Sacrifice, femme et violence chez Robbe-Grillet

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Sacrifice, femme et violence chez Robbe-Grillet
Sacrifice, femme et violence chez Robbe-Grillet :
la problématique du sujet
Soledad Alvarado-Palacios
Birkbeck, University of London
On entend examiner le contenu de violence sexuelle qui caractérise les romans et les films de
Robbe-Grillet, violence qui est devenue surtout visible pendant une période allant de 1970,
année de parution du film L’Eden et Après et du roman Projet pour une révolution à New
York, jusqu’à 1978. La thématique du sacrifice féminin est analysée à la lumière des théories
de René Girard sur l’origine sacrificielle des sociétés et des théories de Julia Kristeva sur les
processus psychologiques qui déterminent l’émergence du sujet dans l’ordre social et la
configuration de sa subjectivité. Chez Girard comme chez Kristeva, la violence joue un rôle
essentiel dans le rétablissement du statu quo de la société et de l’individu en crise, ce qui
nous permet d’expliquer le rapport entre l’individualité et la thématique du sacrifice dans le
travail de Robbe-Grillet ou, en d’autres termes, le « qui est là » de la problématique de la
violence.
Plus d’une trentaine d’années après sa publication et situé rétrospectivement dans l’ensemble
de la production littéraire et cinématographique de Robbe-Grillet, Projet pour une révolution
à New York (Minuit, 1970) apparaît comme l’œuvre la plus représentative de l’esthétique des
excès sado-érotiques qui définit aujourd’hui la réception de cet auteur1. Ce roman présente
une incessante prolifération d’actes violents exercés sur le corps de la femme, narrés avec un
luxe de détails qui n’a pas de précédents dans les œuvres antérieures. L’incipit de Projet met
en scène un scénario voyeuriste : le regard du narrateur pénétrant la grille d’une porte pour
observer une femme en captivité, attachée et attaquée avec une aiguille hypodermique par un
personnage masculin. Malgré le réalisme descriptif qui caractérise ce type d’images, le
roman défie toute construction de sens traditionnelle parce que cette scène, comme sans
doute le roman dans son entier, semble émerger de l’imagination d’un narrateur qui élude
tout essai d’identification. Le résumé qui suit ne peut pas rendre compte de la complexité
d’une organisation narrative qui résiste à une re-formulation logique, mais il illustre
l’escalade de violence sexuelle qui se manifeste dans le roman : Laura, l’un des personnages
féminins, est en captivité dans la maison du narrateur, qui revit périodiquement avec elle un
scénario de viol incestueux frère-sœur auquel la jeune fille n’oppose pas une grande
résistance. Dans le cours du livre, Laura, ou une autre adolescente qui porte le même nom,
est persécutée par un assassin mythique dans le métro de New York, confinée dans une cage
à fauves et dévorée par un rat au cours d’un interrogatoire. D’autres scènes sadiques
émergent de l’imagination de la jeune fille : celle de la belle Claudia qu’elle s’est amusée à
torturer et a fait périr par la morsure d’un rat géant, celle des langues de sang qui coulent à
travers les portes d’un couloir interminable et celle des enfants noires d’une école voisine
qui inventent des jeux cruels (94). Dans la solitude de sa captivité, Laura passe son temps à
lire plusieurs romans policiers en même temps, mélangeant les péripéties et modifiant leur
ordre, revenant à plusieurs reprises sur le même passage ou délaissant des chapitres
essentiels (85), mais, dans l’entrecroisement de niveaux ontologiques qui se produit dans
1
Dans La Reprise (Minuit, 2001), dernier roman de l’auteur et celui qui a marqué sa consécration auprès du
grand public, Robbe-Grillet retourne à l’esthétique sado-masochiste qu’il avait développée pendant les années
soixante dix. Pour la première fois, il est unanimement perçu par la critique et le public comme un écrivain de la
tradition du libertinage.
©La Chouette, 2002
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Projet, les lectures du personnage deviennent à leur tour modèle narratif et source de
nouvelles images de violence : Sara, claustrée volontairement de peur de révéler trois secrets
qui déclencheraient des catastrophes effrayantes, est forcée à une insémination artificielle
par un médecin sadique (91-2), donnant naissance à une autre jeune fille, Sarah, qui devient
aussi la victime d’une expérience scientifique avec des araignées venimeuses, et dont le
cadavre, encore vierge, est violé par un voyeur myope qui observait la scène par le trou de la
serrure (192-7). L’histoire de Joan Robeson, à la fois agent secret et victime d’une
organisation terroriste clandestine, prostituée de luxe et femme policier, pourrait aussi être
un passage des romans de Laura (93). Joan/JR se trouve dans son studio, regardant à la
télévision un reportage sur les cérémonies religieuses africaines qui montre le sacrifice
sanglant de sept filles empalées sur le sexe du dieu de la fécondité ; excitée par le spectacle,
elle brûle sa robe avec le fer à repasser laissant un trou triangulaire à la place du sexe (7782). Joan est observée à travers la fenêtre par le narrateur déguisé en policier, qui fait
irruption dans l’appartement pour la torturer et la violer. La scène de la torture de Joan se
reproduit, en une longue culmination violente, dans ce qui est peut-être un scénario
imaginaire du narrateur pendant un long voyage dans le métro : dans un terrain vague
entouré de palissades, JR, transformée parfois en un mannequin en matière plastique, est
attachée à un lit de fer, son sexe est brûlé à de multiples occasions et pénétré avec une scie.
Elle est torturée avec des chaînes, poulies et plusieurs autres instruments agricoles
archaïques. Au cours de la torture le narrateur se complaît dans la description des cris
rauques de douleur/plaisir de la victime :
Un mannequin déshabillé, fait d’une matière élastique couleur chair, y repose sur le dos,
les membres écartés en forme de croix de saint André […]. J’identifie sans peine cette
créature rousse comme étant JR en personne, qui vient d’être condamnée […]. En évitant de
l’arracher trop tôt à son évanouissement et sans rien changer à sa posture, j’attache avec soin
(à l’aide des chaînes) les poignets et les chevilles de la fille rousse aux quatre colonnes de
cuivre qui constituent les montants du lit ; […] j’arrose d’essence le crin qui tient lieu de
toison au mannequin enchaîné […] ; je craque l’une des allumettes sur le frottoir, et j’en
effleure rapidement le sexe imbibé d’essence, qui s’embrasse d’un seul coup. Un beau feu
rouge s’élève dans la nuit […]. Rappelée à la vie par ce procédé cruel, la victime tire
cependant autant qu’elle peut sur ses chaînes, […] dont les spasmes périodiques viennent
rythmer le souffle de l’incendie. […] Ensuite, je renouvelle l’ensemble des opérations
précédentes […] j’enflamme le buisson roux. Cette fois le corps aux courbes voluptueuses
bouge davantage, dans le rougeoiement de la torche vivante […] la fille se tord au paroxysme
de la souffrance. Une sorte de râle sort de sa gorge, avec des halètements et des cris de plus
en plus précipités, jusqu’au long gémissement rauque final […]. Mais je recommence pour la
troisième fois […]. Et la condamnée remue à présent, sous la torture, de façon vraiment
plaisante […]. Profitant de l’état d’épuisement où l’ont laissée ses dernières brûlures (j’avais
même fourré un peu de crin à l’intérieur du sexe pour prolonger la combustion), je détache
des montants du lit les chaînes de la prisonnière dont le doux visage au sourire imperturbable
reflète la joie des jeunes martyres entre les mains de leurs bourreaux. […] J’enchaîne ensuite
chacune de ses chevilles à l’un des poids de fonte de vingt kilos, qui sont situés de façon
symétrique de part et d’autre de la scie […]. L’écartement des longues jambes, bien tendues
par les liens, fait pénétrer davantage les pointes d’acier dans les chairs tendres du périnée ;
des filets de sang commencent à couler sur le plat de la lame et la face interne des cuisses
[…]. (176-182)
Un nouveau retake du viol de JR déplace le même scénario dans une église abandonnée où
douze jeunes filles habillées en vêtements de cérémonie de communion, destinées ellesmêmes à être crucifiées sur les croix qui occupent les colonnes de la nef de l’église,
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entourent le corps de JR – morcelé, ensanglanté, chair et viscères exposés – sur l’autel du
temple :
[…] le superbe corps ensanglanté de Joan se trouve étendu sur le dos, la tête en bas, sur
les marches de l’autel d’une église désaffectée, dans les profonds sous-sols de Harlem qui
servent depuis longtemps aux cérémonies expiatoires. […] Là, de chaque côté de la
suppliciée ainsi couchée à la renverse, les jambes ouvertes et les pieds attachés aux deux
candélabres géants […], les douze communiantes encore toutes neuves et parées de leurs
atours ont été disposées à genoux […]. Mais, devant les douze colonnes de la nef se dressent
déjà les douze croix auxquelles les petites filles sont finalement promises : trois croix en
forme d’X, trois en forme de T, trois en forme d’Y, trois en forme d’Y renversé. Et, sous
leurs regards aveuglés, l’hostie du sacrifice gît sur une mare de sang, les sens arrachés ainsi
que toutes les chairs au bas du ventre et en haut de la face interne des cuisses. Ses mains
délicates, bien lavées, toutes blanches, semblent caresser ces déchirures, au creux de la plaie
rouge sombre qui remplace le pubis ; mais ces mains aux doigts effilés sont comme des
mains étrangères, que rien ne rattache plus au corps, car les deux bras aussi ont été arrachés
et les flots de sang qui ont coulé des aisselles se sont répandus tout autour de la tête au
sourire extasié […]. (211-3)
Après l’explosion de L’Eden et Projet, ces images de violence sexuelle sont incorporées de
façon récurrente à l’imagerie qui caractérise la période qui s’ensuit, ré-émergeant dans les
films Glissements progressifs du plaisir (1974) et Le Jeu avec le feu (1975), et les romans
Topologie d’une cité fantôme (Minuit, 1976) et Souvenirs du triangle d’or (Minuit, 1978).
Dans l’ensemble de la production postérieure de Robbe-Grillet, ces images sont absentes ou
apparaissent de façon très limitée, à l’exception de Angélique ou l’enchantement (Minuit,
1988) et surtout de La Reprise. Malgré le rapport explicite que ces romans et films
établissent entre la représentation de la violence et les pratiques des sacrifices rituels, la
critique de Robbe-Grillet – à l’exception notable de Raylene Ramsay dont les conclusions
sont présentées dans la suite de cet article – n’a pas examiné la problématique de la violence
sexuelle à travers une théorie du sacrifice. Les questions qu’on se pose ici sont les suivantes :
pourquoi cette représentation de la violence est-elle chargée de références sacrificielles ?
Qu’est-ce que ces références peuvent apporter à notre compréhension de cette
problématique ?
Freud est le premier à avoir élaboré une théorie sur la fonction du meurtre dans le processus
de fondation de l’ordre social. Dans Totem et Tabou2, il part de la description d’une
organisation primitive où le père accumule les pouvoirs. Les frères tuent le père pour lui
enlever la possession des femmes, mais ensuite ce meurtre devient un tabou qui ne doit pas
être répété et le totem religieux remplace le père mort. Mus par le même désir sexuel, les
frères, pour éviter de s’entretuer, se mettent d’accord pour se partager les femmes : ils
instituent la règle de l’inceste et du même coup la horde primitive endogamique devient la
société exogamique que nous connaissons (288-93). Freud va extrapoler le meurtre du père à
la vie psychique pour affirmer que le fantasme de ce meurtre est le noyau de toutes les
névroses (309-18).
La théorie de René Girard sur le meurtre fondateur part d’une révision de Freud : réfutant
l’existence de cette figure paternelle, il affirme que l’origine de ce conflit est la rivalité pour
la possession des femmes entre un groupe d’hommes qui ont des pouvoirs égaux. Derrière
les motivations qui poussent ce collectif à commettre un meurtre se trouve le problème de
l’indifférenciation entre les membres du groupe : le désir sexuel qui les divise les submerge
2
Voir références dans la bibliographie.
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dans un cercle de violence réciproque ; aucune différence ne se manifeste entre eux pour
déplacer le conflit d’un côté ou de l’autre, ce qui peut conduire à l’anéantissement total du
groupe (1972, 291-300). Pour arrêter cet enchaînement de violence réciproque, le groupe a
recours à un acte de violence « sacrée » : le sacrifice. Le sacrifice devient un acte de violence
bénéfique, parce qu’il restaure la paix et l’unanimité en opérant un transfert de la culpabilité
collective sur une victime quelconque (121-2). Avec ce déplacement du désir sexuel et de la
violence se crée « une zone protégée, un minimum de non-violence absolument
indispensable aux fonctions essentielles, à la survie des enfants, à leur éducation culturelle, à
tout ce qui fait l’humanité de l’homme ». Le mécanisme sacrificiel est « essentiellement
responsable du fait qu’il existe une chose telle que l’humanité » (303). Selon cette définition
du phénomène social, la condition de l’existence de toute société est la régulation de celle-ci
par le mécanisme du sacrifice. La société recourt régulièrement au sacrifice pour récupérer
sa stabilité perdue dans une crise violente qui menace de provoquer la désintégration sociale
(303).
Raylene Ramsay met brièvement en rapport l’interprétation du mythe œdipien que fait René
Girard avec les reconfigurations de l’histoire d’Œdipe qui apparaissent chez Robbe-Grillet.
Comme l’affirme Ramsay, Robbe-Grillet paraît mettre en scène les mécanismes sociomythologiques de la différenciation qui, selon Girard, sont centraux pour la survie du groupe
(1992, 163-4). Des travaux de Robbe-Grillet se dégage une reconnaissance de la présence du
mécanisme du sacrifice derrière la trame narrative d’un nombre infini de récits
mythologiques et d’œuvres littéraires, mais aussi, derrière le schéma évolutif de l’Histoire.
La Violence et le Sacré fut publié en 1972, ce qui signifie que l’œuvre de Girard n’a pu
influencer – si elle l’a fait – les textes de Robbe-Grillet qu’à partir de cette année-là.
Pourtant, dans des romans comme Le Voyeur (Minuit, 1955) et Projet pour une révolution à
New York (1970), Robbe-Grillet montre déjà une intuition remarquable du fonctionnement
de ce mécanisme. Projet présente une situation analogue à celle que Girard décrit dans la
crise sacrificielle : comme le mot révolution dans le titre du roman l’annonce, la société de
New York, la ville prototype du monde urbain contemporain, sent la proximité d’un
changement dans l’ordre social. La menace provient de l’existence d’une organisation
clandestine qui prêche le pouvoir libérateur de la couleur rouge, représentant « le viol,
l’incendie, le meurtre » (38), dont la fonction est expliquée par l’un des révolutionnaires :
– Le crime est indispensable à la révolution, récite le docteur. Le viol, l’assassinat,
l’incendie sont les trois actes métaphoriques qui libéreront les nègres, les prolétaires en
loques et les travailleurs intellectuels de leur esclavage, en même temps que la bourgeoisie
de ses complexes sexuels.
– La bourgeoisie aussi sera libérée ?
– Naturellement. Et en évitant tout massacre de masses, si bien que le nombre de morts
(qui appartiendront d’ailleurs pour la plupart au sexe féminin, toujours excédentaire), le
nombre de morts paraîtra bien faible en regard de l’œuvre accomplie. (153)
Derrière ses réponses comiques émerge la vision de Robbe-Grillet sur la fonction du
sacrifice dans certains processus historiques. D’un côté, le sacrifice exerce une fonction
cathartique qui met fin à une spirale de violence généralisée dans un contexte de transition
entre deux ordres politiques. D’un autre côté, l’acte sacrificiel concentre la violence sur une
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victime dont on peut se passer, en évitant qu’elle retombe sur d’autres membres d’une
société qui apparaissent comme plus importants3.
Selon Girard, le sacrifice introduit un système symbolique de différences qui distingue entre
une violence « purificatrice » et la violence « impure » du cycle de vengeances contagieuses
qui le précède. Il introduit donc la première différence fondamentale, sur laquelle reposent
toutes les autres (76). Mais le système sacrificiel est voué à sa propre usure, qui se manifeste
par un nouveau déclenchement de la violence et par l’effacement du système de différences
(68). Dans la tragédie grecque, la perte d’efficacité du mécanisme du sacrifice se manifeste
dans la dissipation des traits d’identité qui différencient les personnages. Ces différences
sont remplacées par un modèle du « stéréotype », des traits partagés. Girard ajoute que plus
cette crise se prolonge, « plus elle favorise la mimesis violente, plus elle multiplie les effets
de miroir entre les adversaires » (74).
La problématique de l’identité est, avec celle de la violence, l’un des sujets les plus
caractéristiques de Robbe-Grillet4. Elle se manifeste par la perte des traits distinctifs qui
marquent l’individualité des personnages, ainsi que par la présence d’une thématique de
l’homogénéité sociale. Dans le contexte de conflit social qui constitue le cadre de Projet
pour une révolution à New York, on assiste à un processus de dissolution de l’identité des
personnages qui s’effectue à travers le dédoublement et la transformation progressive de
ceux-ci. Un cercle d’identités fluctuantes enveloppe tous les personnages masculins de
Projet. Le docteur Morgan est doublé par le docteur M (190). L’initiale M génère
l’apparition d’un autre personnage : le violeur et assassin « M le vampire » (213) ou
«Vampire du Métropolitain» (130), qui à son tour assume la personnalité du jumeau MarcAntoine (134). Le policier Ben Saïd disparaît sous l’identité de M le vampire (104 et 214) et
assume l’identité d’un autre personnage appelé le « frère » (205). Les fluctuations d’identité
s’accentuent parce que tous ces personnages assument la voix narrative à un point ou un
autre du roman, sans que le lecteur sache souvent qui parle. Il existe même quelqu’un appelé
« le narrateur », qui se confond avec tous les autres personnages. Cette fluctuation d’identité
questionne la différence qui constitue le propre du sujet.
A la disparition des limites identitaires entre les personnages s’ajoute l’effacement de la
différence qui sépare les antagonistes. Les membres de l’organisation révolutionnaire se
confondent peu à peu avec ceux de la police : on ne sait jamais si Ben Saïd est un
« révolutionnaire américain » (103) ou un « flic » (104) et l’assassin M le vampire est en
même temps l’agent de police qui mène l’enquête sur ses propres crimes (130). Girard
3
Girard confirme qu’à travers le sacrifice, la communauté détourne la violence des êtres qu’elle cherche à
protéger sur d’autres moins importants (15). Le sacrifice est fondé sur ce « déplacement » ou « glissement » qu’il
appelle « substitution sacrificielle » (19). Le paragraphe suivant de Projet souligne à nouveau l’idée de
substitution et la fonction cathartique du sacrifice dans les conflits violents : « [Les] grandes fêtes marquant le
triomphe de la révolution, […] doivent comporter, selon le programme prévu, afin d’éviter le massacre général
des Blancs, un nombre raisonnable de sacrifices humains particulièrement spectaculaires : viols collectifs offerts
à tous les passants sur des tréteaux dressés aux carrefours et présentant les plus belles créatures de la ville
attachées sur des chevalets spéciaux dans des postures variées, représentations théâtrales où quelques élues
seraient torturées de façon inédite, jeux du cirque renouvelés de l’antiquité, concours publics de machines à
supplices […]. » (202-3)
4
Roger-Michel Allemand identifie cette problématique de l’identité déjà dans le premier roman de Robbe-Grillet.
Il conclut que Un Régicide (Minuit, 1978 (écrit en 1949)) exhibe la mise à mort du support du roman réaliste, le
héros, ce qui se manifeste à travers un personnage sans caractère ni physionomie. Allemand ajoute que la
disparition du personnage traditionnel met en question la notion même de sujet (1991, 40-1). Ce questionnement
est ici inclus dans une problématique plus ample du rapport entre le phénomène social et la violence.
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affirme que la disparition de la différence entre « bons » et « mauvais » est caractéristique de
la perte de différences qui entraîne la crise du mécanisme sacrificiel (74).
Ce procès de dissolution de l’identité est encore accentué par la prolifération de doubles : M
et Morgan, le « vrai Ben Saïd » (125) et le « faux Ben Saïd » (114, 125), les jumeaux M et
W (108). Le double représente un conflit d’identité qui peut être rapproché du problème
d’individualité que pose selon Girard la gémellité dans les sociétés « primitives », où les
jumeaux représentent la non-différence qui menace de brouiller l’ordre social (85-9). Dans le
mythe, ils représentent « la symétrie conflictuelle et de l’identité qui caractérise la crise
sacrificielle » (90-95). La même problématique de la différence réapparaît autour de
l’inceste, qui fonctionne comme transgression de la différence fondamentale au sein de la
famille. Ce mélange de sang est vu comme une « répétition sinistre du même » (111-12). Or,
comme la gémellité, l’inceste est un sujet récurrent chez Robbe-Grillet5.
Dans la crise du mécanisme sacrificiel, la différence entre le sacrifice et la violence impure
s’efface en entraînant avec elle la perte de toute autre différence. Girard définit l’ordre
culturel comme un « système organisé de différences » où « ce sont les écarts différentiels
qui donnent aux individus leur “identité” » (76-7). A mesure que ce système disparaît, la
communauté le fait aussi (117-20). Girard montre que ce que le mythe et la littérature
désignent, la désintégration sociale causée par l’effacement des différences, peut être
constaté sur la réalité ethnologique (79-85). Chez Robbe-Grillet la dissolution du personnage
est accompagnée par la présence d’une thématique de l’uniformité qui réapparaît dans les
descriptions des collectifs humains. Comme chez Girard, on peut constater que le problème
de l’homogénéité sociale est associé à la mort :
[…] c’est à présent la foule [...] Tous se ressemblent par le costume, mais aussi par le
visage imberbe, blond et rose, de cette coloration sans nuance qui évoque moins la bonne
santé que la peinture dont on recouvre les mannequins dans les vitrines, ou les figures
embaumées des cadavres dans les cercueils de verre des cimetières pour chers disparus.
(Projet, 30-1)
Toutes les manifestations de l’usure du sacrifice énoncées par Girard peuvent être retrouvées
chez Robbe-Grillet, dont le travail met en évidence le mécanisme sacrificiel qui se cache
derrière le lien social. Pourtant, les victimes de Robbe-Grillet sont toujours des femmes ;
visiblement la thématique du sacrifice cache un conflit entre les sexes, tandis que dans La
Violence et le Sacré à aucun moment Girard ne voit dans le sacrifice une violence dirigée
contre la femme6.
5
Dans Le Jeu avec le feu, l’inceste est le thème qui ouvre le film et le point de départ pour le catalogue de
perversions qui va se déplier. Les lectures qu’on peut faire de ce thème ne s’épuisent pas dans une référence à la
problématique de la différence, mais celle-ci est présente dans la représentation de l’inceste. Dans Projet, où le
viol de Laura par « son frère » réapparaît plusieurs fois (17-26 et 170-1), le rapport sexuel est décrit dans des
termes qui suggèrent une dissolution de la jeune fille : « […] une main chaude et ferme se plaque contre sa
bouche, tandis qu’elle éprouve la sensation d’une masse écrasante qui se glisse contre elle et bientôt la submerge
tout entière ». Quant au « frère », son individualité disparaît dans le nom collectif, « la masse », par lequel on fait
référence au violeur. Ce thème est encore lié de façon indirecte à une problématique de l’identité : la scène du
viol incestueux se fixe pour devenir une affiche publicitaire qui se reproduit à plusieurs dizaines dans un couloir
du métro de New York (28-9). La multiplication de la même image évoque la problématique de la répétition que
Girard situe au centre du tabou de l’inceste. L’impression de dissolution de la différence est accentuée par la
transformation de la scène de l’inceste en affiche publicitaire. L’affiche situe l’inceste dans la sphère de
l’imaginaire collectif, contribuant à souligner un processus d’uniformisation.
6
Girard parle de l’hétérogénéité des victimes du sacrifice et, parmi les exemples qu’il donne, il ne fait aucune
référence aux femmes. Il affirme que « jamais ou presque elles ne sont sacrifiées » (27-8).
Soledad Alvarado-Palacios
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Finalement, c’est selon nous Julia Kristeva qui a élaboré une théorie psychologique et
culturelle sur le sacrifice féminin qui permet d’expliquer cette thématique chez RobbeGrillet. Kristeva part aussi d’une révision de Totem et Tabou, centrée sur les contradictions
qui entourent la figure féminine ou maternelle chez Freud (1980, 71-2). Elle veut éclairer le
rôle de la mère dans deux processus similaires : celui de la fondation de la société et celui de
la formation de l’identité du sujet. Kristeva se rend compte que le tabou de l’inceste introduit
une problématique de l’identité, de la subjectivité : l’instabilité du sujet est déterminée par
une double obsession : le désir et la peur de la fusion incestueuse. Si ce désir introduit un
problème d’indifférenciation, en même temps, la peur produit dans le sujet un « affrontement
au féminin » qui est facilité par le code social (72-3).
Kristeva part des théories de Lacan sur le processus de formation du sujet : l’Imaginaire est
l’étape qui précède l’émergence du moi, qui ne peut exister que dans l’ordre Symbolique,
c’est-à-dire après l’élaboration d’une identification à l’autre qui le lie à des situations
sociales. Cette identification aliénante inaugurant l’accès au symbolique est corrélative au
développement d’une agressivité qui marque pour toujours la relation avec l’autre (Lacan,
1966, 92-9). Chez Kristeva l’Imaginaire lacanien coïncide avec l’étape pré-œdipale où le
moi n’est pas constitué, où l’intérieur du sujet et son extérieur ne sont pas nettement
différenciés (75)7. Pendant l’étape de l’Imaginaire, l’enfant se sent encore assimilé à l’entité
maternelle, dont il doit se séparer ou qu’il doit rejeter pour former sa propre identité. Pour
cette même raison, Kristeva affirme que le féminin n’est pas une essence qui peut être
définie, il est cet « autre » qu’on rejette pour faire advenir le moi (73). Mais ce rejet du
maternel n’est jamais un processus clos : même dans la vie adulte, en tant que sujet du
Symbolique, le moi n’est jamais stable, il peut traverser des crises narcissiques où il n’est
plus sûr des frontières qui le constituent, des limites entre l’extérieur et l’intérieur. Cette
incertitude identitaire rappelle la fusion avec la mère et peut conduire le sujet à la perte de
soi, dans un processus où la folie est suivie de la mort. L’interdit de l’inceste, une loi établie
par l’autorité paternelle, soutient le moi et évite la tentation d’un retour à cette
indifférenciation à la mère archaïque (77-9).
Comme bon nombre de critiques l’ont souligné, chez Robbe-Grillet la mer est l’image
métaphorique de son homophone, la mère8. Or, cette mer-mère est toujours comparée à un
« vagin dévorateur », lieu à la fois terrifiant et attrayant qui menace de l’engloutir dans son
espace intérieur9. Notre analyse recoupe partiellement les conclusions de Ramsay, pour qui
7
Kristeva déplace la distinction entre l’Imaginaire et le Symbolique vers une distinction entre le sémiotique et le
symbolique pour pouvoir approcher le problème de l’acquisition du langage. Le sémiotique est lié à l’étape préœdipale, où le flux de pulsions qui traverse le sujet est assemblé dans ce que Kristeva appelle « la chora », une
articulation temporaire et mobile. Le sémiotique est finalement divisé par le symbolique, ce qui permet au sujet
d’attribuer des différences et significations à ce qui était avant le continuum hétérogène de la chora (Moi, 1985,
161-2).
8
Jean-Claude Vareille (1989, 52), Alain Goulet (1991, 58), Raylene Ramsay (1992, 86) et Ben Stoltzfus (1995,
174).
9
Le spectre de la mer-mère dévoratrice est surtout développé dans Le Miroir qui revient (Minuit, 1984). RobbeGrillet affirme que, dans ses cauchemars d’enfant, la mer était assimilée au péril, et toute la légende du danger
marin hantait son imagination : « trous d’eau agités de remous qui communiquent par des failles souterraines
avec la mer libre, où l’on se noie les jambes tirées vers la bas par l’enroulement de longues algues lianes, marée
montante qui vous cerne au pied d’une paroi verticale et sans prise, vagues de fond que l’on ne voit pas venir en
surface, mais dont l’aspiration irrésistible vient vous chercher, pour vous engloutir, jusqu’au sommet de la plus
haute falaise. » L’auteur ajoute : « N’importe quel psychanalyste amateur aura reconnu, non sans plaisir, dans
cette opposition facile du Jura [la région paternelle] et l’Atlantique [la région maternelle] – doux vallon au creux
garni de mousse, versus trou sans fond où guette la pieuvre – les deux images traditionnelles et antagonistes du
sexe féminin. Je ne voudrais pas qu’il s’imagine l’avoir découvert à mon insu. Signalons-lui, dans le même goût,
Soledad Alvarado-Palacios
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la mer représente chez Robbe-Grillet le dépôt de l’inconscient, un lieu de non-différenciation
qui rappelle la continuité avec la mère et où les limites corporelles et individuelles tendent à
disparaître (152). Dans l’incipit des Derniers jours de Corinthe (Minuit, 1994), RobbeGrillet raconte une anecdote d’enfance. A trois ou quatre ans – notons que c’est l’âge où
l’enfant développe le complexe d’Œdipe, qui achève le détachement d’avec la mère et
l’émergence du moi – il part avec sa mère en promenade sur la plage, à un endroit appelé
« Le Minou ». Par un temps calme, une incompréhensible lame de fond l’emporte. Il est
sauvé « du mortel élément liquide », comme il appelle la mer, par son oncle maternel, le seul
qui sait nager. Ce nom, « Le Minou » provoque des associations avec le sexe féminin : « Le
Minou, le minet, le petit chat fragile à la toison soyeuse, image la plus rassurante du sexe
féminin, ouvre brusquement sa bouche rouge aux dents de requin pour me dévorer vivant »
(10). Dans ce récit, la mer, le vagin dévorateur, représente ce que Kristeva définit comme
« la peur du sujet d’engouffrer sans retour dans la mère son identité propre » (79). C’est une
figure masculine, figurant la loi paternelle de l’inceste, qui sauve le petit Alain de « péri[r]
en mer »10. Pourtant, lorsque, pendant la guerre, il ne peut retourner sur la côte atlantique, la
région de la famille maternelle, il découvre les rapports ambigus qui l’unissent à la mer :
C’est bien à elle, en fin de compte, que m’unissaient les liens les plus forts :
inexorablement, je me sentais entraîné vers les chimères et les ténèbres qui remuent dans sa
masse profonde. Peut-être a-t-il fallu cette rupture du contact physique, ombilical, et cette
longue séparation pour que la métamorphose achève de s’accomplir, dans ma tête. J’imagine
aussi un intermédiaire possible : la musique […]. Je ne pouvais pas entendre Pelléas ou
Tristan sans me sentir aussitôt soulevé par les mouvements insidieux et redoutables de la
houle, aspiré bientôt à mon corps défendant au sein d’un univers liquide, inconnu, mouvant,
irrationnel, qui va m’engloutir, et dont le visage ineffable est à la fois celui de la mort et celui
du désir […]. (Le Miroir, 36-7)
Chez Robbe-Grillet, le sujet se débat entre ces deux mouvements opposés : d’un côté un
désir de dépassement des limites subjectives, de fusion avec l’autre maternel, une séduction
par l’enchantement du féminin ; de l’autre côté une nécessité de protection de la propre
masculinité, et aussi de l’intégrité du moi qui empêche de tomber dans la maladie mentale,
dans la « crise narcissique » selon Kristeva et finalement dans la perte de soi. L’apparition
récurrente de la figure de l’androgyne – surtout dans Topologie d’une cité fantôme et Djinn –
montre la présence de ces désirs de fusion, de confusion des sexes11. Pourtant, c’est le
mouvement contraire de protection face à la menace de dissolution dans l’autre féminin, ce
que l’on voit à la fin de son autobiographie ; hanté par ses fantasmes, Corinthe, le double de
Robbe-Grillet, prend refuge sur la côte bretonne, dans une grotte excavée dans la falaise où
des batteries allemandes désaffectées pointent vers la mer. C’est dans ce rempart défensif (la
falaise, les batteries) face à l’autre féminin (la mer) que Corinthe vit ses derniers jours. Cette
dernière image de Corinthe est celle du sujet tombé dans la maladie mentale, sans qu’on
sache trop bien si elle est causée par la fusion avec l’autre ou par l’obsession de la lutte
contre lui.
Kristeva nous mène plus loin dans la théorie du sacrifice : elle identifie le maternel et le
féminin avec la notion d’abjection. L’abjection est un dégoût, une « nausée », un
la ressemblance phonétique de la vague et du vagin ; et aussi l’étymologie du mot cauchemar, dont la racine mare
désigne la mer en latin, mais en néerlandais les fantômes nocturnes. » (13-5)
10
Robbe-Grillet utilise souvent cette expression dans Djinn (37, 45).
11
L’androgyne est une figure récurrente dans Topologie et Djinn. Dans Les Derniers jours de Corinthe une
réflexion sur le narcissisme fait advenir une brève référence à cette figure : « l’androgyne noyé, victime d’un
baiser de mort » (154-5). Significativement, l’association narcissisme-androgyne-mort confirme une lecture de la
crise narcissique comme confusion avec l’autre sexe menant à la disparition du moi.
Soledad Alvarado-Palacios
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mouvement d’expulsion dans un but de protection du moi (9-12). Elle est liée au corps et au
flux de ce qui entre ou ce qui sort du corps : nourriture, sang, excréments, etc. (86). Dans
toutes les religions, les rites de purification portent sur ce flux, et sont destinés à séparer ce
que Kristeva appelle « la souillure », de façon que l’exclusion du sale fonde le « propre »,
dans les deux sens du terme, « de chaque groupe social, sinon de chaque sujet » (80). Autour
de la souillure s’établit un tabou qui épargne le sacrifice (114). La souillure est ce qui
échappe à « un système de classification ou à une structure », parce que tout ordre se
constitue par exclusion de quelque chose d’autre, qui devient alors souillure. L’abjection est
donc ce qui « m’arrache à l’indifférencié et m’assujettit à un système » (129) ; elle sert de
« frontière de la subjectivité », de barrière protectrice qui borde l’identité du sujet (83). Dans
Les Derniers jours Robbe-Grillet raconte sa rencontre avec un double exact de lui-même. Il
est immédiatement saisi d’ « une écœurante sensation de vide intérieur ». Sa réaction face au
double est le même mouvement d’« abjection » décrit par Kristeva : « Les vertiges nauséeux
se répandant en vagues successives depuis ma tête jusqu’au ventre » (77).
Quel est le rapport entre l’abjection et le féminin ? Selon Kristeva, l’abjection se rapporte à
une limite corporelle, aux objets chus ou écartés des marges du corps : sang, excréments,
crachat (84). Or, comme elle l’explique, l’autorité maternelle est « dépositaire du corps
propre », elle est responsable du dressage à la propreté corporelle de tout enfant. La mère
marque sur le corps « la différenciation entre le propre et l’impropre ». Mais l’ordre culturel
refoule cette autorité maternelle et la topographie corporelle qu’elle établit (87). Kristeva dit
que le dégoût de la souillure « est une protection vis-à-vis du pouvoir mal contrôlé des
mères » (93). Pourquoi est-ce du refoulé ? La culture, le langage, fonctionnent en établissant
des limites, des séparations entre des éléments discrets (87). Mais le flux de ce qui entre ou
ce qui sort du corps s’oppose à cette logique, parce qu’il dit « l’infinitude du corps propre » ;
traversant le corps, ce flux met en question son autonomie, sa distinction et, à la limite,
l’individualité du sujet (127). Ce flux est assimilé à la mère et, dans l’histoire du sujet, c’est
l’abomination de la mère qui arrache le moi à l’indifférencié et lui assigne une place dans le
Symbolique (131).
Chez Kristeva s’ébauche une théorie du matricide : ce n’est pas le meurtre du père, comme
le dit Freud, ni celui de n’importe qui, comme le dit Girard, mais le sacrifice de la mère qui
fonde l’ordre symbolique et permet au sujet de structurer son identité. L’individualité du
sujet se fonde sur le rejet de « l’entité maternelle » et la culture sur « l’interdit du corps
maternel » (1980, 20-1, 1983, 56-7)12. La crise narcissique, comme la crise sociale,
déclenche un retour à ces pratiques sacrificielles. Comme on l’a dit, pour Kristeva, le sujet
n’est pas une entité stable ; à chaque fois qu’il se produit une crise identitaire, à chaque fois
que la place du sujet dans le symbolique est mise en question, que les limites du moi
deviennent floues, l’abjection de la mère doit être revécue. Toute violence est une répétition
12
Selon Martha Reineke : « Kristeva detects a common pattern in responses that individuals and communities
make to potentially lethal threats. Just as a subject under siege may deploy defensive strategies modeled on the
initial bounding-practices of emergent subjectivity, so also may a community under threat engage in boundarybuilding ventures based on those that first brought it into existence as a social order. Indeed, practices aimed at
resecuring order – the border-bounding efforts of diverse entities – tend to be mimetic counterparts of each other.
[…] The female body is a favored site to which persons have turned throughout history to reproduce their origins.
Whenever order is challenged and they wish to resecure their boundaries against threat, they turn to that body to
reinscribe, reflect on, and commit to memory subject-creating forces […] that first secured them in the world. »
(1997, 68).
Soledad Alvarado-Palacios
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du toi ou moi avec l’entité maternelle, destinée à protéger le sujet13. Si les femmes sont les
victimes de prédilection dans ces moments de crise, c’est parce que leurs corps portent les
marques de « l’abject » maternel. Le féminin, assimilé à l’abject, est sacrifié pour permettre
au sujet de rétablir sa place dans le symbolique, et pour permettre à la communauté
d’effectuer un retour à l’ordre (Reineke, 1997, 29-32). Avec le christianisme, la souillure se
transforme en péché : le mal est maintenant à l’intérieur du sujet, ce qui ouvre la voie pour
les persécutions dont témoigne l’histoire noire de l’Eglise (Kristeva, 1980, 135-53). Ce genre
de récits prolifère chez Robbe-Grillet : martyres de saintes accumulés dans la fantasmatique
collective et sorcières brûlées par le feu inquisitorial14.
Cette mise en scène du fantasme personnel, le sadisme masculin, est aussi une
reconnaissance, une déconstruction du mécanisme sacrificiel basé sur la répression du
féminin qui se cache derrière le lien social et la notion d’identité qu’il instaure et qui permet
au sujet et à la société récupérer sa stabilité identitaire quand celle-ci est en danger. A
l’occasion, la jeune fille de Robbe-Grillet peut devenir une « poupée », un « mannequin ».
Echo d’une réification croissante de la femme, la poupée est un objet qui se prête au jeu d’un
sujet. Or, comme l’affirme Kristeva, la mère fantasmatique doit être constituée en « lieu
autonome », en « objet distinct » (119)15. Transformée en poupée-objet, la jeune fille de
Robbe-Grillet fonde l’ordre symbolique, basé sur l’échange des femmes (Irigaray, 1977,
167-185), et assure la position du sujet dans le même ordre, en lui permettant d’effectuer la
séparation qui fonde sa propre subjectivité. Quand, enfant au sommeil difficile, le petit Alain
faisait des cauchemars où il se noyait dans la mer, la poupée de chiffon, objet des premiers
exercices sado-érotiques, l’aidait à s’endormir (Angélique, 32-3, Le Miroir, 13-6, 180).
Une dernière question se pose : pourquoi chez Robbe-Grillet le corps sacrifié est-il un beau
cadavre, un cadavre érotisé ? Selon Kristeva, avant le judaïsme, le corps sacrifié – lien avec
dieu – est « désirable, fascinant, sacré » (129). Dans le judaïsme, un système de fondation du
propre par séparation de l’impropre, le cadavre, le corps pourrissant, est considéré comme le
déchet ou la « pollution fondamentale », l’abjection ultime du système social (127). Elle
affirme que dans la religion juive, la religion du père, le culte du cadavre est associé avec les
religions ennemies, qui idolâtrent « la grande mère nature » (128). L’érotisation du corps
mort de la femme s’offre à deux interprétations opposées. D’un côté, la loi paternelle dicte
l’abomination de « la mère et la mort » (131) : dans l’autobiographie, le père du petit Alain
fabriquait des boîtes en carton pour des poupées de série (Le Miroir, 51), récit signifiant la
mise en bière du féminin par la loi du père qui permet au sujet l’accès à la culture.
13
Selon Kristeva, le narcissisme qui fonde le sujet est une défense contre le vide provoqué par la séparation de la
mère et le transfert vers le père, qui prend la forme d’une projection du moi dans le Symbolique. La violence est
le symptôme de la crise narcissique et elle est destinée à protéger le sujet de ce vide (1983, 59). Dans la crise, le
procès est répété : la répression de l’entité maternelle n’est jamais un procès clos et définitif, parce que la chora
sémiotique subsiste dans le symbolique sous la forme de pressions pulsionnelles ; une nouvelle répression de
celle-ci permet un replacement du moi dans le symbolique (Reineke, 1997, 27-9, voir aussi Moi, 1985, 162).
14
Robbe-Grillet affirme que le film Glissements progressifs du plaisir est une adaptation de La Sorcière de
Michelet (Brée, 1979, 94). Dans une scène de ce film, Alice, le personnage principal, parle de faire une peinture
de son amie Nora en sainte Agathe, qui fut « martyrisée le jour de ses noces » ; elle offre ensuite une description
de la torture : « On a déchiré le haut de sa robe blanche et on lui a arraché les deux seins avec des tenailles
rougies au feu. C’est toujours comme ça qu’on la voit sur les images. »
15
Kristeva ajoute que cette constitution de la mère en objet est rendue possible : la séparation sujet/objet
qu’effectue le langage relève de la phobie de fusion avec la mère ; elle facilite l’abjection de la mère après la
phase pré-œdipale et la création de l’individualité subjective (1980, 72-3).
Soledad Alvarado-Palacios
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L’érotisation du cadavre serait la transgression ultime de cette loi, qui chez Robbe-Grillet
comprend même des scènes de nécrophagie et nécrophilie16. Dans ce fantasme du désir du
cadavre on peut voir un retour au pouvoir indifférenciateur de la mère, une reconnaissance
de la puissance anti-culturelle du féminin, qui menace surtout la notion d’individualité. D’un
autre côté, comme l’affirme Kristeva, cette érotisation de la morte est la culmination d’un
procès d’abolition de la femme, de l’autre. Morte et idéalisée, la femme perd son moi pour se
confondre avec le désir du sujet, qui aime son propre désir, qui s’aime lui-même au-delà
d’elle17.
A travers la thématique du sacrifice de la femme, Robbe-Grillet évoque donc le problème
des limites du moi, traversé à la fois par une nécessité de maintenir sa propre intégrité, qui
assure son existence, et par une fantasmatique de la désintégration dans l’autre, dans un
féminin aux marges de la culture.
Soledad Alvarado-Palacios
Birkbeck, University of London
[email protected]
Bibliographie
ALLEMAND, R-M. et GOULET, A., Imaginaire, Ecritures, Lectures de Robbe-Grillet :
D’un Régicide aux Romanesques, Arcane-Beaunieux, 1991.
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Homosexualities in French Literature : Cultural contexts/Critical texts, George
Stamboliam et Elaine Marks (éd.), Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1979, 87100.
FREUD, S., Totem et Tabou : Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et
celle des névrosés, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1993 (1ère
éd. 1912-13).
GIRARD, R., La Violence et le Sacré, Paris, Bernard Grasset, 1972.
16
Dans La Maison de rendez-vous (Minuit, 1965, 121) le cadavre de la Japonaise Kito est « servi à différentes
sauces » dans un restaurant chinois « pour quelques clients des deux sexes aux goûts dépravés ». Dans Souvenirs
du triangle d’or (214) et dans le film Le Jeu avec le feu, on trouve deux scènes similaires où un beau cadavre gît
dans une pose érotique dans son cercueil. Dans Projet on trouve une scène de voyeurisme peu conventionnelle où
« le serrurier myope », éveillé par la vision de la mort d’une jeune fille, viole ensuite son cadavre : « La jeune
fille est alors prise de spasmes violents, périodiques, produisant une sorte de contraction mouvante et rythmée qui
s’étend de la face interne des cuisses jusqu’au nombril, dont les replis ciselés forment en intaille une rose
miniature, un peu au-dessous d’une des spires trop fortement serrées de la corde, qui affine encore la taille, où
elle creuse une profonde dépression faisant saillir les hanches et le ventre. Puis la jolie tête, qui seule peut remuer
davantage, se laisse aller de droite et de gauche convulsivement, une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cinq
fois, et retombe à la fin sans vie, tandis que tout le corps paraît d’un seul coup s’être détendu. Ensuite, la fille
reste immobile et molle, comme une de ces poupées-esclaves japonaises que l’on vend dans les magasins
populaires de China-Town, abandonnées à tous les caprices, la bouche définitivement muette, les yeux fixes. […]
Après une minute de réflexion, le petit homme chauve tend un index timide vers la tempe cuivrée. La mince
artère a fini de battre. La fille est bien morte. […] Puis, il s’agenouille entre les poids de fonte, se couche avec
précaution sur le corps couleur d’ambre, dont il déflore d’un seul coup de reins précis le sexe encore brûlant. »
(196-6).
17
A ce sujet, Kristeva affirme : « La femme (l’autre, l’objet) est abolie pour cependant renaître dans cette
cristallisation maximale qu’est l’amour post-mortuaire où l’auteur projette la toute puissance de son désir de la
posséder, de se posséder au-delà d’elle. Que l’idéalisation phallique s’édifie sur le socle d’une mise à mort du
corps féminin, ces femmes maîtresses-et-mortes nous le rappellent. » (1983, 443).
Soledad Alvarado-Palacios
38
IRIGARAY, L., Ce Sexe qui n’en est pas un, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1977.
KRISTEVA, J., Pouvoirs de l’horreur : Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel »,
1980.
KRISTEVA, J., Histoires d’amour, Paris, Denoël, coll. « Folio », 1983.
LACAN, J., « Le stade du Miroir comme formateur de la fonction du Je », Ecrits I, Paris,
Seuil, coll. « Points », 1999 (1ère éd. 1966).
MOI, T., Sexual/Textual Politics : Feminist Literary Theory, Londres et New York,
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RAMSAY, R. L., Robbe-Grillet and Modernity : Science, sexuality and subversion,
Gainesville, University Press of Florida, 1992.
REINEKE, M. J., Sacrificed Lives : Kristeva on Women and Language, Bloomington et
Indianapolis, Indiana University Press, 1997.
STOLTZFUS, B., « The Elusive Heroine : An Interacts Essay » in La Belle Captive : A
Novel (Alain Robbe-Grillet et René Magritte), Berkeley, University of California Press,
1995.
VAREILLE, J-C., « Robbe-Grillet : Roman de la vie/vie du roman » in Fragments d’un
imaginaire contemporain : Pinget, Robbe-Grillet, Simon, Paris, José Corti, 1989.
Soledad Alvarado-Palacios

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