Henri Boyer (ARSER- Laboratoire DIPRALANG, Universit

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Henri Boyer (ARSER- Laboratoire DIPRALANG, Universit
Quelle identité ethnosociolinguistique pour la nation paraguayenne (et le nationalisme
paraguayen) ?
Henri Boyer
Université Montpellier III
ARSER- Laboratoire DIPRALANG,
Mots clés : Sociolinguistique, politique linguistique, multilinguisme, Paraguay, Guarani,
Constitution,
L’auteur : Professeur de linguistique à l’université Montpellier III, a publié des
ouvrages et des articles de sociolinguistique centrés sur les faits de multilinguisme et de
multiculturalisme dans les sociétés hispaniques.
Pour les sociolinguistes le Paraguay présente une configuration linguistique assez
exceptionnelle en Amérique latine (plus spécifiquement au sein de l’ensemble hispanique).
Outre l’existence maintenue de 17 à 19 (selon les estimations) langues amérindiennes, parlées
par des communautés indigènes territorialisées plus ou moins réduites, c’est surtout le
bilinguisme généralisé (et aujourd’hui institutionnalisé) qui frappe l’observateur : un
bilinguisme de nature (encore) diglossique, parce que les deux langues en concurrence, le
guarani et le castillan, n’ont pas le même territoire communicationnel. Les deux langues n’ont
pas – pour l’instant - loin de là, atteint une égalité sur le plan des fonctions sociolinguistiques,
mais cette asymétrie fonctionnelle et donc cette inégalité sociolinguistique va de pair avec une
hégémonie démolinguistique et une célébration partagée (bien que variable selon les
catégories sociales) en faveur du guarani.
En effet, ce même guarani, s’il présente tous les signes manifestes d’une minoration
(en particulier par sa grande faiblesse dans l’écrit, dans les médias et la communication
administrative en premier lieu), est la langue très majoritairement parlée dans le pays (en
milieu rural singulièrement), sous la modalité baptisée yopará, produit d’une longue
hybridation qu’a subie le guarani dominé au contact du castillan dominant 1 :
- le guarani est la langue usuelle de 59,2% des foyers paraguayens
1
Il est clair que je parle ici du guarani dit paraguayen, distinct des formes du guarani ethnique que parlent encore
des communautés indigènes.
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alors que le castillan ne l’est que pour 35,7% de ces foyers.
Par ailleurs on considère que 94% de la population parle les deux langues (Corvalán
2006).
Depuis 1992 et l’adoption d’une Constitution démocratique, après plus de trois
décennies de dictature de Stroessner (1954-1989), la donne sociolinguistique du pays a
incontestablement évolué puisque le guarani, désormais langue co-officielle, est langue
d’enseignement (et non plus seulement langue enseignée), dans le cadre d’un Plan
d’Education Bilingue ambitieux (et qui a connu plusieurs phases, entre succès et faiblesse)
(Boyer et Natali 2006).
Cependant, le guarani hérite d’une longue histoire assez paradoxale au cours de
laquelle tantôt alternativement, tantôt simultanément, il a été stigmatisé et célébré. Stigmatisé
comme langue de la ruralité, de l’inculture et de la pauvreté, célébré comme trait fondamental
(hautement différenciateur au sein de l’hispanité américaine) de l’identité paraguayenne,
particulièrement durant les périodes de guerre avec les pays voisins (Guerre de la Triple
Alliance, Guerre du Chaco).
Et l’état de l’imaginaire des langues en présence témoigne toujours de ce paradoxe sur
le plan des représentations et des attitudes même si on peut observer un jeu représentationnel
plus complexe que dans les cas de pur stéréotypage, comme on peut en observer dans d’autres
situations de conflit diglossique (Boyer 2007).
Cependant, il y a bien ambivalence, dualité. Ainsi une enquête a montré que si 77,6%
des Paraguayens sont en désaccord avec l’affirmation selon laquelle « au Paraguay, c’est bien
de ne savoir parler que le guarani » alors que 33,4% seulement des mêmes Paraguayens sont
d’accord avec l’affirmation selon laquelle « pour progresser économiquement il faut savoir
parler guarani », 81,3% considèrent cependant que « la langue guarani est dans [leur] sang »,
ce qui confirme l’accord très majoritaire avec l’opinion que « pour être authentiquement
Paraguayen, il faut savoir parler guarani » (71,3%) (Gynan 2003 : 76-80).
Ces données conduisent à diagnostiquer le « haut degré de nationalisme qui naît de
l’usage du guarani » (Corvalán 1977, 1981 : 45), qui se traduit sur le plan de la communauté
linguistique dans son ensemble par une attitude de loyauté incontestable à l’égard de la langue
autochtone. Le sociolinguiste est donc fondé à s’interroger face à une telle dynamique
représentationnelle, dont le moteur est identitaire.
Le « poids » d’une attitude de loyauté séculaire appuyée par un indéniable
volontarisme glottopolitique peut rééquilibrer les « poids » respectifs des deux langues en
concurrence.
Cela dit, la configuration sociolinguistique (et culturelle) prise en compte par la
Constitution de 1992 ne s’arrête pas à la coexistence du guarani et de l’espagnol. Il y a aussi
la présence des langues indigènes dont des défenseurs – universitaires, chercheurs, militants –
sont nombreux, des langues dont la situation (certaines sont très minoritaires) ne manque pas
de faire contraste avec la situation de la seule langue amérindienne à avoir prospéré au
Paraguay au point d’être devenue à la fin du XXe siècle non seulement langue nationale (en
1967) mais surtout langue officielle (1992). Or, comme je l’ai dit, les guaranophones
ethniques, qui sont restés en marge (par refus ?) des divers métissages intervenus à partir de la
conquête 2 ne souhaitent pas que leur langue et leur identité culturelle soient confondues avec
2
Qui ont fait que la région, devenue le Paraguay indépendant en 1811, est peuplée très majoritairement par une
communauté de Métis.
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la langue et la culture des Paraguayens, se considérant eux-mêmes comme l’un des peuples
autochtones 3
Et si les discours épilinguistiques sont si abondants aujourd’hui au Paraguay, comme
ils l’ont, semble-t-il, souvent été dans l’Histoire, c’est que les représentations de la / des
langue(s) sont au cœur de l’imaginaire national et qu’elles sont, pourrait-on dire, l’épicentre
d’un nationalisme (de type culturel à dominante ethnosociolinguistique) porté par un
interdiscours dominant et savamment entretenu par les acteurs politiques de tous bords,
« colorados » comme « liberales » 4 .
Ce nationalisme culturel-ethnosociolinguistique qui a, en particulier, développé le
mythe de la fusion charnelle du Colonisateur espagnol et de l’Indienne guarani comme acte
fondateur de la nation métissée et bilingue et dont le guarani paraguayen toujours vivant
porte socialement témoignage (Zucolillo 2000) a dû cependant (doit encore) accommoder
quelques contradictions, dont celle-ci en particulier : le guarani est certes à l’origine une
langue précolombienne, donc prestigieuse, et le fait différentiel par excellence du Paraguay,
mais combien la société métissée paraguayenne peut-elle / doit-elle reconnaître d’ancêtres
précolombiens : comment intégrer idéologiquement le statut et les revendications des peuples
indigènes qui se perçoivent comme des communautés à part entière, distinctes de la
communauté paraguayenne. Autre questionnement légitime (du point de vue
ethnosociolinguistique) : pourquoi ne pas faire du guarani majoritaire la seule langue officielle
du Paraguay – ce serait un indicateur fort d’identité. La Commission Nationale du
Bilinguisme est partagée sur ce point (même si majoritairement elle est pour un statu quo
amélioré).
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J’aurais souhaité travailler, pour en parler dans cette communication, sur les débats
autour du vote d’une Loi des Langues du Paraguay, en gestation depuis plusieurs années et
dont une version concertée est encore en souffrance au Parlement … Ce sera pour plus tard.
Pour conclure, je me bornerai ici, faute de mieux, à évoquer la pratique politique
paraguayenne en matière de choix de langue et le rôle qu’y joue le guarani (jusqu’à
l’instrumentalisation). Si le discours politique est normalement produit, y compris à l’oral, en
espagnol, il est impensable qu’un homme politique ait un avenir assuré au Paraguay s’il ne
fait pas la preuve de sa compétence en guarani. Il s’expose dans cette hypothèse à une
disqualification que ne manqueraient pas de lui prodiguer ses adversaires. Ainsi le précédent
Président de la République, Nicanor Duarte ne se privait pas de railler certains dirigeants du
parti d’opposition qui ne savaient pas parler correctement l’idiome autochtone, en relevant au
besoin les fautes commises.
L’intronisation officielle de Fernando Lugo comme nouveau Président de la
République, le 15 août 2008, a été l’occasion d’une célébration, qualifiée d’émouvante par la
presse, où la langue guarani a rempli pleinement sa fonction identitaire (Boyer 2008). Selon le
quotidien Ultima Hora du 16/08/08, « La lengua guarani fue protagonista en el acto de
asunción del presidente Fernando Lugo ». Non seulement l’hymne national fut chanté dans sa
3
G. Scappini , doctorante en anthropologie, communication personnelle (à propos de son travail de recherche en
Master)
4
Interdiscours dont l’une des conséquences tangibles a été de neutraliser l’idéologie diglossique – à la vérité peu
efficace dans ce cas précis – favorable à la langue dominante du colonisateur, à l’œuvre plus ou moins
ostensiblement depuis les origines de la Conquête.
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version en guarani – initiative qui n’a pas plu à tous les acteurs politiques présents – mais le
nouveau Président a commencé et poursuivi durant quelques instants son discours en guarani
en dédiant l’acte solennel aux ancêtres amérindiens : « Nande ypykuérape » (voir ci-dessous
la reproduction de cette prise de parole institutionnelle). Il est clair qu’il s’agit ostensiblement
d’un positionnement ethnosociolinguistique en faveur de l’identité métisse avec un hommage
appuyé à sa composante autochtone 5 .
Ceremonia de Juramento del Senor Presidente FERNANDO LUGO MENDEZ
Asunción, viernes 15 de agosto de 2.008
Sede del Congreso Nacional
Discurso
Señor Presidente de la República Federativa del Brasil, don Inácio Lula Da Silva, señora presidenta
de la República de Chile, Michelle Bachelet ; señor presidente de la República de Bolivia, Evo
Morales Ayma ; señora presidenta de la República Argentina, Christina Fernández ; señor
presidente de la República Oriental del Uruguay, Tabaré Vásquez y señora esposa ; señor
presidente de la República del Ecuador, Rafael Correa y señora esposa ; señor presidente de la
República de Honduras, José Manual Zelaya González ; señor presidente de la República
Bolivariana de Venezuela, Hugo Chávez, señor presidente de la República de China-Taiwán, Ma
Jing-Jeou ; su alteza real príncipe Felipe de Asturias ; señores vicepresidentes, señores ministros,
señores parlamentarios, señores embajadores de misiones especiales, señores representantes de
organismos internacionales, invitados especiales, señoras y señores :
Nande ypykuérape
(A nuestros ancestros)
+ Amo nepyrúvo che ne’é, ndaikatúi che resarai nande ypy kuéra kuégüi, oíva avei nande
apýtepe, ha’ekuéra ha’e nane retá jára teete. Nuestros hermanos indígenas de la República
del Paraguay, también presentes aquí, son los genuinos y auténticos duenos de nuestra
historia y de nuestra tierra. (Al comenzar mi mensaje no puedo olvidarme de nuestros
ancestros, presentes con nosotros. Ellos son los verdaderos duenos de nuestra nación)
++ Aguahé mboyve ápe, aguahé pe óga itujámava ápe ko Paraguaýpe, hérava Casa de la
Independencia del Paraguaype. Upépe, ahecha ojehai péicha :
(Antes de venir aquí llegué a la antigua casa de Asunción conocida como Casa de la
Independencia del Paraguay, donde encontré escrito este pensamiento :)
‘El pueblo del Paraguay desde ahora se muestra celoso de su naciente libertad. Reconoce sus
derechos, no pretende perjudicar, aun levemente, a los de ningún otro pueblo, ni tampoco se
niega a todo que es regular y justo para formar una sociedad fundada en principios de
justicia, de equidad y de igualdad. Este ha sido el modo como ella por sí misma y a esfuerzos
de su propia resolución se constituido en libertad y en el pleno goce de sus derechos. Se
enganaría cualquiera que llegase a imaginar que su intencíon había sido entregarse al
arbitrio ajeno y hacer dependiente su suerte de otra voluntad ; en tal caso, nada habría
adelantado ni reportado otro fruto de su sacrificio que el cambiar unas cadenas por otras y
mudar de amo’.
(Nota del 25 de julio de 1811 de la Junta Superior Gubernativa a la Junta de Buenos Aires)
5
Je remercie Susy Delado, Directrice de la Promotion des Langues au Secrétariat à la Culture du Paraguay, pour
les informations qu’elle m’a aimablement fournies. Je conserve à l’extrai du discours reproduit sa typographie
d’origine.
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+++ Tetäygua kuéra, che py’aite guive ága kóva ko che ne’é oguahéta peeme nane korasö
ruguapeve. Aiporusemi sapyaite Espana ne’é, ikatuhaguáicha koá mombyry mbyrýgüi oúva
oikumby che ne’é. Upéi japytávo onondive nane ne’etépe nane mongetáta lo mitá.
(Compatriotas, desde lo más intimo de mi ser estas mis palabras llegarán a lo más profundo
de vuestros corazones. Deseo expresarme brevemente en el idioma español, de manera que
quienes vienen de muy lejos puedan comprender mis expresiones. Después ya nos
quedaremos para conversar juntos en nuestro idioma nativo, queridos amigos.)
Paraguayos y paraguayas :
Compatriotas de América Latina y ciudadanos del mundo.
La digna estirpe paraguaya despierta nuevamente.
Muchas gracias, hermanos y hermanas de mi tierra; muchas gracias a la generosidad de presidentes
de naciones amigas, el príncipe, los vicepresidentes y dignatarios todos que hoy vienen a cultivar
con nosotros la semilla de un nuevo proyecto de Paraguay. […]
Références bibliographiques :
BOYER H. (2007), « Le stéréotypage ambivalent comme indicateur de conflit diglossique », Stéréotypage,
stéréotypes. Fonctionnements ordinaires et mises en scène. Tome 4 : Langue(s), Discours, sous la direction
d’Henri Boyer, Pars, L’Harmattan,
BOYER H. (2008), Langue et identité. Sur le nationalisme linguistique, Limoges, Lambert-Lucas.
BOYER H. et NATALI C. (2006), « L’éducation bilingue au Paraguay ou comment sortir de la diglossie »,
Langues minorées, langues d’enseignement, Etudes de linguistique appliquée, n°143.
CORVALAN G. (1977, 1981), Paraguay : nación bilingüe, Asunción : Centro Paraguayo de Estudios
Sociológicos.
GYNAN S.N. (2003), El bilingüimo paraguayo : Aspectos sociolingüísticos, Asunción : Universidad Evangélica
del Paraguay, Facultad de Lenguas Vivas.
ZUCOLILLO G. (2002), «Lengua y nación : el rol de las élites morales et en oficialización del guaraní
(Paraguay, 1992) », dans Suplemento antropológico, vol. XXXVII, n°2, Asunción.
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