteste l’extrait du manifeste, « Por um
São Vicente Melhor » (« Pour un São Vicente meilleur ».)2
D’un point de vue méthodologique, nous voulons mettre en évidence,
à partir de l’analyse des cas susmentionnés, le contexte et le processus de
leur émergence, leur base sociale d’appui et leurs objectifs. Nous
souhaitons également étudier l’impact de leurs actions en termes de
mobilisation sociale et leur influence sur les processus de décision
publique ou, du moins, sur les agendas de discussion des plates-formes
publiques. Ce faisant, il s’agira d’appréhender le niveau d’autonomie, le
processus de maturation politique ainsi que la gouvernance des
mouvements sociaux. En marge de leurs caractéristiques organisationnelles, nous essaierons d’apprécier leur degré de radicalité. En effet,
comme le notent André Gunder Frank et Marta Fuentes (1989), en se
référant aux mouvements sociaux, « ce qui nous mobilise, c’est cette
privation/oppression/injustice par rapport à “nous”, quelle que soit la
forme sous laquelle nous “nous” définissons ou nous “nous” percevons ».
2
http://www.petitiononline.com/mmscent/petition.html [visité en mars 2014].
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Les mouvements sociaux au Cap-Vert
Contexte sociopolitique et économique
Évolution récente de la situation socio-économique
Le Cap-Vert est le seul État insulaire des pays membres de la
Communauté économique des États l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). En
effet, c’est un petit archipel d’une superficie terrestre de 4033 km2, avec
une étendue territoriale maritime et une zone économique exclusive de
734 265 km2. Sa condition sahélienne l’amène à se débattre périodiquement avec des sécheresses et la désertification. Son agriculture, qui
continue d’être la branche employant le plus de main-d’œuvre, reste ainsi
soumise aux aléas climatiques. Si bien que le problème environnemental,
conséquence de sa fragilité écologique, et la sécurité alimentaire constituent les grands défis de ce pays.
Compte tenu de sa fragilité environnementale et de sa relative pauvreté en termes de ressources naturelles, la croissance économique du
Cap-Vert au cours des dernières décennies a été tirée par les services, les
transferts importants des expatriés, les investissements publics et privés,
et l’aide publique au développement.
Pendant la majeure partie des années 1990 et 2000, le Cap-Vert a
connu une croissance économique relativement stable. Entre 2001 et
2006, le taux moyen de croissance de l’économie a été de 5,6 pour cent,
avec un taux d’inflation bas, une stabilité du taux de change et une
réduction notable de la dette publique. Les déséquilibres macroéconomiques enregistrés en 2000 ont pu être progressivement corrigés durant
cette période.
La crise financière de 2008 qui s’en est suivie a eu un certain impact
sur l’économie capverdienne, avec notamment une baisse significative
des investissements directs étrangers. Après avoir atteint 5,9 pour cent en
2008, le taux de croissance du PIB est tombé à 3,9 pour cent en 2009. Il y
a eu un redressement en 2011 (5 pour cent). Pour 2013 et 2014, les
estimations du taux de croissance s’établissent respectivement à 4,8 pour
cent et 5 pour cent (voir tableau 1).
Bien que les transferts des expatriés – une source importante de
financement de l’économie capverdienne – soient restés relativement
constants, avec une augmentation de 1,7 pour cent en 2009, l’investissement direct étranger, en particulier dans le secteur du tourisme, de
l’immobilier touristique et de la construction, a baissé de manière
significative.
389
CLÁUDIO ALVES FURTADO
Tableau 1 : Indicateurs macroéconomiques
2011
2012
2013
2014
Croissance du PIB réel (%)
5
4
4,8
5
Croissance PIB réel par
habitant (%)
4
3
3,8
4
4,5
2,5
2,4
2,5
Solde budgétaire (% PIB)
-7,5
-7,3
-8,9
-8,9
Balance courante (% PIB)
-16,4
-14,1
-15
-16,4
Inflation - IPC (%)
Source: Perspectives économiques en Afrique ; IPC = Indice des prix à la
consommation ; 2012 : estimations ; 2013 et 2014 : prévisions ;
http://www.africaneconomicoutlook.org/fr/pays/afrique-de-louest/cap-vert/
La crise financière de 2008 a toutefois amené le gouvernement à
lancer un programme d’investissements publics, ce qui a accru la dette
publique et le déficit budgétaire. Ce dernier a augmenté de 1,1 pour cent
du PIB en 2008 à 6 pour cent en 2009. Selon les estimations, il devrait
continuer de se détériorer (voir tableau 1). La totalité du déficit
budgétaire a été financée par des emprunts extérieurs, à un moment où
l’investissement direct étranger a connu un recul et où l’aide publique au
développement tendra, de façon prévisible, à diminuer.
La Banque du Cap-Vert (2012), dans un rapport récent, prévoit une
réduction des recettes fiscales et une augmentation concomitante du
déficit budgétaire, dans un contexte d’accroissement des dépenses
d’investissement. Allant dans le même sens, la Banque mondiale (2013)
note que :
Le Cap-Vert est confronté actuellement à un scénario
macroéconomique difficile, avec des déficits budgétaires et
extérieurs élevés, un ralentissement de la croissance et des
conditions externes adverses, reflet de la crise économique en
Europe. Le déficit budgétaire est élevé, près de 10 pour cent du
produit intérieur brut (PIB), la dette a notablement augmenté,
390
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
de 86 pour cent du PIB en 2011 à 97 pour cent et les réserves
internationales sont limitées – couvrant juste 3,4 mois
d’importations.
Par ailleurs, selon la Banque du Cap-Vert (2012), qui s’appuie sur les
conclusions du Fonds monétaire international (2013), le risque lié à la
soutenabilité de la dette du pays a augmenté. Elle ajoute cependant que le
service de la dette reste soutenable, étant donné que les emprunts sont
concessionnels pour la majeure partie. Le resserrement budgétaire est de
fait considéré comme un besoin croissant.
Dans ce sillage, il semble que la mise en œuvre de politiques économiques restaurant la confiance des investisseurs privés s’impose. C’est
une condition pour la reprise des investissements privés, la croissance
économique et l’emploi. Compte tenu toutefois de la forte dépendance de
l’économie capverdienne vis-à-vis des économies des pays d’Europe et
d’Amérique du Nord, il est probable qu’une reprise effective et soutenue
n’aura lieu que lorsque ces économies connaîtront une conjoncture plus
favorable. Une intégration économique africaine effective est également
indispensable à l’économie capverdienne.
Sur le long terme, la performance notée dans le domaine économique
et social, notamment dans les domaines de l’éducation et de la santé, a
beaucoup contribué au reclassement du Cap-Vert de la catégorie des Pays
moins avancés à celle de pays à revenu intermédiaire. En effet, la croissance économique du pays s’est accompagné d’importants investissements dans le domaine des politiques sociales. Les statistiques sur l’éducation montrent que des progrès significatifs ont été enregistrés. D’après
l’UNESCO (sd), le Cap-Vert se situe à la cinquième place parmi vingthuit pays d’Afrique subsaharienne en ce qui concerne l’Indice éducation
pour tous. Au niveau de l’éducation primaire universelle, 97 pour cent
des enfants ont pu la terminer. En outre, tant au niveau primaire qu’au
niveau secondaire, la participation et la réussite scolaires des filles sont
plus importantes que celles des garçons. C’est pourquoi d’ailleurs le
gouvernement qui s’est montré fort préoccupé à propos du taux d’abandon et d’échec des garçons a pris des mesures visant à corriger cette
situation.
Selon la même source, le taux d’alphabétisation des quinze ans et plus
était de 72,3 pour cent en 2012. Au niveau du premier cycle de
l’enseignement secondaire, dont la durée est de quatre ans, le taux de
scolarisation était de 81 pour cent. Pour le second cycle, dont la durée est
de deux ans, il s’établissait à 52 pour cent.
391
CLÁUDIO ALVES FURTADO
Dans le domaine de la santé, les avancées sont tout aussi importantes.
D’après les données du ministère de la Santé (2012), le taux brut de
mortalité (mortalité générale) se situait en 2011 à 5,1 pour mille, le taux
de mortalité infantile à 23 pour mille et, pour les moins de cinq ans, à
26,2 pour mille.
Il faut signaler que dans le domaine de l’éducation et celui de la santé,
le Cap-Vert a déjà atteint les indicateurs retenus dans le cadre des OMD
(Objectifs du millénaire pour le développement). D’ailleurs, selon les
rapports sur le développement humain du PNUD (Programme des
Nations unies pour le développement), la situation du Cap-Vert évolue
plutôt favorablement. Pour les trois dernières années, l’IDH (Indice de
développement humain) s’y établit respectivement à 0,581, 0,584 et
0,586 (PNUD 2013). Ce qui le place dans le groupe des pays avec un
niveau de développement humain moyen.
Cela dit, les défis restent importants dans des domaines tels que le
pouvoir d’achat des ménages, la qualité de l’éducation et des services de
santé. Le pouvoir d’achat reste étroitement lié à l’accès à l’emploi, lequel
demeure problématique surtout pour les jeunes et la population moins
qualifiée.
Une analyse rapide des statistiques concernant l’emploi permet de voir
en ce qui concerne le taux d’activité des jeunes (15-24 ans) qu’il atteint
48,5 pour cent pour les garçons et 38,7 pour cent pour les jeunes filles,
soit un écart de l’ordre de dix points (voir tableau 2). Tous âges
confondus, le taux d’activité pour les hommes se situe à 57,1 pour cent
pour les hommes et à 47,3 pour cent pour les femmes, une différence là
également de dix points (INE 2013: 16-17).
392
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
Tableau 2 : Taux d’activité (%) par municipalité, groupe d’âge
et par sexe en 2012
Municipalité
Ribeira Grande
Paúl
Porto Novo
São Vicente
Ribeira Brava
Tarr. S. Nicolau
Sal
Boavista
Maio
Tarrafal
Santa Catarina
Santa Cruz
Praia
S. Domingos
S. Miguel
S. S. do Mundo
S. L. dos Órgãos
R. Gr. de
Santiago
Mosteiros
S. Filipe
S. Catarina do
Fogo
Brava
Cabo Verde
Grands groupes d’âges
15 - 24 ans par sexe
15 -24
28,3
42,2
35,5
47,8
37,0
50,3
59,6
51,7
34,1
44,6
48,6
51,0
40,4
29,6
54,2
54,5
31,8
30,5
15-34
46,2
58,5
54,2
64,0
49,0
65,6
78,1
74,1
48,2
59,1
62,9
59,7
60,0
46,8
63,7
64,0
46,5
47,2
35-64
50,9
66,3
68,8
82,2
65,3
72,4
84,2
84,3
67,7
85,7
75,9
86,3
77,3
71,3
82,1
84,6
77,4
68,5
65 et +
7,4
14,7
4,8
6,8
5,7
22,7
13,1
8,4
11,6
26,8
25,9
40,4
14,3
11,5
37,1
37,1
23,3
17,9
Masculin
32,9
51,9
44,4
51,8
38,5
54,7
57,8
49,2
45,7
51,4
55,5
62,9
39,8
36,2
65,8
67,9
40,0
43,7
Féminin
22,2
29,2
25,8
44,2
35,3
45,1
61,6
54,4
9,8
37,9
41,4
37,4
41,1
21,7
42,3
39
22,9
17,2
30,1
47,1
37,7
42,5
60,3
46,3
61,1
80,2
57,7
10,7
30,1
9,1
48,3
53,0
50,2
9,2
41,5
19,9
23,4
43,7
45,9
60,3
59,2
76,8
5,0
16,6
27,7
48,5
19
38,7
Source: Institut National de statistiques, enquête multi-objectif continu.
Statistiques de l’emploi et du marché de travail, avril 2013, p. 14.
En ce qui concerne le chômage des jeunes, il se situe d’ordinaire à des
niveaux très élevés, une tendance confirmée ces cinq dernières années
par les enquêtes semestrielles sur l’emploi menées conjointement par
l’Institut de l’emploi et de la formation professionnelle et par l’Institut
national de statistiques (INE). En 2012, alors que le taux de chômage au
niveau national s’établit à 16,8 pour cent - soit 17,2 pour cent pour les
393
CLÁUDIO ALVES FURTADO
hommes et 16,4 pour cent pour les femmes (cf. tableau 3), il est encore
plus important chez les jeunes. Pour les 20–24 ans, le taux de chômage
atteint 33,7 pour cent, soit 15,9 points de plus que la moyenne nationale.
Pour la tranche d’âge 25-29 ans, le taux de chômage se situe à 22,9 pour
cent (INE 2013: 35).
Tableau 3 : Taux de chômage par sexe en 2012 (%)
Municipalité
Ribeira Grande
Paúl
Porto Novo
S. Vicente
Ribeira Brava
Tarr. S. Nicolau
Sal
Boavista
Maio
Tarrafal
Santa Catarina
Santa Cruz
Praia
S. Domingos
S. Miguel
S. S. do Mundo
S. L. dos Órgãos
R. Gr. de Santiago
Mosteiros
S. Filipe
S. Catarina do Fogo
Brava
Cabo Verde
Hommes
22,1
22,4
17,3
27,3
18,3
13,2
16,0
16,3
8,2
9,5
15,5
9,8
18,8
16,4
3,6
4,3
7,3
17,4
0,9
8,1
7,8
16,1
17,2
Cap-Vert
Femmes
18,7
30,1
23,7
30,7
19,6
19,7
19,7
11,2
9,3
6,6
11,1
10,6
15,5
17,0
2,4
1,8
11,8
10,5
2,8
8,3
22,6
10,3
16,4
Total
21,0
24,8
19,5
28,9
18,8
15,8
17,7
14,3
8,7
7,8
13,4
10,2
17,2
16,6
3,0
3,0
9,4
14,3
1,5
8,2
13,0
14,0
16,8
Source: Institut national de la statistique (2013: 34)
Les grands défis qui se posent à la société capverdienne, dans un
contexte global peu favorable à un petit pays insulaire, sont les suivants :
394
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
(i) une croissance économique durable et capable de créer un nombre
important d’emplois qui puisse absorber les chômeurs et les nouveaux
demandeurs d’emplois ; (ii) des politiques macroéconomiques crédibles
et capables d’augmenter la confiance des investisseurs, notamment
l’investissement direct étranger ; (iii) la stabilité politique du pays ; (iv) le
renforcement du capital humain.
De nos jours, les exigences des citoyens capverdiens sont devenues
plus nombreuses, notamment en ce qui concerne l’accès aux services
sociaux de base et à un emploi bien rémunéré, perçu comme un gage de
prestige social. Ce qui paraît problématique, au vu du niveau de
formation des jeunes chômeurs. Même si l’INE note que le nombre des
jeunes avec une formation secondaire et moyenne tend à augmenter, le
fait est qu’en 2012 les chômeurs avaient en moyenne 8,2 ans de scolarité
(8,5 ans en milieu urbain et 7,3 ans en milieu rural) (INE 2013: 37).
Un aperçu de la situation politique récente
En 1990, le Cap-Vert, comme la plupart des pays africains, a connu un
changement au niveau de son système politique, avec la tenue des
premières élections multipartites.
Le système politique capverdien est classé tantôt comme un parlementarisme modéré tantôt comme un semi-présidentialisme (Costa 2009).
D’un point de vue constitutionnel, le Parlement joue un rôle central dans
le système politique capverdien. Même s’il n’a pas de fonctions
exécutives, le président de la République est également élu au suffrage
universel direct. Il nomme le Premier ministre parmi les dirigeants du
parti ayant la majorité parlementaire, après consultation des partis
représentés au Parlement, et co-oriente les politiques dans le domaine de
la défense et celui des affaires étrangères.
De nos jours, il existe quatre partis politiques dont trois ont des sièges
au Parlement : le PAICV (Parti africain de l’indépendance du Cap-Vert),
le MPD (Mouvement pour la démocratie), l’UCID (Union capverdienne
indépendante et démocratique) et le PTS (Parti du travail et de la
solidarité). Un cinquième parti, le PSD (Parti social-démocrate), n’a plus
de visibilité politique et sociale bien qu’il existe encore sur le plan légal.
L’UCID a deux députés au niveau du Parlement alors qu’il faudrait en
avoir au moins cinq pour se constituer en groupe parlementaire et
bénéficier des avantages y relatifs.
Malgré l’existence de quatre partis politiques, le champ politique
capverdien est dominé par deux grands partis, le PAICV et le MPD, qui
395
CLÁUDIO ALVES FURTADO
ont alterné au pouvoir. De fait, c’est un système bipartite. Sur ce point, il
faut dire que la transition politique au Cap-Vert s’est déroulée plutôt
rapidement. En un peu plus d’une année, il a été procédé à la révision de
la Constitution, à l’adoption des lois sur le processus électoral et à
l’organisation des élections législatives, présidentielles et municipales.
Ce processus rapide a empêché certains partis politiques de satisfaire les
exigences légales et de mobiliser des fonds en vue de leur participation
aux échéances électorales. Ainsi, le MPD et le PAICV qui étaient les
protagonistes de la transition démocratique sont rapidement devenus
hégémoniques.
Ce bipartisme s’oppose à ce que d’autres visions idéologiques,
d’autres visions du monde et de la politique puissent s’organiser et se
présenter comme partis politiques. Il rend difficile l’émergence de projets
politiques et de projets de société alternatifs. Il constitue la faiblesse de la
démocratie capverdienne. En tout état de cause, la domination politique
du PAICV et du MPD résulte de nos jours moins des contraintes juridicolégales que des conditions sociopolitiques adverses rencontrées par les
autres partis politiques.
Depuis 1990, le pays a organisé cinq élections présidentielles, législatives et municipales. Une alternance au sommet du pouvoir a été observée. D’un point de vue strictement formel, on peut affirmer que nous
sommes en présence d’une démocratie consolidée. Les résultats des
élections législatives de février 2011 ont donné la situation politique
suivante. Le PAICV a obtenu la majorité absolue des députés. C’est donc
le parti qui gouverne. Ainsi, pour la troisième fois, il a vu les électeurs
capverdiens lui renouveler leur confiance.
Lors de l’élection présidentielle d’août 2011, le candidat soutenu par
le MPD, Jorge Carlos Fonseca est élu. Pour la première fois, on assiste à
une cohabitation entre un Président de la République et un Premier
ministre venant de courants politiques différents.
Cette expérience inédite a provoqué quelques frictions entre les trois
organes de souveraineté : la présidence de la République, le gouvernement et le Parlement. Les veto opposés aux textes du gouvernement et du
Parlement ainsi que la demande préventive de vérification de leur
constitutionnalité ont, dans certains cas, mené à une confrontation
politique entre ces institutions. De même, certains positionnements
politiques, notamment en matière de politique étrangère, domaine
constitutionnellement partagé entre le gouvernement et le président de la
République, ont provoqué à certains moments quelque cacophonie.
396
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
Cependant, ces confrontations et mésententes n’ont pas créé une
atmosphère d’instabilité ni une absence réelle de coordination politique et
de collaboration institutionnelle. Ce qui pourrait être un indice de
maturité politique des acteurs politiques.
Au niveau municipal, le Cap-Vert compte vingt-deux municipalités.
Les dernières élections ont été tenues en février 2012. La majorité des
mairies et conseils municipaux a été remportée par les candidats et listes
proposés par le MPD, renforçant ainsi son poids local.
Le pouvoir judiciaire, selon la Constitution, est un organe de souveraineté. Il garde son indépendance vis-à-vis des autres organes de souveraineté (gouvernement, Parlement, président de la République). Il s’est peu
à peu consolidé, avec sa propre gouvernance assurée par le Conseil
supérieur de la magistrature pour les magistrats du siège et le Conseil
supérieur du ministère public pour les magistrats du parquet.
Pour ce qui est de la société civile, malgré le grand dynamisme noté
au cours de ces dernières années avec l’apparition d’ONG et d’associations communautaires, récréatives et culturelles, la participation des
citoyens de façon effective et fréquente au processus de prise de décisions, et donc à la sphère publique, locale ou nationale, a été peu notable.
En effet, la participation s’est essentiellement limitée aux joutes électorales et, dans une moindre mesure, au suivi des sessions législatives. Ce
suivi a lieu surtout quand les thèmes en débat divisent l’opinion ou lors
des sessions des conseils municipaux, lesquels aménagent un espace
institutionnel de participation, généralement avant le début des travaux
définis par l’ordre du jour. Ces moments sont appelés « périodes d’avant
l’ordre du jour ».
Dans le système politique capverdien, en particulier pour ce qui est de
la législation électorale, la candidature aux élections n’est pas limitée aux
partis. Les citoyens, organisés en associations ou en mouvements,
peuvent se présenter aux élections municipales. Beaucoup de mouvements politiques se sont présentés aux locales et certains ont remporté des
sièges de maire et de conseil municipal.
Lors des élections locales de 2012, un mouvement politique, composé
de citoyens résidant à la municipalité de l’île de Sal a été victorieux pour
la troisième fois. Ce succès a toutefois été obtenu avec le soutien du
MPD. En effet, sur les listes des élus locaux, figuraient beaucoup de
militants et dirigeants de ce parti.
À São Filipe, dans l’île de Fogo, le « Groupe indépendant uni pour
São Filipe solidaire », dirigé par l’ancien maire et dirigeant du PAICV,
397
CLÁUDIO ALVES FURTADO
Eugénio Veiga, est parvenu à faire élire deux conseillers et cinq députés
municipaux. Dans la même municipalité, un autre groupe de citoyens,
soutenu par le MPD, s’est présenté aux élections. Il s’agit du Groupe
indépendant “Abraçar” São Filipe (GIASF), groupe dirigé par le médecin
Júlio Andrade. Le groupe n’a pas remporté les élections locales mais a pu
faire élire deux conseillers municipaux et six députés municipaux. Ce qui
lui a donné une capacité politique d’influencer, voire de modifier les
propositions de politiques publiques dans la municipalité de São Filipe.
En outre, le GIASF est devenu le porte-parole des oppositions aux
gouvernements local et national. De même, il s’est agi, dans les
municipalités de Sal et de São Filipe, pour des listes du MPD se disant
indépendantes, de se montrer plus acceptables à l’électorat qui, depuis
1990, a systématiquement donné la victoire au PAICV.
Dans tous les cas, il est clair qu’une grande partie des mouvements de
citoyens qui se sont présentés aux élections municipales ne sont pas une
véritable émanation de la société civile organisée. Tantôt il s’agit de
citoyens n’ayant pas trouvé un espace dans leurs partis politiques
respectifs ; tantôt ce sont des stratégies politiques menées par des partis
dans les municipalités où ils ont perdu tout crédit auprès de l’électorat.
En ce sens, les espaces de participation politique en dehors du cadre
partisan sont relativement étroits. Nous avons ainsi une démocratie de
partis politiques et moins une démocratie de citoyens. Il nous semble,
pour le cas du Cap-Vert, que cette situation explique sans doute l’absence
de mouvements contre-hégémoniques contestant le statu quo.
Les prochaines échéances électorales auront lieu en 2016. La stabilité
paraît assurée puisque le gouvernement actuel dispose d’une base
parlementaire solide, avec une majorité absolue de députés. Toutefois, le
changement prévu au niveau de la direction du PAICV, avec l’annonce
que l’actuel Premier ministre ne se représentera ni pour diriger le parti ni
pour le poste de Premier ministre, risque de déclencher des querelles
politiques internes en dépit de la rhétorique officielle de l’« union ».
Perception de la corruption et qualité de la démocratie
S’agissant du Cap-Vert, il faut dire que nous sommes dans le contexte
d’un pays aux ressources naturelles faibles, où l’État, voulant être le
promoteur et le régulateur de l’activité économique, continue de jouer un
rôle important en termes d’investissements et de création d’emplois. Le
poids des investissements publics, la mobilisation de l’investissement
direct étranger et l’aide au développement lui donnent encore une forte
398
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
centralité. Il constitue ainsi une instance importante d’agencement et de
(re)distribution de ressources économiques, politiques et symboliques.
Pour cette raison, le parti au pouvoir finit par être une structure
clientéliste importante, inhibant fortement les velléités contestataires et
contre-hégémoniques, surtout chez les jeunes qui ne disposent pas encore
de capitaux et de réseaux de solidarité. Dans un contexte de contraction
du marché du travail et de grande concurrence entre les demandeurs
d’emploi, ceux qui aspirent à une ascension sociale rapide sont
fréquemment cooptés. Ce raisonnement est également valable pour le
principal parti d’opposition. Par des offres de prébendes (au niveau des
mairies qu’il dirige) ou des promesses, c’est une structure clientéliste qui
présente un attrait pour les jeunes.
Au cours des deux premières décennies ayant suivi l’adoption du
multipartisme, plusieurs cas de corruption ont fait l’objet d’un examen
dans le cadre administratif ou politico-parlementaire et de discussions au
niveau de la société capverdienne.
À ce propos, José Carlos dos Anjos soutient qu’« il y a des preuves,
dans le cas capverdien, d’une “culture politique du scandale” qui produit
la vigilance et l’indignation contre les pratiques illicites de gouvernants »
(Anjos 2009: 27). Le même auteur, en analysant les situations politiques
et institutionnelles du Cap-Vert, suggère que :
[la] dénonciation de la corruption n’est une entreprise destinée
à convaincre qu’il s’agit effectivement d’un scandale que si elle
se démarque de la polarisation partisane et s’inscrit de manière
durable, au-delà de l’espace médiatique, comme une quasiexpertise. Le scandale politique est, comme la totalité des
institutions politiques capverdiennes, une institution importée,
un rapport à la politique et une stratégie de production d’un
temps intense de la politique. (Anjos 2009: 31)
Si la période entre 1991 et 2000 a été riche en scandales relatifs à des
cas de corruption, les années suivantes (2000 -2013) ont connu moins de
dénonciations de cas de corruption. Les cas mis à l’index ont encore
moins pu devenir des « scandales », pour reprendre le langage d’Anjos.
En effet, quelques cas et situations ont été notés, mais n’ont toutefois pas
gagné en visibilité et n’ont pas revêtu une dimension qui, politiquement
et judiciairement, aurait compromis les accusés. À titre d’exemple, nous
pouvons citer les dénonciations formulées en 2007, et relatives à un
éventuel usage indu de l’argent de l’État par le ministre de la Justice
d’alors. Ce cas, connu comme le « cas de la caisse noire », avait conduit à
399
CLÁUDIO ALVES FURTADO
un remaniement et à la chute du ministre incriminé. Il y a eu des
suspicions au sujet de la construction de la résidence privée de l’actuel
Premier ministre. Il y a eu également l’affaire de l’argent de l’Angola3
qui implique un ancien ministre des Affaires étrangères du temps du parti
unique qui fut ancien ambassadeur du Cap-Vert à Luanda. L’affaire a été
rendue publique à la veille des dernières élections législatives.
Si les actes de corruption n’ont pas touché les hautes personnalités
politiques et les gouvernants, ils ont cependant visé les dirigeants intermédiaires de quelques structures du gouvernement. En effet, en 2012, un
détournement de près de 35 millions d’escudos (près de 427 000 dollars)
des coffres du ministère des Finances a été rendu public, qui implique des
dirigeants intermédiaires et cadres de ce service. Récemment, la presse a
éventé une affaire présumée d’émission de faux permis de conduire dans
l’île de Santo Antão et qui implique le délégué de la Direction générale
des transports routiers. Ce dernier, en tant qu’élu local, est aussi le chef
du groupe du PAICV au Conseil municipal de Porto Novo. Cette affaire,
pendant qu’elle suit son cours devant les tribunaux, a conduit à sa
démission puis à son arrestation.
De façon diffuse, des cas de corruption sont évoqués dans les douanes
et dans les mairies. Dans le cas des mairies, les affaires de corruption sont
surtout relatives à la vente de terrains. De la même manière, les forces de
l’ordre sont parfois citées dans des cas de corruption.
De façon récurrente, on a assisté à des dénonciations essentiellement
formulées par le principal parti d’opposition. Ces plaintes portent sur la
patrimonialisation, voire la privatisation de l’État et le recrutement
systématique de « cadres » proches du parti au pouvoir. Il s’agirait d’un
système basé sur le principe du job for the boys, c’est-à-dire que les
militants et les cadres du parti politique au pouvoir sont recrutés à des
postes importants au niveau de l’État et du gouvernement plus en raison
de leur affiliation partisane que de leurs compétences techniques. Dans ce
cas, il s’agit moins de corruption que de pratiques clientélistes. Si les
plaintes actuelles reprennent d’une certaine manière les dénonciations des
années 1990, elles ont cependant une plus grande résonance médiatique
et impliquent des cas politiquement plus sensibles (Anjos 2009).
Il faut dire que la publicité autour des pratiques clientélistes contribue
à renforcer le discrédit de la politique et des politiciens. Ce qui peut, dans
3
La presse a rapporté le propos d’un dirigeant du MPD selon lequel un avion aurait
atterri à l’aéroport de Mindelo avec de l’argent destiné à soutenir le PAICV. À
bord, il y avait cet ancien ministre et d’autres personnalités angolaises.
400
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
certains contextes et pour certains groupes sociaux, susciter l’apathie et
un « recul » de l’exercice de la citoyenneté et, dans d’autres situations,
constituer un leitmotiv pour l’émergence de mouvements sociaux
contestant le statu quo.
Même si les cas concrets de corruption rendus publics ont été rares ces
trois dernières années, la perception de la corruption est bien manifeste
dans la société capverdienne. En effet, au cours d’une conférence
organisée sur le thème « Prévention et lutte contre la corruption »,
l’ancien président de la République, António Mascarenhas Monteiro,
affirmait que « Dans notre pays, la corruption a tendance à augmenter et
à atteindre des niveaux préoccupants. Mais, malheureusement, il y a un
déficit dans la lutte dans ce domaine. Il n’y a pas eu d’effort notable dans
la lutte contre la corruption ».
Bien que le Cap-Vert se sente réconforté par les indicateurs internationaux de corruption, notamment l’Indice de perception de la
corruption4, le fait est que, souvent, des discussions sur le sujet se mènent
publiquement, impliquant d’importantes personnalités du gouvernement,
du pouvoir judiciaire et de la société civile. Cela signifie que la
corruption est un phénomène qui, comme l’a suggéré Mascarenhas
Monteiro, aura tendance à croître si des mesures adéquates ne sont pas
prises, notamment pour éviter la patrimonialisation de l’État.
Vue générale sur les mouvements sociaux
Dans un contexte économique morose marqué par la baisse des taux
de croissance et l’augmentation du taux de chômage, surtout chez les
jeunes, les organes gouvernementaux, les institutions publiques et les
partis politiques semblent véritablement constituer un obstacle à
l’exercice de la citoyenneté et à une plus grande participation politique
des citoyens.
Les possibilités d’émergence de mouvements sociaux, notamment
ceux qui s’opposent à des politiques publiques considérées comme
contraires aux intérêts de la majorité des citoyens ou de groupes sociaux
spécifiques, ont été rares. Cependant, ce qui saute aux yeux par sa
régularité, c’est l’apparition d’associations communautaires pour le
développement local et d’ONG. Selon les données de la Plate-forme des
4
L’Indice de perception de la corruption de Transparency International a attribué au
Cap-Vert 60 points, le classant 39e sur 176 pays en 2012. Sur le continent africain,
le Cap-Vert a le deuxième meilleur score, devancé seulement par le Botswana (65
points) et suivi par l’Île Maurice (57 points).
401
CLÁUDIO ALVES FURTADO
organisations non gouvernementales, le Cap-Vert recense un total de 446
organisations de la société civile, regroupant essentiellement des
associations communautaires de base, des associations culturelles et
civiques, des coopératives et des ONG (voir tableau 4).
Tableau 4 : Répartition des ACB et ONG par île et municipalité
Îles/Municipalités
Boa Vista
Brava
Mosteiros
Santa Catarina do Fogo
S. Filipe
Maio
Sal
Praia
Ribeira Grande de Santiago
Santa Catarina
Santa Cruz
S. Domingos
S. Lourenço dos Orgãos
S. Miguel
São Salvador do Mundo
Tarrafal
Paul
Porto Novo
Ribeira Grande
Ribeira Brava
Tarrafal de S. Nicolau
S. Vicente
Total
ACB/ONG
%
11
17
13
7
35
10
2
43
5
24
20
23
15
16
9
15
21
21
34
21
10
74
446
2,5
3,8
2,9
1,6
7,8
2,2
0,4
9,6
1,1
5,4
4,5
5,2
3,4
3,6
2,0
3,4
4,7
4,7
7,6
4,7
2,2
16,6
100
Source : Plate-forme des ONG.
Soulignons dans le cas des zones rurales que les associations
communautaires de base et les associations de développement y jouent
un rôle important non seulement dans l’organisation des communautés
locales, mais également dans les relations entre les populations locales et
402
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
les institutions publiques locales, régionales et nationales. Elles se
transforment généralement en canal d’expression des revendications et en
structures de mobilisation de ressources en vue du développement
communautaire. Pour cette raison, elles sont courtisées ou combattues par
les partis politiques et par les structures étatiques. Leurs relations sont
plus tendues avec les responsables des collectivités locales et les élus
locaux, groupes auxquels, d’une certaine manière, elles disputent le
prestige du leadership communautaire.
Dans tous les cas, comme l’indique António T. de Jesus (2012) dans
son étude sur Santo Antão, les organisations communautaires de base et
leurs directions ont développé ces dernières années une forte capacité de
mobilisation et de négociation auprès de leurs partenaires. Elles
recourent, si nécessaire, à des « chantages » politiques, surtout à l’approche des élections. Il est vrai cependant que ce jeu de manipulation, ou de
tentative de manipulation, est réciproque et se matérialise, dans certains
cas, en gains réels et/ou potentiels.
Les organisations communautaires de base pour la plupart ont, il est
vrai, acquis peu à peu une certaine autonomie. Elles ont émergé d’un
processus induit du dehors, notamment par certains bailleurs de fonds
cherchant des partenaires et acteurs locaux qui deviendraient des
interlocuteurs privilégiés dans le cadre du financement et de l’exécution
de projets de développement. Ce nouveau positionnement des bailleurs
de fonds résulte d’une évaluation de l’incapacité du gouvernement à
gérer de façon efficace et efficiente les ressources disponibles en vue du
développement. Les ressources mises à disposition par l’Aide publique
au développement ou provenant d’emprunts, concessionnels ou pas,
seraient mal gérées, voire seraient utilisées pour permettre via la
corruption l’enrichissement illicite des élites nationales. Il est supposé
que l’allocation de ressources vers ces organisations communautaires,
des associations et des ONG, aurait pour effet de réduire les possibilités
de corruption et en même temps de produire un plus grand impact auprès
des destinataires.
Ce genre d’organisations a connu un certain dynamisme, surtout dans
les années 1990 et 2000. Elles continuent à émerger, en particulier dans
les zones rurales, et constituent un moyen privilégié pour les communautés rurales d’accéder à des ressources publiques en provenance de la
coopération internationale pour le développement communautaire. Dans
beaucoup de cas, cette dynamique associative a permis aux communautés
d’acquérir une grande capacité d’organisation et de développement, de
403
CLÁUDIO ALVES FURTADO
prendre d’importantes initiatives économiques et sociales et de construire
des leaderships forts et compétents. Mieux, il y a des cas où des
leaderships communautaires sont parvenus à mobiliser les populations
pour la défense de leurs intérêts, en s’opposant aux oligarchies et aux
directions politiques locales voire nationales, s’érigeant ainsi en
véritables mouvements sociaux.
Cependant, au cours des deux dernières années, rares sont les mouvements sociaux qui ont émergé. En l’absence d’études sur le reflux des
mouvements sociaux au Cap-Vert, en particulier à partir des années
2000, il convient de poser quelques hypothèses, dont certaines ont déjà
été énoncées de manière implicite, qui peuvent aider à la compréhension
de la situation actuelle du Cap-Vert.
La première hypothèse est relative au caractère partisan très marqué
dans le cas capverdien du système politique et de la société. D’une part,
cela a inhibé, de par la forte ramification des structures partisanes, la
consolidation de petits partis politiques capables de casser le bipartisme.
D’autre part, l’existence d’espaces de participation politique hors du
cadre de système partisan est rendue difficile, ce qui gêne la consolidation, dans la sphère publique, de mouvements et d’organisations qui ne se
retrouvent pas dans la logique de fonctionnement des partis politiques.
La deuxième hypothèse repose sur l’idée suivante : malgré le caractère
nettement libéral de l’État, les institutions étatiques et, de façon particulière, les élites dirigeantes ont une présence tentaculaire sur tout le tissu
économique et social, laquelle favorise ainsi l’émergence de réseaux
clientélistes très forts. Dans une société aux faibles ressources, avec une
structure productive étroite, un tissu entrepreneurial non consolidé et
fortement dépendant d’arrangements plus ou moins transparents avec les
pouvoirs publics, une société où l’éducation a cessé d’être une garantie
de mobilité sociale, la cooptation politique tend à prendre du relief,
limitant ainsi les velléités de positionnements politiques en dehors des
cadres politiques. Sans mentionner que les ressources et les charges
publiques tendent très souvent à entrer dans un processus de distribution
de prébendes et de domptage des corps et des consciences.
Quant à la troisième hypothèse, elle peut être formulée ainsi : la
désillusion et le scepticisme par rapport à la politique et aux politiciens,
résultat non seulement des cas de corruption et d’enrichissement suspect,
mais également de la persistance d’entraves au développement personnel,
économique et social des citoyens, mène à une apathie et à un rejet de la
participation politique, voire citoyenne.
404
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
Deux mouvements sociaux ont cependant émergé au cours des deux
dernières années, qui permettent de mettre à l’épreuve ces hypothèses. Il
s’agit de mouvements éminemment régionaux qui cherchent à mobiliser
et à regrouper la diaspora capverdienne ; d’où leur impact national, voire
international. Cet impact est lié à la sensibilité des thèmes mis en avant,
d’une part, et aux caractéristiques des principaux acteurs, d’autre part.
Le premier mouvement s’auto-désigne « Mouvement pour la
régionalisation au Cap-Vert et l’autonomie de São Vicente ». Ce mouvement a comme leaders et idéologues le politique, écrivain et analyste
politique Onésimo Silveira et d’autres intellectuels de l’île. À certains
moments, le leitmotiv du mouvement est l’autonomie/ régionalisation de
l’île à laquelle sont adjointes les îles voisines de Santo Antão et de São
Nicolau. Cette idée reprend un débat d’il y a quelques décennies où une
des propositions consistait à penser une région nord-est englobant
précisément les îles susmentionnées. Ce mouvement est parvenu à
imposer un débat public sur la question du régionalisme/ autonomie/
décentralisation. Il a pu avoir un écho dans la presse capverdienne,
obligeant ainsi les principaux dirigeants de l’État et des partis politiques à
prendre position.
Le second mouvement se nomme « Association des jeunes cadres du
Cap-Vert ». Il regroupe essentiellement des jeunes de São Vicente, ayant
une formation universitaire et qui sont au chômage ou dans un emploi
précaire. Ici aussi, le moteur du mouvement est politiquement et
socialement sensible : le chômage des jeunes, en particulier ceux qui ont
une formation universitaire et qui perçoivent le diplôme comme un
sésame pour l’emploi. Ils se retrouvent confrontés aux difficultés, voire à
l’impossibilité d’accéder au marché du travail. Ce qui réduit leurs
chances d’avoir accès à des revenus qui pourraient changer et renforcer
leur statut social.
La déception a fini par déclencher, à travers les réseaux sociaux, une
mobilisation des jeunes qui critiquent et condamnent les options
politiques du gouvernement et qui appellent les autres jeunes dans cette
situation à unir leurs forces en vue d’exprimer leurs griefs et d’adresser
leurs revendications aux pouvoirs publics.
Il faut souligner que les deux mouvements sociaux se trouvent à São
Vicente et présentent des points de convergence, notamment au niveau de
la critique des fondements de la politique économique, des investissements et de la structuration de l’État. Mais encore, ils érigent l’île de
Santiago, plus spécifiquement la ville de Praia, comme les destinataires
405
CLÁUDIO ALVES FURTADO
privilégiés de leurs critiques. Nous pouvons ainsi considérer que ces deux
mouvements sociaux, bien que différents, eu égard à leurs objectifs et aux
acteurs qui les portent, finissent par se compléter.
Études de cas (2010-2013)
Au cours des deux dernières années, les questions de la régionalisation
et du chômage se sont définitivement inscrites dans l’agenda public.
Cette évolution résulte moins de l’initiative des partis politiques ou des
institutions publiques que du dynamisme de citoyens qui se sont
organisés au fur et à mesure.
Le relatif éloignement de la capitale politique et administrative semble
avoir permis aux acteurs de ces deux mouvements sociaux d’avoir un
regard critique et réfléchi sur la gouvernance et ses impacts. Ils ont aussi
une plus grande capacité de pression sur les décideurs politiques.
Comme déjà mentionné, les deux mouvements ont pour origine et
base l’île de São Vicente, plus spécifiquement la capitale, la ville de
Mindelo. Rappelons également que Mindelo se considère comme la
« capitale culturelle » du Cap-Vert. Ce en quoi elle est soutenue par des
voix et des discours provenant généralement du Portugal, l’ancienne
puissance coloniale. De même, elle se sent lésée par l’indépendance.
L’argument central est que les investissements publics se concentrent
dans l’île de Santiago qui, selon les dires d’un des leaders du Mouvement
pour la régionalisation, se serait constituée en « république de Santiago ».
Il importe de retenir que la force des arguments avancés vaut moins
par leur véracité que par leur impact politique et la mobilisation qu’ils
peuvent susciter. En effet, pendant les quinze premières années qui ont
suivi l’indépendance, la grande critique faite par quelques cadres et
opposants au régime politique en place était que la stratégie de
développement économique du pays est basée sur un développement
tripolaire. C’est-à-dire que les investissements, particulièrement ceux
structurants pour le développement économique, sont concentrés sur trois
îles : Santiago, São Vicente et Sal. Comme l’île de São Vicente faisait
partie des principaux bénéficiaires, elle n’avait pas de raison de s’associer
aux critiques.
Entre-temps, il est vrai que l’île de São Vicente a perdu sa centralité,
en termes économique, politique et culturel. L’indépendance a permis
progressivement, grâce notamment à l’investissement dans l’éducation et
dans la formation, que des gens originaires des autres îles, en particulier
Santiago, qui est démographiquement plus importante, accèdent à des
406
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
positions de décision dans la structure politique, administrative et
économique.
C’est ainsi que les auteurs d’une pétition en ligne, qui défend l’idée
d’un « São Vicente meilleur », soulignent que l’indépendance a été une
mauvaise chose pour São Vicente. Cette expression a fait la une d’un des
journaux en ligne du Cap-Vert (Liberal online 28 février 2010).
Parmi les arguments avancés par le Mouvement pour la régionalisation, figurent le rappel d’un passé historique glorieux ainsi que le
marasme postcolonial. D’une certaine façon, la nostalgie du passé
s’oppose aux frustrations du présent. Remontant jusqu’au XIXe siècle, la
pétition, signée par plusieurs personnalités et adressée aux principaux
dirigeants du pays, notamment au président de la République, au
président de l’Assemblée nationale et au Premier ministre, rappelle le
début du développement de l’île de Porto Grande – désignation de São
Vicente à cause de son important port – avec Porto Grande comme
moteur de ce développement, en même temps que commençait le
processus d’industrialisation (Correia e Silva 2010). De la même
manière, la création du lycée à São Vicente à partir de 1917, seul lycée au
Cap-Vert jusqu’en 1960, et de l’École technique et commerciale de
Mindelo en 1956, aurait fait de São Vicente, disent les pétitionnaires, la
ville la plus importante et la plus développée du pays. Ils écrivent5 :
L’île de São Vicente a été, dans la passé, le centre économique,
politique, culturel et intellectuel du Cap-Vert. Ce fut dans cette
île que s’implantèrent, au XIXe siècle, avec le déclenchement de
la seconde révolution industrielle, les premières unités
industrielles et commerciales de l’archipel et qui ont assuré le
dynamisme de la vie économique de l’ex-colonie. São Vicente
devenait ainsi le cœur de l’Archipel.
Cette dynamique et cette centralité de l’île en seraient venues à être
freinées par l’indépendance. Ce qui laisse penser que l’indépendance
n’aurait pas bénéficié à São Vicente et qu’au contraire elle aurait été
l’annonce d’un processus graduel de régression économique, politique et
culturelle :
Par un étrange paradoxe, le début de la décadence de São
Vicente coïncide avec la naissance du Cap-Vert comme pays
indépendant ; les attentes légitimes étaient autres,
5
http://www.petitiononline.com/mmscent/petition.html [visité en mars 2014].
407
CLÁUDIO ALVES FURTADO
conformément aux valeurs de liberté et de désir de progrès
toujours défendues par sa population. Le modèle de
développement mis en œuvre par la Première république du
Cap-Vert a consisté à concentrer tous les pouvoirs et ressources
au niveau de la capitale. Cette option a eu des conséquences
très graves pour São Vicente, en particulier, et pour le CapVert, en général. L’île en est venue à une situation de pénible
recul et d’une absence presque de pertinence politique. Tous les
gouvernements successifs ont poursuivi la même tendance
asphyxiante qui s’est accentuée ces dernières années
Ce sentiment, exprimé par les animateurs et principaux signataires de
la pétition, sera celui du Mouvement pour la régionalisation et
l’autonomie de São Vicente, créé en 2012.
Le Mouvement pour la régionalisation et l’autonomie
de São Vicente
Le document qui lance le mouvement et révèle ses objectifs reprend
pratiquement mot pour mot ce qu’avaient écrit les auteurs de la pétition
en ligne. Une petite nuance est introduite pour montrer que les victimes
du modèle politique et de développement en cours ayant mené à
l’hypertrophie de la ville de Praia seraient toutes les îles et villes du pays,
y compris la ville de Praia elle-même. C’est là, on le voit nettement, une
manière de rendre national un mouvement clairement régional voire
régionaliste.
Dans le préambule de leur document, on lit :
Les modèles de développement mis en œuvre depuis la
Première république, consistant à concentrer tous les pouvoirs
dans la capitale et à reléguer les autres régions du territoire
national à un statut de régions périphériques, ont violé
l’organisation naturelle et rationnelle de l’espace national. Par
ailleurs, ces modèles ont exacerbé des divisions nationales et
des rivalités régionales. En même temps, ils ont aggravé des
situations d’injustice dans la répartition des moyens et
ressources disponibles. Ce modèle a mené à des atrophies et à
des dysfonctionnements dans le développement du pays,
provoquant le retard des autres îles.
São Vicente est une victime évidente des options centralisatrices
du pays et a perdu l’essentiel de sa pertinence politique. L’île a
408
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
souffert, depuis l’indépendance, une situation de stagnation
socio-économique et une réelle crise dévaste les trois secteurs
fondamentaux : économique, social et culturel. 6
Si le Mouvement propose un modèle de régionalisation divisant le
pays en quatre (1. São Vicente, Santo Antão et São Nicolau ; 2. Sal et
Boa Vista ; 3. Santiago et Maio ; 4. Fogo et Brava), cela ne constitue pas
pour autant son objectif principal et sa finalité. En effet, et c’est le
Mouvement qui l’écrit, son objectif principal est l’autonomie de l’île de
São Vicente. Bien que cela n’apparaisse pas explicitement, sa finalité est
de donner à l’île la « centralité » qu’elle avait dans la période coloniale et
qu’elle a perdue par la suite. Le document souligne que l’île de São
Vicente :
[…] a abrité les meilleures écoles et le premier lycée de la
colonie, a été le berceau de la presque totalité de
“l’intelligentsia” capverdienne passée et actuelle, ainsi que de
la majorité de la classe dirigeante du pays. L’île regroupe les
multiples idiosyncrasies du Cap-Vert et constitue le paradigme
du syncrétisme national. C’est un exemple de tolérance et
d’intégration positive de valeurs universelles. C’est à Mindelo
que naquit le premier mouvement culturel qui a mené à l’éveil
de la conscience politique de la population de la colonie, et
c’est là qu’ont été menées les luttes les plus déterminantes pour
l’avenir du Cap-Vert.
Nous n’entrerons pas dans la discussion du mérite de cette
reconstruction historique et de son éventuelle charge régionaliste voire
« raciste ». Il suffira ici de prêter attention à l’impact du Mouvement et de
ses idées dans l’espace public capverdien, impact qui en fait un véritable
mouvement social.
En effet, le Mouvement est parvenu à inscrire le thème de la
régionalisation dans le débat public. Il a pu médiatiser son discours. Ce
que révèle sa couverture extensive par les principaux journaux (presse et
journaux en ligne), les radios et télévisions. De la même manière, et avec
une stratégie bien conçue, les dirigeants ont commencé à utiliser la presse
et à véhiculer leurs thèses et arguments à travers des articles d’opinion.
Ils cherchent ainsi à élargir leur base d’adhérents et à exercer une
pression sur les pouvoirs publics afin que ceux-ci se penchent sur leurs
revendications.
6
Ibid.
409
CLÁUDIO ALVES FURTADO
Parfois, des décisions politiques et gouvernementales sont très vite
transformées en leitmotiv pour contester les choix effectués et montrer en
quoi ils approfondissent les clivages entre les régions du pays et profitent
à la « république de Santiago » au détriment des autres.
Jusque-là, les débats montrent, du moins en apparence, un consensus
sur la nécessité de la régionalisation. Or, rares sont les personnes ayant
mené une réflexion critique sur les propositions avancées. Fabio Veira,
dans un article d’opinion publié en ligne par le journal A Semana (27
juillet 2013), bien que ne s’opposant pas au principe de la régionalisation,
s’interroge sur la rapidité et les buts essentiellement politiques de ces
discours et débats :
Dans ce contexte d’incertitudes et d’équivoques, il est
important de savoir, avant tout, quelles sont les fins qui
justifient l’urgence de cette méso-gouvernance. Régionaliser
pour apporter des réponses concrètes et immédiates aux
discours “de quartier” véhiculés dernièrement par les médias ?
Ou régionaliser dans le but de créer de nouveaux postes de
travail aux amis et camarades, modèle bien défendu par un
certain parti d’opposition ? Il est évident que si la
régionalisation est un moyen pour atteindre ces fins, nous
donnerions sans aucun doute un bon exemple d’irresponsabilité
politique.
En fait, l’analyse du document cadre du Mouvement pour la
régionalisation ou des articles et débats ne permet pas d’aller très loin en
ce qui concerne les tenants et les aboutissants de la régionalisation. Il
n’est pas aisé de savoir s’il s’agit d’une régionalisation administrative
(décentralisation et déconcentration des pouvoirs et des ressources dans
le cadre d’une réforme administrative ou même une réforme de l’État)
qui est proposée ou alors un changement du système d’organisation
unitaire de l’État consacré par la Constitution. De même, la question du
financement de la régionalisation n’est ni discutée ni soulevée.
En tout état de cause, l’action du Mouvement a eu un grand impact
auprès du gouvernement qui, selon des informations du ministre de
l’Environnement, de l’Habitat et de l’Aménagement du territoire, a fait
faire une étude sur le sujet, laquelle pourra alimenter un débat public et
aider à la prise de décision. D’ailleurs, bien avant cela, le Premier
ministre avait donné un signal en évoquant des préoccupations relatives à
la régionalisation. Le gouvernement, selon lui, travaillerait sur la
question. Il est intéressant de noter qu’il s’est prononcé favorablement sur
410
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
la régionalisation lors de la prise de fonction des élus locaux de la mairie
et du Conseil municipal de Praia.
De la même manière, le président de la République s’est prononcé
favorablement sur la régionalisation, s’appropriant ainsi les objectifs du
Mouvement : « La régionalisation est la meilleure voie pour le
développement du Cap-Vert », a-t-il soutenu.
La pression sur le gouvernement et les autres pouvoirs publics
(Parlement et présidence de la République) se révèle notamment dans la
recherche d’une légitimation extérieure des objectifs visés, renforçant
ainsi au plan politique et académique les prémisses du Mouvement.
En effet, le recours à des hommes politiques et intellectuels portugais
fait partie de cette quête incessante visant à renforcer leur légitimité. Le
professeur d’université et ancien ministre des Affaires étrangères du
Portugal, Freitas do Amaral, et l’économiste et maire Rui Rio ont été
invités à São Vicente dans ce cadre. Ainsi, la mairie de São Vicente,
s’appropriant les revendications du Mouvement, a sollicité le maire de
Porto (Portugal), Rui Rio, pour animer une conférence sur la
régionalisation au Cap-Vert. Il est intéressant de noter ses propos, ainsi
que les rapporte le journal A Semana Online (26 février 2013) :
Le débat sur la régionalisation au Cap-Vert a plus de sens
qu’au Portugal. Il est évident que, comme archipels, les
différentes îles sont encore plus éloignées de la capitale que la
ville de Porto ne l’est de Lisbonne.
Même si le Portugal est continental, moi aussi je proteste contre
le centralisme. Je soutiens toujours que la proximité donne plus
d’efficacité car si nous sommes loin du problème, nous ne le
comprenons même pas. Il faut que celui qui est éloigné ait une
très grande capacité intellectuelle pour comprendre ce qui
arrive loin de lui. Par conséquent, la proximité est toujours
importante si l’on veut que les ressources publiques soient
gérées avec plus d’efficacité.
L’analyse du Mouvement montre que c’était au départ un mouvement
de base régionale qui visait à faire jouer à l’île un plus grand rôle
économique, politique et culturel dans le contexte national. Progressivement, à travers une attitude de contestation frontale vis-à-vis du
gouvernement, du Parlement et des partis politiques, il est parvenu à
élargir sa base sociale à la diaspora capverdienne, à mobiliser les
opinions makers et à exercer une influence sur les milieux
411
CLÁUDIO ALVES FURTADO
journalistiques. Il fait de son agenda l’agenda national, plaçant d’une
certaine manière les partis politiques et les institutions de l’État dos au
mur, les amenant à s’aligner sur ses objectifs. Un agenda régionaliste est
ainsi érigé en agenda national, et tout positionnement contraire
équivaudrait à un antipatriotisme. Les caractéristiques des mouvements
sociaux décrites par Frank et Fuentes (1989) et par McSween (2010) sont
incarnées par ce mouvement.
Il est également intéressant de noter que le Mouvement pour la
régionalisation et l’autonomie, en essayant opportunément de se situer
hors du cadre des partis politiques, cherche aussi à ouvrir des espaces de
participation politique. Au sujet de l’exercice de la citoyenneté, il a
formulé des propositions de politiques publiques qui correspondent dans
les faits aux intérêts de ses membres et de son espace territorial.
Nous sommes donc en présence d’un mouvement social qui résulte
d’une double déconnexion qui mène à une faible performance
constitutionnelle (résultant d’une déconnexion entre la sphère politique et
la sphère sociale) et à une faible performance socio-économique
(résultant à son tour de la déconnexion entre la sphère économique et la
sphère sociale).
L’Association des jeunes cadres du Cap-Vert
à São Vicente
Parmi les traits socio-économiques marquants du Cap-Vert, nous
avons souligné le fait que le chômage, en particulier chez les jeunes,
atteint des niveaux très élevés. En effet, en 2012, le taux de chômage au
Cap-Vert était de 16,8 pour cent contre 28,9 pour cent sur l’île de São
Vicente. Pour les jeunes de São Vicente, on obtient 28,9 pour cent pour
les 15 à 19 ans, 33,7 pour cent pour les 20 à 24 ans, et 22,9 pour cent
pour les 25 à 29 ans. Même parmi les diplômés, le chômage atteint des
niveaux importants, frustrant ainsi les attentes des jeunes et de leurs
familles qui ont investi dans la formation professionnelle, la percevant
comme un moyen privilégié d’accès au marché du travail et à des
revenus.
C’est dans ce contexte socio-économique, caractérisé par une faible
performance économique, un déficit de canaux de communication avec
les décideurs politiques et gouvernementaux (déficit de performance
démocratique), qu’un groupe de jeunes de formation universitaire et se
trouvant au chômage ou en emploi précaire, décida de s’organiser pour se
prononcer sur le fait que les politiques économiques du gouvernement
412
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
sont peu créatrices d’emplois. Une manifestation publique fut organisée
par les jeunes cadres dans la ville de Mindelo. Elle eut le soutien des
parents et d’autres citoyens de Mindelo préoccupés par la situation des
jeunes. Ce fut en même temps une occasion pour sensibiliser les
décideurs politiques et exercer une pression sur eux afin que des
politiques énergiques d’emploi puissent être mises en œuvre.
La mobilisation se fit à travers les réseaux sociaux. Progressivement,
le mouvement finit par avoir un espace dans la presse, donnant ainsi plus
d’ampleur à ses actions. Le 7 mai 2013, A Semana Online publie un
reportage sur les activités de l’association et souligne que ses membres se
définissent comme
[…] un groupe de citoyens actifs ayant une cause commune :
augmenter le nombre de jeunes ayant un emploi. Nous voulons
mettre nos qualifications au service de notre cause et agir
directement pour que les jeunes aient accès à des entretiens
d’embauche. Nous voulons également créer un bureau d’appui
et d’orientation.
Un document-manifeste est élaboré et remis au gouvernement
(Premier ministre et ministre de la Jeunesse et de l’Emploi) et aux partis
politiques représentés au Parlement.
Formellement, comme souligné dans un document issu de la première
rencontre des jeunes cadres de São Vicente, l’Association est créée en
novembre 2012 et compte aujourd’hui près de 2308 membres. Elle
définit ainsi son objectif : « Partager des informations utiles sur l’accès au
marché du travail au Cap-Vert et hors du pays. Sensibiliser les
institutions publiques et privées sur la promotion de stages et d’emplois
pour les jeunes Capverdiens ». Elle affirme son caractère non-partisan et
son ouverture à tous les jeunes cadres sur le territoire national et dans la
diaspora « qui veulent participer et apporter leur contribution de façon
positive et constructive ».
Il est intéressant d’observer que l’Association des jeunes cadres du
Cap-Vert à São Vicente, conformément à son nom, est située au niveau
régional. Toutefois, elle se cherche une légitimation nationale. On note
ici une nette proximité politique avec le Mouvement pour la régionalisation en ce qui concerne la contestation des options stratégiques nationales
poursuivies par le gouvernement. La dimension nationale (Cap-Vert)
apparaît précisément pour concentrer et axer son action au niveau
régional (São Vicente).
413
CLÁUDIO ALVES FURTADO
La proximité de l’Association des jeunes Cadres avec le Mouvement
pour la régionalisation se révèle également dans les arguments apportés
pour justifier la création du mouvement et le bien-fondé de ses objectifs.
En effet, le fait que les politiques économiques et les investissements
soient centralisés à Santiago, la forte concentration et la centralisation des
pouvoirs, des compétences et des ressources auraient, d’une part,
approfondi les asymétries régionales et, d’autre part, aggravé le chômage,
en particulier chez les jeunes.
Il faut donc, selon l’Association des jeunes cadres, une rectification
des politiques de l’emploi, condition sine qua non pour faire face à la
crise économique et celle de l’emploi. La synthèse des principales
conclusions de la première rencontre des jeunes cadres, tenue en
novembre 2012, aborde clairement la dégradation des conditions de
travail à São Vicente, en particulier pour ce qui est de l’accès à l’emploi.
Actuellement, l’île de São Vicente est considérée comme celle
ayant le plus grand taux de chômage, avec une moyenne
supérieure à la nationale. Selon l’Institut national de statistiques, le taux dans l’île est de près de 18,3 % contre 12,2 % au
niveau national.
Dans ce sillage, et se différenciant du Mouvement pour la régionalisation, les jeunes cadres ont recensé les facteurs qui, au-delà des
politiques de l’emploi, tendent à rendre difficile l’accès au marché du
travail pour les jeunes. En fait, à leurs yeux, la corruption et le népotisme
dans le processus de recrutement des agents publics ainsi que la politique
ou l’absence de politique migratoire auraient créé des obstacles énormes
vis-à-vis des jeunes, à ceux en particulier qui se trouvent loin des centres
de décision politique.
La référence à l’immigration est intéressante en cela qu’elle rend les
communautés immigrées responsables de la situation de chômage alors
que, dans les faits, les immigrés sont dans des secteurs économiques où
les cadres locaux n’acceptent généralement pas de travailler.
Quoi qu’il en soit, on peut trouver ci-dessous les principaux
problèmes soulevés en vrac dans le document des jeunes cadres :
• centralisation du pouvoir dans l’île de Santiago ;
• importation de main-d’œuvre au lieu de donner la priorité aux
cadres nationaux ;
• nombre insuffisant d’offres de stages ;
414
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
•
•
•
•
•
manque de transparence des appels d’offre ;
manque de ressources humaines qualifiées dans les organisations ;
précarité de l’emploi ;
difficulté d’accès au crédit pour les jeunes entrepreneurs ;
difficulté d’accès aux informations pour les appels internationaux à
candidatures ;
• faible visibilité de la situation des jeunes cadres ;
• dévalorisation du capital intellectuel du jeune cadre ;
• écart entre l’offre de formation et les besoins du marché du travail ;
• niveau d’expérience exigé dans les offres d’emploi ;
• stagiaires et prestations de services ;
• ouverture de cours de formation aux débouchés saturés (par
exemple, éducation, psychologie) ;
• cumul des postes ;
• affectation de postes ne passant pas par des processus de
recrutement et de sélection ;
• affectations de postes basées sur le trafic d’influence ;
• mépris du mérite dans les processus de recrutement et de sélection ;
• peu d’ouverture et de coordination des structures d’emploi ;
• beaucoup de jeunes ne parviennent pas à fonder une famille, à la
nourrir, faute de sources de revenus ; ils sont obligés de dépendre
de parents et d’amis.
L’Association des jeunes cadres est parvenue dans une certaine
mesure à inscrire ses revendications dans l’agenda public national. Des
débats dans la presse, au Parlement et des positions de dirigeants des
partis et du gouvernement montrent la pertinence et l’impact de l’action
de ces jeunes. En outre, le dynamisme et la capacité en matière d’organisation et d’utilisation des réseaux sociaux et des nouvelles technologies
de communication ont donné à leurs activités une ampleur et une
résonance dans la sphère publique, influençant ainsi l’action politique.
Ainsi que cela a été mentionné plus haut, l’Association des jeunes
cadres apparaît dans un contexte de recherche de nouveaux espaces de
participation citoyenne, une recherche incessante de capacité d’influence
sur les politiques publiques qui affectent leurs projets de vie.
L’Association est également le résultat d’un échec relatif des institutions
415
CLÁUDIO ALVES FURTADO
politiques lorsqu’il s’agit de répondre aux demandes de la société en
général, et des jeunes en particulier.
D’une certaine manière, on peut dire que ce mouvement social joue un
rôle d’autant plus important qu’il s’agit pour lui de casser l’inertie de la
sphère publique. Il se constitue en rassembleur de volontés autonomes et
en agent d’émancipation des jeunes par rapport à l’establishment. Son
action revivifie l’expérience démocratique.
Ceci étant dit, la question se pose de savoir si ce mouvement, qui ne
vise explicitement ni l’exercice du pouvoir ni la formation d’un nouveau
projet de société, sera capable, de façon structurante, de provoquer en
relation avec la société civile des transformations significatives sur le
terrain politique capverdien.
Les espaces effectifs permettant une maturation et une consolidation
de cette organisation sont relativement étroits. Dans une société
fortement partisane, les espaces de participation politique sont rares, non
du fait de l’inexistence de conditions objectives qui le permettent ou du
manque de volonté des citoyens, mais plutôt parce que, par action ou par
omission, les acteurs politiques tentent de coopter ceux qui cherchent à
s’affirmer en tant que sujets autonomes dans un dialogue critique et
réflexif.
Conclusion
Le Cap-Vert a connu dans les années 1990 une transition démocratique tranquille, avec une alternance et une stabilité politiques. Dans les
années 2000, une nouvelle alternance advint sans ruptures majeures.
Du point de vue socio-économique, malgré l’impact de la crise
économique et financière de 2008-2009 et la diminution subséquente des
flux d’aide au développement et de l’investissement direct étranger, les
indicateurs sociaux, dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la
sécurité sociale, ont continué à s’améliorer. La croissance économique,
bien que continuant à être positive, a connu des ralentissements
significatifs.
Pour ce qui est de l’emploi, les statistiques montrent que les taux de
chômage restent élevés, de l’ordre de deux chiffres, et tendent à augmenter ces deux dernières années, avec une incidence spéciale chez les jeunes, même chez ceux ayant une formation technique et professionnelle.
La privatisation de l’économie dans les années 1990 et le retrait
subséquent de l’État ont enlevé à ce dernier certains mécanismes de mise
en œuvre de politiques publiques dont il disposait auparavant. Ainsi,
416
Les mouvements sociaux au Cap-Vert
progressivement, la capacité d’offre de services sociaux par les
institutions publiques a-t-elle baissé et provoqué une dynamique d’autoorganisation au niveau de la société qui vise à répondre aux demandes
non-satisfaites. Dans ce cadre, on assiste à la naissance d’ONG, d’associations et d’organisations communautaires de base sur pratiquement tout
le pays, qui luttent pour l’accès des communautés aux biens et services
sociaux. Certaines parmi elles fonctionnent vis-à-vis des institutions
publiques comme des interlocuteurs privilégiés et comme des groupes de
pression. Elles cherchent à influencer les décisions politiques et l’allocation des ressources et des investissements publics.
La forte division du champ politique, avec un système bipartite de fait,
a réduit les espaces de participation politique, d’une part, et a constitué,
d’autre part, une forme de pression et de coercition sur ceux qui assument
des postures politiques citoyennes, c’est-à-dire des postures qui se situent
en dehors des cadres partisans et de la société politique.
De notre point de vue, la forte dépendance directe ou indirecte des
citoyens, des organisations de la société civile et des entreprises vis-à-vis
des ressources publiques a ralenti, ces dernières années, la dynamique
d’émergence de mouvements sociaux autonomes et effectivement émancipateurs et contre-hégémoniques.
Notre analyse a permis de constater, au cours des deux dernières
années, l’émergence de deux mouvements sociaux qui, par leur agenda
revendicatif, se sont opposés nettement aux options politiques du gouvernement et des acteurs politiques conventionnels, aux niveaux national,
régional et local. Ces deux mouvements ont pu, par l’écho suscité dans la
presse et auprès des agents publics, inscrire leurs préoccupations sur
l’agenda public. Ils restent actifs et vigilants, et évitent leur cooptation et
la dilution de leurs revendications.
Toutefois, notre analyse ne permet pas de déterminer si les deux
mouvements sociaux ont pu se consolider, ni si leurs objectifs ont été
atteints. Il nous semble que le consensus relatif noté autour des objectifs
de ces deux mouvements peut renfermer, en l’absence d’une vigilance et
d’une pression permanentes, un risque potentiel de léthargie.
Malgré cette possibilité, il est indéniable que ces deux mouvements
ont ouvert le débat non seulement au sujet du chômage et de la régionalisation, mais surtout celui sur la nécessité d’ouvrir des espaces de participation des citoyens qui se situent hors des espaces conventionnels de
participation politique. Ils montrent, par-là, qu’il existe un certain
marasme dans le processus de consolidation effective de la démocratie.
417
CLÁUDIO ALVES FURTADO
Ils révèlent une incapacité de l’État à répondre aux demandes des
citoyens et à rendre effectifs les principes stipulés dans la Constitution,
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