Discours et société 1 - cems

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Discours et société 1 - cems
Discours & Société 1
Mémoire collective et pouvoirs symboliques
mémoire collective et pouvoirs symboliques
l’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi
dans le discours social en Suisse, 1995-1997
édité par J. Widmer et C. Terzi
Discours & Société 1
« Discours & Société »
publié par le
Département Sociologie et média, Université de Fribourg (Suisse)
Imprimé au Centre mécanographique de l’Université de Fribourg
1999
PREFACE
Depuis 1995, les médias suisses ont largement participé aux débats relatifs à la seconde guerre mondiale. L’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi a
été au cœur de ces débats, regroupant ou rapprochant au moins quatre problématiques avec leurs acteurs spécifiques : les « fonds en déshérence » appartenant à des victimes de l’Holocauste et non restitués par des institutions privées, banques, assurances ou fiduciaires ; l’affaire de « l’or nazi » qui
concerne principalement les transactions entre la Banque nationale suisse et le
régime nazi ; le refoulement aux frontières de victimes du nazisme ; les œuvres
d’art volées par les Nazis et pas restituées à la fin de la guerre. Revinrent à la
surface en cette période également les collaborations industrielles avec les
Nazis, les compromissions ou d’éventuelles doubles jeux de responsables
suisses durant cette période etc. La période de 1995 à 1999 fut marquée par
une intense production médiatique, éditoriale, filmique. Elle vit également
l’apparition de nouveaux acteurs institutionnels, la « Task force » ou la
« commission Bergier » pour en nommer deux, ainsi que de multiples sousaffaires, des péripéties du gardien de banque Meili ou de l’ambassadeur Jagmetti jusqu’à la menace de mise en accusation du conseiller national et professeur J. Ziegler pour atteinte à la sûreté de l’Etat.
Les travaux réunis ici ne concernent qu’un choix restreint des multiples
aspects de ces débats. Ils se limitent pour l’essentiel à l’analyse du discours de
la presse écrite : une analyse des manières dont la presse a cadré, expliqué,
évalué ces débats constituant ainsi une scène publique où non seulement une
opinion pouvait se former mais également une reproduction/reélaboration des
formes du lien politique en Suisse.
Les textes ont été élaborés dans le cadre d’un séminaire de deuxième cycle en 1997-1998. Y participaient une cinquantaine d’étudiantes et d’étudiants
qui font leurs études à Fribourg, à la Faculté des lettres de Lausanne, ou encore
en Allemagne ou en Espagne, réunis là grâce aux conventions d’échanges – et
par la conviction que nous pouvons comprendre nos manières de comprendre.
Ce que depuis Kant on nomme la critique.
Dire qu’il s’agit de travaux d’étudiantes et d’étudiants serait réducteur si
l’on entendait par là qu’il ne s’agit que d’exercices sans valeur propre. Ce serait
ne pas voir combien l’intérêt manifesté pour le travail d’analyse dépasse
l’exécution d’un pensum scolaire ; ce serait ne pas voir non plus l’espace
d’autonomie des réflexions. Leur présence dans ce volume ne résulte pas
seulement d’une évaluation mais également d’une décision propre des auteurs
de reprendre leurs travaux pour leur donner la forme d’une contribution à ce
volume. C. Terzi a rempli le rôle d’éditeur conseil pour les guider dans cette tâche.
Il reste que ce sont des travaux « sous mandat », effectués selon une approche et une méthode qui ne sont pas du libre choix des auteurs. Celles-ci seront esquissées dans l’introduction.
Nous tenons à remercier ici A. Baragiola, qui a assuré la mise en page du
volume, et M. Obbad qui a élaboré, en collaboration avec J. Widmer, le dessin
de couverture, librement inspiré de la maquette de Arte Magazine.
INTRODUCTION
Jean Widmer
Les travaux réunis dans ce volume mettent en œuvre une approche au
sens assez littéral de ce terme: une manière d’approcher le discours pour en
découvrir les formes et les relations internes. Il s’agit d’une physiologie des
textes – pour filer une métaphore médicale – plutôt que de leur classification
anatomique.
Pour caractériser cette approche, on esquissera ce que veut dire discours
dans ce cadre ainsi que deux vocabulaires analytiques, avant d’indiquer le
questionnement sociologique qui guide la démarche, à savoir la sociologie des
problèmes et des espaces publics.
Discours
La notion de discours caractérise ici une visée analytique, une manière
d’approcher les textes : il s’agit de les considérer comme des éléments de pratiques. Celles-ci présentent des formes internes, distinctes des structures
grammaticales ou textuelles par lesquelles elles se manifestent, et des relations signifiantes qui les lient à ce que l’on appelle parfois négligemment leur
contexte. L’analyse vise à découvrir ces formes et relations internes des discours comme actions sociales.1 Les découvrir et non les stipuler dans un modèle établi avant toute observation. En cela elle se rapproche de la linguistique
ou des sciences naturelles. Elle suppose que s’il y a du sens, il y a un ordre
spécifique et que cet ordre peut être décrit. Elle se distingue de l’analyse de
contenu classique en ce qu’elle ne cherche pas à dire autrement (de manière
codifiée et quantifiée) ce que les textes disent (d’une manière qui reste mystérieuse), mais à décrire comment ils disent ce qu’ils disent et à mettre en évidence leurs ressources sociales et culturelles, les savoirs procéduraux et sociaux.
Cette attitude suppose d’adopter la posture d’un lecteur analytique, un
lecteur qui ne juge pas de la vérité, de la cohérence ou de la valeur ce qui est
dit, mais qui examine les prétentions de vérité, les effets de réel, les agencements divers qui permettent aux discours et à leur réception de présenter une
version du réel cohérente et valable dans leurs propres termes.
Suspendre tout jugement de vérité peut paraître hasardeux alors qu’il
s’agit de discours qui portent notamment sur la seconde guerre mondiale et sur
l’Holocauste. Disons d’emblée que rien n’empêche un auteur d’effectuer ce jugement, tout en le laissant hors du champ de son analyse. D’autre part, même
1
Ici, La notion de discours n’est pas classificatoire, comme dans l’opposition entre discours et
récit, mais thématique : elle vise une manière de considérer l’activité langagière, inspirée de
l’ethnométodologie
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Jean Widmer
un discours antisémite reste un discours et il peut être analysé à ce titre. Et
mieux, comprendre son mode opératoire peut être utile pour le contrer.
Analyse de l’énonciation
Que veut dire considérer un texte comme une pratique ? C’est d’abord le
lire comme un lecteur ordinaire pour en établir le sens. Ensuite, se demander
ce qui constitue ce sens, autrement dit adopter la posture du lecteur analytique. Ainsi, on se demandera qui prend en charge ce sens et en quelle qualité
(l’énonciateur). Pour répondre à cette question, nul besoin de visiter les rédactions ou d’interviewer des journalistes, la réponse est dans le texte. S’agit-il
d’une nouvelle, d’un commentaire, du discours rapporté d’un politicien ? Ces
questions permettent de décrire comment parle le discours : assume-t-il une
prétention à informer, à commenter ou à agir politiquement ? Expliciter
l’énonciateur revient du même coup à expliciter aussi à quel titre ce discours
s’adresse à son lecteur implicite (le destinataire). Pour répondre à ces questions, nous examinons ce qui est dit. Or ce qui est dit est toujours aussi une
description possible du monde (la référence ou monde possible).2 Autrement
dit, analyser un texte comme pratique, c’est y découvrir les traces de sa production comme sens et l’anticipation de sa lecture comme proposition de lire le
monde d’une certaine manière.
Un exemple d’interaction peut illustrer ces relations : si un inconnu
s’adresse à vous dans la rue pour demander où se trouve la gare, vous comprendrez notamment qu’il n’est pas « d’ici » (énonciateur), qu’il pense que vous
êtes « d’ici » (destinataire) et qu’il pense ne pas se trouver devant la gare (état
du monde possible). Vous n’aurez pas à vous dire tout cela consciemment,
mais il y a fort à parier que votre réponse manifestera une telle analyse implicite. Ainsi, vous lui indiquerez (énonciateur) probablement le chemin en vous
servant de repères qu’une personne qui n’est pas « d’ici » (destinataire) peut
découvrir – direction des routes, feux de circulation etc. –en évitant, par exemple, les noms de lieux ou de personnes (monde possible). Ce contexte déterminera également les conditions de vérification de vos dires : si vous dites que
la gare se trouve à 500 mètres, cette indication peut être utile pour le passant.
Elle peut être fausse ou grossière si il s’était agi d’établir, par exemple, un plan
d’aménagement.
Catégorisations
Le sens ne se résume cependant pas à cette forme interne (la configuration des rapports entre énonciateur, destinataire et monde possible) et à ses
relations réflexives avec la situation d’énonciation (renvois au temps, au lieu,
aux auteurs et lecteurs). Il s’agit chaque fois d’un sens spécifique inséré dans
une organisation sociale possible. L’inconnu vous a demandé où se trouve la
gare et vous avez supposé qu’il souhaite prendre un train. Vous ne lui avez par
conséquent pas indiqué la route pour atteindre l’ancienne gare, désaffectée
mais intéressante d’un point de vue architectural. Votre compréhension de la
catégorie « gare » pour identifier le but du passant, suppose donc une analyse
implicite de ses intentions, des raisons typiques qui amènent un inconnu à de2
Pour une présentation technique de ces points, voir en particulier E. Véron (1980; 1987).
Introduction
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mander son chemin pour aller à la gare, de la fonction habituelle des gares, etc.
Ces savoirs pratiques fonctionnent par défaut. Ainsi, lorsque le passant poursuit en vous demandant si à votre avis il est encore possible de changer de
l’argent à la gare, vous lui indiquerez éventuellement un guichet plus proche.
Comprendre une question revient donc à comprendre toujours plus qu’un texte :
c’est comprendre la manière de voir les choses, les buts pratiques, les identités
réciproques, etc.
L’analyse de catégorisations concerne cet ordre de phénomènes : quels
choix sont effectués pour identifier les objets qui sont décrits, comment ces
choix sont congruents ou non, comment ils supposent des liens dans le monde,
etc.3 Ainsi, l’exemple précédent s’est servi d’une ressource très générale, la
paire de catégories étranger/indigène – si l’on veut paraphraser ainsi cette
identité purement circonstancielle, liée à cette rencontre. D’autres identités sont
plus stables. Ainsi la catégorie « gare » n’est pas seulement stable parce
qu’elle désigne un bâtiment mais parce que cette catégorie ouvre sur une multiplicité d’activités possibles : prendre un billet, prendre un train, attendre quelqu’un, acheter des journaux, changer de l’argent, etc.
Dans les textes de ce volume, on trouvera d’autres configurations relativement stables : l’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi, comme catégorie
d’un objet d’attention publique, objet qui se déroule comme un récit en temps
réel ; objet conçu tantôt comme un processus d’accusation, comme un reproche, comme une attaque. A chaque fois, ce sont d’autres catégories qui sont
mobilisées configurant des actions collectives. Une accusation suppose au
moins un accusateur, un accusé, une victime, un juge – et c’est l’observation
de telles catégories qui nous permettra d’établir que c’est bien de cette manière
que les événements sont constitués. Et non, par exemple, en termes d’attaque,
ce qui suppose des catégories telles que l’attaquant, ses alliés, ses buts et
stratégies, l’attaqué, ses alliés, ses traîtres éventuels etc. Une accusation est à
son tour distincte d’un reproche non tant par les catégories impliquées que par
les principes qui permettent de décider et de juger de l’issue, des principes juridiques ou des principes moraux.
Nous nommerons ces ressources pour rendre compte de l’action collective, des dispositifs d’action collective. Il s’agit de ressources tant pour dire ce
qui se passe que pour agir dans l’un des rôles appartenant à ces dispositifs.
Ceux-ci déterminent donc non seulement des catégorisations pour parler des
acteurs, ils pourvoient aussi des places pour configurer l’action de ces acteurs.
On observera ainsi que les journaux suisses n’ont pas seulement rendu compte
de la Conférence de Londres en décembre 1997, comme des énonciateurs impartiaux mais ont manifesté une manière de rendre compte qui les identifiait à
« la Suisse », accusée ou non, attaquée ou non, etc., une posture très différente de celle des journaux allemands sur le même événement.4 Ils manifestent
ainsi la difficulté à rendre compte d’événements qui touchent à l’appartenance
collective sans agir, en tant que discours journalistique, à l’intérieur de ces mêmes événements. A l’inverse, des acteurs comme J.-P. Delamuraz ou A. Koller
3
Pour une présentation de ce mode d’analyse, voir en particulier H. Sacks (1972; 1974), E.
Schegloff (1972), S. Hester et P. Eglin (1997).
4 Voir J. Sauer, ici même.
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Jean Widmer
inscrivent forcément des versions de la réalité dans leurs propos, même si
leurs buts consistent à agir dans cette réalité.5 Une place dans un dispositif
d’action collective permet le développement d’un programme d’action. A
l’inverse, l’incertitude sur la nature des dispositifs d’action pertinents fut une
caractéristique importante de cette affaire et la source pour les acteurs de difficultés pour élaborer programmes ou stratégies.6
De manière générale, on peut observer que tout acteur se transforme en
même temps qu’il agit, qu’il accède à cette qualité particulière précisément par
l’action qu’il entreprend. L’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi a aussi vu
apparaître de nouveaux acteurs comme Borer et la « Task force », Bergier et la
« commission des historiens », le sénateur D’Amato ou le gardien Meili, etc.
Ces acteurs nouveaux, de même que les acteurs déjà institués comme le
Conseil fédéral, la Banque nationale ou le Congrès juif mondial, verront leur
action et l’interprétation qui en sera donnée, affecter en retour leurs identités
d’acteurs, les compétences, intentions ou stratégies qui leurs sont attribuées.7
La relation réflexive entre énonciateur, destinataire et monde possible n’est
donc pas limitée aux seuls textes, elle se répète en abîme dans les discours
rapportés et dans les actions elles-mêmes.
Une autre ressource de sens importante réside dans l’évocation ou le recours à des identités collectives. Celles-ci sont nécessairement implicitées,
comme nous le verrons, dans tout problème public. Elles occupent pourtant
une place importante dans ce débat parce qu’il s’agit du passé de ceux-là
même qui agissent dans cette « affaire ». Ainsi, l’un des enjeux aura consisté à
décider si la mémoire collective était en jeu – la façon dont les Suisses, en tant
que membres d’une collectivité déterminée, se représentent leur passé et leur
responsabilité à ce propos – ou s’il s’agit d’une affaire qui peut être déléguée à
une commission d’historiens supposés établir « uniquement des faits », ce qui
aurait permis à la collectivité actuelle de « déléguer » l’affaire sans que le lien
collectif par rapport au passé ne soit rediscuté et de reproduire ainsi dans son
rapport à elle-même, le rapport distant et objectif attribué aux historiens.8
La collectivité est également en jeu – et ce n’est pas la moindre des surprises de la rencontrer si fréquemment en cette période qui prétend faire de
l’individualisme économique sa seule grille de lecture – dans les multiples liens
métonymiques qui sont établis entre des parties (« nos » banques, « notre »
industrie, « notre » gouvernement etc.) et le tout, « la Suisse ».9 Cette opération est observable tant dans les discours critiques que dans les discours plus
rassurants. Elle signale donc une procédure spécifique de la culture politique
suisse dans les ressources dont elle dispose pour s’objectiver, se soumettre à
sa propre discussion. Et c’est bien là l’un des intérêts de ce type d’analyse :
comprendre comment une collectivité politique particulière agit sur elle-même.
5
Voir J. Widmer et C. Terzi, ici même.
Voir G. Meystre, ici même.
7 M. Vignati et S. A. Hammouche, ainsi que S. Lugon notamment, ici même.
8 Voir C. Terzi, ici même. Sur les rapports complexes entre histoire et mémoire, voir notamment M. Halbwachs (1950), Y. Yerusalmi (1984), H. Rousso (1998).
9 Voir B. Montandon, I. Paccaud et X. Schaller, ici même.
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Introduction
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Problèmes publics et pouvoirs symboliques
L’analyse présentée jusqu’ici peut paraître plus apte à comprendre un
texte particulier que le discours social. Celui-ci se développe sur un grand
nombre de textes et dans les multiples façons dont ceux-ci se font écho. Cette
difficulté peut être contournée en articulant analyses intensives et extensives.
Un peu comme un géologue n’étudie pas le sous-sol d’une colline en la retournant mais en combinant des relevés aériens (extensifs) et des forages ponctuels (intensifs). La différence essentielle par rapport à ses procédés réside
dans notre cas dans le fait que le lecteur est à lui-même son propre instrument
de mesure.
En tant que lecteur ordinaire, nous savons, après avoir parcouru le corpus, que certains textes sont rétrospectivement plus importants que d’autres,
parce qu’ils ont « fait date », parce qu’ils se réfèrent à un événement lourd de
« conséquences », parce qu’ils ont ouvert un « conflit », etc. En analysant ces
textes clés de manière approfondie, en mettant au jour leurs différentes couches de sens, le lecteur analyste comprend mieux comment une « affaire », un
« problème » est constitué. Il aiguise ainsi son regard, ce qui lui permet ensuite
de retrouver aisément les configurations qu’il a mises à jour et d’observer leurs
transformations éventuelles. Ces transformations sont parfois perçues par les
acteurs eux-mêmes. Ainsi, lorsque plus d’une année après l’interview de J.-P.
Delamuraz au dernier jour de sa présidence en 199610, quelqu’un dit que
« aujourd’hui Delamuraz aurait eu raison », il formule bien qu’il y a eu une
transformation mais il ne dit pas en quoi elle consiste.
Pour comprendre ces transformations, il faut d’abord comprendre ce qui
est ainsi transformé, soit ce que nous entendons par affaire ou problème public. Ceci nous permettra aussi de comprendre certains aspects de l’action politique (le pouvoir symbolique) ainsi que ses relations avec la culture politique,
entendue comme la manière dont une collectivité se constitue en tant que collectivité politique.
Nous empruntons la notion d’affaire au langage courant. Il y a une affaire
lorsque des acteurs se mobilisent et entrent en conflit à propos d’enjeux. Une
affaire a donc toujours une structure temporelle : elle débute, elle se déploie
dans une controverse et trouve éventuellement une solution. Le récit journalistique est la forme typique de son compte rendu dans nos sociétés. Un récit qui
articule des événements entre eux comme autant de moments ou d’épisode
d’un récit, tout en laissant l’avenir ouvert11 – et ce point est très différent des
récits traditionnels ou littéraires. On pourra ainsi analyser les articles de journaux pour examiner comment ils « nouent » les événements, quel empan temporel ils considèrent, de quelle manière ils définissent les enjeux et les principes qui permettraient de résoudre le conflit.
Une affaire comporte toujours une dimension de problème public – mais
non l’inverse. Ainsi, le « problème de la drogue » fut – et dans une certaine
mesure reste – un problème public important en Suisse. S’il fut émaillé
10
Voir J. Widmer, ici même.
L’analyse de G. Meystre (ici même) montre que si l’avenir est ouvert, il n’est pas indéterminé.
11
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Jean Widmer
d’affaires, il n’est pas issu de telles affaires mais de ce que l’on nomme parfois
un fait de société ou un problème social. Si l’on se demande pourquoi la Suisse
a connu un problème de la drogue, il existe deux types de réponses. La première consiste à se demander pourquoi des gens sont dépendants de drogues,
pourquoi ils le sont en si grand nombre, de telle manière, etc. Une autre réponse consiste à observer qu’il existe de nombreux autres problèmes sociaux
(les accidents de la route, les méfaits de l’alcool et du tabac, les suicides etc.)
et ces problèmes n’ont pas obtenu la même publicité. Il ne suffit donc pas qu’il
y ait un « problème », il faut encore que l’attention publique s’en saisisse. C’est
cet aspect que vise la notion de problème public.12
Pour qu’il y ait problème public, il faut en particulier que des acteurs s’en
saisissent qui lui permettent de « monter en généralité », d’acquérir une visibilité publique en l’inscrivant dans l’agenda d’une arène, d’un ensemble d’acteurs
dont l’action est coordonnée en vue de leur résolution. Les institutions publiques telles que la justice, le politique, la science sont des opérateurs disponibles pour constituer des arènes. Mais des mouvements sociaux peuvent également obtenir cette visibilité grâce à des actions particulières. Il suffit de penser aux opérations de GreenPeace pour se faire une idée de la palette
d’interventions publiques possibles. Les médias jouent ici un rôle prépondérant : lorsqu’ils mettent en lumière de telles actions, ils exercent du même coup
une forme de pression sur d’autres acteurs, les obligeant à prendre position.
Autrement dit, en créant un événement, des acteurs parviennent à rendre visible dans le discours médiatique un problème dont la temporalité propre sinon
leur échapperait. Ainsi, la dégradation des forêts sous l’influence de la pollution est un phénomène de longue durée qui n’attirerait jamais une attention
concertée si personne ne décidait un jour de faire une conférence de presse
pour la dénoncer.
La fonction de déclencheur, dans l’affaire dite des fonds juifs et de l’or
nazi, fut attribuée au sénateur étasunien D’Amato.13 L’affaire en tant que telle
avait cependant débuté bien plus tôt, mais elle n’avait reçu que peu d’attention
médiatique et surtout, les événements qui furent rétrospectivement reliés à
cette affaire, comme les motions parlementaires de 1994 et 1995, la demande
de pardon de K. Villiger, alors président de la Confédération, la visite de E.
Bronfman etc., ces événements n’étaient pas alors présentés par la presse
comme appartenant à une même affaire en cours.
Il ne suffit pas cependant qu’une affaire devienne publique pour qu’elle
constitue un problème public. Il faut pour cela qu’elle pose un problème au public : que le « coup de téléphone » de la Conseillère fédérale Mme E. Kopp à
son mari soit conçu comme un problème qui concerne toute la collectivité politique, que l’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi devienne une préoccupation de la collectivité suisse. L’accession à ce statut n’est pas un processus
naturel : il relève de l’exercice, conscient ou non, d’un pouvoir symbolique, du
pouvoir de dire ce qui se passe et la signification que cela a pour la collectivité.
De plus, ce processus n’est pas achevé avec l’accession au statut de problème
12
Une présentation détaillée de cet argument et de la littérature se trouve dans D. Céfaï
(1996).
13 Voir G. Meystre, ici même.
Introduction
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public : des luttes de pouvoir symbolique peuvent s’engager pour définir la
drogue comme un mal en soi qui doit être éradiqué par la répression ou pour la
considérer comme un mal dont souffre une partie de la population à laquelle il
faut par conséquent porter secours. De même se sont affrontées des positions
cherchant à définir l’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi comme le retour
d’une histoire dont la collectivité n’aurait pas voulu voir la signification, à
d’autres positions ne voyant dans cette affaire qu’une manœuvre pour affaiblir la
Suisse et lui extorquer de l’argent.
Ces oppositions ne veulent pas rendre compte de la complexité des débats dans ces deux problèmes publics. Elles veulent rendre sensible qu’ils sont
l’objet de lutte pour l’exercice du pouvoir symbolique. Ce pouvoir peut paraître
dérisoire au regard d’autres pouvoirs, économiques ou militaires, par exemple.
Il est cependant central et incontournable puisqu’il précède et certainement suit
l’exercice de ces autres pouvoirs. La société est ainsi faite qu’elle ne se constitue comme telle qu’en cherchant à savoir ce qui se passe et en lui attribuant
un sens. Lorsque Mme Thatcher disait « There is no such a thing like a society », elle ne se trompait pas : pour gagner la lutte symbolique de manière radicale, c’est bien la société qu’il faut amener à se nier elle-même. C’est à ce niveau que l’on perçoit le mieux la dimension pratique du pouvoir social : le simple fait de rendre public est une pratique parce qu’il atteste de l’existence d’une
sphère publique et permet ainsi à une collectivité d’exister à ses propres yeux.
Ceci nous amène à une dernière considération : si tout problème public
implique l’existence d’un public, il peut aussi amener à lui poser problème en
tant que tel, amenant ce que l’on appellera un problème identitaire. Si un problème trouve une arène instituée qui est conçue comme un recours légitime
pour lui déléguer la résolution du problème, un tel problème ne se pose pas.
Pour illustrer cette conjecture, on peut imaginer deux types de réactions face à
une injustice: le tribunal et le lynchage. Dans le premier cas, la collectivité délègue le jugement de justice à une institution et à ses procédures. Elle est certes
attentive au règlement qui sera trouvé mais elle ne se mobilise pas. Si elle devait estimer le règlement insatisfaisant, elle transformerait le fonctionnement de
la justice et non le litige. A l’inverse, un lynchage suppose une mobilisation très
forte et fusionnelle de la collectivité et partant la possibilité tout aussi forte de
sa dissolution, de l’exclusion de certains de ses membres et finalement
l’impossibilité à se remédier elle-même. Une foule qui lynche est très semblable
à une foule en panique, autrement dit au modèle du marché parfait, sans délai
ni médiation.14
L’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi n’est pas de cette nature. Et
pourtant, on peut relever dans les discours officiels une crainte persistante de
la dissolution, de la menace qui pèse sur la « cohésion ».15 Ce risque pèse sur
toute démocratie parce que la figure du pouvoir politique doit rester un lieu vide
que ne remplit aucune figure, parce que pouvoir, loi et savoir ne trouvent par
définition aucun fondement définitif, parce que le pouvoir peut paraître déchoir
14
Voir à ce sujet J.-P. Dupuy (1992) et Z. Laï di (1998)
Voir C. Terzi, ici même. Le même thème se rencontre dans une recherche en cours sur le
discours à propos des langues en Suisse (R. Coray, J. Widmer).
15
14
Jean Widmer
en se situant « dans la société ».16 Que la Suisse soit particulièrement affectée
par ce fantasme n’est pas pour étonner si l’on songe à la part de refus de l’Etat
que signifie son fédéralisme et au fait qu’elle n’a incorporé le pouvoir politique
dans aucune corporéï té, telle que la langue commune, par exemple. Les deux
interventions de J.-P. Delamuraz et de A. Koller, par ailleurs si différentes, sont
des réponses à ce même problème : le premier en écartant l’idée de justice et
en soumettant le savoir historique au pouvoir politique comme seule source de
sens, le second en essayant de nouer les fils épars du savoir et de la justice
par le nœud de la solidarité, matérialisée par les intérêts d’un capital. A leur
manière, ils louvoient tous deux entre la menace de la dissolution et la fusion
dans le peuple-un. A leur manière, ils témoignent tous deux de la difficulté à
être une démocratie, une société historique qui accepte l’histoire comme « un
mode singulier d’institution du social » (C. Lefort 1992 : 311).
L’analyse de différents problèmes publics ne conduit pas seulement à une
meilleure connaissance des différents processus sociaux engagés dans leur
constitution. Elle permet aussi d’éclairer sous des jours différents un problème
singulier : l’institution du social et en particulier des catégories et institutions
qui lui permettent de se penser et d’agir sur lui.
16
Voir à ce sujet en particulier C. Lefort (1986 : 27-30 et passim).
I. Relecture de l’histoire suisse
LE ROLE DES INSTITUTIONS FINANCIERES DURANT LA
SECONDE GUERRE MONDIALE
Benoît Montandon, Isabelle Paccaud et Xavier Schaller*
« On ne peut pas vendre l'histoire comme le Cervin, les montres ou le chocolat. »
Reiner Gut, président du Crédit Suisse excusant les difficultés de communication de la Suisse
dans l'affaire des fonds en déshérence au « National Press Club », rapporté par le Journal de
Genève 26.06.97, p. 71
Introduction
Notre travail traite du discours des médias à propos du rôle des institutions financières pendant la deuxième guerre mondiale. Nous avons choisi
pendant l'année 1997, riche en débats, trois points essentiels.
Le premier point consiste à étudier le discours des représentants des
banques commerciales et privées, et de ceux de la Banque Nationale Suisse
(BNS) par rapport à leur histoire. Nous tenterons d'analyser comment ces acteurs se repositionnent face à l'évolution de l'affaire dans le courant de l'année.
Le deuxième point concerne l'attitude de la presse face à l'histoire des
institutions financières pendant la guerre. L'histoire officielle est-elle remise en
cause (ou pas) par les débats dans les médias? Nous entendons ici de manière générale comme histoire officielle, une histoire qui légitime les faits des
représentants des institutions de l'époque.2
Enfin, le troisième point est consacré à l'utilisation, consciente ou non, de
la mémoire collective suisse pour parler de la place financière suisse.
Le discours des médias s'intègre dans une problématique liée à la relecture de « l'histoire officielle suisse » de la deuxième guerre mondiale. Née de
l'affaire des fonds en déshérence (qui traite de l'attitude des banques après la
guerre), cette problématique s'est développée et est devenue indépendante.3
Si l'affaire des fonds en déshérence est à proprement parler un problème extérieur, la relecture de l'histoire est plutôt un problème interne et national, bien
que la scission ne s'opère jamais complètement entre les deux.
Le corpus étudié est composé de huit quotidiens et trois hebdomadaires
suisses.4 Les périodes analysées sont au nombre de quatre, relativement
courtes mais très denses, liées à des événements précis qui mettent en scène
la place financière suisse dans les médias pendant l'année 1997: premièrement, lors des débats autour des publications des livres du conseiller national
1
Ce texte est reproduit en Annexe 1.1
2 A propos de notre sujet proprement dit, c'est UN SILENCE PRESQUE ABSOLU. Comme le dit
l'historien Sébastien Guex (1997, 109) « [...] alors que la Suisse est l'une des principales places
financières du monde aujourd'hui, il n'existe aucune étude de fond sur le rôle de la place financière helvétique au XXe siècle. [...] »
3 Il est d'ailleurs intéressant de noter que maintenant que l'affaire des fonds en déshérence
semble perdre de l'importance et que les attaques contre la Suisse se sont tues, le problème
public de la relecture de l'histoire suisse continue sa carrière.
4 Les quotidiens sont : Neue Zürcher Zeitung (NZZ), Tages-Anzeiger (TA), Blick (BL), Journal
de Genève (JdG), Nouveau Quotidien (NQ), 24 Heures (24H), Le Matin (LM), Il Corriere del
Ticino (CdT). Les hebdomadaires sont : L’Hebdo (HB), L’Illustré (IL) et Sonntagzeitung (SZ)
18
Schaller
B. Montandon, I. Paccaud et X.
Jean Ziegler, et des journalistes Tom Bower et Beat Balzli au printemps 1997,
deuxièmement autour de la publication du rapport Eizenstat pendant les mois
de mai et juin, troisièmement lors de la publication par l'Association Suisse des
Banquiers (ASB) des listes de comptes en déshérence durant les mois d'octobre et novembre, et enfin autour de la Conférence de Londres sur l'or, accompagnée des premières révélations de la Commission Bergier.
1. Les représentants des institutions financières suisses
Des acteurs très discrets dont on montre la bonne volonté
Fin 1997, à la journée des banquiers, Georges Krayer, président de l'ASB,
déclarait que « à première vue, les commentaires récents adressés aux banques suisses en général et à l'ASB en particulier pouvaient effrayer. »5 Il ajoutait « Si la réputation de la place financière suisse ne dépendait que de quelques journaux et ne se bâtissait qu'à partir de quelques émissions télévisées,
les sociologues devraient inventer une nouvelle sous-classe pour les banquiers. »6
Pourtant déjà « à première vue » tout au long de l'année 1997, les représentants des institutions financières sont très peu présents dans les médias,
que se soit sur le petit écran ou dans les journaux, contrairement aux figures
politiques. Quand des banquiers suisses sont cités ou interviewés c'est leur
souci de transparence, les efforts de leur banque pour faire toute la lumière sur
le passé qui sont mis en évidence. Mais l'histoire de leurs institutions est rarement évoquée avec eux ou très brièvement, et surtout jamais sur un plan moral.
Pour y voir de plus près, pendant les mois de mars et avril 1997 très peu d'articles traitent du rôle des institutions financières suisses pendant la guerre, la
publication des livres de Jean Ziegler, de Tom Bower, ou de Beat Balzli ne
suscitent pas de réactions des milieux financiers dans les journaux consultés.
Le contenu très critique à l'égard des institutions financières pendant la
deuxième guerre mondiale ne fait pas l'objet d'un quelconque débat, par exemple en confrontant les arguments d'un des auteurs avec ceux d'un banquier. La
presse préfère se déchaîner sur le personnage de Ziegler alors que les livres
de Balzli et de Bower sont étouffés dans l’œuf (cf. 2.3).
Pendant les mois de mai et de juin 1997, les banques ne sont toujours
pas au centre des débats, mais le rôle de la BNS et de la Confédération, rapport Eizenstat oblige. Toutefois, après l'article la SZ du 11 mai sur l'activité du
Crédit Suisse pendant la guerre, Ulrich Pfister directeur du Crédit Suisse accorde une brève interview au Matin. Une interview où il est beaucoup plus
question de la bonne réputation de la banque que de son histoire. En effet,
pour le directeur du Crédit Suisse les faits (rapportés par la SZ) sont déjà
connus, « la Suisse » a collaboré avec l'Allemagne nazie et « dans ce cadre »
le Crédit Suisse comme d'autres banques a fait de même.7 Point final. Le reste
de l'interview est consacré aux efforts de la banque pour faire « toute la lumière
sur cette période » afin d'améliorer son image « malmenée » ces derniers
temps.
5 Journée des banquiers, septembre 1997, Bern, p.77.
6 Ibidem, souligné par nous.
7 Souligné par nous.
Le rôle des institutions financières durant la seconde guerre mondiale
19
Il faut attendre la journée annuelle de l'Association suisse des banquiers
privés (ASB) pour avoir des nouvelles fraîches des banquiers suisses. En effet,
un article du 7 juin dans JdG paraît sous le titre « L'affaire des fonds en déshérence assombrit l'humeur des banquiers privés ». L'article relate que ces derniers à la journée s'en sont prit au Conseil fédéral et à l'ASB qui manquent à
leurs avis de « leadership ». Le journaliste rapporte entre autres les paroles de
Jaques Darier, associé de la Banque Darier & Hentsch: « Allons-nous continuer à nous laisser insulter? N'est-ce pas à nous de monter maintenant en première ligne? »8 Le JdG ne s'étonne pas le moins du monde de cette réaction
pourtant cette banque n'a fait l'objet ni d'insultes, ni de révélations dans la
presse.9 L'article qui ne traite absolument pas d'histoire rapporte que les banquiers s'inquiètent de « la réputation internationale de la Suisse en tant que
centre mondial de la gestion de fortune ». II cite ensuite le rédacteur en chef de
la NZZ, qui déclare à la journée « que face aux détracteurs de la Suisse »
« notre pays a besoin d'une voix ! »10 Le JdG conclut son article : « Mais au
fond le banquier et le journaliste ne disent-ils pas la même chose? » On ne
saurait mieux dire.
Pendant les mois d'octobre et novembre 1997, date de parution de la seconde liste de comptes en déshérence, l'histoire des institutions financières
suisses est très peu traitée. Les articles se concentrent sur les efforts des banques, sont politiques et non pas historiques même dans les journaux de référence. Le vocabulaire utilisé pour parler des banques est tout spécialement
remarquable. Le champ sémantique, qui tourne très souvent autour de
« effort », « aider » …, accentue l’idée de la bonne volonté des banques. Elles
ne réparent pas un tort, elles accomplissent une bonne action. Chercher des
comptes en déshérence est un calvaire et d’ailleurs, disent-elles, les listes de
comptes leur coûtent plus cher que les montants retrouvés.11
Le 26 juin pourtant, un banquier parle bien d'histoire dans le JdG. « A
Washington, Rainer Gut met en relief l'histoire suisse devant un club de
presse ». Mais ce n'est une fois de plus, comme le titre l'indique, pas du rôle
des institutions financières suisses dont il s'agit ici, mais de l'histoire de « la
Suisse » pendant la deuxième guerre mondiale. Selon le journal, le président
du Crédit Suisse « a désiré manifester l'incompréhension d'une partie de la population suisse face aux critiques souvent caricaturales lancées depuis les
Etats-Unis contre la petite Helvétie. »12 Rainer Gut constate que « beaucoup
de Suisses ont l'impression que leurs arguments ne sont pas écoutés de l'autre
côté de l'Atlantique » mais, rapporte le journal, « il a tenté d'excuser les difficultés de communication de la Suisse en expliquant qu’on ne peut vendre
l'histoire comme le Cervin, les montres ou le chocolat. »13 L'article rapporte que
le discours du banquier se repose sur « des livres d'histoire où il s'en est allé
piocher, pour apporter un éclairage différent de celui venant des Etats-Unis ».
8 Souligné par nous.
9 II y aurait pourtant matière: Darier & Hentsch a collaboré avec l'Axe avec zèle pendant la
guerre, cf Documents diplomatiques suisses vol 15, 1943-1945.
10 Souligné par nous.
11 Titre du Bund du 30.10.1997: « Auf einem Konto liegt nur ein Rappen ».
12 Souligné par nous.
13 Souligné par nous.
20
Schaller
B. Montandon, I. Paccaud et X.
Exposé sur trois colonnes qui ne parle que de « la Suisse » en termes élogieux, profondément antinazie pendant la guerre, avec quelques anecdotes à
l'appui. Concluant que « même si le pays est prêt à reconnaître certaines erreurs, les préjugés et les critiques sommaires ne favorisent pas le règlement de
la question »14, sans aucun commentaire du journal.
Au mois de décembre 1997, malgré les révélations de la Commission
Bergier à propos de l'activité des banques commerciales pendant la guerre, les
présidents des grandes banques suisses ne sont pas plus souvent sollicités.
Les médias se contentent de mentionner leur présence à certaines réunions,
mais ils sont rarement interviewés. Exemple éloquent, le JdG du 6.12.97
consacre un plein article à L. Mühlemann, patron du Crédit Suisse Group: l'interview porte sur des prestations de sa banque, par contre lorsqu'il dit que les
banques suisses ont fait des erreurs, il n'y a que du discours rapporté. Bref, les
présidents des banques ou leurs représentants sont le plus souvent cités et
leur discours demeure le même, se résumant à : laissez-nous du temps, nous
travaillons à ce que réparation soit faite, mais cette besogne prend du temps.
Les erreurs admises concernent leur attitude attentiste à l'égard de fonds non
réclamés mais pas des avantages qu'elles auraient pu avoir à traiter avec le
Reich. Nous restons donc sans informations sur les « bénéfices » réalisés
pendant la guerre ainsi que sur le rôle qu'ont pu jouer les banques suisses
dans la mécanique de guerre allemande.
Les représentants de la BNS entre silence et mauvaise foi
A la fin du mois de mars 1997, la BNS reconstitue l'ensemble de la
comptabilité des transactions-or de 1939 à 1945. Son vice-président JeanPierre Roth affirme, dans le journal 24H du 22 mars, « qu'il n'y a aucune trace
d'or volé transféré par les nazis à la BNS. »15 Une semaine avant la publication
du rapport Eizenstat, au début du mois de mai, une dépêche de l'Agence Reuter rapporte que le dit rapport révélerait que l'or volé aurait été transféré dans
les coffres de la banque centrale suisse pendant la guerre. « Cela constituerait
une surprise pour la BNS »16 fait remarquer le journal de 24H, se demandant si
la BNS va rectifier ses dires.17 Et bien non. Après la publication du rapport, le 9
mai, Roth déclare dans la presse qu'il est « choqué mais pas surpris »18 par les
révélations du rapport, qui démontrent qu'effectivement il y a, à la BNS, non
seulement de l'or volé aux banques centrales des pays occupés par l'Axe pendant la guerre, mais aussi de l'or dérobé aux victimes de l'Holocauste. Mais
Roth déclare à ce sujet que « les documents américains n'apportent rien de
nouveau et les faits sont déjà connus en Suisse depuis 1981. »19
Sans relever la contradiction par rapport à ses précédentes déclarations,
le journaliste pose immédiatement une nouvelle question à Roth, sans la
14 Souligné par nous.
15 Souligné par nous.
16 Souligné par nous.
17 24H du 03.05.1997: « L'or volé aux prisonniers des camps de concentration avait-t-il été
transféré en Suisse? » On peut lire aussi dans le TA ou la NZZ du même jour les propos tenus
par la BNS jusqu'alors.
18 Souligné par nous.
19 24H du 22.05.1997, souligné par nous.
Le rôle des institutions financières durant la seconde guerre mondiale
21
contextualiser20 : « Est-ce que les dirigeants de la BNS savaient l'origine de
l'or? » Le vice directeur de la BNS (qu'on verrait mal répondre par l'affirmative)
répond que même « après la guerre, on ne nous a jamais dit qu'il provenait
même partiellement des camps de concentration et pourtant les Alliés le savaient. »21 Non seulement il « blanchit » les responsables de la BNS de l'époque, mais en profite pour « accuser ceux qui accusent ».
Un mois plus tard, un document de la BBC, très polémique, met de nouveau la BNS sous les feux de la rampe. « L'or dentaire dans les vrenelis. La
BBC accuse la BNS » titre le NQ en première page, ne craignant pas le sensationnel. Ici, aucun représentant de la BNS n'est interrogé, mais le réalisateur du
documentaire, David Marks. Le NQ lui fait part des doléances des responsables de la BNS et de l'administration des finances, accusant le réalisateur de
n'avoir pas assez tenu compte de leurs explications. Il répond et clôt l'article
par:
« C'est faux. Nous avons tenté d'approcher la BNS. Ses responsables nous ont dirigés
vers une compagnie privée, qui s'est également refusée à nous donner de plus amples renseignements. La réaction de la BNS prouve que ses responsables n'étaient pas prêts à nous
aider dans notre travail, et qu'ils auraient préféré que nous ne procédions pas à l'expertise
des pièces. Aujourd'hui, la BNS ne niera pas que certains vrenelis sont faits avec l'or du
Reich. S'ils le nient, cela veut dire qu'ils n'ont pas lu le rapport Eizenstat. »22
2. Débat public et remise en cause de l’histoire officielle
L'histoire des institutions financières n'existe pas
Dans les articles analysés, une histoire de la BNS et des banques pendant la deuxième guerre mondiale qui remet en cause l'histoire officielle n'est
pas de mise. Nous n'avons en effet que rarement eu affaire à une histoire des
institutions financières suisses, ou à une histoire de la BNS ou encore des banques pendant la deuxième guerre mondiale tout court. Cette histoire-là, que
nous voulions trouver dans la presse, n'y a pas sa place. Elle la laisse à l'histoire « de la Suisse » en général, « des Suisses », comme si la place financière
était indissociable d'un bloc monolithique et homogène qu'est « la Suisse ».
C'est un point essentiel sur lequel nous reviendrons.(Cf 3)
Le traitement de l'histoire
Pour résumer les propos de l'historien Sébastien Guex (1997) lors d'un
débat consacré au discours de la presse sur le rôle de la Suisse pendant la
deuxième guerre mondiale, l'histoire dans la presse suisse a plus souvent sa
place dans des articles politiques que dans des articles scientifiques. Nous appelons articles scientifiques des articles écrits par des historiens, résumés de
leurs publications ou articles originaux, ainsi que les témoignages de personnes ayant vécu les événements historiques. Les articles politiques sont caractérisés par une instrumentalisation de l'histoire, par une mise en relation di20 Par « sans la contextualiser », nous entendons : sans poser une question du genre « Alors
que le Reich envahissait de nombreux pays en Europe, les dirigeants de la BNS recevant des
tonnes d'or en provenance de l'Allemagne – cette dernière ayant très peu de réserves d'or
avant guerre – pouvaient-ils ne pas se douter de l'origine de l'or ? »
21 ibidem. Souligné par nous
22 NQ du 19.06.1997.
22
Schaller
B. Montandon, I. Paccaud et X.
recte de l'histoire avec l'affaire politique. Il ne s'agit plus de recherche ou de
témoignage, mais d'argumentation.
Les journaux consultés peuvent être divisés en deux grandes catégories
en ce qui concerne leur usage de l'histoire. Les journaux « de référence » (TA,
NQ, JdG, HB et la NZZ loin devant) qui combinent d'une part les articles scientifiques rédigés par des historiens sur une question et qui, d'autre part, publient
des articles politiques, où différents acteurs cités ou interviewés abordent
l'histoire dans un contexte de crise intérieure et extérieure propre à l'affaire où
les enjeux sont grands. La deuxième catégorie regroupe les journaux « de
boulevard » et « régionaux » (24H, CdT, LM, BL, IL) qui s'intéressent presque
exclusivement à l'affaire politique, et non pas au débat historique.
Les articles scientifiques se trouvent en grande majorité dans la NZZ,
pleine page tous les 15 jours depuis fin 1995, dans l'édition du samedidimanche, à un historien de l'histoire officielle, qui défend la politique suivie par
les dirigeants de l'époque qui va des années trente à l'après-guerre.
Exemple dans la NZZ du 17-18 mai: « Der Raubzug der Nazis gegen jüdische Versicherungsnehmer. Die Schweizer Assekuranz zwischen Willfähigkeit und Widerstand ». Ou encore dans l'édition du 7-8 juin: « Wer hat wann
den Zweiten Weltkrieg verlängert. Kritisches zur merkwürdigen These einer
Kriegsverlängerung durch die Schweiz. Von Professor Walther Hofer (Stettlen) ». La NZZ du 17-18 mai fait également un long résumé du livre de Heinrich Homberger, Schweizerische Handelspolitik im Zweiten Weltkrieg. Ein Ueberblick auf Grund persönlicher Erlebnisse, réédité. Heinrich Homberger (18961984) était pendant le guerre président du Vorort et de l'Union suisse du commerce et de l'industrie. Il fut un des membres influents de la délégation qui a
négocié les principaux accords économiques avec l'Allemagne nazie (à ce sujet, voir Bourgeois, 1998).
Le débat historique répond à deux besoins, liés aux deux problématiques
que nous avons distinguées dans l'introduction. Premièrement, pour l'affaire
des fonds en déshérence, il fournit des éléments de réponse aux attaques
américaines, voire même de riposte lorsque les acteurs suisses s'intéressent à
l'histoire américaine. Le traitement de l'histoire s'inscrit dans le schéma actanciel, dans un procès de dénonciation, au sens où l'entend Luc Boltanski (1984,
6). « Une dénonciation instaure […] un système de relation entre quatre actants : 1) celui qui dénonce; 2) celui en faveur de qui la dénonciation est accomplie; 3) celui au détriment de qui elle s'exerce; 4) celui auprès de qui elle
est opérée. »
Deuxièmement, pour la relecture de l'histoire suisse, le débat historique
s'inscrit dans un programme de vérité, où l'enjeu n'est plus de se défendre visà-vis de l'extérieur, mais de savoir quel passé nous nous reconnaissons en tant
que Suisses, en quoi la remise en cause de notre histoire influence notre identité.
On peut également voir le programme de vérité sur l'histoire suisse
comme une manœuvre purement politique visant à gagner du temps. On refuse
le dialogue avec les plaignants en leur disant que, tant que la vérité ne sera
pas établie, une vérité neutre et objective, il ne sera pas possible d'entrer en
Le rôle des institutions financières durant la seconde guerre mondiale
23
matière. Il ne peut y avoir de procès avant l'enquête.23
Il y a sans aucun doute des deux. Il n'est pas inutile de rappeler que les
deux problématiques (fonds en déshérence et relecture de l'histoire) ne sont
pas séparées. Pour reprendre un modèle fond-figure, la relecture de l'histoire,
même si elle devient un problème public à part entière, n'en reste pas moins la
toile de fond, un des décors devant lequel les acteurs jouent la pièce « fonds
en déshérence ».
Faux débats ou débats avortés : quelques exemples
Lors de nos recherches, nous avons été étonnés par la pauvreté des débats, concernant notre sujet. La presse n'ouvre en effet pas de véritable débat
public sur des sujets de fond (tels que la moralité des agissements des banques pendant la guerre ou le bien fondé de l'histoire officielle), alors que l'actualité lui en donne souvent l'occasion.
L’absence de débats entre les journaux eux-mêmes renforce l'idée que la
pensée critique n'a que rarement sa place dans ce contexte pourtant propice :
tous disent plus ou moins la même chose en même temps. Autrement dit, les
journaux traitent non seulement du même thème mais le commentent de la
même manière. Bel exemple de cet état de fait, lors de la publication du rapport
Eizenstat : la Suisse a-t-elle prolongé la guerre (comme le disent les Américains) ? Non seulement la plupart des journaux se concentrent sur cette question, mais ils y répondent de la même manière. En effet, ils reprennent les dires
d'un même historien, Walter Hofer (jusqu'alors inconnu au bataillon dans l'affaire politique) qui répond par la négative. Chose surprenante on le trouve
partout dans le BL et la NZZ, le CdT et LM ou encore le JdG. On voit bien ici
que la concurrence entre les journaux pousse à la surveillance permanente entre confrères, en se copiant les uns les autres. Ainsi la presse devient un système autoréférentiel et comme l'écrit Bourdieu (1996, 87) « tend à l'uniformité
de l'offre. »
Deuxième effet de la logique de marché, de la concurrence entre les journaux, le scoop est sans cesse privilégié, il faut sans cesse « avoir du nouveau », au détriment de toute mise en perspective, d'analyse de fond. Des
nouvelles fraîches mais aussi sensationnelles, même si elles sont parfois prises avec prudence. Par exemple, le 11 mai paraît dans la SZ un article qui révèle d'après des documents d'archives que le Crédit Suisse a collaboré avec
les SS et une société nazie pendant la guerre. Si ces informations sont reprises par les journaux romands et tessinois le jour qui suit c'est au conditionnel,
et avec à plusieurs reprises: « selon la SZ », « d'après la SZ », « à en croire la
SZ ».
Troisième effet, la mise en avant de personnalités, de « personnages » au
détriment de l'analyse de leur argumentation, particulièrement si leur position
dans le débat est critique. Une parfaite illustration est le cas de Jean Ziegler.24
23 Cela apparaît d'autant plus comme une stratégie maintenant. En effet, les résultats des recherches ne sont pas encore là et les négociations des banques et du CJM sont déjà terminées.
24 La Suisse l'or et les morts, Genève 1997. Jean Ziegler est professeur d'université et
conseiller national socialiste connu pour ses nombreux ouvrages critiques. Son livre se penche
24
Schaller
B. Montandon, I. Paccaud et X.
La presse le définit d'emblée comme un provocateur, celui par qui le scandale
arrive. L'Hebdo en fait sa couverture et demande: « Faut-il brûler Jean Ziegler? » et lui consacre un dossier au titre évocateur: « Peut-on encore croire
Jean Ziegler? » L'éditorial du JdG du 5 mai s'interroge: « Jean Ziegler, fou du
roi ou conscience de la nation? » On discute l'homme de manière à le courtcircuiter sur le plan scientifique; ; le message est clair, inutile de discuter les
arguments de son livre puisqu'il est l’œuvre d'un amateur, d'un provocateur,
uniquement intéressé par les bénéfices de son « pamphlet ».
Autre manière de ne pas confronter des arguments, de ne pas débattre,
les médias peuvent noyer le poisson. C'est ainsi que les livres de Beat Balzli25
et de Tom Bower26 critiques à l'égard des élites économiques et politiques de
l'époque, donnent lieu à un étrange silence puisqu'ils ne font l'objet que de rares articles. De plus la presse véhicule de manière indirecte l'idée qu'eux aussi
sont écrits par attrait du gain, en parlant de « concurrence » entre les trois livres sur le marché.
Un autre élément important qui contribue au flou du traitement journalistique de cette affaire est le manque d’accès direct aux sources, tant vis-à-vis des
résultats de la commission Bergier qu’aux débats de la conférence de Londres.
Celle-ci se tenant à huis clos, les journalistes ont dû se contenter de conférences de presse organisées soit par les autorités compétentes suisses, à savoir
les représentants de la Task Force ou encore ceux de la commission Bergier,
soit par les délégués des plaignants, qu'il s'agisse de M. Bronfman, M. Fagan,
M. Singer ou M. Eizenstat. Il convient donc d'aborder avec un tant soit peu de
méfiance des propos qui sont rapportés hors débats et sans les deux parties
en présence.
Les débats tournent autour du rôle de la Suisse en général. Mais les articles, en majorité plongés dans l'affaire politique de l'actualité, présentée
comme une attaque des USA contre la Suisse, font appel au sensationnel. Un
terme comme « Suisse : banquiers du troisième Reich », repris par presque
tous les journaux, qu'ils soient populaires ou de référence, en est un parfait
exemple.
Au-delà du scoop, du sensationnel, ou de la délégitimation de personnages dérangeants, l'histoire est inscrite dans l'affaire politique. D'ailleurs, les articles politiques sont de loin les plus nombreux, l'histoire étant considérée
comme une arme des USA contre « la Suisse », contre « les Suisses ». L'histoire que leur donne en réponse les médias est, dans la plupart des cas, une
histoire défensive, justificatrice, une histoire de règlement de compte.
3. Mémoire collective
largement sur l'achat par la BNS de l'or pillé et la vente d'or et de bijoux volés aux banques
privées par les nazis.
25 Treuhänder des Reichs, Zurich, 1997. Beat Balzli est journaliste à la SZ il a travaillé un an
sur la disparition des biens des victimes du nazisme en Suisse, objet de son livre. De plus, il
travaille sur les relations de la Suisse avec le IIIème Reich depuis, écrit de nombreux articles à
ce sujet dan la SZ.
26 The Swiss, the Nazis and the Looted Billions, Londres 1997. Tom Bower est un journaliste
britannique très connu et producteur à la BBC. Son livre traite de l'attitude des banques suisses
vis-à-vis des juifs depuis le début de la guerre jusqu'à nos jours.
Le rôle des institutions financières durant la seconde guerre mondiale
25
La mémoire collective réelle : « le mythe des banques »
Le mythe de la Suisse riche grâce à ses banques, qui d’un point de vue
purement économique est des plus discutables, est tout à fait présent durant
cette période. Jamais discutée, l’idée que si les banques suisses vont mal, la
Suisse ira mal sous-tend une grande partie du discours des médias.
Le mythe d'une Suisse riche grâce à ses banques apparaît dans plusieurs
articles des périodes examinées. Même si cela ressemble à de la caricature, il y
a, nous semble-t-il, une part « Banque » dans l'identité suisse. Défendre les
banques suisses ou disons plutôt leur épargner de sévères critiques tient du
même coup du patriotisme. Ceci explique que dans le vocabulaire des médias,
le passage se fasse quasi naturellement entre « banques suisses » et
« Suisse ».27 A la décharge des différentes rédactions, c'est en règle générale
dans le discours rapporté de l'accusation que l'amalgame entre « la Suisse et
ses banques » se retrouve le plus souvent. Malheureusement, non seulement
ce n'est pas souligné, mais le fait que ce soit T. Borer qui réplique rend la
confusion encore plus complète. Dès lors, toute la Suisse devrait être concernée par les problèmes qui accablent ses banques.
Dans un contexte où tous les coups sont permis pour réveiller un douloureux passé, il est aisé de comprendre le rôle de T. Borer consistant à répondre
aux diverses attaques à l'encontre de la Suisse. Cependant, c'est également lui
qui prend la parole lorsque les banques font l'objet des critiques. Il devient le
porte-parole de la nation, toutes accusations confondues et contribue par son
omniprésence à cristalliser cet effet d'unité entre les banques et la Suisse.
Cette amalgame entre banques suisses et Suisse est aussi dû à la stratégie du Congrès Juif Mondial (CJM) face à la Suisse. A cet égard, la plainte déposé par Fagan illustre très bien en quoi cette association d'idées dessert leurs
intérêts. En effet, cette plainte est utilisée par le CJM comme moyen de pression contre le gouvernement de la Confédération pour obtenir un accord à
l'amiable satisfaisant toutes les parties. A celui-ci ensuite de faire pression sur
ses banques pour le versement du montant. Dès lors, la stratégie énonciative
du CJM consiste à associer le plus souvent la Suisse et ses banques.
Notons encore que cet amalgame se retrouve dans les principaux journaux romands. Cela contribue à une levée de boucliers de la part de la population suisse. En fait, ce sont bien souvent des lettres de lecteurs indignés qui
suggèrent que la majorité des Suisses de la fameuse Mobilisation Générale ne
savait que ce que l'Etat voulait bien lui faire savoir (ex: radio d'Etat). La place
réservée à la discussion de l'Histoire officielle par les divers quotidiens se révèle donc très ténue et aucun effort n'est fait pour concilier tous les nouveaux
27 Quelques exemples, choisis au hasard, qui illustrent relativement bien cette confusion ou
plutôt cet amalgame: A propos du boycott des banques suisses en Californie, le JdG parle le
25.10.97 d'un « acte de protestation contre la lenteur des banques suisses » avant de préciser
que « la Suisse a entrepris les démarches souhaitées au moment de la mise en œuvre du
boycott des banques. » Dans le 24H du 9.12.97, au titre « Les banques suisses ont nonante
jours pour éviter des sanctions américaines. » succède la première phrase de l'article: « La
Suisse dispose de nonante jours pour s'engager en faveur d'un "règlement global" ». Dans le
TA du 9.12.97 : titre « 90 Tage für die Banken », sous-titre « Der Jüdische Weltkongress
schlägt wieder einen schärferen Ton an, die Schweizer kontern. »
26
Schaller
B. Montandon, I. Paccaud et X.
éléments de l'Histoire suisse avec la conception que pouvait avoir le Suisse
moyen de cette époque.
« Les faits sont déjà connus » ou la mémoire collective imputée
Lorsque le rôle des institutions financières suisses est remis cause, spécialement après la publication du rapport Eizenstat, les journaux s'accordent
pour dire en gros que « les américains n'ont rien inventé », que « les faits sont
déjà connus en Suisse depuis deux décennies. »28 Cet argument s'adresse bien
plus au lecteur suisse qu'à l'interlocuteur américain. En effet, il n'a que peu de
pertinence dans un procès de dénonciation (si on vous accuse d'avoir volé des
pommes, vous n'allez pas dire que cela n'a pas d'importance, parce que vous
avez toujours su que c'est vous qui les aviez volées).
Par contre, cet argument est tout à fait pertinent dans un programme de
vérité. Dire que « les faits sont déjà connus en Suisse » sous-entend que les
faits sont déjà connus des Suisses. Même si cela n'est pas vrai (et ça ne l'est
certainement pas), c'est ainsi que c'est utilisé. Ce fait est donc à la mémoire
collective suisse.
L'enjeu est ici l'identité suisse. En effet, la mémoire collective, et la mémoire en général, n'est pas quelque chose d'instantané. Il ne suffit pas de savoir quelque chose pour qu'il fasse partie de notre mémoire. Il y a toujours un
travail de mémoire, conscient ou inconscient, une mise en question de ce qui
avait été construit avec cette mémoire et donc une mise en question de l'identité de la collectivité. Ainsi, en agglomérant à la mémoire collective suisse des
éléments qui lui sont étrangers, on évite le débat sur l'identité suisse.
Comment cela est-il utilisé concrètement ? Dans une situation d'énonciation, le locuteur construit un destinataire à son discours et présuppose chez lui
un certain savoir social, ce que Cefaï (1996, 51) appelle les « matrices d'une
compréhension commune. » Cette présupposition est fonction de l'identité du
destinataire, de son statut social, de son sexe, des relations entre les interlocuteurs et de mille choses encore. Cela permet au locuteur de faire des ellipses, un discours ne pouvant être explicite sur tous les sujets abordés. Dans le
cas qui nous intéresse, à savoir la mémoire collective, l'élément prépondérant
dans la construction du destinataire, c'est son identité suisse. Le problème qui
se pose ici, et qui justifie que nous parlions de mémoire collective imputée,
c'est que le destinataire, construit par le locuteur, ne correspond pas au récepteur réel du discours. Le lecteur n'a pas les connaissances que le journaliste a prêté à son lecteur cible. Comme le dit Cefaï (idem), « il y a toujours du
jeu pour la mésentente et la dissimulation, le déguisement et la falsification, la
ruse et le mensonge, le conflit et l'invention, dans des horizons de repères
communs. »
Effectivement, en ce qui concerne le traitement de l'histoire des institutions financières suisses dans la presse, ce décalage entre destinataire et ré28 Deux versions de cette idée: Interview de Roth dans le journal 24H du 22.05.1997, déjà cité:
« les documents américains n'apportent rien de nouveau et les faits sont déjà connus en Suisse
depuis 1981 ». JdG du 9.5.1997 (annexe 1.2) : « Le rapport Eizenstat n'apporte rien de vraiment nouveau aux éléments de connaissance qu'ont déjà les Suisses; mais il jette une lumière
très crue devant les yeux, particulièrement, de l'opinion américaine. »
Le rôle des institutions financières durant la seconde guerre mondiale
27
cepteur existe. On peut supposer que celui-ci est impliqué par la nature du travail journalistique et par le champ journalistique (faire court, faire simple, faire
ce qui se vend).29 Mais on peut également y voir une véritable stratégie
d'énonciation. Si l'on considère les nouveaux faits historiques comme étant déjà
connus en Suisse, comme n'étant nouveaux que pour les gens de l'extérieur ne
partageant pas la même mémoire collective, l'identité suisse n'a donc pas à être
repensée. Les faits sont déjà connus, intégrés et donc le travail de mémoire a
déjà été fait.
Comme le dit si bien Christian Campiche dans l'éditorial du JdG du 9 mai
1997, « God bless America. La preuve est faite, depuis deux ou trois décennies, les historiens suisses s'essaient à reconstruire une vérité, celle des relations entre la Suisse et l'Allemagne nazie. L'un après l'autre ils jettent une lumière toujours plus crue sur le passé. Mais ce n'est pas suffisant aux yeux de
Washington, qui a tout lieu d'être satisfait aujourd'hui. » Alors qu'en Suisse, les
rares historiens, journalistes ou écrivains qui ont osé remettre en question
l'histoire officielle ont fait l'objet de critiques, même parfois de procès des milieux politiques et économiques. Désignés comme « traîtres à la patrie », l'ironie
de l'histoire veut qu'ils servent aujourd'hui d'alibi à ces mêmes milieux pour ne
pas engager de débat historique et identitaire.
29 Voir le chapitre 2.3 et les références à Bourdieu (1996).
28
Schaller
B. Montandon, I. Paccaud et X.
Annexes 1
Annexe 1.1 : Journal de Genève, 26.06.97
A Washington, Rainer Gut met en relief l’histoire suisse devant un club
de presse
Pour le président du Crédit Suisse, invité hier du prestigieux «National Press Club», nul ne peut prétendre détenir
la vérité absolue lorsqu'il s'agit d'analyser le passé. Une façon de critiquer les donneurs de leçons américains.
Quelqu’un peut-il affirmer de lui-même
détenir la vérité absolue ?» L’interrogation
de Rainer Gut, président du groupe Crédit
Suisse, relevait hier plus de la critique que
d'une réflexion philosophique. Devant un
parterre de journalistes américains au célèbre « National Press Club », le banquier a
désiré manifester l’incompréhension d'une
partie de la population suisse face aux critiques souvent caricaturales lancées depuis
les Etats-Unis, contre la petite Helvétie.
Rainer Gut considérait cette invitation
non seulement comme un honneur mais
aussi une chance, alors que beaucoup de
Suisses ont l'impression que leurs arguments, ne sont pas écoutés de l'autre coté
de l'Atlantique.
Le banquier a tout de même tenté d'excuser les difficultés de communication de
la Suisse en expliquant qu'on ne pouvait
«pas vendre l'histoire comme le Cervin, les
montres ou du chocolat». Il a pourtant
réexpliqué que la Suisse avait pris au sérieux le règlement de cette question et
rappelé toute la panoplie mise sur pied ces
derniers mois.
Chaque guerre apporte son lot de souffrances, qui ne peuvent pourtant être réparées même avec de l'argent, a expliqué le
banquier. Il s'en est allé piocher dans les
livres d'histoire pour apporter un éclairage
différent de celui venant des Etats-Unis.
Ainsi, il a rappelé comment l'émissaire
spécial du président Roosevelt avait été
surpris à son arrivée en Suisse vers la fin
de la guerre d’être accueilli par une foule
enthousiaste, lui qui croyait que ce petit
pays où l'on parlait l'allemand ne pouvait
être que pronazi. «La seule presse libre de
langue allemande et résolument antinazie
venait de Suisse» a rappelé Rainer Gut.
Hommages étrangers
Les artistes allemands qui se sont réfugiés en Suisse ont également rendu hom-
mage à ce pays, a-t-il rappelé. Thomas
Mann écrivait ainsi dans sa lettre sur la
Suisse que les habitants germanophones du
pays se sont très rapidement distanciés des
mouvances politiques et culturelles de
l'Allemagne. Non seulement les artistes
mais également les politiciens ont abondé
dans ce sens. La citation de Winston
Churchill selon laquelle de tous les pays
neutres la Suisse méritait d’être distinguée,
a bien sûr été présenté aux journalistes
américains. « Qu'importe-t-il que ce pays
ait pu nous accorder des avantages commerciaux ou qu’il en ait donné un peu trop
à l'Allemagne pour pouvoir survivre ? Le
pays est resté démocratique, se défendant
pour sa liberté derrière ses montagnes, et
en pensée, il était largement de notre côté», écrivait le Premier ministre britannique dans une note du 3 décembre 1944.
Rainer Gut a également cité le témoignage
d'un enseignant de 80 ans, qui aurait assisté à l'exécution de deux soldats suisses
par l’armée helvétique pour avoir donné
des informations à des Allemands.
Les attaques dont notre pays fait aujourd'hui l'objet sont un défi comme la Suisse
n'en a plus connu depuis plusieurs décennies, a expliqué Rainer Gut. « La pression
incessante et grandissante à laquelle nous
sommes exposés, donne à beaucoup de
mes compatriotes le sentiment d’être
maltraités par un ami. » En pleine guerre
froide, aucun autre pays occidental n'aurait
soutenu les Etats-Unis aussi loyalement
que la Suisse, a relevé M. Gut. Ainsi, beaucoup d'Helvètes se sentiraient aujourd'hui
choqués de la tournure que prend le débat
autour des fonds juifs.
La neutralité comme moyen
Même si le pays est prêt à reconnaître
certaines erreurs, les préjugés et critiques
sommaires ne favorisent pas le règlement
de la question. Pour Rainer Gut, la neutra-
Le rôle des institutions financières durant la seconde guerre mondiale
29
lité suisse n’était pas une fin mais un
moyen qui lui a permis de maintenir son
indépendance. Et de citer George Washington, qui dans son discours d'adieu,
avait reconnu aux Etats-Unis le droit de
maintenir une politique de neutralité pour
ne pas se laisser engluer dans les « rivalités,
intérêts, humeurs ou caprices » des pays
du Vieux Continent. André Vallana
Annexe 1.2 : Journal de Genève, 09.05.97
La chronique de Jacques -Simon Eggly
Vérité d'hier et vérité d'aujourd'hui
Le rapport Eizenstat est donc connu. Sa
lecture complète en révélera mieux les
nuances et la répartition des blâmes. Mais,
comme attendu, la Suisse y reçoit sa forte
dose de critique. Une première constatation apparaît néanmoins, à propos de l'or
nazi fondu à partir d'objets volés aux victimes des camps. Cette évocation est horrible. Mais le rapport admet que rien ne
prouve que la Banque Nationale Suisse
avait connaissance de cette origine-là d’une
partie de l’or déposé chez elle. Tout semble même prouver le contraire, puisque les
Etats-Unis eux-mêmes n'ont eu connaissance de cette origine qu'après la guerre.
Ce constat est important car il indique que
ce rapport n'apporte pas, ici, un élément
nouveau sur le rôle volontaire de la BNS
dans les transactions avec le Reich. Seule
l'évaluation des quantités d'or, en regard
d'affirmations antérieures, peut donner
lieu à controverses.
Le rapport Eizenstat n'apporte rien de
vraiment nouveau aux éléments de
connaissance qu'ont déjà les Suisses ; mais
il jette une lumière d'ensemble très crue
devant les yeux, particulièrement de l'opinion américaine. Il n'est, pourtant une fois
encore, que juste et légitime de rappeler
certains éléments d'appréciation. On discute de l'attitude des uns et des autres durant et après la guerre, particulièrement de
la Suisse. Mais on le fait avec le recul du
temps, selon le critère actuel du bien et du
mal, tels qu'on les fait resurgir du passé
comme dans un film d'archives commenté.
Or, les acteurs de l'époque n'ont pas vécu les événements ainsi, à commencer par
les Anglais et les Américains. Faut-il rappeler que l'Angleterre et la France ont
conclu l'Accord de Munich avec un Hitler
au paroxysme de sa propagande nationaliste et antisémite ? que la gauche communiste a applaudi la première complicité
entre Hitler et Staline ? La France et l'Angleterre croyaient, alors, protéger leurs intérêts nationaux et empêcher la guerre.
Faut-il rappeler que, jusqu'en 1941, soit
après avoir été attaqués par le Japon, les
Etats-Unis considéraient que leur intérêt
était de rester à l'écart du conflit et de
commercer ? Et, à un seul moment de la
guerre, les Américains et les Anglais ont-ils
avancé l'argument de la persécution des
juifs pour la faire ?
Dès lors, en se replaçant dans l'époque, il
serait équitable de voir ce qu'était la neutralité suisse ; non pas une épée afin de
lutter contre le mal, mais une politique de
dissuasion militaire et d'accommodements
afin d'échapper à une invasion qui aurait
fortement desservi les Alliés : ce qu'a reconnu Churchill. Il s'agissait de protéger le
pays. Tout réquisitoire d'aujourd'hui qui
ignore ce décalage ne fait pas œuvre de justice et de vérité historique. Quant à l'attitude des négociateurs suisses pour
l’Accord de Washington en 1946 et à celle
des banquiers suisses de l'époque, elle peut
être soumise à l'examen critique. Mais,
après tout, les Anglais et les Américains
ont signé cet Accord. N’était-ce pas l'époque où les Américains ont commencé à
utiliser les services de nombreux anciens
nazis, en se souciant fort peu de leur passé ? On entrait dans la guerre froide
contre l'URSS. Tous les pays, et pas seulement la Suisse, se préoccupaient à nouveau de sécurité et d'intérêts nationaux
avant de se pencher sur le suivi moral de la
guerre mondiale. On voudrait donc que le
30
Schaller
Gouvernement américain, en dépit des
pressions qu'il subit, fasse la part des choses devant sa propre opinion publique. La
Suisse ne saurait être présentée comme
une sorte d'accusée principale. Plus que
d'autres elle est entrée maintenant dans
des procédures de recherche historique
B. Montandon, I. Paccaud et X.
objective. En outre, elle a accompli plusieurs gestes non négligeables.
Prenons au sérieux ce rapport Eizenstat,
mais refusons qu'on l'utilise à un rebondissement stérile et nocif de polémiques
contre la Suisse. Le Conseil fédéral aura le
devoir, le cas échéant. d'exprimer dignement et fermement ce refus.
LE ROLE DU COMITE INTERNATIONAL DE LA CROIX ROUGE
(CICR) DURANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE
Michela Colucci, Federica Corecco, Claudine Gaillard, Maude Lichtenstern et
Gabriella Wildhaber∗
Introduction
Lorsque les médias parlent de l’affaire des fonds juifs en déshérence et
de l’or nazi, le public pense spontanément aux banques suisses, au peuple
suisse attaqué à travers la destruction d’un mythe financier plus que centenaire
et aux politiciens devant gérer une crise qui a bouleversé un pays. Mais
l’affaire des fonds juifs n’englobe pas uniquement cela, comme nous allons le
voir en nous penchant sur une autre institution suisse tout aussi prestigieuse
que les banques : le CICR. En effet, à un moment donné de l’histoire, cette institution humanitaire, que l’on jugeait au-dessus de tout soupçon, fut, elle aussi,
mise au banc des accusés. La presse, qu’elle soit suisse ou étrangère, a traité
plus ou moins longuement le sujet. Notre but a été d’analyser de quelle façon
les journalistes ont décidé de rapporter cette affaire et quelle réalité ils ont
contribué à construire, en ébranlant la mémoire collective des Suisses.
La question des fonds juifs et des comptes en déshérence a bouleversé la
façon dont la presse suisse parle de la Suisse. Jamais les médias, et en particulier la presse écrite, n’avaient autant parlé de l’histoire et de la conscience
suisse que durant ces trois dernières années.
Déclenchée par une révélation de la commission du sénateur américain
A. D’Amato en 1996, l’affaire des fonds juifs ne s’est pas limitée à piquer la
Suisse au vif en lui demandant la restitution d’argent « volé », mais elle a également placé d’autres institutions dont la Suisse a toujours été fière, comme le
CICR, sous un éclairage peu avantageux. Finalement, touchant plusieurs
« monuments » du mythe helvétique, le problème des fonds en déshérence a
obligé la Suisse à faire la lumière, pour les autres mais aussi pour elle-même,
sur le rôle qu’elle a joué durant la seconde guerre mondiale.
Dans cette relecture de l’histoire de la Suisse, la presse joue un rôle très
important car, bien que les médias ne déterminent pas à eux seuls l’opinion publique, ils participent activement à sa construction.
Ainsi, sur la base d’une soixantaine d’articles, tirés de différents journaux
suisses et étrangers parus entre mai 95 et janvier 97, nous avons cherché à
déterminer le rôle de l’institution humanitaire qu’est le CICR, pendant la
deuxième guerre mondiale, en tant que problème public. Notre analyse portera
sur le contenu des articles et les moyens d’expression employés, ainsi que sur
les effets de sens engendrés par une presse soucieuse de semer dans les esprits les graines d’une mémoire collective nette qui ne demande qu’à germer.
Le corpus d’articles utilisés pour analyser le problème public lié au CICR
Michela Colucci est étudiante en littérature italienne à l’Université de Fribourg, Federica Corecco et Gabriella Wildhaber sont étudiantes en langue et littérature russe à l’Université de Fribourg, Claudine Gaillard est étudiante en français à l’Université de Lausanne et Maude Lichtenstern est étudiante en littérature anglaise à l’Université de Fribourg
∗
32
Wildhaber
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.
s’étend sur trois années, 1995, 96 et 97, soit le temps de l’affaire. Nous avons
rangé les différentes thématiques concernant cette affaire suivant le monde
calendaire, marqué par les dates de parution des articles. Nous y distinguons
trois phases bien précises, qui correspondent chacune à une année dans la
presse.
-
-
Notre corpus peut être divisé en trois périodes
En 1995, la presse rapporte la célébration des « héros oubliés » de la
Croix-Rouge Suisse.
En 1996, s’ouvre une deuxième phase où, suite au scandale de la valise diplomatique, un débat moral s’instaure à propos du rôle joué par le CICR durant la seconde guerre mondiale.
En 1997, la presse nous invite à une réflexion sur le sujet, grâce à
l’intervention d’historiens ou de sociologues.
Durant ces périodes, les journalistes recourent à trois cadrages différents,
soit:
- Un cadrage de type plutôt civico-moral pour l’année 1995
- Un cadrage qui met en lumière l’aspect conflictuel de l’affaire pour 1996
- Et enfin un cadrage plus analytique en ce qui concerne l’année 1997
Il est certain que, si les thèmes abordés restent les mêmes, qu’il s’agisse
de la presse suisse ou de la presse étrangère, le contenu des articles et la manière de traiter les thèmes, varient d’un journal à l’autre et ce parfois de manière
très révélatrice. C’est ce que nous allons également nous efforcer de démontrer au long de notre analyse.
1. Première phase : 1995, la célébration des « héros oubliés »
Le premier article mentionnant le CICR en 1995 parait le 5 avril dans le
Journal de Genève sous un intitulé déjà révélateur du débat qui se déroulera
durant le reste de l’année dans la presse suisse : « La Suisse accepte enfin le
souvenir de ses héros oubliés »1. Les héros dont il est question sont d’anciens
membres du CICR dont les actes héroï ques vis-à-vis des victimes de
l’holocauste n’avaient non seulement pas été reconnus à l’époque de la guerre,
mais visiblement condamnés par l’institution elle-même. Le climat de révision
du rôle joué par la Suisse à cette époque favorise la polémique autour de ces
condamnations jugées injustes dans le cadre de l’actualité. L’année 1995,
coï ncidant avec les cinquante ans de la fin de la guerre, se caractérise alors
par une série de célébrations et de réhabilitations de personnes pourtant accusées et calomniées à une certaine époque. Avec ce premier article nous pénétrons dans une ambiance qui révèle parfaitement qu’une réévaluation historique de l’organisation humanitaire genevoise est en marche.
A partir de 1995, les banques ne seront plus les seules sur la sellette,
voilà qu’une autre institution suisse devra faire face à de nombreux « chefs
d’accusation ».
La presse suisse, passage quasi obligé en ce qui concerne la publicisation d’un problème comme celui auquel doit faire face le CICR, endosse le rôle
d’acteur collectif et publicise le problème au sein d’une arène publique. Le pro1
Annexe 2.1
Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale
33
blème qui jusque-là ne concernait qu’une partie de la population suisse
« devient un enjeu de définitions, de controverses, de représentations dramatiques, d’actions symboliques. Le procès de publicisation du problème public
dans une arène publique est engagé » (Cefaï , 1996, 58).
L’arène est constituée de plusieurs scènes, soit:
la scène comprenant les autorités politiques suisses et américaines, des
organisations juives, ainsi que les autorités humanitaires représentées le
plus souvent en la personne de Cornelio Sommaruga, alors président du
CICR.
- la scène des médias restituant le débat entre les différents porte-parole
- la scène des intellectuels
Il est intéressant de noter que la présence active et les interventions assez régulières de Flavio Cotti, de Kaspar Villiger ou d’Arnold Koller aux célébrations et aux réhabilitations des « héros oubliés » qui se déroulaient à Berne
en avril 1995, souligne l’importance et le sérieux de la mise en discussion du
rôle joué par le CICR durant la seconde guerre mondiale et permet de
l’identifier comme faisant partie d’un problème public.
-
Outre ces « héros oubliés », deux autres thèmes sont également traités
par la presse en 1995:
- le rôle joué par le CICR durant la guerre
- les fonds en déshérence
La nature même de chacun des thèmes suscite des modalités
d’énonciation journalistique différentes. Ces modalités varient selon que l’on
fasse ou non appel à la mémoire collective. Les journalistes ont plutôt tendance
à user du discours rapporté lorsqu’ils ne souhaitent pas prendre position, alors
que lorsque la responsabilité collective du pays est en jeu, le journaliste adopte
un ton en faveur ou contre les acteurs de la problématique.
Le rôle du CICR pendant la guerre est le thème le plus présent dans notre
corpus d’articles parus en 95. Cinquante ans après la fin de la guerre, les différents responsables de l’organisation humanitaire suisse ne peuvent que témoigner leurs regrets face aux événements qui se sont déroulés durant la guerre.
Les articles montrent cela en citant des extraits de discours de responsables
de la Croix-Rouge et de son président Cornelio Sommaruga : « Jeter un regard
sans complaisance sur son propre comportement », « regretter les omissions
et erreurs possibles du passé », « crise de conscience », « échec moral » sont
des expressions récurrentes dans tous les articles. Elles reflètent d’une part
une certaine lucidité du regard porté par le CICR sur son passé, mais d’autre
part il faut noter dans le langage de certains de ses responsables, des associations de mots comme l’adjectif « possible » qui qualifie « erreurs » et qui indique bien que, pour eux, les accusations portées sont loin d’être prouvées.
Ils procèdent à une véritable autocritique et ils affirment avoir tiré une leçon de leur histoire passée. Mais l’on sent néanmoins chez eux une forte volonté de se déculpabiliser. Déculpabilisation qui passe par le rappel des mérites actuels du CICR, que cela soit au Rwanda, à travers le conflit bosniaque
ainsi que sur d’autres scandales devant lesquels la communauté internationale
a fermé les yeux. Le CICR d’aujourd’hui et de demain n’est pas et ne sera pas
celui d’hier, résume le discours de Sommaruga. Nous avons donc affaire ici à
34
Wildhaber
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.
une sorte de cadrage civico-moral qui veut montrer que la Croix-Rouge a tiré
une morale de l’histoire. Ambivalence, donc, du positionnement du CICR par
rapport aux faits réels qu’on lui reproche et qu’il admet en demi-teinte seulement, ne sachant trop s’il faut se justifier, se disculper, relativiser les faits ou
tout simplement chercher la vérité. De plus, il faut souligner que la Croix-Rouge
de l’époque était soumise à l’autorité de l’Etat, dont les pressions étaient évidentes.
Trois articles sont particulièrement représentatifs de la façon dont le CICR
et ses représentants gèrent la situation: « Holocauste : le président Sommaruga évoque « l’échec moral du CICR » », « L’holocauste est aussi l’échec moral
du CICR » et « J’ai reconstruit le dialogue avec la communauté juive ». On remarque une stratégie particulière dans les affirmations de Sommaruga : tout en
s’excusant pour les erreurs commises par l’institution durant la seconde guerre,
il tente de dévier son discours sur le présent, comme si les actes d’aujourd’hui
pouvaient effacer les erreurs d’hier.
Les journalistes eux, emploient bien souvent le discours rapporté, en rapportant les paroles de Sommaruga, ils prouvent que ce dernier accepte la responsabilité des erreurs du CICR. D’autre part, le fait de retranscrire ses paroles
donne plus de force et de véracité à son discours.
La logique de déculpabilisation est bel et bien présente dans la reconstruction d’un lien avec la communauté israélienne, qu’évoque Sommaruga dans
le Journal de Genève.
Dans les trois articles cités, nous pouvons déceler trois étapes successives qui se répètent à chaque fois. Tout d’abord une phase d’admission:
« J’admets, j’assume la responsabilité », ensuite une phase de regret: « Je
m’excuse » et enfin une phase de déculpabilisation : « mais le CICR a aussi
fait de bonnes choses ». A un certain moment Sommaruga se met même en
position de victime face aux accusations.
Au niveau du système actanciel, on peut donc dire que le CICR
d’aujourd’hui est la victime et que celui d’hier est l’accusé, le Congrès Juif
Mondial (CJM) étant le dénonciateur. Mais étant donné que c’est au CICR actuel d’assumer et de corriger les erreurs de celui d’hier, il devient par là-même
un accusé aussi. En tant que président, Sommaruga est le logique défenseur
de l’institution et en quelque sorte le médiateur du conflit. Les juges, quant à
eux, semblent être les autorités politiques qui participent activement aux célébrations de réhabilitation des « héros oubliés », de même que le public ayant
pu acquérir une opinion sur l’affaire et ce notamment à travers la presse. Le
CICR devient lui aussi juge lors de ses autocritiques.
Selon l’énonciateur de la problématique et l’angle sous lequel elle est
traitée, le système actanciel varie.
Pour ce qui est de l’énonciation journalistique, il faut souligner que les
journalistes font très souvent usage du discours rapporté puisque leurs articles
sont truffés de citations de Sommaruga. Néanmoins, l’usage des guillemets à
plusieurs reprises marque la distance que les journalistes prennent par rapport
au discours du président du CICR. Ils rapportent des faits, mais ne prennent
jamais position en ce qui concerne les articles où Sommaruga est cité, comme
Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale
35
s’ils ne voulaient volontairement pas porter de jugement sur le problème et ne
faire entendre qu’une seule voix : celle du responsable du CICR. Les journalistes n’accusent pas, mais ne disculpent pas non plus.
Par contre lorsqu’on se penche sur les articles traitant du thème des héros oubliés, on décèle immédiatement un ton accusateur. Par exemple, dans
l’article : « La Suisse accepte enfin le souvenir de ses « héros oubliés »2, c’est
le journaliste qui affirme : « Le plus consternant : La Suisse a terriblement maltraité ceux de ses enfants qui ont sauvé son honneur durant la seconde
guerre. ». Ici, le journaliste prend position, il juge la Suisse pour son erreur.
Nous expliquons cette prise de position du fait que, dans cet article, le sujet
traité fait directement appel à la mémoire collective suisse, contrairement aux
articles qui évoquent uniquement le CICR. Ici il s’agit d’erreurs commises par
« la Suisse » et non par les membres du CICR. Dans cet article le journaliste
ne fait pas usage de guillemets. Comme il y a appel à la mémoire collective,
une prise de position s’impose de la part du journaliste et par là-même du lecteur.
Ces articles font particulièrement appel à la mémoire collective suisse. A
travers les actes ou plutôt les « non-actes » du CICR, c’est la communauté
suisse entière qui doit assumer les erreurs commises par l’institution. En effet,
le CICR étant une institution purement helvétique, une atteinte à son intégrité
est également une atteinte à la mémoire collective helvétique.
On peut voir cette année 95 comme une phase civico-morale résultant
d’une tentative de « faire la lumière » sur le passé de l’institution genevoise. Le
président Sommaruga – acteur principal du débat public – soutenu par les autorités politiques, a cherché à travers ses mots (comme l’ont fait d’ailleurs les
journalistes par leur choix d’énonciation) de s’excuser au nom de l’institution
des erreurs commises, ainsi que de s’engager à rendre le passé du CICR plus
transparent. Cette phase n’est pas agressive mais plutôt défensive, d’où le ton
relativement souple utilisé dans ces articles. Comme nous allons le voir maintenant, il n’en est pas de même pour 1996 où le ton se fera beaucoup plus
agressif et virulent puisque le CICR se verra violemment attaqué de l’extérieur.
2. Deuxième phase : 1996, violentes accusations contre le CICR
Le grand thème qui ressort de notre analyse de 1996, est relatif aux accusations d’infiltration du CICR par les services allemands, ainsi que l’utilisation
par certains délégués de la valise diplomatique de l’organisation afin de faire
transiter des biens volés aux juifs. Suite à ce « scandale de la valise diplomatique », de nombreuses mises en cause de délégués et de dirigeants du CICR
se succèdent.
La totalité des accusations provient des archives de l’OSS (ancêtre de la
CIA), étudiées par le sénateur D’Amato et son équipe dès le mois de mars.
C’est au mois de mai qu’apparaissent les premiers articles concernant ces accusations dans la presse suisse.
Cependant, ce n’est que pendant le mois de septembre que les articles
paraissent dans les journaux à intervalles très rapprochés. Nous dirons donc,
2
Annexe 2.1
36
Wildhaber
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.
que c’est pendant ce mois que le débat fait rage, autant dans la presse nationale qu’internationale. C’est à ce moment-là que le problème public est le plus
observable. En octobre déjà, les articles concernant ce sujet se font plus rares
et prennent une autre tournure. Le plus souvent, il s’agit d’articles de fond,
mais aussi de dépêches d’agences et quelques fois même d’éditoriaux.
Le journal suisse dans lequel nous trouvons le plus souvent des articles
est le Journal de Genève, suivi de près par le Nouveau Quotidien, puis la Tribune de Genève. Nous ne trouvons que peu d’articles concernant le CICR
dans le Matin. Paradoxalement, c’est ce dernier quotidien qui était le premier à
parler d’accusations portées contre l’organisation humanitaire.
L’Hebdo ne parle, quant à lui, jamais des accusations contre le CICR particulièrement, mais recadre toujours cette thématique dans celle plus générale
de la remise en question de la Suisse à travers l’affaire dite des « fonds juifs ».
Pour ce qui est de la presse tessinoise, les articles ne sont pas fréquents (nous
n’en avons relevé que deux) et résument deux perspectives dans les trois qui
ressortent de notre analyse : les accusations contre le CICR et la réponse du
CICR.
Dans la presse internationale, nous relevons des articles peu fréquents
mais riches en contenu et analyse comme ceux du Monde alors que ceux du
Paì s se résument plutôt à des dépêches d’agence. La terminologie utilisée le
plus souvent fait appel à des termes tels que: infiltration, accusations, demande
de comptes et réponse, nie ou dément.
Il est certain que nous voyons à travers la description des faits, une nette
différence entre les journaux. En effet, nous retrouvons un style sobre dans le
traitement qu’en fait le Journal de Genève3 alors que le Nouveau Quotidien4
paraît plus engagé dans la problématique. Par ailleurs, à part la fréquence avec
laquelle paraissent les articles, nous ne voyons pas de différence dans la façon
de traiter ce sujet entre presse nationale et internationale.
L’emploi de termes et d’un vocabulaire relatifs à un combat dans lequel
s’opposent deux parties, nous permet de conclure à une restitution dans les
journaux des débats contradictoires entre les différents porte-parole. Les opposants ne s’affrontent pas sur un champ de bataille, mais bien dans une arène
publique dont le juge s’avère être l’opinion publique.
Nous retrouvons dans ce cadrage trois types d’énonciation, comme nous
l’avons déjà vu.
Les problèmes publics sont donc configurés par des acteurs collectifs, qui
se constituent eux-mêmes à travers leur confrontation avec d’autres.
Où nous situons-nous au mois de mai, lorsque les premières accusations
contre le CICR paraissent dans la presse ? Nous nous trouvons dans la phase
de production de sens : le problème est désigné, les protagonistes et les enjeux sont déterminés. Effectivement, les américains ont rendu publiques certaines revendications, qui sont transmises par l’intermédiaire des agences
d’information. Le problème est alors reconnu publiquement.
3
4
Annexe 2.2
Annexe 2.3
Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale
37
Il s’agit là de la phase de publicisation du problème public, qui dépend de
l’observation et de la description du problème. On voit se constituer un système
actanciel précis. Les acteurs s’affrontent dans l’arène publique constituée par
le corpus d’articles que nous détenons. Le problème public est ainsi institué.
Finalement, dans ce que nous avons nommé la perspective critique, qui
se situe vers la fin de l’année 96, nous voyons que l’observabilité du problème
diminue. Cependant, celui-ci n’est pas réellement achevé et aucun arrangement n’a été jusqu’alors trouvé. Nous dirons que nous assistons à un recadrage
de l’affaire, une déviation de l’attention publique vers un autre sujet, qui devient
la remise en question morale du rôle du CICR pendant la seconde guerre
mondiale.
Le temps réel ou historique (qui est le temps auquel se réfère le texte),
vient se mêler à ce temps du texte et constitue ce que les gens doivent savoir
sur l’affaire, d’après leurs présupposés, leurs connaissances, mais aussi à travers ce qui est décrit dans l’arène publique.
Ainsi, on saura au mois de mai que le CICR (qui a déjà été ébranlé pendant l’année 95) est accusé d’infiltration par les américains (représentés par
D’Amato).
Le public qui suivra de près le débat, prendra connaissance à la fin du
mois de septembre des enjeux réels (énoncés d’une part, par les dirigeants du
CICR, puis repris par certains journalistes suisses) qui se cachent (ou peuvent
se cacher) derrière les accusations, ainsi que la non-acceptation de ces dernières par l’organisation humanitaire. Nous reviendrons par la suite sur ces enjeux.
Le public pourra ainsi se forger une opinion claire sur cet épisode. Nous
soulignerons donc l’importance du rôle des médias dans la constitution d’un
problème public, puisque c’est eux qui choisissent que dire, comment et quand.
Les premiers articles parus en début d’année 96 suivent le cadrage de
ceux parus à la fin de 95. En effet, il s’agit avant tout d’un débat éthique, qui
témoigne de la crise de conscience de l’organisation et de ses membres de
l’époque.
Ce n’est qu’au mois de mai que commence à apparaître un changement
de cadrage. Des articles très violents paraissent, tout d’abord contre la Suisse
en tant que nation. Cependant, cette Suisse « accusée » englobe trois institutions : les banques, une dizaine d’entreprises et la Croix-Rouge Internationale.
Jusque-là, pendant l’année 1996, l’activité du CICR n’était pas isolée de la
problématique du rôle de la Suisse en général. Or, dès le mois d’août, le CICR
est mis en cause à lui tout seul, dans un article du Journal de Genève. Les propos tenus par le journaliste (Frédéric Koller) dans cet article sont : « demande
de comptes au CICR », « mise en cause », mais on ne parle pas encore
d’accusations. Les acteurs qui apparaissent alors sont, d’un côté les USA en
tant que nation et de l’autre côté, le CICR , représenté par François Bugnion.
Toujours d’après cet article, les Etats-Unis se servent du fond « Savehaven »,
récemment ouvert dans les archives, afin de soutenir leurs propos. Alors que
les Etats-Unis (cités toujours en tant que nation) assument un rôle de
« justicier » dans ce cas-là, en la faveur de la vérité et des victimes de
38
Wildhaber
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.
l’holocauste, le CICR, n’assume nullement un rôle d’accusé. François Bugnion,
cité dans l’article, n’admet pas les allégations portées à l’encontre de
l’organisation.
Pendant cette période de l’année 1996, les journalistes se servent souvent, de citations provenant du rapport des services secrets américains et des
dire des dirigeants du CICR.
Un article du Monde, daté du 10 septembre, atténue un peu les propos.
La journaliste du Monde5, à travers son article, ne nous donne pas simplement
une information sur le CICR, mais aussi sur l’origine des allégations contre
l’institution genevoise. L’emploi du verbe au conditionnel dans le titre, laisse
comprendre que l’information n’est pas complètement vérifiée : « Selon les services secrets américains, la Croix Rouge Internationale aurait été infiltrée par
les nazis pendant la seconde guerre mondiale ».
A partir de cet article, on peut dire qu’il y a un changement dans
l’énonciation journalistique. D’une part, on voit une distanciation d’avec les
sources d’où proviennent les accusations (le texte des archives américaines
est moins , voire plus du tout cité) ; d’autre part, les dirigeants du CICR sont
beaucoup plus cités. Ces derniers n’admettent toujours pas une position
d’accusés, mais ils se disent prêts à faire toute la lumière sur les faits qui leurs
sont reprochés. Les différentes parties semblent engager un programme de vérité. Cornelio Sommaruga réitère ses regrets en ce qui concerne les « possibles erreurs et omissions du CICR pendant la guerre », mais il ne fait aucune
allusion sur les allégations présentes.
Le 12 septembre, dans la Tribune de Genève, paraît un éditorial : « Or
nazi, banquiers ou receleurs ? »6, qui constitue en quelque sorte le début d’une
nouvelle phase, dans notre corpus d’articles de 96. Effectivement, le CICR
n’est plus la figure centrale de l’information. Les dénonciateurs, clairement
nommés (le Congrès Juif Mondial et le sénateur D’Amato) occupent désormais
ce centre d’information. Ils se retrouvent à leur tour montrés du doigt par le
journaliste Guy Mettan, qui expose pour la première fois, les enjeux qui pourraient se cacher derrière ces accusations. Finalement, cet éditorial fait entrer
une notion qui n’était jusque-là plus présente : l’intérêt collectif des suisses.
Dans ce sens, Guy Mettan parle au nom de tous les suisses et demande une
« réponse claire » à ces accusations. Il faut souligner le fait qu’il s’agit ici d’un
éditorial et qui dit éditorial dit vision personnelle d’un journaliste suisse, désireux dans le cas présent de clarifier une situation ambiguë.
Les articles qui suivront mettent en premier plan la figure du sénateur
D’Amato, qualifié de « meneur de combat acharné » contre les Banques et le
CICR. Les dirigeants de l’institution sont à nouveau cités, mais cette fois-ci, ils
se « défendent » et veulent mettre un terme au « déballage public conduit par
le sénateur américain ». « Nous voulons savoir si le sénateur D’Amato est intéressé par la recherche de la vérité, ou s’il veut simplement mener une campagne de presse », c’est avec ces paroles de François Bugnion, (citées par
Pierre Hazan dans un article du Nouveau Quotidien daté du 18 septembre et
5
6
Annexe 2.4
Annexe 2.5
Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale
39
intitulé : « Sous pression américaine, le CICR se penche sur son passé trouble ») que nous pouvons dire que l’organisation humanitaire « passe à
l’offensive » et décide d’attaquer à son tour. D’après notre analyse, les configurations du système actanciel qui ressortent de cet article sont d’un côté, la réputation de l’institution, son indépendance et son impartialité et d’un autre côté,
les intérêts politiques et économiques que pourrait rechercher un homme fort
de la politique américaine.
On voit bien ici, une confrontation entre divers acteurs, propre au phénomène de publicisation dans une arène, qui n’est autre que le corpus de nos articles de l’année 96.
Dès le 19 septembre, on peut lire dans le Nouveau Quotidien : « Accusations américaines : le CICR se défend ».7 L’emploi par le journaliste du verbe
« défendre », laisse comprendre à l’opinion publique que le CICR assume désormais une position d’accusé. Il estime cependant ces accusations injustifiées
et donc son rôle est de les contredire. Dans la presse des termes tels
que « l’organisation genevoise nie », « dément vigoureusement », « répond
aux accusations », « rejette une partie de ces allégations », viendront renforcer
ce revirement de tendance.
Finalement, le 5 décembre, paraît un article de Frédéric Koller8, dans lequel nous voyons une énonciation bien différente, qui nous laisse croire à un
passage à une nouvelle phase. En effet, « le mythe de la tradition humanitaire
suisse est brisé », cite les paroles d’un historien, Guido Koller. Nous sommes
loin des citations de représentants américains ou de représentants du CICR.
Cet article fait état de faits historiques concernant la mémoire collective des
suisses, mais aussi l’oubli collectif, qui a contribué à faire de la tradition humanitaire un mythe. Le fait même que ce mythe soit brisé, nous contextualise
dans ce que l’on peut appeler un « tremblement de mémoire ».
Nous nous trouvons donc, à partir de la fin de l’année, dans une nouvelle
phase, que nous appellerons critique, car la figure principale n’est plus ni le
CICR, ni le sénateur D’Amato, mais le fait historique, la vérité.
Lors de cette deuxième période (1996), le mois de septembre est le mois
dans lequel le débat est le plus médiatisé, le plus visible. Trois phases dominent le discours de cette année, d’après notre analyse:
Une première phase dénonciatrice, dans laquelle les acteurs sont: le sénateur D’Amato et son équipe en tant que dénonciateurs, le CICR comme étant
montré du doigt, mais n’assumant pas la position d’accusé et le Congrès Juif
Mondial comme étant la victime. Il s’agit de la phase du scandale de la valise
diplomatique (valise qui aurait été utilisée à des fins crapuleuses par des anciens dirigeants du CICR) et de la mise en cause d’anciens délégués de
l’organisation.
La deuxième perspective se veut plutôt défensive : on y trouve les mêmes
dénonciateurs, mais le CICR se trouve être cette fois en position de victime. Il
est accusé à tort, il fait l’objet d’une « manœuvre électorale ». D’une part, le rap7
8
Annexe 2.6
Annexe 2.7
40
Wildhaber
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.
port américain fourmillerait d’erreurs et d’autre part, de nombreux intérêts peuvent se cacher derrière ces accusations.
La dernière phase, elle, serait plutôt critique face aux dénonciateurs, mais
aussi face au CICR, qui tenterait de conserver un certain prestige. Dans cette
perspective, les journalistes ne se contentent pas de donner un sens à leurs
propos en citant des paroles d’acteurs du débat public ; ce sont eux, qui, avec
l’aide d’historiens, posent les questions et permettent ainsi à l’opinion publique
de se refaire (peut-être) une vision sur cette affaire. Ils contribuent activement
(et non plus passivement) à la création de sens.
En conclusion, nous pouvons dire que cette deuxième phase, comportant
le corpus des articles de 96 est, à l’inverse de celle qui célèbre les héros oubliés du CICR en 95, une présentation des antihéros de l’organisation. Par ailleurs, il est intéressant de noter que dans cette phase, le CICR ne semble pas
avoir de vie présente, alors qu’en 95, ses dirigeants s’efforçaient de comparer
la passé de l’institution avec ses activités actuelles. Finalement, nous dirons
qu’il ne s’agit pas là d’une affaire politique, étant donné que ni le gouvernement
américain, ni le gouvernement suisse ne se positionnent dans la débat public.
Cependant, il existe une multitude de configurations, puisque les acteurs se
configurent eux-mêmes à travers leur discours. Ceci nous donne un système
actanciel assez variable, comme nous l’avons vu.
Les conséquences que nous tirons de cette année, pour ce qui est de
notre sujet sont les suivantes: suite à une série d’accusations et de demandes
de comptes au CICR, il découle une remise en question générale d’un des piliers constitutifs de la mémoire helvétique, à savoir l’aide humanitaire. La communication permet donc une reconstruction de la mémoire collective suisse.
3. Troisième phase : 1997, analyse et réflexion
Après avoir analysé deux années caractérisées par des accusations très
précises portées au CICR, nous abordons maintenant une troisième période
qui est dominée par plusieurs aspects du problème concernant le rôle du CICR
pendant la seconde guerre mondiale. On peut considérer l’année 1997 comme
une sorte de résumé de tout ce qui a été dit durant les années précédentes.
Les accusations portées à l’organisation humanitaire reviennent pour être, encore une fois, discutées et analysées.
On s’aperçoit tout de suite que les articles parus en 97 visant surtout
l’attention publique ont pris plus d’ampleur qu’avant. Les arguments traités sont
en effet regroupés dans un seul cadrage, qu’on peut inscrire dans une phase
de révision du rôle global du CICR pendant, et immédiatement après, la seconde guerre mondiale.
Il est possible de souligner un certain décalage entre la presse suisse et
la presse étrangère : dans les journaux nationaux l’accent n’est plus mis sur les
accusations portées au CICR pendant les années précédentes (héros oubliés,
accusations du sénateur D’Amato). La presse internationale, par contre, dédie
encore quelques articles à ces arguments longuement traités auparavant
(Washington Post, 4.3.97 : « Red Cross says three employees aided nazis » ;
Sunday Times, 20.4.97 : « War claims miles Red Cross » ; USA Today, 5.5.97 :
« Swiss nurse saved nazi’s youngest targets »).
Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale
41
Toutefois, le ton des articles de la presse étrangère n’est ni agressif, ni
excessivement dur, les journalistes ne portent pas de jugements supplémentaires à ce qui est dit. Il y a seulement une dépêche de Reuters et un article rédigé par Kim Gordon-Bates, porte-parole du CICR, auquel est donné la possibilité de défendre l’organisation qu’il représente, face aux accusations qui lui
sont portées. En soulignant ces faits, les journalistes ne veulent donc pas criminaliser le CICR, mais plutôt ouvrir un espace de discussion pour pouvoir
évaluer correctement, encore une fois, le pour et le contre de cette affaire.
Dans les articles de la presse internationale, l’opinion publique joue le
rôle de juge et le CICR est positionné comme étant la victime persécutée par
D’Amato et le Congrès Juif Mondial. Ceci est une représentation qui rentre
dans le cadrage que nous avons désigné pour cette troisième phase de notre
analyse : c’est l’une des facettes du problème qui a engendré la discussion du
rôle du CICR pendant la seconde guerre mondiale.
Il est possible d’interpréter cette démarche journalistique internationale
comme une volonté de faire le point sur tout ce qui a déjà été dit, afin de pouvoir ainsi reconstruire un tableau plus exhaustif qui rassemblerait les différents
aspects de ce même problème concernant l’organisation humanitaire suisse et
son rôle controversé pendant le dernier conflit mondial.
En passant en revue les titres des articles parus en 1997 dans les journaux étrangers, on a l’impression de lire une liste qui parcourt tout l’iter de
l’affaire du CICR ; une sorte de pro-mémoire pour que les lecteurs n’oublient
pas les questions soulevées plusieurs mois auparavant, et qui constituent
d’ailleurs le bloc principal sur lequel s’appuient les détracteurs de la Croix
Rouge. Les articles virulents contre le CICR ont disparu, laissant la place à une
simple chronique des faits, et on trouve même des articles défendant
l’organisation (USA Today, 2.5.97 : « Red Cross now a world leader » ; USA
Today, 2.05.97 : « Red Cross still tracks the victims »).
Durant l’année 1997, aucune thématique nouvelle n’apparaît. Les journalistes s’appuient donc sur les faits déjà existants, pour maintenir vif l’intérêt des
lecteurs, pour éviter que l’attention diminue, voire ne disparaisse. Tous les acteurs qui entrent en jeu sont déjà connus par l’audience, et leurs rôles se précisent davantage dans ce cadrage récapitulatif plus ample. Les journalistes présentent ainsi une bonne vue d’ensemble au public, qui lui permet, sinon de tirer
des conclusions, du moins de remettre un certain ordre dans toutes les informations reçues jusqu’alors.
Un bon exemple de cette attitude est représenté, en ce qui concerne la
presse internationale, par un article du Yad Vashem du 31.10.97 qui titre « The
Red Cross an ambiguous role »9. Dans cet article de l’institut israélien sur
l’Holocauste, on ne trouve pas, comme on pourrait s’y attendre, que des reproches à l’égard du CICR, mais une analyse lucide des différentes causes et aspects de l’attitude de l’institution en temps de guerre.
Naturellement, le journaliste Shaul Ferrero, ne peut ignorer les nombreuses défaillances du CICR, et c’est justement de cette base qu’il part pour construire son article :
9
Annexe 2.8
42
Wildhaber
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.
« The ICRC, a non-partisan organisation dedicated to the pursuit of humanitarian goals,
located in a neutral country and enjoying immense moral prestige, was generally perceived
by the helpless and abandoned Holocaust victims to be a last resort against their persecutors. In this hope, as is well-known, they where largely disappointed ».
Avec ce préambule il se rattache à tout ce qui a déjà été dit et écrit auparavant, à tous les articles et les discussions précédentes, en démontrant que
ses propos s’inspirent d’un débat déjà en cours et qui trouve dans le Yad Vashem un interlocuteur important et surtout très concerné. Il serait difficile de
trouver une source qui fasse plus autorité. Dans la perspective de ce nouveau
cadrage moral c’est justement l’organe d’information de cet institut seul qui
pourrait, si les circonstances l’exigent, donner un avis définitif qui puisse aboutir, en quelque sorte à clore le débat.
La construction de l’article reproduit le développement connu par la question du rôle du CICR pendant la seconde guerre mondiale : on part de l’idée
que le CICR avait pour but principal d’aider les victimes du conflit et de la
Shoah, coûte que coûte, en affrontant n’importe quel péril. Mais on s’aperçoit
bientôt que, pendant cette terrible période, le CICR a connu des défaillances et
commis des erreurs, pour lesquelles on cherche tout de même aujourd’hui des
justifications plausibles. C’est ainsi que Shaul Ferrero, auteur de l’article, met
en œuvre un processus de critique raisonnable, qui puisse aboutir à une thèse
de comportement qui comprenne les différents aspects du même problème.
Le CICR est indiscutablement le principal accusé face auquel se trouvent
toutes les instances qui demandent un compte rendu des causes et des modalités de l’agir de l’organisation suisse. Mais il ne s’agit plus d’un rapport direct
entre accusateurs et accusé. On retrouve en effet très peu d’interventions de
responsables ou porte-parole du CICR. Le débat s’ouvre sur un champ unilatéral, dans lequel la Croix-Rouge ne tient plus un rôle actif, mais se limite à enregistrer les différents commentaires qui sont faits à son égard, pour pouvoir,
éventuellement, en tirer profit dans le futur. Le filon des articles à sensation,
avec des révélations choquantes, est désormais épuisé. Il y a l’exigence
maintenant de tirer profit de ces articles pour construire un discours plus général, qui puisse bénéficier de toutes les pièces découvertes précédemment.
Dans ce nouveau cadre de révision morale du rôle du CICR pendant le
dernier conflit mondial, on voit en quelque sorte se recomposer un puzzle, dont
les pièces ont été accumulées pendant les années précédentes (1995 et 1996)
et qui trouvent maintenant leur place dans une perspective de réflexion. Cette
atmosphère d’analyse lucide se retrouve clairement dans l’article du Yad Vashem, dans lequel il énumère aussi bien les gestes héroï ques que les erreurs
ou manquements du CICR. Une sorte de bref résumé à partir duquel l’auteur
peut tirer des conclusions.
« …all these documents show that three basic factors played a role here : the lack of an
internationally recognised legal basis for intervention ; the refusal to make an exception in
favour of the Jews […] ; the fear that too much insistence on the fate of the Jews would
imperil the ICRC’s already limited relations with the Germans concerning other categories
of detainees. »
Toutefois, on peut penser que ces justifications jouent un rôle
d’atténuation, qui n’effacent en rien les torts du CICR, mais qui se révèlent utiles pour comprendre un peu mieux le climat de ces années-là .
Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale
43
« One may nevertheless concur with Professor Favez’s conclusion, that the ICRC should
have spoken out and put all its moral authority on the line, on behalf of the victims of the
Holocaust »
Dans la presse internationale on peut constater un alignement d’opinions
qui entrent parfaitement dans la définition de cadrage moral que l’on a attribué
à la période analysée. Ces opinions apparaissent clairement lors de la lecture
de certains titres de journaux étrangers parus en 1997 :
USA Today, 8.10.1997 : « Red Cross admits to “moral failure“ in Holocaust »
Sunday Telegraph, 19.10.1997 : « Red Cross shamed over Auschwitz ».
Dans l’article que nous avons choisi d’analyser plus en profondeur, on
peut individualiser des mots clés qui illustrent très bien l’attitude du journaliste;
attitude qui vise à construire l’image idéale du CICR, tout en mettant en évidence le fait que la réalité n’a pas toujours été si idyllique : however (toutefois)
est un mot qui apparaît cinq fois, et qui possède à chaque fois la fonction de
lien avec la réalité des faits. L’article est composé de deux dimensions différentes, deux vérités parallèles qui mettent en évidence le profond contraste
existant entre les bonnes intentions et la réelle possibilité de les mettre en œuvre.
Le dualisme vérité-mensonge est la base sur laquelle se posent tous les
articles concernant le problème du rôle du CICR pendant la Seconde Guerre
mondiale et cela est mis en évidence dans l’article du Yad Vashem. En ce
sens, la relecture morale acquiert encore plus de force et de signification, car il
s’agit là de mettre en avant la position effective du CICR entre ces deux pôles
vérité-mensonge, potentialité-réalité .
D’autres mots significatifs du texte peuvent donner un même reflet sur la
construction de l’article et de l’idée qui réside à la base dans les intentions de
l’auteur; ce sont les mots nevertheless (néanmoins) et although (bien que) qui
ont plus ou moins la même signification que however et, en tout cas, qui appartiennent à la même catégorie de sens.
Un autre élément caractéristique qui marque le processus de reconstruction entrepris dans l’article se trouve tout au début, quand M. Ferrero intercale
son discours avec la phrase « as is well-known » (comme il est bien connu),
qui situe très précisément l’article dans le temps, le plaçant à la fin d’un long
débat qui se déroule depuis déjà des années. A ce moment, tout le monde
connaît très bien les accusations et les reproches qui ont été portés au CICR.
En partant de là, on peut ouvrir une nouvelle fenêtre sur ce même débat, en
écoutant une voix supplémentaire qui éclaircit davantage l’opinion d’une des
plus importantes organisations Juives du monde. Dans cette petite phrase,
« as is well-known », on retrouve toutes les figures des différentes phases du
problème traité : nous avons les accusateurs (CJM, D’Amato) qui se basent
notamment sur le fait que le CICR a commis des fautes, pour revendiquer leurs
droits ; on retrouve également tous les défenseurs du CICR (M. Sommaruga,
les autorités suisses, les différents porte-parole) qui ont dû admettre les erreurs de l’organisation et démontrer leur volonté de rachat ; de même nous
pouvons inclure dans ces acteurs le vaste nombre de personnes qui composent l’opinion publique, et qui ont suivi attentivement l’affaire depuis ses débuts.
44
Wildhaber
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.
L’article du Yad Vashem est un article très complet, qui reflète parfaitement la foule de sentiments qui ont dominé la scène publique durant ces trois
dernières années.
Le seul personnage de l’article, mis à part son auteur, qui donne une opinion, en dehors du commentaire, est l’historien Jean-Claude Favez, dont les
mots sont reportés en guise d’avis faisant autorité. M. Ferrero parle au nom de
l’institution du Yad Vashem, en exposant des faits connus. Mais pour exprimer
son opinion, il s’appuie sur les conclusions de l’historien genevois, une voix
extérieure qui certifie la volonté de l’institut israélien de porter un avis le plus
objectif possible sur cette affaire, sans négliger toutefois l’opinion d’autres experts et cela pour peindre un tableau qui soit le plus complet possible.
Si cet article, tiré de la presse étrangère, représente un évident et exhaustif exemple de l’attitude générale des journaux internationaux tout au long
de l’année 1997, nous n’avons malheureusement pas trouvé son équivalent
dans la presse nationale, laquelle s’aligne toutefois sur la même perspective
de réévaluation déjà observée dans la presse étrangère.
Aux différents thèmes qui se superposent durant toute l’année, vient s’en
ajouter un de stricte actualité, à savoir la parution d’un livre qui met en cause la
bonne foi du CICR en l’accusant d’antisémitisme. Cette accusation, dont il est
question dans la presse suisse, s’ajoute aux autres déjà discutées les années
précédentes, mais n’apporte rien de nouveau au débat.
Ce qui paraît intéressant par contre, est la parution d’un nouveau type
d’articles : les interviews de témoins, à travers lesquels on replonge dans
l’histoire, au moment même où les faits se déroulaient, et ce grâce aux mots
des protagonistes de cette terrible période. N’ayant plus de faits actuels, les
journalistes se penchent sur le passé du CICR en allant interviewer d’anciens
délégués du CICR ou des personnes qui « étaient présentes » au moment
même où avaient lieu les faits traités aujourd’hui par la presse. Des témoignages de ce genre ont sûrement un impact très direct sur l’imagination des lecteurs, car ils recréent une atmosphère passée grâce aux vrais protagonistes de
l’affaire, grâce à des personnes qui ont contribué, à travers leurs actions, à
construire l’histoire. Cette même histoire qui est aujourd’hui mise en cause et
qui est devenue un problème public autour duquel se construit un débat très
serré, tant en Suisse qu’à l’étranger.
En lisant ces interviews, nous sommes amenés à réfléchir sur les conditions dans lesquelles l’homme était contraint d’agir pendant la guerre, nous
sommes portés à nous rendre compte qu’un jugement peut être établi uniquement après avoir bien considéré tous les aspects d’un problème.
Dans l’arène publique au sein de laquelle se déroule le débat s’ouvre ainsi une nouvelle scène, celle du témoignage direct, qui comprend aussi des interviews de personnages contemporains, d’intellectuels qui donnent leur avis
sur le problème du rôle du CICR pendant la seconde guerre mondiale. Exemple
parfait de ce que nous avançons est l’interview de Maurice Rossel, ancien délégué du CICR qui, en 1943 et 1944, a visité les camps d’Auschwitz et de Theresienstadt. Il s’agit d’une interview publiée en deux parties (Nouveau Quotidien des 11 et 12 novembre 1997), dans lesquelles l’auteur, M Lanzmann,
Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale
45
pose des questions très précises à M Rossel, des questions qui reproposent
avec force l’horreur vécue dans ces camps, et qui projettent les lecteurs dans
le climat très dur de l’époque.
Pour ce qui est des intellectuels, ils prennent de plus en plus position en
tant que protagonistes, eux aussi, d’interviews et de commentaires qui paraissent en 1997. D’autres personnages viennent donc faire partie du système actanciel mis en place dans l’arène publique au sein de laquelle se déroule le
débat à propos des responsabilités et des erreurs du CICR .
Nous ne voulons pas établir de procédés fixes qui règlent cette phase du
problème public, parce que trop d’arguments entrent en ligne de compte dans
le débat, mais nous pouvons sûrement déduire de notre analyse le fait que
toutes les argumentations ont pour but principal de porter à une relecture des
responsabilités morales de l’organisation humanitaire suisse. But que l’on retrouve aussi dans le ton relativement souple de presque tous les articles, qui
ne visent plus à une accusation directe, mais plutôt à une explication très détaillée des différentes facettes du problème déjà longuement analysé durant les
années précédentes.
Conclusion
Les accusations portées contre le CICR depuis 1995 ont créé un débat
moral présenté par les médias et qui est venu s’insérer dans l’esprit des Suisses aussi bien que dans celui des autres citoyens du monde. Ce débat remet
en question un passé moins clair que le disaient les livres d’histoire, un présent
où le problème de chacun est de savoir si nous devons payer pour des erreurs
commises par d’autres et un avenir qui pousse à l’interrogation : Que faire pour
que de tels faits ne se reproduisent pas ?
Beaucoup de questions posées, peu de réponses. La presse a fait son
travail d’information et sûrement même un peu plus (heureusement) en nous
glissant à l’oreille qu’il y a une leçon a tirer de cette affaire. C’est indéniable, il y
a une gestion de l’identité suisse faite par les médias. Ces derniers ne mettentils pas en évidence, dans certains articles, le rôle caché qu’ont joué certaines
institutions dans ce problème ? Il suffit d’analyser le titre d’un article publié
dans le Nouveau Quotidien du 26 avril 1995 pour s’en rendre compte:
« Réprimandé par le CICR, licencié par sa banque, il avait sauvé 60 000
Juifs »10. L’information que le journal cherche à faire passer n’est pas le sauvetage de 60 000 Juifs, mais bien la conduite du CICR et des banques par
rapport à ce fait. Une lecture polyphonique de ce titre est possible : ce qui est
insinué est plus important que l’information de base. Deux institutions licencient un individu parce qu’il a voulu prendre la liberté de réfléchir et d’agir par
lui-même. Or, l’article développe l’idée selon laquelle, dans notre société,
l’homme n’existe pas s’il n’est pas reconnu par l’Etat. Le deuxième paragraphe
de l’article est explicite sur ce point : il annonce que cet homme a été
« réhabilité politiquement par le Conseil fédéral l’an dernier » ! Ceci suggère
donc une certaine manière de voir les choses.
Quant à la question « Sommes-nous coupables? », une fois encore la
10
Annexe 2.9
46
Wildhaber
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.
presse vous répond. Par exemple à travers un éditorial parut dans le Nouveau
Quotidien, toujours en avril 1995, intitulé « Nos devoirs envers les enfants de
l’Holocauste ». Dans cet article le journaliste parle de « notre attitude envers
les juifs pendant la seconde guerre mondiale ». « Notre » implique mon attitude
et celle des autres, il indique une identification dans le temps présent aux suisses de l’époque. Identité de coupable. Ce qu’ils ont fait, l’aurais-je fait moi aussi? Le gouvernement actuel présente ses excuses pour le gouvernement
d’alors. La presse parle des politiciens d’aujourd’hui pas de ceux d'hier.
L’utilisation d’un « on » contrairement à celle d’un « ils », implique le « nous »,
ici et maintenant. Stratégie intéressante que celle qui pousse le peuple suisse à
une identification complète à sa nation et donc à ses erreurs passées, présentes
et pourquoi pas à venir.
Dans le monde calendaire nous rencontrons plusieurs contextes temporels différents: la période de la deuxième guerre mondiale où les faits se sont
produits et où le CICR a commis des erreurs, le présent du CICR, ses actions
et ses projets d’avenir et l’actualité, celle des journaux, qui nous touche au
quotidien. Les médias doivent donc construire une réalité au quotidien et ce
parfois, comme c’est le cas pour le problème qu’a connu la Croix-Rouge, avec
des temporalités décalées de notre réalité. C’est alors au journaliste de veiller à
palier à ce décalage à l’aide de diverses stratégies dont nous avons vu le fonctionnement ci-dessus. Il s’agit de faire apparaître des acteurs pour donner vie à
cette actualité, puis des rôles et une mise en scène adéquate.
Le choix de l’acteur principal, en ce qui concerne l’affaire du CICR, s’est
porté sur la personne de Cornelio Sommaruga puisqu’il était responsable de
l’institution et connu du public. La mise en scène s’est faite par étapes à l’aide
des rebondissements causés par de nouvelles accusations et révélations de
sources plus ou moins secrètes. Le ton s’est fait incisif dans la deuxième phase
du problème, pour laisser place ensuite à une sage réflexion. Les rôles étaient
distribués, seul celui du CICR, tantôt accusé tantôt victime, est demeuré quelque peu ambiguë. Les principes de construction d’une réalité sont utiles pour
que se rejoignent ici passé et présent, mais n’oublions pas que cela est une
réalité et ne sera jamais vraiment la réalité.
Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale
47
Annexes 2
Annexe 2.1 : Journal de Genève, 05.04.1995
39-45 Que vive la mémoire de ces Suisses qui ont sauvé des vies
La Suisse accepte enfin le souvenir de ses héros oubliés
Paul Grüninger, Karl Lutz, Louis Haefliger, Friedrich Born, ces Suisses ont sauvé des milliers de personnes durant
la dernière guerre, et l'honneur de la Suisse face au nazisme.
Les héros sont des gens hors normes. Or,
la Suisse tolère mal ceux de ses enfants qui,
prenant des initiatives, dépassent ses mornes normes. Henri Dunant a fini dans la
misère. Et si la Suisse vénère Guillaume
Tell, c'est sans doute parce qu'il combattait
les «normes» des Habsbourg. Le plus
consternant: la Suisse a terriblement maltraité ceux de ses enfants qui ont sauvé son
honneur durant la Seconde Guerre mondiale, qui ont arraché des milliers de Juifs
aux griffes de la bête nazie. Cinquante ans
plus tard, Berne commence à les réhabiliter, sur la pointe des pieds.
Le magnifique consul Carl Lutz
Lundi à Berne, la bourgeoisie et la communauté juive ont commémoré le 100e
anniversaire du consul général Carl Lutz.
En poste à Budapest durant la guerre, aidé
par sa femme Gertrud Stein, il a sauvé
50000 Juifs. Présent à la cérémonie, Flavio
Cotti y a prononcé des mots graves et rares, soulignant qu'il ne fallait pas récupérer
ce héros à des fins patriotiques, rappelant
que Carl Lutz a dû affronter à l'époque des
reproches bureaucratiques pour avoir dépassé ses compétences.
La réalité est bien pire. Carl Lutz est décédé en 1975 à Berne, amer et dégoûté. En
1962, dans un rapport adressé au conseiller
national Willy Sauser, il exprimait toute sa
détresse. A son retour de Budapest, il a dû
attendre quinze ans pour devenir consul
général de Suisse à Bregenz, titre qui n'a eu
aucune importance sur sa retraite de 1200
francs par mois. Jusqu'à sa mort, Carl Lutz
s'est battu pour que l'administration lui
rembourse les biens qu'il a perdus lors de la
prise de Budapest. En vain.
Symbolique: c'est Gilbert Joseph, un écrivain français enquêtant sur les bonnes actions du Suédois Raoul Wallenberg, qui a
découvert Carl Lutz. Il le raconte dans un
livre publié en 1982. Alors qu'Adolf Eich-
mann prépare l'extermination de quelque
600000 Juifs hongrois, une formidable résistance est organisée à Budapest par une
vingtaine de Suisses et de Suédois. Lutz
distribue des milliers de lettres de protection au nom de la Suisse. Il a ainsi sauvé
quelque 50000 personnes alors que ses
chefs l'avaient mandaté pour secourir 300
personnalités juives dont la liste avait été
soigneusement établie à Berne.
L'historien Gilbert Joseph écrit: «Carl
Lutz fut le vétéran et l'initiateur du combat
contre la persécution nazie, l'une des figures les plus marquantes de la Seconde
Guerre mondiale. Or, pour certains hauts
fonctionnaires suisses, Carl Lutz avait désobéi. Berne refusa même de le nommer
consul à Budapest, malgré les 70 employés
travaillant sous ses ordres. Son action humanitaire ne lui valut aucun témoignage
d'estime, aucune distinction de la part des
autorités suisses.»
Pendant que la Suisse l'oublie, Lutz reçoit
de nombreux signes de reconnaissance de
l'étranger. Décoré par l'Allemagne fédérale,
honoré par la Commission des Justes
israélienne, il reçoit en 1948 une lettre du
Gouvernement communiste hongrois: «La
protection, l'aide et le secours que vous
avez prêtés, à vos propres risques et périls,
avec un dévouement admirable, ont sauvé
des milliers d'êtres d'une fin barbare et indigne.» En 1991, un monument à sa mémoire a été inauguré à Budapest.
Le courage oublié du CICR
D'autres Suisses luttaient à Budapest
contre le massacre projeté par Eichmann.
Et surtout le délégué du CICR Friedrich
Born. Cet homme, qui représentait avant la
guerre en Hongrie l'Office suisse d'expansion commerciale, fut engagé par le CICR
pour sa stature et sa connaissance du pays.
Ce Bernois parvint à placer sous sa protection des milliers de persécutés et de nom-
48
Wildhaber
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.
breuses institutions hospitalières, sociales
ou religieuses. Il a assuré le ravitaillement
du ghetto de Budapest et l'hébergement de
nombreux enfants juifs. Friedrich Born
sauva sans doute la communauté juive de
Budapest en s'opposant à sa déportation
massive dans des ghettos de province. De
1944 à 1945, Born a travaillé en étroite
collaboration avec Raoul Wallenberg. Alors
que ce dernier, arrêté par les Soviétiques et
porté disparu depuis cinquante ans, est devenu un mythe, Born a été largement oublié en Suisse. Le 2 juin 1987, c'est à Jérusalem qu'un arbre est planté à sa mémoire,
au mémorial juif de Yad Vashem. Un plaque portant son nom a été posée l'an dernier à Budapest. Le CICR n'assistait pas à la
cérémonie.
Autre héros du CICR tombé dans l'oubli,
le Zurichois Louis Haefliger. Avant la fin
de la guerre, il est envoyé en Autriche afin
de contrôler le camp de concentration de
Mauthausen. Pour éviter que les survivants
ne soient liquidés à l'arrivée des troupes
alliées, Haefliger négocie un accord avec
certains officiers SS chargés de la surveillance du camp. Il part ensuite à la rencontre d'une colonne de blindés américains
et parvient à convaincre ses chefs de libérer
Mauthausen. Il revient sur le premier blindé jusqu'au camp qui sera libéré sans pertes. Suite à cet exploit, Louis Haefliger reçoit des remontrances du CICR qui lui reproche ses initiatives. Amer, il s'adonne à
différentes opérations financières douteuses qui lui seront vivement reprochées. Sa
brouille avec le CICR durera sa vie durant.
Question de pudeur, vraiment?
Pourquoi le CICR a-t-il oublié à ce point
la mémoire de ces héros? A cause de sa
tradition de silence, ou tout simplement
parce que, la guerre finie, l'institution ne
recevait plus de fonds. Elle a donc licencié
la plupart de ses délégués, licenciés et oubliés. Peut-être aussi, comme l'explique le
CICR, parce qu'il aurait été impudique de
parler de l'héroï sme de ses délégués alors
que le monde pleurait des millions de
morts.
Pour l'historien Jean-Claude Favez, expert de l'histoire du CICR, l'institution
humanitaire n'a rien fait pour garder le
souvenir de ces délégués: «Cela ne lui est
pas venu à l'esprit. C'est une question
d'époque. Ça illustre le manque de perception que le CICR avait du génocide.» Bref,
on voyait bien les camps, mais pas, derrière
eux, le génocide. D'ailleurs, dans le livre
blanc que le CICR publie en 1947 sur les
camps de concentration, on parle à peine
des Juifs.
Un monument aux héros inconnus
Outre ces héros oubliés, il y en a sans
doute des milliers d'autres, inconnus ou,
comme Paul Grüninger, à demi réhabilités.
Décédé en 1972, ce chef de la police saintgalloise avait été remercié en 1939 pour
avoir illégalement ouvert les portes de la
Suisse à 3000 Juifs fuyant le nazisme.
Serge Klarsfeld, avocat spécialisé dans la
poursuite des criminels nazis, proposait il y
a peu dans ce journal d'écrire un grand livre comprenant aussi bien les noms de
tous ceux qui ont été accueillis en Suisse
durant la dernière guerre, que les noms de
tous les refoulés. On pourrait y écrire en
lettres d'or un chapitre à la mémoire de
tous ceux qui ont sauvé des vies malgré les
ordres reçus ou les risques encourus. Et qui
ont été récompensés, jusqu'ici, au mieux
par le silence et l'oubli. Roger de Diesbach
Annexe 2.2 : Journal de Genève, 19.09.1996
Le CICR répond aux accusations du sénateur D'Amato
Mis en cause pour ses agissements durant
la Deuxième Guerre mondiale, le Comité
international de la Croix-Rouge (CICR)
rejette une partie des allégations portées à
son encontre par le sénateur américain Alfonse D'Amato. En se basant sur des do-
cuments de l'époque, les services du sénateur républicain ont dressé des accusations
de deux types, relève François Bugnion
dans un document publié mercredi. Elles
concernent, d'une part, le trafic de biens de
victimes de persécutions nazies par certains
Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale
49
délégués du CICR. L'espionnage, voire l'infiltration de l'organisation humanitaire par
des agents au service de l'Allemagne nazie,
est, d'autre part, montré du doigt.
Concernant le premier point, les documents américains et les recherches effectuées dans les archives du CICR ont permis d'établir qu'un ancien délégué, Giuseppe Beretta, a été mis en cause par la police turque en janvier 1945 dans une affaire
de trafic illicite. «En l'état actuel de nos
connaissances, il n'y a aucune preuve que
Beretta ait abusé du courrier du CICR en
vue de transférer des fonds ou des valeurs
vers la Suisse, mais on ne saurait l'exclure
absolument», écrit le CICR. L'organisation
n'a d'autre part pu découvrir aucune preuve
d'une liaison de Beretta avec le Service de
renseignements de l'armée suisse. Il s'agit
donc, semble-t-il, seulement d'une «affaire
crapuleuse».
Au cœur des accusations d'espionnage
mettant en cause des délégués du CICR
basés notamment en Afrique du Nord se
trouve un certain Jean-Robert ou JeanRoger Pagan, délégué du CICR de mars
1941 à mars 1942. Arrêté en octobre 1943
sous l'accusation d'espionnage, il est
condamné puis fusillé en décembre 1944.
Au cours de son interrogatoire, il donne
les noms de délégués avec lesquels il a été
en contact, notamment celui de GeorgesCharles Graz, directeur de l'Agence centrale des prisonniers de guerre à Genève.
«Nous n'avons pas connaissance que d'autres délégués aient été inquiétés dans le cadre de cette affaire, mais on ne saurait l'exclure, nos recherches n'étant pas encore
achevées», affirme le CICR.
Il précise encore que, parmi la cinquantaine de personnes accusées par les documents des services secrets américains récemment publiés, seuls seize ont été des
collaborateurs du CICR.
L'auteur du rapport du 4 février 1944
confond le Dr Paul Burkhard, médecin,
délégué à Naples, avec le professeur Carl J.
Burckhardt, historien et diplomate, membre du CICR et président de la Commission mixte de secours de la Croix-Rouge.
C'est sans doute cette confusion qui amène
les services du sénateur D'Amato à
conclure que le CICR était infiltré jusqu'au
niveau de ses organes dirigeants.
(ATS/Réd.)
Annexe 2.3 : Le Nouveau Quotidien, 17.10.1996
Alfonse D'Amato, chasseur de voix juives, sera-t-il seulement réélu sénateur?
En prenant fait et cause pour les juifs qui réclament leur dû aux institutions bancaires helvétiques, le sénateur républicain de New York tente de gagner l’électorat israélite. Mais, au sein de son parti, ce fils d’émigrés passe pour un
homme louche. Anne-Frédérique WIDMANN NEW YORK
L’opération fut rondement menée. Hier,
Alfonse D'Amato a réuni le Prix Nobel
Elie Wiesel, six rescapés de l'Holocauste et
une meute de journalistes dans un tribunal
de Manhattan. Nul propos de banquier
helvétique n'est venu troubler la deuxième
série d'auditions de témoins ordonnée par
le Comité des affaires bancaires du Sénat
dans le cadre de son enquête sur les avoirs
juifs dormant dans les coffres suisses: Alfonse D'Amato n'a pas jugé bon de les
convier. Les diplomates helvétiques n'ont
pas eu droit à plus d’égard. «Le sénateur a
organise un parfait Rocky Horror PR
Show», commente un Helvète en rappelant
que PR signifie relations publiques en anglais. Et les milieux bancaires de souligner
tout l’intérêt de l’opération pour un
homme qui compte se faire réélire sénateur
de New York, un mois après que l'affaire
de l'or nazi eut enfin réveillé l’intérêt de la
presse locale.
50
Wildhaber
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.
«D'Amato n'est pas un homme de conviction mais un
fin stratège»
Il n'est guère surprenant que des Suisses
réduisent la croisade du sénateur à de basses manœuvres politiciennes. Ce qui l'est
davantage, c'est que, dans les cercles américains, ses efforts pour se muer en David
d'une juste cause ne semblent pas devoir
rencontrer le succès qu'il avait escompté.
«Tous, les politiciens new-yorkais, cajolent l’électorat juif. D'Amato n’est pas un
homme de conviction mais un fin stratège», remarque un journaliste d'un grand
quotidien. «Tenir des auditions dans sa circonscription électorale est une tactique
éprouvée des élus en campagne», souligne
cet autre. Et de se lancer dans de fins calculs: l'Etat de New York compte 9% de
juifs. En 1992, le sénateur D’Amato a été
élu de justesse (1% d’écart sur son rival
démocrate), notamment grâce à l'appui des
orthodoxes. L’affaire des avoirs juifs pourrait, certes, lui gagner quelques voix auprès
du reste de l’électorat juif qui vote généralement démocrate. Mais notre interlocuteur doute que son attaque contre la Suisse
soit de taille à faire la différence. «Sa réélection, poursuit ce dernier, promet d'être
extrêmement difficile. Sa cote de popularité n'a jamais été aussi basse: 60% des
New-Yorkais lui sont défavorables. Le sénateur a mauvaise réputation. Il est perçu
comme un politicien de l'ombre, qui excelle dans l'art d'user de son influence à des
fins personnelle». Alfonse D'Amato, 59 ans
dont trente au service de la politique locale
et nationale, est un individu singulier. Ce
fils d’émigrés italiens, longtemps moqué et
sous-estimé, est devenu l'un des politiciens
les plus puissants du pays. Président du
groupe républicain de la Chambre haute,
ainsi que du très puissant Comité sur les
affaires bancaires. chef de file de la com-
mission d'enquête sur Whitewater, le scandale mettant en cause la probité des Clinton, il est l'un des poids lourds de Washington.
Depuis qu'il a œuvré à l'élection de George
Pataki au poste de gouverneur de New
York, il ferait en outre la pluie et le beau
temps dans son propre Etat.
Mais, aux yeux des électeurs, cette puissance transpire de relents impurs. Sa hargne à confondre Hillary Clinton lui a valu
d’être accusé de «chasse aux sorcières.» Son
habileté à se servir des règlements électoraux pour offrir New York à Bob Dole lors
des primaires a conduit Steve Forbes à l'assimiler à «un cadre de parti communiste». Il
y a quelques années, son ennemi de toujours, l'actuel maire républicain de New
York, Rudolph Giuliani, avait insinué qu'il
frayait avec le crime organisé. Une simple
rumeur, l'attaque d'un rival.
Times a récemment révélé que près de la
moitié des hauts fonctionnaires de l'Etat de
New York font partie de ses proches ou
même lui doivent leur poste. «Alfonse
D'Amato est un homme doté d'une influence extraordinaire sur tous les dossiers.
C'est un allié impressionnant», note dans
cet article le président d'une association qui
en a récemment profité.
Le Congrès juif mondial ne dirait sans
doute pas autre chose. Comme Estelle Sapir et Greta Beer, deux rescapées de l'Holocauste qui vivent seules et sans argent
dans les banlieues de New York. «Le sénateur me téléphone régulièrement, raconte la première. C'est un homme merveilleux. il me donne tellement de courage.» S'il est à la hauteur de sa réputation,
Alfonse D'Amato obtiendra peut-être que
justice leur soit rendue. Mais il est moins
sûr qu'il parvienne à se faire réélire.
Annexe 2.4 : Le Monde, 10.09.1996
Selon les services secrets américains, la Croix-Rouge internationale aurait été infiltrée par les nazis pendant la seconde guerre mondiale
Genève de notre correspondante
Selon les services secrets américains, la
Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale
51
Croix-Rouge internationale aurait été, durant la dernière guerre mondiale, infiltrée à
divers niveaux par des nazis. Le Comité
international de la Croix-Rouge (CICR),
dont le siège est à Genève, face aux plus
graves accusations dont il a été l'objet au
cours de toute son existence, se dit fermement décidé à renoncer à son mutisme légendaire et à jouer à fond la carte de la
transparence.
L’épisode dont il est question figure déjà
dans un rapport de quinze pages daté du
11 janvier 1944 de l’agent EF 004 de
1'Office of Strategic Service (OSS). C'est
cet OSS qui a donné naissance à la CIA
(Centrale Intelligence Agency). Ce texte,
riche en présomptions et en soupçons, l'est
moins en révélations ou même en preuves
ou en indices sérieux.
Selon ce rapport, le CICR aurait été,
pendant la dernière guerre mondiale, infiltré par les nazis. Le texte est assorti d'une
liste de noms de délégués désignés comme
des «agents ennemis», l'orthographe de certains patronymes est écorchée, d’autres
noms sont ceux de délégués au-dessus de
tout soupçon, d’autres encore sont ceux
de… membres de la Croix-Rouge française. «C’est un rapport d’espions» déclare au
Monde François Bugnon, sous-directeur du
CICR. «Il n’empêche que nous l’analyserons avec
sérieux»
Il n’en reste pas moins que le CICR n’est
pas au-dessus de tout soupçon, car il s’est
tu pendant les années noires sur tout ce qui
touchait le génocide des juifs. Pis encore,
cet organisme, qui se veut neutre et humanitaire, a accepté en 1942 d’accéder à la
demande de la Croix-Rouge allemande de
mener séparément les recherches concernant les «Aryens» et les « non-Aryens ».
Cependant à côté de cette «contribution»
peu glorieuse, il faut rappeler le rôle joué
par le délégué en poste é Budapest, Fredrich Born, qui, à Genève, a fait fi des demandes allemandes et accompli un véritable miracle, sauvant la vie de milliers de
juifs.
Le CICR, qui, jusqu’à la dernière guerre
mondiale avait pour activité principale
l'aide aux blessés et aux prisonniers de
guerre, n’était pas outillé pour répondre à
la nouvelle situation. Il devait entretenir
des contacts avec les hauts dignitaires des
sociétés nationales de la Croix-Rouge, dont
ceux de l'Allemagne nazie et des pays occupés, personnalités loin d’être toutes des
démocrates soucieux des problèmes humains. Le CICR subissait à l’époque diverses influences que l’on peut juger néfastes.
Le docteur Gerhard Riegner, un des principaux responsables du Congres juif mondial, nous a affirmé qu'un professeur allemand de droit international, M. Berber, qui
était un agent de von Ribbentrop, exerçait
ainsi une influence sur les dirigeants du
CICR.
Manque de prudence
Cet organisme, par ailleurs, a été très lié
politiquement, pendant cette guerre, au
gouvernement de Berne, dont le moins
qu’on puisse dire est qu'il n’était pas toujours favorable à ceux qui s’opposaient à
Berlin. Il est vrai également que le CICR a
manqué de prudence pour ce qui est du
recrutement de son personnel, et qu’il
comptait des personnalités troubles dans
ses rangs. Ainsi, de sérieux doutes pèsent
sur l'ancien délégué en Turquie, M. Guiseppe Beretta, accusé par 1'OSS d'avoir
utilisé la valise diplomatique de la CroixRouge pour transporter –entre autres- des
biens volés aux juifs. L’accusation provient
de l'influent sénateur américain Alfonse
D'Amato, chargé de l'examen de la question de ces biens spoliés et déposés dans
les banques suisses. Pour un porte-parole
du CICR, M. Kim Gordon-Bates, l'affaire
Beretta serait de nature «crapuleuse», sans
rapport direct avec les relations politiques.
Interrogé par Le Monde sur l’ensemble de
cette affaire, le président du CICR, Cornelio Sommaruga, indique que «le CICR est
extrêmement surpris de ces révélations et attend de
pouvoir voir tous ces documents et réagir en conséquence (...). Le CICR a tout intérêt à la pleine
transparence, ne serait-ce que pour apprendre et
mieux faire à l'avenir, poursuit-il. Et c’est pour
cela qu'il avait favorisé l’étude du professeur Favez, parue en 1987-1988. Les archives du CICR,
sauf les dossiers personnels, sont maintenant disponibles cinquante ans en arrière. Les documents de
la seconde guerre mondiale peuvent être consultés».
» Dans les premières recherches, il semble y avoir
52
Wildhaber
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.
confusion entre membres de sociétés nationales
CICR et collaborateurs du CICR, institutions
étant indépendantes les unes des autres, souligne
encore M. Sommaruga. Ce qui étonne à ce sujet,
c'est que j’ai dans mes dossiers cette lettre du général Eisenhower du 1er juillet 1945 qui s’exprime
en termes très élogieux sur l’activité du CICR
pendant la guerre et qui nous félicite, au nom du
commandement allié, ainsi que l’ensemble de nos
collaborateurs. N’oubliez pas non plus que le
CICR a reçu, après la guerre, le prix Nobel de la
paix», souligne encore M. Sommaruga.
Et le président du CICR d'ajouter: «En
1995 déjà, à Auschwitz, et plusieurs fois depuis,
j’ai dit que je regrettais mes possibles erreurs ou
omissions du CICR pendant la seconde guerre
mondiale. Cette phrase reste valable. Je tiens toutefois à réfuter d’emblée les allusions au collaborationnisme faites à l’égard de mon grand prédécesseur, le président Max Buber [Max Buber a
assumé le présidence du CICR pendant la
guerre], qui a été un champion de la neutralité du
CICR tout au long de sa présidence.» Isabelle
Vichnia
Annexe 2.5 : La Tribune de Genève, 12.09.1996
Banquiers ou receleurs? Il faut lever le doute
Guy Mettan Directeur-rédacteur en chef
Le libre accès aux archives des années
1944-1945 a déchaîné les attaques contre
les banques suisses, et par là, contre à
notre pays dans le monde. Durant tout le
printemps, les membres américains du
Congrès juif mondial et le sénateur
d’Amato sont montés aux barricades
pour réclamer la restitution des fonds que
les victimes juives des nazis auraient déposés dans nos coffres pendant la guerre.
La semaine dernière, c’étaient d’anciens
délégués du CICR qui se trouvaient accusés d’avoir trafiqué avec des nazis pendant les hostilités Et voici maintenant
que les banques suisses auraient également profité des dépôts de bourreaux
des juifs et auraient conservé un trésor de
guerre estimé aujourd’hui à quelque 6,5
milliards de dollars. Le Foreign Office
britannique a publié, mardi, un rapport
accusateur contre les banques suisses,
provoquant un tollé anti-helvétique dans
la presse anglaise.
On connaît la violence de la presse britannique notamment contre tout ce qui
se trouve hors de son île. La Suisse est un
émissaire trop parfait pour qu’on ne lui
tire pas dessus au canon. Toutes ces attaques sont donc à prendre avec des pincettes et à remettre dans leur contexte.
D’une une part; la compétition entre places financières est devenue si vive que
tout est bon pour déstabiliser l’adversaire
Et quand des millions passent à portée de
main, la passion du gain s’enflamme,
soutenue par des armées d’avocats payés
à la commission et des politiciens qui
trouvent là une bonne occasion de se
faire mousser à bon compte. Enfin
comme le rapportent les journaux dignes
de foi comme le «Financial Times», personne n’est blanc dans cette affaire: les
gouvernements qui ont détenu des biens
nazis ne les ont jamais rendus aux victimes ou à leur famille après la guerre.
Mais cela n’enlève rien à la responsabilité de notre gouvernement; de nos banques et de nos institutions. Ces faits
montrent que, au fur et à mesure que les
archives s’ouvrent, des affaires éclatent
qui écornent sérieusement l’image de
notre pays à l’étranger. Plus grave encore,
il y a une morale à respecter. Si des fonds
juifs et, a fortiori, des lingots d’or nazis
ont été conservés, ils doivent être identifiés et restitués à leurs propriétaires les
plus légitimes dans le premier cas, et servir à une cause d’intérêt collectif dans le
second. Dans le cas des fonds juifs, la
réaction suisse a été relativement rapide
et la volonté de coopération a permis
d’apaiser les tensions. Il s’agit maintenant
de faire de même avec l’or nazi, si tant est
qu’il existe encore. Dans tous les cas, on
attend maintenant de nos autorités et de
nos banques une réponse claire. Il en va
non seulement de notre crédibilité à
l’étranger mais de notre dignité de citoyen et d’être humain. […]
Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale
53
Annexe 2.6 : Le Nouveau Quotidien, 19.09.1996
Accusations américaines : le CICR se défend
L'organisation humanitaire genevoise nie qu'elle aurait été infiltrée par des nazis.
Après une enquête interne, le Comité
international de la Croix-Rouge (CICR)
dément vigoureusement les accusations
américaines, basées sur des rapports des
services secrets de 1'OSS (l’ancêtre de la
CIA), selon lesquelles l'institution humanitaire entre 1939 et 1945 se serait livrée à
du trafic de biens spoliés à des victimes
des persécutions nazies et qu’elle aurait
été infiltrée par les nazis.
Selon le CICR, les accusations «d'espionnage» ne résultent que d’opérations
«parfaitement régulières, exercées en
toute transparence, avec l'accord ou à la
demande des autorités alliées». Les accusations américaines témoignent «d'une
solide ignorance du rôle et du mandat du
CICR»,
affirme
l'organisation.
L’organisation genevoise met en évidence
les nombreuses erreurs et inexactitudes
factuelles des documents de 1'OSS, dont
l'un d'entre eux confond, par exemple, le
médecin Paul Burkhard, établi à Naples
pendant la guerre, avec le professeur Carl
Burckhardt, ancien haut-commissaire de
la Société des Nations à Dantzig, membre
du CICR. «De cette Confusion est-il écrit
dans la réponse du CICR adressée hier
aux Américains, l'auteur du rapport a été
amené à conclure que la Croix-Rouge internationale était infiltrée jusqu'au niveau
de ses organes dirigeants.»
Dans son édition d'hier, «Le Nouveau
Quotidien» avait du reste constaté que
«les documents de 1'OSS fourmillent
d'erreurs». Cela dit, comme nous
l’écrivions aussi, en dépit de toutes les
erreurs, «des parcelles de vérité se trou-
vent aussi dans les documents américains».
Le CICR reconnaît que l'un de ses délégués basé à Istanbul, Giuseppe Beretta,
s’était livré à du trafic d'or. Appréhendé
brièvement par les autorités turques, il
sera rappelé à Genève où il donnera aussitôt sa démission. L’organisation humanitaire évoque aussi la lettre du 23 mars
1945, publiée dans notre édition d'hier.
signée de la main du colonel Masson,
chef des renseignements de l’armée
suisse, qui demandait au CICR de traiter
le cas de Giuseppe Beretta avec «une
bienveillante attention». Le CICR note
que cette intervention surprenante du
colonel Masson pousse «à se demander si
Beretta n'avait pas une liaison avec les
services de renseignement de l’armée
suisse».
Concernant le cas du délégué Hans
Meyer, dont nous faisions état dans nos
colonnes (il avait travaillé dans un établissement SS de 1943 à août 1944. Il fut l'assistant du professeur Gebhardt, qui mena
des expériences pseudo-médicales sur les
déportés et finira pendu à Nuremberg), le
CICR n'en fait nulle mention, son cas
n’ayant pas été soulevé par le Congrès
juif mondial (CJM) ou le sénateur républicain Alphonse D'Amato. Le CICR
précise qu'il entend faire «toute la lumière» sur les accusations portées contre
lui et qu'il compte en informer le
Congres juif mondial et le sénateur
D'Amato au début du me d'octobre.
PIERRE HAZAN
Annexe 2.7 : Journal de Genève, 05.12.1996
«Le mythe de la tradition humanitaire suisse est brisé»
Plus de 30000 candidats à l'asile ont été refusés en Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale.
54
Wildhaber
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.
Des historiens des Archives fédérales font le lien entre la politique d’asile et l'Holocauste
La Suisse a refusé plus de 30000 demandeurs d'asile durant la Deuxième
Guerre mondiale. La majorité d'entre eux
étaient Juifs et ont été refoulés, pour
beaucoup alors que les autorités helvétiques avaient connaissance des camps de
la mort nazis, dès 1942. «Le mythe de la
Tradition humanitaire est brisé» estime
Guido Koller, un jeune historien mandaté par les Archives fédérales dont
l'étude sur les pratiques à la frontière
suisse à l’époque parait dans le dernier
numéro de la revue historique Etudes et
sources.
Il s’agit de l’étude la plus précise sur la
question depuis le rapport officiel du
conseiller d'Etat bâlois Karl Ludwig en
1957, qui parlait de 10000 réfugiés renvoyés entre juin 1942 et avril 1945. Sur
ces 30000 refoulés, 24000 requérants ont
été refusés directement à la frontière
suisse. Par ailleurs, 14500 demandes de
visa ont été rejetées. Reste qu'il ne faut
pas oublier les 230000 réfugiés, dont
22000 Juifs. qui eux ont été accueillis en
Suisse, insiste l'historien.
L’antisémitisme suisse
Plus intéressant encore, l'étude de Guido Koller permet de constater comment
fonctionnait la politique d'intimidation
des autorités fédérales et cantonales envers les réfugiés. Comment les responsables à la frontière, en contact direct avec
les autorités allemandes, ont cherché à
empêcher l'entrée des réfugiés juifs. De
même, sur la base de conventions régionales bilatérales avec le département de la
Haute-Savoie, des réfugiés ont été livres
aux autorités françaises et allemandes.
«Ces décisions n'ont pas été prises dans
l'ignorance de ce qui attendait ces gens,
mais en parfaite connaissance du risque
mortel qu'ils couraient», écrit Guido
Koller qui n’hésite pas à établir un «lien
indéniable entre la politique d'asile helvétique et l'Holocauste.» La peur de
l'«Autre», de l’«Überfremdung» et la «raison d'Etat» expliquent cette attitude.
Un jugement que vient renforcer une
autre étude de l’historien Heinz Roschewski, également publiée dans Etudes et
sources, consacrée celle-ci à Heinrich
Rothmund. Ce dernier était le chef de la
Division de police au Départaient fédéral
de justice et police pendant la période
nazie et la Deuxième Guerre mondiale.
Son antisémitisme, partagé selon Heinz
Roschewski par des conseillers fédéraux
et nationaux et nombre de dirigeants de
l'époque, explique cette intransigeance en
matière de refoulement.
Briser les mythes
«La mémoire collective des Suisses s'est
longtemps focalisée sur les réfugiés qui
ont été accueillis en oubliant les autres,
explique Guido Koller. Il faut à présent
briser ce mythe et comprendre que des
centaines, voire des milliers de personnes
ont été refoulées, en direction d'Auschwitz et apporter ainsi un jugement qui
fait la part des choses». Cela ne va-t-il pas
encore donner des munitions aux détracteurs de la Suisse sur la question des
fonds en déshérence actuellement discutée aux Chambres fédérales?
«Au contraire, estime Guido Koller.
L’important, c'est de montrer que la
Suisse s’occupe de son histoire, qu'elle est
ouverte et prête à mettre les documents
sur la table. Par ailleurs, concernant ces
refoulements, nous pouvons démentir
certaines autres estimations exagérées qui
faisaient état de 100000 personnes refoulées durant la Deuxième Guerre
mondiale
Restent les noms
«Cette recherche n'a d’ailleurs pas été
entreprise sous la pression d’événements
concernant l'affaire des fonds juifs». En
1992 déjà, l'Etat d’Israël et Yad Vashem,
l'organisation chargée de garder la mémoire de l'Holocauste, insistaient auprès
de la Suisse pour obtenir les noms des
personnes qu'elle a refoulées à l'époque.
Son but est de lutter contre l'oubli et
contre les révisionnistes qui nient le génocide. Et en mars 1994, les Archives
fédérales et 1'Office fédéral des réfugiés
débloquaient un demi-million de francs
pour s'attaquer à cette tâche, dont a été
chargé Guido Koller.
De fait, même si le chiffre de plus de 30
Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale
55
000 réfugies (de toute origine) refoulés
peut être avancé avec certitude, très peu
de noms ont été retrouvés. A la fin 1995,
les Archives fédérales en étaient à 300
noms en ce qui concerne les juifs, ce qui
avait provoqué la colère de Yad Vashem.
Les dossiers relatifs au refoulement de la
division de police, à Berne, ont été détruits. De nouvelles archives retrouvées
dans les cantons, notamment à Genève,
apporteront encore des précisions (lire
nos éditions du 9 novembre 1995 et du
27 août 1996). Frédéric Koller
Annexe 2.8 : Yad Vashem, 31.10.1997
THE RED CROSS. AN AMBIGUOUS ROLE
Vital documents of the Red Cross Activities during the Second World War were presented to Yad Vashem
By Shaul Ferrero
status of civilian internees to that of pris-
The attitude of the International Committee of the Red Cross (ICRC) in Geneva
towards the Jews persecuted by the Nazis
had already aroused much controversy
during the War. The ICRC, a non-partisan
organization dedicated to the pursuit of
humanitarian goals, located in a neutral
country and enjoying immense moral,
prestige, was generally perceived by the
helpless and-abandoned Holocaust victims
to be a last resort against their persecutors.
In this hope as is well known they were
largely disappointed. It remains to be seen
whether the basic cause of this disappointment was only the attitude of the
ICRC or possibly also a profound misconception of its role and a gross overestimation of its ability to intervene. The essential
function of the ICRC, a committee composed of about thirty Swiss dignitaries, was
to insure the implementation of the international conventions of the Red Cross
concerning the relief of War wounded, initiated by the Geneva convention of 1864.
The protection of the ICRC, which was
extended in 1929 to include prisoners of
War, was nonetheless restricted until the
Second World War, to military personnel,
and did not include the civilian population.
The 15th International Conference of the
Red Cross in Tokyo, in 1934, adopted a
draft convention concerning the protection of foreign nationals stranded in enemy
territory, used as hostages or interned by a
belligerent country. However, this was
never ratified by any state prior to the outbreak of the Second World War.
Nevertheless, during the War, the ICRC
applied this draft with some success against
belligerent countries in order to change the
oners of War.
This type of protection did not aid those
individuals persecuted for racial or political
reasons by their own state. The national
associations of the Red Cross were, it
seemed, better placed to intervene in these
questions of internal policy, basing themselves on humanitarian principles.
However, these national organizations of
the Red Cross were largely controlled by
their respective countries, including those
who themselves were responsible for violation of human rights. Germany was an
especially glaring example of this.
The ICRC's means of intervention on
behalf of civilian victims of persecution
during the Second World War was thus
severely limited, especially since it did not
control any operational budget.
Its effectiveness rested solely on the good
will of the countries involved.
Nonetheless, the ICRC adopted three
courses of action in its efforts to relieve
the sufferings of civilian victims before and
during the War: inspection of places, of
detention; dispatch of parcels (food,
clothes, medicines); information concerning the fate of the detained persons.
Although this sort of action could have
some effect on the fate of certain categories of civilian victims, it had practically no
impact on the fate of the Jews.
Apart from some rare occasions, notably
in the case of the model ghetto of Theresienstadt, the Nazis never allowed the
ICRC delegates to visit the German concentration camps where the Jews were
held. Similarly, very few Jews received parcels in the camps or ghettos.
56
Wildhaber
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.
The Nazis also steadfastly refused to
transfer any sort of information concerning the fate of the deported Jews.
The archives of the ICRC, particularly
the G59 series [of which Yad Vashem has
a microfilm copy] consisting of the records
of the Commission of Prisoners, Internees
and Civilians (the PIC commission) and
concerning specifically the "Israelites"
(Jews), shed interesting light on the relief
activity.
Geneva historian, Jean-Claude Favez, in a
book published in France some twelve
years ago, thoroughly examined the ICRC
records pertaining to the Nazis' persecution of the Jews. Numerous documents
provide precise information about the
protection of the Jews of Budapest during
1944 and 1945, and the activity of the delegate Friedrich Born, particularly concerning the proposal to affix signs on Jewish
houses designating them as being under
the protection of the ICRC.
There is also extensive documentation of
the activity of Karl Kolb, the delegate to
Romania, who, at the request of the ICRC
and with the kind assent of the royal government of Romania, visited Transnistria
in December 1943. His main objective was
to evaluate the needs (in terms of provisions, clothes, medicines) of the deported
Jews who survived in Transnistria.
However, in his report to the ICRC, he
emphasised, basing himself on statistical
data, that some 241,000 persons were
missing in the wake of the massive deportations of Jews from Bucovina and Bessarabia. He also insisted on the need to
immediately repatriate all the deported
Jews still in Transnistria, and reintegrate
them into the Romanian economy.
All of these activities were financed by
the Joint. The G59 series also contains important documentation about the activity
of the Joint representative in Switzerland,
Saly Mayer.
One may also find reports on the visit to
the Theresienstadt Ghetto (June 1944), as
well as to the camps in Croatia, Slovakia,
Romania, and Hungary. There are also
many documents concerning immigration
to Palestine, and correspondence with
many Jewish organizations. Much light is
shed on the fate of the Jews in countries
occupied by the Axis powers. Certain tiles
report the ICRC representatives taking
over camps such as Mauthausen, Dachau
and Theresienstadt in the last days of the
War. Other files concern issues of principle: implementation of international conventions, protection of civilian populations, declarations and interventions on
behalf of Jews.
The attitude of the ICRC towards the
persecuted Jews can be seen in a letter
from Schwarzenberg, in charge of the Department for Special Assistance, to G.
Kullmann of the High Commissioner for
Refugees in London. Dated April 17.1944.
it describes relief to civilian deportees
(Jews) with the assistance of the Joint.
Schwarzenberg insists. "Relief for persecuted groups without distinction of race or
creed, i.e., not to make exceptions for
Jews…. the High Commission of the
League of Nations shares this point of
view and does not regard only Jews as
refugees."
As underlined by Professor Favez, all
these documents show that three basic
factors played a role here: the lack of an
internationally recognized legal basis for
intervention; the refusal to make an exception in favor of the Jews, having previously
assisted all persecuted groups regardless of
race or faith: the fear that too much insistence on the fute of the Jews would imperil the ICRC’s already limited relations
with the Germans concerning other categories of detainees.
It is true, however, that towards the end
of the War and particularly concerning the
Jews of Hungary, the ICRC was anxious to
make a gesture on behalf of the Jews in
order to ward off the accusation that they
did nothing while there was still time to
act. Finally, one cannot avoid the impression that, in trying to come to grips with
the fate of the Jews under the Nazis, the
ICRC was impeded by an undue sense of
formality and propriety, and was completely out of touch with the reality of the
Holocaust.
Le rôle du CICR durant la seconde guerre mondiale
57
This impression is neutralized, to some
extent, by the fact that if both major Jewish organization (World Jewish Congress,
Jewish Agency), and even the Allies, were
not able to prevent or even mitigate the
Holocaust, then the ICRC, with its minuscule resources, could not be expected to
do better.
To be sure, its moral prestige was immense. However this was true only in the
eyes of those who believed in the principles of humanity. This was obviously not
the case with the Nazis.
One may nevertheless concur with Professor Favez's conclusion that the ICRC
should have spoken out and put all its
moral authority on the line, on behalf of
the victims of the Holocaust.
Annexe 2.9 : Le Nouveau Quotidien, 26.04.1995
Commémoration
Réprimandé par le CICR, licencié par
sa banque, il avait sauvé 60000 juifs
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, Louis Haefliger, délégué du CICR, a sauvé les survivants du camp de
Mauthausen. Mobilisation à Zurich pour lui rendre hommage
Le 5 mai 1945, le Zurichois Louis Haefliger, délégué du CICR, sauva les 60 000 survivants du camp de Mauthausen. Réprimandé pour son action, il ne reçut aucune
reconnaissance officielle. A Zurich, un
comité s'est créé pour réhabiliter la mémoire de cet employé de banque, décédé
en 1993 à l'âge de 89 ans.
La commémoration de la fin de la Seconde Guerre mondiale continue de permettre à la Suisse de redécouvrir ses "héros
oubliés". Après Paul Grüninger, réhabilité
politiquement par le Conseil fédéral l'an
dernier, et Carl Lutz, célébré début avril
par la bourgeoisie et la communauté juive
de Berne pour avoir sauvé 60 000 Juifs en
Hongrie, Louis Haefliger trouvera peutêtre une place dans les manuels d'histoire.
Le "comité Louis Haefliger", créé il y a
quelques mois à Zurich, s'y emploie avec
acharnement. Ses cinq membres ont décidé
d'agir après avoir vu un documentaire TV
que le journaliste Alphons Matt a consacré
au "sauveur de Mauthausen". Outre un ouvrage du même auteur, ce film est un des
rares documents existant sur l'ancien délégué du CICR.
Le comité a décidé d'organiser une matinée en son honneur le dimanche 7 mai à
Zurich. Le film d'Alphons Matt sera projeté en sa présence et un débat devrait faire
la lumière sur le destin du héros. Des témoins de l'époque seront présents, de
même que l'historien Hans Ulrich Jost, et
Rudolphe de Haller, représentant du
CICR.
En 1945, employé dans une banque à Zurich, Louis Haefliger entend parler du
camp de concentration de Mauthausen, en
Autriche, par des clients dont les parents y
ont été déportés. Lorsqu'il apprend que le
Comité international de la Croix-Rouge
(CICR) cherche des volontaires pour distribuer des vivres aux prisonniers, il s'engage.
Il parvient au camp le 28 avril 1945.
Quelques jours plus tôt, l'ordre a été donné
de dynamiter les baraquements et de liquider les prisonniers – il en reste quelque 60
000 – à l'arrivée des troupes alliées. Le délégué négocie l'annulation de l'ordre avec le
commandant du camp. Le 5 mai, il part à la
rencontre des blindés américains qu'il
conduit à Mauthausen, alors que les SS ont
déjà commencé à installer les mitrailleuses.
Les soldats seront désarmés et les prisonniers libérés.
Les jours suivants, les remerciements
pleuvent en Autriche, mais le CICR se
distancie de son délégué, à qui il reproche
ses initiatives. A Zurich, la banque licencie
son
employé
qu'elle
qualifie
d’« aventurier ». Soutenu en revanche en
Autriche il s'établira à Vienne et y mourra
en 1993. Quelque temps auparavant, Cornelio Sommaruga, président du CICR, lui
58
Wildhaber
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G.
avait rendu visite à Vienne et l'avait réhabi-
lité. ATS
II. Définition des arènes et appellation des acteurs
LA FIGURE D’ALFONSE D’AMATO DANS LA PRESSE
ROMANDE (MARS 96 – NOVEMBRE 98)
Gilles Meystre*
Introduction
Alfonse D’Amato était un personnage inconnu du grand public il y a trois
ans. Depuis lors, on ne compte pourtant plus les articles qui lui ont été consacrés. Tant leur quantité que la durée dans laquelle ils se sont inscrits ont été
exceptionnelles. Ainsi, son nom aura défrayé la chronique, noirci nombre de
pages de quotidiens et nourri quantité de discussions du printemps 1996 à
l’hiver 1998. A coup sûr, l’homme pourrait être élevé au rang de sénateur américain le plus médiatisé en Suisse.
Un tel « honneur » est pourtant le fruit d’un travail de longue haleine entrepris par les médias helvétiques. Il est le résultat d’un processus qui a passé
d’abord par le choix d’une couverture extraordinaire qui n’a pas tardé à faire
d’une question bancaire une affaire nationale. De problème privé et sectoriel
en effet, la question des avoirs entreposés dans les établissements bancaires
suisses s’est rapidement transformée en un débat public. La controverse est
née : un ton initialement feutré a fait place à des déclarations tapageuses de
part et d’autre de l’Atlantique, pour des raisons diverses et généralement opposées.
Un processus disions-nous, qui a passé ensuite par un cadrage particulier du problème. Un cadrage d’avantage porté sur les acteurs et leurs déclarations que sur la question historique, dont quelques voix bien solitaires rappelaient pourtant la primauté et l’importance. C’est sur ce processus de couverture et de cadrage médiatique que nous nous sommes arrêtés, interloqués
d’abord en tant que citoyens, puis comme étudiants, surpris des dimensions
prises par l’affaire. C’est donc par un travail de lecture de sources plurielles et
par des découpages réguliers qu’a commencé notre étude, avec comme personnage central le sénateur D’Amato, dont l’arrivée coï ncide avec le développement de l’affaire. Si notre ambition initiale était de nous intéresser aux presses alémanique, tessinoise et romande, nous nous sommes par la suite résignés et concentrés sur cette dernière, avant tout pour des raisons de faisabilité. En effet, l’intérêt porté au processus exigeait qu’on s’attache à sa dialectique, et donc à son évolution temporelle. La restriction choisie quant à l’objet
d’étude (presse romande plutôt que nationale) nous permettait ainsi d’élargir la
période envisagée et d’affiner notre regard sur un échantillon délibérément
plus dense. Ainsi, cet échantillon va de mars 1996 à novembre 1998, soit 33
mois. Il comporte en outre un nombre très important de coupures.
Les questions de départ
Pour cette étude, nous avons tenté de répondre à trois questions principales, qui sont les suivantes :
- Comment la presse a-t-elle participé à la publicisation du problème initialement privé ? Avec quelle stratégies et quels moyens rédactionnels ?
- Comment la presse a-t-elle procédé pour le maintenir à l’agenda deux ans
et demi durant ?
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
61
-
Enfin, quel rôle et quelle fonction le sénateur D’Amato a-t-il remplis dans
ces stratégies et sur quelles représentations du personnage celles-ci ontelles débouché ?
Par ailleurs et pour conclure ici ce bref état de la question, nous avons
tenu à ne pas donner et parler d’une seule vision journalistique. Cela serait revenu à simplifier abusivement les réponses à nos questions, bien qu’il soit indéniable qu’une « atmosphère » d’ensemble se dégage des textes étudiés. Nous
avons donc tenté de démontrer – et, espérons-le, de prouver – par le biais de
distinctions relevées grâce à l’étude des genres d’articles, qu’il existe des
nuances, des appréciations et des utilisations différentes du personnage
d’Alfonse D’Amato.
Une dépêche évocatrice : les premiers jours d’une affaire en devenir
Le 13 mars 1996, le Nouveau Quotidien publie en page 14, sous la rubrique « Economie suisse », une dépêche de l’Agence Télégraphique Suisse
(ATS) intitulée : « Boycott contre la Suisse ». En surtitre, le mot « Banque ».
Particulièrement évocatrice, cette dépêche mérite d’être restituée ici :
« Le Congrès juif mondial envisage de lancer un mot d’ordre de boycott contre les banques suisses. Ce serait une nouvelle escalade dans la dispute qui oppose le Congrès aux
banques sur la fortune des victimes du régime nazi encore déposée en Suisse. Selon le président du Congrès Edgar Bronfman, les fonds de pension des municipalités américaines
renonceraient à toute affaire avec les banques suisses, selon les mêmes principes qui avaient
conduits celles-ci à boycotter l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid. »
Evocatrice, cette dépêche l’est à plusieurs égards. On observe d’abord
qu’elle est inscrite dans une rubrique qui n’est ni Politique, ni Suisse. Sa classification au sein des pages économiques pourrait donc démontrer le caractère
sectoriel de ce qui n’est encore décrit que comme une dispute (des mots beaucoup plus forts tels que « guerre », « attaques », « conflits » seront utilisés plus
tard) et la moindre importance que lui assigne la rédaction ; en effet, elle n’a
pas encore mobilisé sa correspondante à New-York pour relater les projets du
CJM, et s’est contentée d’une reprise d’agence.
Pourtant, le titre de la dépêche vient contredire cette hypothèse. Détachée a priori de référence explicite à la question politique ou du référentiel national par son inscription dans la rubrique économique, l’information est néanmoins mise en correspondance avec la figure de la Suisse. Quand bien même
le boycott ne vise que le secteur bancaire, le titre institue un amalgame entre le
particulier et le général, c’est-à-dire entre le secteur bancaire et la Suisse, et
entre le public et le privé. Le titre consacre donc une ouverture dans la focalisation et le cadrage de l’affaire.1 De purement privé dans son cadrage rubrical,
le problème opposant les banques suisses au CJM devient public par le cadrage du titre. La dispute est ainsi valorisée par une définition des implications
et des acteurs en présence. Le CJM n’attaque plus les banques, mais la
Suisse, selon le journal. Les banques ne représentent plus elles-mêmes uni1 « […] cette construction narrative est aussi une configuration dramatique, la mise en récit se
doublant souvent d’une mise en scène qui ne lui est pas réductible. L’une et l’autre ont pour
caractéristique de rendre sensibles et dicibles des thèmes et de les articuler dans des contextes
de sens. Le procès de publicisation se joue […] dans le jeu des cadrages et des recadrages
successifs du problème publics. » (Cefaï , 1996, 48)
62
G. Meystre
quement, mais deviennent le porte-drapeau du pays.
Ensuite, on peut constater que le journal n’évoque guère les motivations
du CJM et qu’il inscrit l’événement dans une suite temporelle implicite – une
nouvelle escalade dans la dispute –, attribuant donc au lecteur un savoir supposé, une connaissance des faits qui précèdent cette nouvelle du 13 mars 96.
Quant à l’information elle-même, elle est en quelque sorte normalisée par son
inscription dans une dialectique déjà entamée et présumée connue. Cette dépêche n’a rien d’un scoop.
Enfin, elle est remarquable par l’utilisation qui y est faite du conditionnel.
L’ATS ne relate pas un fait réalisé, mais un projet envisagé. L’énonciation
laisse entendre pourtant que l’on doit considérer sérieusement la réalisation
concrète du projet, voire même consacre un discours en fait : le titre se passe
de verbe et de temporalité. La dépêche projette le lecteur dans un futur annoncé, même si la temporalité verbale laisse le champ des possibles ouvert.
Cette coupure de presse du 13 mars 1996 va servir de première pierre à la
poursuite de l’étude. Elle esquisse en effet trois axes de réflexion essentiels à
la compréhension de la configuration de l’affaire des fonds en déshérence. Ces
axes sont les suivants : Rubriques et valorisation de l’information, omission et
redondance, et enfin, le futur apprivoisé.
1. Configuration de l’affaire
Rubriques et valorisation de l’information
La classification de l’information au sein des rubriques marque une évolution dans le cadrage de l’affaire, qui peut être fonction de l’évocation des acteurs, de l’importance et de la signification donnée à l’événement. L’affaire est
en outre fréquemment placée sur le devant de la scène que constitue le journal. Des procédés divers servent à marquer sa primauté sur l’ensemble des
autres informations. L’inscription de l’événement au sein des rubriques du journal évolue au fil des différents rebondissements de l’affaire. L’apparition des
acteurs et de l’importance donnée à l’événement influencent le cadrage médiatique de l’information qui lui-même agit sur sa classification au sein des rubriques.
Celle-ci ne donne pas lieu à l’élaboration d’une règle applicable à
l’ensemble des coupures. On observe en effet des différences. Par exemple, le
Journal de Genève et la Liberté évoquent l’affaire sous la rubrique « Suisse »,
alors que le Nouveau Quotidien la place dans les pages économiques. Ce dernier ne résume toutefois pas le problème à sa simple signification bancaire. Il
insiste en effet à de nombreuses reprises sur ses dimensions et ses répercussions nationales. La classification de l’information sous la rubrique
« Economie » semble déterminée par le statut des acteurs helvétiques en présence et le choix du cadrage. Lorsque le 30 avril 96 le NQ titre : « Fonds juifs :
l’accusateur des banques suisses raconte des histoires », il focalise son attention sur le politicien new-yorkais Alfonse D’Amato et inscrit son cadrage dans
une énonciation politique. Il instaure un rapport de force virtuel entre le journal
et son sujet. En revanche, la classification du JdG et de la Liberté paraît basée
non pas sur le statut des acteurs ou sur la nature de l’énonciation, mais sur la
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
63
question identitaire que soulève l’affaire en cours.
La valorisation de l’information en revanche donne lieu à l’établissement
d’un constat général. Elle passe certes par la mise en place de dispositifs propres à chaque journal : page Une, éditorial, première page de cahier, selon des
combinaisons multiples. On doit toutefois noter la récurrence de pleines pages
consacrées à des analyses plus ou moins approfondies. La Liberté mise à part
(rubrique « Suisse »), tant le JdG que le 24 Heures et le NQ classent ces analyses sous des noms qui servent à assurer leur primauté sur le reste des nouvelles : « L’Actualité », « Point fort » par exemple. Quant au NQ, il crée de
toutes pièces un nom qui apporte un qualificatif à l’information : « Déballage »,
« Complots », « Soupçons », « Honte ». Ces titres appellent l’attention du lecteur et donnent à la nouvelle un relief particulier. Hélas, ils insèrent l’affaire
dans un contexte peu propice à la sérénité et instaurent un climat de tension et
de craintes qui se maintiendra durant tout le temps de l’affaire, et qui trouvera,
on le verra plus loin, son paroxysme au moment des négociations de l’accord
global, quelques deux ans plus tard…
Ainsi, en mettant leurs meilleures pages à la disposition du problème des
fonds juifs, les journaux lui donnent un impact et une visibilité qui nourrit peu à
peu la crainte et l’interrogation concernant la légitimité d’une remise en question identitaire. Progressivement, par la force du vocabulaire utilisé et par la
quasi omniprésence donnée à l’affaire, celle-ci va se muer en un combat entre
deux nations, la Suisse et les Etats-Unis, les Etats-Unis contre la Suisse faudrait-il préciser. On perdra le souvenir de l’origine de la crise, on négligera la
discussion historique et les aspect moraux liés au passé helvétique. La mise
en évidence de l’affaire en effet n’est pas un mécanisme propre à ses débuts :
jusqu’en juillet 98, il sera fréquemment actualisé et appliqué aux multiples
évolutions de son cours.
Omission et redondance
Dans la dépêche analysée précédemment, nous avons pu constater que
les motifs et les causes du projet de boycott du CJM n’ont pas été évoqués. Il
en va de même dans d’autres coupures de presse, où l’on constate parallèlement et paradoxalement une redondance de l’information, un rappel de faits
relatés plus tôt déjà. Omission et redondance procèdent toutes deux d’un même
questionnement touchant à la connaissance supposée du lecteur. Nous nous
attacherons donc à définir leur fonction. En outre, la redondance s’inscrit dans
un procès de mise en récit doublé d’une mise en scène. Cette double dynamique vise à configurer dramatiquement le problème en rendant sensibles des
thèmes, par leur articulation dans un contexte de sens. Elle est à la fois le fait
de la presse en général et des acteurs directs en particulier, selon des modalités et des desseins que nous allons esquisser. L’omission que l’on vient de
relever paraît exceptionnelle au regard de l’ensemble du corpus. Hors
contexte, elle peut s’expliquer par un cadrage particulier se concentrant sur
certaines informations, ou par une décision de la rédaction jugeant son lectorat
au courant de certains faits. En l’occurrence, l’omission doit être interprétée en
fonction de la date de parution de la dépêche. Le 13 mars 96 en effet, ce qu’on
appellera plus tard l’affaire des fonds juifs n’est encore qu’en gestation. On
parle encore de dispute, ce qui n’est qu’un euphémisme par rapport aux termes
64
G. Meystre
qui viendront plus tard. L’ASB et le CJM sont toujours les seuls acteurs en présence. La discrétion de la presse est à mettre au compte du nombre et du style
des acteurs.
L’arrivée d’acteurs nouveaux donnera une tournure toute différente au
problème et établira un nouveau rapport de force. Le premier avril 96, Le NQ
titre en première page : « Fonds juifs : nouvelles accusations contre les banques suisses » et en page 13 : « Le Congrès juif mondial déclare une guerre
totale aux banques suisses. » La hache de guerre est déterrée, les parties
fourbissent leurs armes et se cherchent des alliés. Aussi le CJM s’adresse-t-il
au sénateur D’Amato. L’accusateur entre alors en scène. On le présente :
« Alfonse D’Amato est le sénateur d’une ville où la communauté juive est très puissante.
Aussi, lorsque au début février, le Congrès juif mondial l’a informé, il n’a évidemment pas
hésité une seconde à s’en saisir. Depuis, il a écrit à six ambassades européennes [...] pour
leur demander de lui transmettre tous les documents utiles. D’Amato a en outre envoyé 15
questions à l’Association suisse des banquiers […] en les sommant d’y répondre d’ici au 10
avril. Il dit encore qu’il passera au crible les 100'000 documents de l’opération Safeheaven
déclassés la semaine dernière ».
Ce sont l’arrivée de ce nouvel allié, les démarches entreprises et les
perspectives esquissées qui propulsent la question des fonds juifs au rang
d’événement majeur et qui justifient l’attention qui lui est prêtée.
L’ampleur des attaques et la logistique mise en place laissent présager le
pire : « Président du comité des affaires bancaire du Sénat, Alfonse D’Amato
songe aussi à lancer des auditions de témoins au Capitole, auditions qui aux
Etats-Unis sont souvent télévisées. Même s’il ne s’avérait pas solide, le dossier
de l’organisation juive pourrait donc faire beaucoup de tort à l’image de la
Suisse aux Etats-Unis. » (en Une). L’abondance des faits et des craintes nourries se double alors d’un flot de mots et d’une production grandissante de récits. Ainsi, comme l’écrit Cefaï (1996, 47), l’existence du problème public « se
joue dans une dynamique de production et de réception de récits descriptifs et
interprétatifs ainsi que de propositions de solution. Ces récits lui confèrent son
individualité, sa réalité et sa légitimité ; ils campent les protagonistes et les intrigues qui le constituent. » Dès lors que le processus de mise en récit est entamé, la redondance y prend place : rappels historiques, répétition de la genèse de l’affaire, présentation soutenue des acteurs, tels en sont les différents
éléments constitutifs. Ceux-ci servent à la fois la définition et l’imposition du
problème sur la scène publique.
Le 10 avril, soit dix jours après que la « guerre totale » ait été annoncée
en titre, le NQ publie une dépêche ATS de huit paragraphes. La seule information nouvelle consiste en le refus des banques suisses de s’exprimer au sujet
de l’ouverture d’une enquête parlementaire annoncée le 8 par D’Amato. Un
unique paragraphe contient la nouvelle : les sept autres ne sont que des rappels des déclarations des parties en présence, de la chronologie de l’affaire et
du contenu des documents alors sous le feu des projecteurs. Le 17 avril, ce
même journal revient sur la promesse de nouvelles révélations faite par
D’Amato, signalée le 1er avril déjà. On rappelle son statut, on répète ses actions. Le 18 avril, La Liberté reprend, elle aussi, sur trois paragraphes la description des faits connus de l’ASB, du CJM et du sénateur.
Cette redondance nous paraît suivre deux desseins. D’abord, elle ajoute
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
65
aux récits narratifs des événements un caractère pédagogique qui vise à enrichir la connaissance et la compréhension du lecteur. Ensuite, elle sert à bâtir
une affaire, à la définir par ses tenants et ses aboutissants, à la maintenir à
l’agenda, à l’imposer par la répétition des descriptions et des interprétations.
Elle est en quelque sorte le tocsin qui annonce l’incendie et appelle à la mobilisation.
Le futur apprivoisé
Harvey Molotch et Marilyn Lester (1996, 26-27) écrivent : « Nous adopterons l’expression de temps public pour représenter cette dimension de la vie
collective qui permet aux communautés humaines d'en arriver à posséder un
passé, un présent et un futur structurés, dont la perception est supposée partagée […]. La teneur de la conception qu’un individu se fait de l’histoire et de
l’avenir de sa collectivité finit par dépendre des processus de construction des
événements publics comme ressource pour la discussion des affaires publiques. » A l’instar de la dépêche, bon nombre d’articles tendent en quelque
sorte à apprivoiser les temps à venir, à en décrire du moins les contours supposés. Si le passé assied l’affaire en lui servant de réservoir de causes, de référent où l’on peut puiser des explications quant à l’existence et à la justification
du problème en cours, le futur lui sert de temps où sa résolution prendra corps.
Nous allons donc distinguer différentes manières utilisées par la presse pour
se référer à l’avenir et inscrire l’affaire dans la durée.
La période d’avril – mai 1996 est particulièrement marquée par l’évocation
du futur. Dans un contexte de construction d’une affaire, elle porte une signification particulière : elle sonne comme une invitation à suivre l’actualité et valorise l’affaire et ses acteurs. Elle parie sur leur détermination et sur le caractère
exceptionnel du problème : « L’affaire est très sérieuse, on ne peut vous dire
avec exactitude la teneur des épisodes à venir, mais nous pouvons vous assurer qu’ils seront dignes d’intérêt ! » Tel paraît être le message sous-entendu, à
la manière d’un « la suite au prochain numéro » qui clôt chaque épisode et signifie en même temps son inscription dans la durée. Et c’est dans cette dernière que le spectateur pourra connaître le dénouement de l’histoire.
Pas un seul des articles retenus pour le début de la question des fonds
ne fait l’impasse sur cette forme de programmation. Elle se joue selon quatre
modalités complémentaires :
- Une forme de rendez-vous données à dates fixées par les acteurs : le futur
agendé
- L’utilisation des promesses des acteurs : le futur promis
- Un appel à l’acte adressé aux différents acteurs pour un futur proche : le
futur souhaité
- Une anticipation des peines à venir : le futur dramatisé
Observons plus précisément ces diverses modalités d’évocation du futur.
Le futur agendé : le 10 avril, le NQ publie une dépêche de l’ATS qui
agende le rendez-vous suivant : « […] une première audition, prévue le 23 avril
devrait ouvrir la voie à une enquête plus approfondie sur la possession par les
banques suisses […], a indiqué le sénateur D’Amato. » Le 17 avril, il réitère
l’annonce en ces mots : « Le comité des affaires bancaires du Sénat lancera
66
G. Meystre
l’enquête mardi prochain, jour durant lequel auront lieu les premières auditions
de témoins. » La Liberté fait de même elle aussi. Cette forme de mise à
l’agenda repose sur la certitude de la réalisation d’un événement, dont
l’annonce répétée laisse augurer l’importance.
Le futur promis : à l’annonce d’une date fixée dans un très proche avenir,
le NQ ajoute encore la promesse suivante : « [...] l’équipe du sénateur D’Amato
et le Congrès juif mondial promettent d’ores et déjà des révélations compromettantes concernant la Suisse. » Idem le 23 avril, date annoncée de
l’audition : « [...] Reste que le sénateur D’Amato promet de nouvelles révélations. » Le sérieux de celles-ci n’est jamais contesté. Au contraire. On rappelle
qu’elles sortent de la bouche d’un accusateur qui « a la main très longue de ce
côté-ci de l’Atlantique. » L’identité des acteurs, et celle de D’Amato notamment,
contribue en outre à renforcer l’importance des promesses. La seule incertitude
qui demeure est celle de la date de leur concrétisation.
Le futur souhaité : le futur souhaité est essentiellement observable dans
les éditoriaux ou les chroniques. Le 11 avril 96, Xavier Pellegrini appelle les
banquiers suisses à faire toute la lumière sur leurs actes passés.
« Les juifs nous demandent aujourd’hui des comptes [...]. Mais les autres ont droit à des
explications, à une réparation et des excuses. Toutes choses que l’honneur commande, et
que les banquiers pour l’heure refusent. »
Cette prise de position encourage les banquiers à l’action. Le journaliste
ne se contente plus de donner rendez-vous au lecteur, ni de lui annoncer la
réalisation prochaine d’une promesse : à la manière d’un acteur, il exige la programmation d’un nouveau comportement. Notons enfin que ce genre de discours s’adresse également aux acteurs de la dénonciation. Un éditorial de
l’Illustré intitulé « D’Amato Basta » est à cet égard l’exemple le plus criant.2
Le futur dramatisé : la presse annonce le futur et l’appelle de ses vœux.
Elle le qualifie d’avance également, par le biais de citations d’acteurs helvétiques ou américains. Le 17 avril, le NQ cite un membre de l’Association suisse
des banquiers, Heinrich Schneider : « Je suis surtout inquiet de l’interprétation
qui sera faite des ces archives. » Le 23 avril : « Cette initiative n’a eu que peu
d’échos jusqu’ici, mais aujourd’hui, même Heinrich Schneider de l’ASB reconnaît qu’il en conçoit quelques craintes. » Le 24 : « Nul ne sait encore quand se
tiendra la prochaine audience du Sénat. Mais à Washington, on affirme que le
dossier est loin d’être clos. » Le 3 mai enfin, dans la Liberté, « Pour Rolf Engler, le règlement des avoirs juifs sera encore long. Et pourrait bien coûter
cher. »
Par la voix des acteurs directs donc, le NQ et la Liberté laissent entendre
que l’affaire sera longue et difficile. Elle laisse augurer aussi d’inquiétants rebondissements. L’utilisation de la citation sert de caution à la presse et donne
crédit à la programmation. Ce crédit offre un effet performatif à l’énonciation
ainsi qu’une forme de théâtralisation médiatique. Additionnées tant aux propos
offensifs des acteurs américains qu’à ceux, défensifs, des acteurs helvétiques,
les citations dramatisent le destin de l’affaire. Elles nourrissent et justifient
l’inquiétude et l’intérêt qu’on y porte. Enfin, ces remarques donnent raison aux
constats de Molotch et Lester. Non seulement l’avenir tend à être structuré en
2 Cet article est reproduit en annexe 3.1
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
67
fonction de la théâtralisation mise en place, mais en plus, sert de ressource à la
discussion des affaires publiques – ici, de l’affaire des fonds juifs. On en sentira le poids dans le courrier des lecteurs notamment, où les appels à la contreoffensive sont nombreux : « Puisqu’on nous dit que l’affaire va être longue, il
serait donc temps de l’empoigner sérieusement ! Qu’on prenne des mesures
radicales, qui permettent de mettre fin rapidement à la crise ! », ainsi pourrait
être résumé l’esprit des lettres de lecteurs, répondant à l’inscription dans la durée et à la dramatisation médiatiques de l’affaire.
Ainsi, la mise en évidence de l’information, sa redondance et l’évocation
du futur servent toutes trois à donner à l’affaire une importance capitale. Elles
demeurent des outils privilégiés au moment de l’émergence du problème et
contribuent à sa publicisation. Elles donnent corps au dispositif mis en place
aux mois de mars, avril et mai 96, et répondent à l’entrée en scène du sénateur
D’Amato. Celui-ci inaugure une nouvelle forme d’actes et de discours et incarne un changement qui bouleverse les habitudes et secoue les consciences.
La presse médiatise cette dynamique et lui donne un éclairage particulier : celui d’une affaire désormais nationale. Plus tard, les mêmes outils continueront
d’être utilisés. Ils serviront alors à maintenir l’affaire à l’avant-scène, et à lui donner son sceau de « feuilleton du moment ».
2. La figure d’Alphonse D’Amato dans les éditoriaux, chroniques,
commentaires
Pour cette étude, nous nous sommes basés sur un corpus de 24 textes,
recouvrant la période qui va de l’année 96 au mois de mars 98. Ce corpus
nous a permis d’établir un certain nombre de constatations et de remarques
quant à la représentation d’Alfonse D’Amato dans ce genre particulier que sont
les commentaires, éditoriaux et chroniques. La présence de D’Amato n’y est
donc pas constante. Elle alterne avec des textes consacrés uniquement au
Congrès juif mondial (CJM) et dans lesquels la figure du sénateur n’apparaît
absolument pas, et des articles où lui-même et le CJM ne sont évoqués que
brièvement, à titre indicatif ou historique.
Par souci de synthèse, notre étude sera restreinte à l’examen de six textes
en particulier, représentatifs de l’ensemble du corpus. Ceux-ci sont les suivants :
Texte
Genre
Titre
Date
Journal Annexe
3
L’héritage
empoisonné
de 26.10.96
NQ
l’après-guerre
Commentaire La Suisse ne doit pas chercher à 21.5.97
24H
éluder les problèmes de fond
D’Amato, basta !
Editorial
18.6.97 L’Illustré
4
Chronique
1
2
5
6
Editorial
La Suisse doit apprendre à se 23.6.97
battre
Le sénateur D’Amato terrasse- 01.10.97
Editorial
ra-t-il l’Europe entière ?
Commentaire D’Amato fait du cinéma
8.12.97
3.1
3.6
3.3
24H
3.2
NQ
3.4
NQ
3.6
68
G. Meystre
Les cadrages de l’affaire : une typologie
Des distinctions doivent être faites quant à la manière d’aborder le personnage. Aussi avons-nous établi une typologie visant à les mettre en évidence. Elle est la suivante :
- Les éditoriaux, commentaires, chroniques qui assignent à D’Amato une
fonction de déclencheur (textes 1 et 4 )
- Ceux qui attaquent directement Alfonse D’Amato (texte 3)
- Ceux qui traitent d’événements sans rapport direct avec l’affaire des fonds
juifs mais dont le but est de discréditer D’Amato (textes 5 et 6 )
- Ceux qui traitent du sénateur avec une certaine prise de distance par rapport aux événements, qui visent à la compréhension plus qu’à la condamnation (texte 2)
Le développement de cette typologie va nous permettre de démontrer la
multiplicité des cadrages relevée durant la période. En outre, les éditoriaux,
chroniques et commentaires n’ayant pas pour fonction exclusive d’informer,
mais vocation également d’affirmer une position – fonction donc plus large que
celle d’un article de pure information – il nous a paru important de faire ressortir la palette des réflexions suscitées par l’action du sénateur. Sa présence en
effet bouleverse les habitudes helvétiques et secoue les consciences. Tel est
du moins le constat général qu’on peut d’ores et déjà avancer.
Les éditoriaux, commentaires, chroniques qui assignent à D’Amato une
fonction de déclencheur (textes 1 et 4) : dans cette catégorie, on trouve des
textes qui, partant du sénateur républicain et de son rôle dans l’affaire des
fonds juifs, élargissent leur horizon pour traiter d’une question plus importante
au niveau national, à savoir l’attitude du gouvernement suisse dans cette même
affaire. Les articles prennent alors une tout autre orientation et cessent de se
concentrer sur le sénateur. Les propos sont relativisés. On assigne à D’Amato
une fonction de déclencheur, un déclencheur qui a permis la découverte de la
vérité.
Prenons le texte 1, « L’héritage empoisonné de l’après-guerre », un éditorial écrit par Jacques Pilet dans le Nouveau Quotidien du 26 octobre 19963.
Le nom de D’Amato n’apparaît qu’une seule fois en début de texte. Il
s’ensuit un développement plus large sur l’attitude de la Suisse pendant et
après la guerre, sur le pourquoi d’une vérité si tardive à venir. Ainsi, le sénateur
D’Amato n’est pas le sujet principal de l’article. Il n’est que brièvement évoqué,
pour être aussitôt mis de côté. Aucune attaque ne lui est directement adressée.
Au contraire, les torts sont déplacés sur l’administration helvétique, dont on
remet en question l’intégrité. Il est vrai que les propos utilisés pour qualifier
D’Amato et ses actions, aussi peu nombreux soient-ils, n’en restent pas moins
bien tranchés. Pourtant, le plus pertinent reste de voir assigné au sénateur une
fonction de déclencheur dans l’affaire des fonds en déshérence. En effet,
D’Amato est montré comme celui qui a permis aux recherches de commencer,
en dévoilant au grand jour ce que tout le monde ignorait ou feignait d’ignorer. Il
est considéré comme étant à l’origine de l’affaire, comme si rien avant lui
n’existait.
3
Annexe 3.1
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
69
On retrouve la même idée, huit mois plus tard, dans le texte 4, « La
Suisse doit apprendre à se battre », datant du 23 juin 19974. Cette chronique
écrite par Claude Monnier, directeur du Temps Stratégique, porte essentiellement sur la lenteur du gouvernement suisse dans l’affaire des fonds juifs. Les
propos qui assignent à D’Amato une fonction d’attaquant et d’accusateur demeurent, tout comme on continue à remettre en question l’intégrité du personnage. Toutefois, la visée de l’article n’est pas là. Rapidement le ton change, les
propos sont relativisés, le sénateur est disculpé de toutes fautes. Est mise en
avant l’idée selon laquelle la Suisse ne peut s’en prendre qu’à elle-même, si
elle se trouve désormais dans la situation qui est la sienne :
« La Suisse a tardé à percevoir les conséquences pour elle de ce renversement du monde
[...] Alfonse D'Amato l’a donc cueillie comme une fleur. »
Il est intéressant d’observer que malgré l’intervalle qui sépare la parution
des deux articles, D’Amato reste considéré comme celui qui a tout provoqué.
Claude Monnier lui attribue très nettement le déclenchement de l’affaire. Il le
place même à l’origine d’une prise de conscience on ne peut plus nécessaire
en Suisse :
« A quelque chose malheur est bon, cependant. D’Amato a appris ainsi à la Suisse qu’il lui
fallait être désormais sur ses gardes, qu’elle ne pouvait plus se permettre de sous-estimer les
incidents la concernant [...]. Il lui a aussi montré qu’elle est désormais sans protecteur, vulnérable à tous les mauvais coups. »
Ainsi, le journaliste semble être d’avis qu’il faille considérer les attaques
du sénateur comme une chance, comme une occasion pour la Suisse de se
« remettre au goût du jour ». Tout en lui assignant un rôle de déclencheur de
l’affaire, il rétablit l’image de D’Amato dans de justes proportions, en mettant
l’accent essentiellement sur les torts des Suisses.
Les éditoriaux, commentaires, chroniques qui attaquent directement
D’Amato (texte 3) : une telle prise de distance et un tel recul par rapport aux
événements n’est toutefois pas le fait de tous les articles. En effet, pour une
même période (octobre 96 - juin 97), on compte en plus grand nombre les éditoriaux, commentaires et chroniques qui attaquent directement Alfonse
D’Amato. Les propos proférés à son égard sont lourds de sens. On ne se gêne
ni de le calomnier, ni de l’invectiver.
A titre d’exemple, prenons le texte 3, « D’Amato basta ! », datant du 18
juin 19975. Cet éditorial, paru dans L’Illustré est écrit par Jacques Poget, rédacteur en chef du journal. Il a la particularité d’être accompagné d’une photographie du sénateur D’Amato. Si l’on observe les désignations, D’Amato est
comparé à un « épouvantail » que l’on fait « parader ». Il est qualifié de
« provocation ambulante » et de personne immorale. Le sénateur est également discrédité dans ses faits et gestes, que l’on estime avoir un effet plus
« castrateur » que productif. Le portrait qui nous en est donné est donc particulièrement négatif. D’Amato est dûment calomnié, son intégrité, son honnêteté
sont contestées, et par là-même ses qualités de donneur de leçons.
Il est à noter que tous ces éléments se trouvent annoncés au préalable
dans le titre « D’Amato, basta ! ». Un titre court, interpellatif et accrocheur, qui
4 Annexe
5
3.2
Annexe 3.6
70
G. Meystre
laisse clairement transparaître des signes de colère et de révolte. Mais ce n’est
pas là l’unique élément qui vient frapper l’œil du lecteur. En marge du texte à
gauche – fait plutôt rare pour un éditorial – se trouve une photographie de
D’Amato avec pour légende : « Le sénateur dans ses œuvres : l’exploitation de
la famille du gardien Meili, réfugiée aux Etats-Unis, pour apitoyer les Américains. » Apparemment, rien ne justifie la présence de cette photographie. Elle
ne possède aucun lien avec l’article puisque, à aucun moment dans l’éditorial il
n’est question de l’affaire Meili. Mais elle permet au journaliste de faire référence à un événement antérieur, dans lequel les agissements de D’Amato sont
également jugés immoraux. Dans la légende qui accompagne la photographie,
l’utilisation du terme « exploitation » pour qualifier l’attitude de D’Amato à
l’égard de Meili, et celle du verbe « apitoyer » pour rendre compte des desseins du sénateur, viennent renforcer encore l’impression qui se dégage de
l’illustration. Ainsi donc, l’usage de la photographie et de sa légende est un
procédé supplémentaire employé par le journaliste pour discréditer Alfonse
D’Amato. Plus subtiles que le texte, photographie et légende permettent la manipulation et la suggestion. Elles attirent immédiatement l’attention, construisent un a priori avant d’entrer dans le texte et influencent indirectement le lecteur dans ses opinions. Elles préparent également à la lecture du dossier
consacré au sénateur, dans le même numéro. Nous y reviendrons plus tard (cf.
3, ci-dessous).
Les éditoriaux, commentaires, chroniques qui traitent d’événements sans
rapport direct avec l’affaire des fonds juifs mais dont le but est de discréditer
D’Amato (textes 5 et 6): cette catégorie de textes traite d’événements sans
rapport direct avec l’affaire des fonds juifs. Ils focalisent essentiellement leur
attention sur le sénateur. Leur intention est simple : fournir au lecteur un portrait stéréotypé de D’Amato.
Prenons le texte 5, «°Le sénateur D’Amato terrassera-t-il l’Europe ener
tière?», paru le 1 octobre 19976. Cet éditorial, rédigé par Gérard Delaloye
dans le Nouveau Quotidien, nous parle de la société pétrolière française Total
aux Etats-Unis, laquelle signa un important contrat avec le gouvernement iranien, malgré la loi que fit voter le sénateur D’Amato au Congrès en août 1996.
Un rapprochement explicite est effectué entre l’attitude de D’Amato dans cette
affaire et celle des fonds juifs. Dans le cas présent, ce sont surtout les motivations qui animent le personnage qui sont contestées. On lui reproche son
électoralisme, son désintérêt pour la cause juive :
« De même que dans l’affaire des fonds juifs, D’Amato se faisait le porte-parole d’un important groupe de pression, en l’occurrence, le Comité d’action politique américanoisraélien. Les similitudes se retrouvent dans l’objectif poursuivi par le puissant sénateur : la
conquête du vote juif new-yorkais lors des élections de l’automne 1998 où son siège sera
mis en jeu. »
Les désignations ne comportent, quant à elles, aucun indice de discrimination à l’égard du sénateur (une exception peut-être, celle de « bouillant sénateur républicain »). Elles mettent en évidence un autre aspect du personnage : sa position politique au sein d’un groupe puissant, qui lui permet de
porter à aboutissement ses actions. L’image qui se dégage de D’Amato au tra6
Annexe 3.2
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
71
vers de cet article, et qui est mise en parallèle avec ses agissements dans
l’affaire des fonds en déshérence, est donc celle d’un personnage foncièrement
immoral, essentiellement motivé par des ambitions politiques et extrêmement
puissant.
Passons maintenant au texte 6, « D’Amato fait du cinéma », écrit par Michel Beuret dans le Nouveau Quotidien du 8 décembre 19977. Ce commentaire
porte sur la prestation du sénateur D’Amato aux côtés d’Al Pacino et de Keanu
Reeves dans le film « L’avocat du diable », un film alors à l’affiche aux EtatsUnis depuis un mois. Cet événement n’est relevé que dans le but précis de
discréditer Alfonse D’Amato. De la même manière, un rapprochement est établi
entre ce dont on nous parle et l’affaire des fonds juifs. Toutefois, les procédés
utilisés ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux observés auparavant. Il
s’agit d’un constant va-et-vient entre fiction et réalité, un glissement qui fait se
rencontrer et se confondre deux dimensions. Premièrement dans le titre :
« D’Amato fait du cinéma ». Fait-on référence ici à la participation du sénateur
au film ou simplement à son action politique dans l’affaire des fonds juifs ?
Deuxièmement dans l’article lui-même, par une série de sous-entendus tous
aussi pertinents les uns que les autres :
« Cette fois-ci, le sénateur américain Alfonse D’Amato s’est contenté d’un tout petit rôle.
Protagoniste à la ville dans l’affaire des fonds en déshérence, on le retrouve aux côtés de
deux géants hollywoodiens. »
Ou encore, en parlant du film : « Dans la fiction, le bouillonnant sénateur
n’est ni l’avocat, ni le diable. » Michel Beuret réussit ainsi à établir une similitude entre le rôle de D’Amato dans la réalité et son rôle dans la fiction. Plus
que cela, ces sous-entendus établissent un lien de complicité très net entre le
journaliste et le lecteur qui partagent un même savoir et une même opinion.
Comme si l’union faisait la force, on peut dire que plus que discrédité, le sénateur est véritablement raillé. Une ironie constante se dégage du texte.
D’Amato n’est plus considéré comme le puissant attaquant dont on se contente
de dévoiler les imperfections morales. Il est réduit au rôle de bouffon, dont on
se moque aisément.
Les textes qui traitent du sénateur avec une certaine prise de distance par
rapport aux événements, qui visent à la compréhension plus qu’à la condamnation (texte 2) : une dernière catégorie d’articles vise à une meilleure compréhension de la figure de D’Amato et de son attitude dans l’affaire des fonds juifs.
Ces textes sont pertinents puisqu’ils vont à l’encontre de ce que l’on a vu jusqu’à présent. Ils se veulent explicatifs, modérés dans leur propos, mais surtout,
ils invitent le lecteur à la réflexion et non à la condamnation.
Prenons à titre d’exemple le texte 2, « La Suisse ne doit pas chercher à
éluder les problèmes de fond », paru le 21 mai 1997 dans le quotidien 24 Heures8. Placé sous la rubrique « Réflexion », ce commentaire illustre bien une
prise de distance par rapport aux événements et en particulier par rapport au
personnage de D’Amato :
« [...] à trop focaliser sur lui [D’Amato], je soupçonne nombre de Suisses, consciemment
ou non, de se tricoter ainsi un prétexte à éluder le problème de fond qui reste celui de
7
8
Annexe 3.3
Annexe 3.4
72
G. Meystre
l’attitude de notre pays pendant la Seconde Guerre mondiale et, surtout peut-être, dans
l’immédiat après-guerre. »
Michel Perrin invite, par cette réflexion, à recentrer le débat sur le rôle de
la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale et à le détacher du sénateur.
Cette remarque est précieuse pour notre étude car elle est le signe d’un recul
critique, d’une volonté d’assumer son passé. Elle est également le signe d’une
approche et d’un cadrage différents du personnage d’Alfonse D’Amato. Le programme est ici celui de la vérité ; il était précédemment de style agonistique. A
plusieurs reprises, Michel Perrin lancera de tels appels. Néanmoins, ceux-ci
paraissent en contradiction avec l’utilisation récurrente des procédés de mise
en évidence du personnage de D’Amato, constatée au fil du temps et des pages consacrées à l’affaire. Nous y reviendrons plus tard.
Le futur apprivoisé dans les éditoriaux, chroniques, commentaires :
Contrairement aux articles d’information, le futur dans les éditoriaux,
commentaires et chroniques n’est envisagé que selon deux modalités : celles
du futur souhaité et du futur dramatisé. Le futur agendé ainsi que le futur promis n’entrent jamais en ligne de compte. Cela s’explique aisément par la nature
même de la forme éditoriale, où l’objectivité et le compte-rendu précis des faits
sont mis de côté pour faire place à la subjectivité et aux prises d’opinions.
Le futur souhaité dans les éditoriaux, chroniques et commentaires se caractérise surtout par une envie de faire bouger ou accélérer les choses,
d’inciter le lecteur potentiel de l’article à un certain type de comportement. Ainsi, ce ne sont plus seulement les acteurs de l’affaire des fonds en déshérence
qui sont appelés à agir mais bien l’ensemble de la population suisse. Le rédacteur en appelle au patriotisme. Il se fait le porte-parole d’une entité, la
Suisse, en vue de la construction d’une unité face à l’ennemi. Cela est particulièrement visible dans le texte 2, « La Suisse ne doit pas chercher à éluder les
problèmes de fond », et le texte 4, « La Suisse doit apprendre à se battre »,
dont les titres, avant même d’aller plus en avant dans le contenu, sont déjà explicites.
Prenons à titre d’exemple, quelques extraits du texte 5, du 23 juin 97:
« Si la Suisse ne veut point servir à l’avenir de punching-ball de l’arène internationale, il
faut qu’elle apprenne à se battre » ; « Dans l’opinion publique et politique, les événements
surgissent, occupent les esprits, puis s’évanouissent. Il est donc idiot, voire suicidaire, de
continuer à réagir plein pot à un événement qui est en voie naturelle d’évanouissement. La
règle d’or est de réagir au rythme juste. » ; « Je crois urgent que nous nous exercions à
prendre désormais les menaces extérieures en compte avant même qu’elles sortent de l’œuf,
et les traitions alors sur un rythme d’enfer, par un jeu de contre-mesures rapides puissantes
et brèves - brèves surtout. »
Souvent rattaché au futur souhaité, le futur dramatisé apparaît lui aussi
dans les éditoriaux, chroniques et commentaires. Il ne s’agit pas, pour le journaliste, de pousser le lecteur à suivre un certain mode de conduite, mais bien
de donner à lire une façon d’envisager les faits à venir, souvent très pessimiste.
On ne sait s’il faut voir, dans ce procédé, la simple expression d’une réelle inquiétude face à un avenir incertain ou plus encore, une manière indirecte
d’inciter à la réaction, par la provocation. Toutefois, le futur dramatisé n’est relié
à aucun moment particulier dans l’affaire des fonds juifs. En témoignent parfai-
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
73
tement bien les quelques extraits suivant, tirés du texte 1, « L’héritage empoisonné de l’après-guerre », et du texte 3, « D’Amato basta ! », datant respectivement du 26 octobre 1996 et du 18 juin 97 :
Texte 1:
« Que va-t-il se passer maintenant ? C’est malheureusement prévisible. Le gouvernement,
une fois encore placé dans la défensive faute d’avoir pris les devants, devra, avec ou sans
commission d’enquête, reconnaître la vérité historique » ; « Tôt ou tard, les autorités seront
vraisemblablement amenées à payer. [...] Et qui paiera ? Les banques dont le comportement a conduit à l’embrouille actuelle ? C’est peu probable. Les deniers publics seront, selon toute vraisemblance, mis à contribution »
Texte 3:
« Au lieu d’amener la Suisse à accomplir rapidement des pas supplémentaires, la provocation ambulante nommée D’Amato risque surtout de braquer davantage l’opinion publique. » ; « La situation est donc fragile et les gesticulations du sénateur new-yorkais risquent
de provoquer le contraire de ce que cherche le Congrès juif mondial. »
3. Le choc de la mise en page et le poids des mots
Les cadrages relevés dans les chroniques, éditoriaux et commentaires
sont d’un caractère particulier. On l’a dit, leur visée est avant tout réflexive,
prospective parfois également. Leur but n’est donc pas de faire dans le sensationnel : les photos y sont rares, les titres choc également. On est en quelque
sorte dans la partie noble du journal, au sens académique du terme. Après
avoir esquissé la configuration des premiers temps de l’affaire, puis s’être intéressés à celle des éditoriaux, chroniques et commentaires, il nous paraît important de relever un cas extrême de configuration sensationnaliste. A la fois
pour démontrer que la retenue relevée dans le chapitre précédent n’est de loin
pas unanimement partagée, mais aussi pour donner la preuve que D’Amato a
servi de bouc émissaire et de figure honnie.
L’Illustré du 18 juin 1997 (déjà étudié pour son Editorial) nous donne un
exemple éloquent de cadrage serré sur un acteur. En cette date en effet,
l’hebdomadaire romand publia un important dossier 9 sur l’affaire des fonds
juifs, et plus particulièrement sur la personne de D’Amato. 10 Prétexte au choix
rédactionnel : la tenue à Genève d’une conférence internationale organisée par
le Centre Simon Wiesenthal le 24 juin, avec, entre autres invités, le sénateur
Alphonse D’Amato. Si L’Illustré put se permettre de traiter l’affaire sur six pages, c’est bien que celle-ci avait alors pris une dimension publique, et plus particulièrement qu’il y avait une attente à parler du personnage de D’Amato. Or le
cadrage effectué exclusivement sur D’Amato, remarquable dans bien d’autres
journaux suisses de l’époque, prit une forme très spectaculaire – exacerbée –
dans l’article proposé par L’Illustré : celle du dossier judiciaire, de l’acte
d’accusation. Une analyse du dispositif énonciatif 11 le démontrera aisément.
Dispositif énonciatif
9 Nous partons du principe que le fait de consacrer six pages à un seul sujet révèle, dans un
magazine populaire comme L’Illustré, une indéniable mise en évidence.
10 F. Donzé & F. Giraudoux : « Affaire des fonds juifs – D’Amato / Que vient-il faire en
Suisse? », in L‘Illustré, 18 juin 1997, pp. 20-25 (annexe 3.7)
11 Nous reprenons là un terme de Véron, qui renvoie aux modalités d‘un discours. Pour de plus
amples explications, consulter Véron (1983, 36-37)
74
G. Meystre
La mise en page
L’article se divise en deux parties, rédigées par deux journalistes différents et annoncées par la disposition typographique de la page de titre (p.20,
nous l’appellerons première page).
La première partie, due à F. Donzé, reprend les mêmes caractères
d’imprimerie neutres du sous-titre de la première page (« L'Américain par qui le
scandale est arrivé etc. ») et semble tenir le rôle d’article informatif, sa disposition en colonnes, ses titres et sous-titres en gras, et l’agencement des photos
indiquant une forme typographiquement traditionnelle.
La deuxième, plus longue (pp. 22-25), présente tous les aspects d’un
dossier judiciaire, par l’utilisation – pour les mises en évidence – de caractères
« vieille machine à écrire » (courrier) au lieu du gras habituel, déjà observable
dans un des titres de la première page (« Que vient-il faire en Suisse ? »). Ainsi trouve-t-on également des photos mal disposées (de biais), des icônes de
dossier, et une division du texte en sections (des lignes verticales viennent les
séparer), chacune d’elles étant agrémentée d’un titre bref donnant l’effet de
bandes noires collées à la va-vite.
L’Illustré semble donc avoir d’abord répondu brièvement au devoir journalistique (p.21), puis concocté, à la suite de son article, un curieux dossier judiciaire, stratégie, faut-il le noter, assignée ordinairement à D’Amato.
Figure de D’Amato : sa définition dans l’article.
Le texte de l’article corrobore nos observations relatives à la typographie :
les deux parties définies plus haut sont nettement différenciées par leur contenu.
Première partie : l’article (p.21) :
L’essentiel de cet article réside dans la nouvelle de « la visite en Suisse,
la première depuis le début de l'affaire [...], d'Alphonse D’Amato [...] ». Bien que
D’Amato y soit défini comme « l'Américain par qui le scandale est arrivé », expression de Donzé utilisée dans le sous-titre de la première page et dans
l’article lui-même, et définition par ailleurs dramatisée par la photo en première
page de D’Amato qui répond en quelque sorte à la question du titre « Que
vient-il faire en Suisse ? », le regard sévère et le doigt inquisiteur pointé vers le
lecteur, amenant à penser qu’il vient en Suisse pour dénoncer, le ton de
l’article n’est pas polémique, mais informatif. Donzé oppose alors les pour et
les contre quant à la venue du sénateur, à la manière d’un article du Matin publié le même jour 12, à travers la voix de différents représentants de la Communauté juive de Suisse. Dans les citations, la redondance des termes liés à la
suspicion et à la méfiance face aux vues de D’Amato amènent cependant indirectement l’idée d’une différenciation entre le sénateur américain et les victimes (les Juifs) à qui les banques doivent rendre des comptes.
Deuxième partie : le dossier (pp. 22-25) :
1. Les casseroles du sénateur (pp. 22-23).
12 Le Matin, 18 juin 97, p. 2: « D’Amato ne fait pas l‘unanimité ».
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
75
Comme nous l’avons vu plus haut, la deuxième partie de l’article, que
nous avons appelée « dossier » , reprend par sa mise en page et sa typographie la forme d’un dossier judiciaire. Une première partie se propose de fouiller
le passé du sénateur, en jouant sur l’antagonisme de sa « croisade morale »
de « chevalier blanc » (sous-titre, p.22) et son « armure, loin d’être immaculée », « [...] depuis longtemps éclaboussée par des scandales politiques et financiers. » (p.22). Cette partie du dossier nous offre une définition de D’Amato
toute autre que dans l’article informatif de la page précédente : déjà indirectement qualifié dans l’introduction (texte en début de dossier, avant les différentes sections, page 22) comme étant « l’un des politiciens les plus corrompus du
Congrès » (le journaliste attribue cette phrase à la « presse américaine »), le
sénateur va être associé à différentes « affaires criminelles » ou immorales, ou
plutôt présentées comme criminelles et immorales.
L’Illustré inverse donc les rôles, en catégorisant D’Amato comme le dénoncé, et la Suisse comme le dénonciateur. L’hebdomadaire s’en fait le représentant, l’avocat. Les victimes supposées restant les Juifs, il est alors tout naturel de trouver en premier point de ce « dossier » une rubrique portant sur un
problème touchant à l’antisémitisme. Or, bien que le texte de la dite rubrique
n’accuse qu’indirectement D’Amato d’avoir lésé les Juifs par l’évocation d’un
plaidoyer qu’il aurait apporté à un nazi, il est remarquable que l’Illustré ait choisi
de titrer ce point d’un seul mot évocateur : « Le nazi ». Le titre institue immédiatement le discrédit, atténué ensuite à mots couverts dans l’article.
La suite du dossier ne s’embarrasse guère plus de couverture et discrédite directement l’individu D’Amato. L’affaire des fonds juifs n’est même plus
évoquée, lointain vernis informatif servant de porte d’entrée à l’acte
d’accusation. Ainsi trouve-t-on, au sujet d’une autre histoire de plaidoirie, une
rubrique intitulée « la Mafia ».
La mise en évidence de cette contradiction (sénateur jouant « blanc » tout
en étant représenté comme noir) est particulièrement évidente dans la section
« Le "défenseur" de la famille » : En effet, le journaliste a choisi de mettre ici
des guillemets à « défenseur », afin de donner sens aux photos disposées
pêle-mêle en-dessous du titre. Celles-ci montrent D’Amato tout sourire, ce que
les guillemets permettent d’interpréter comme un faux sourire. Les commentaires des photos viennent affermir cette interprétation, en mettant en évidence le
nombre de ses femmes (« Penny, troisième épouse, félicite son Alphonse »),
ou de son immoralité (« encore marié – à une autre femme : Penny – , D’Amato
claironne sa liaison avec Claudia Cohen.. » 13) En rapport avec cela, la présence de ses quatre enfants ou de sa mère sur les autres photos définit alors
D’Amato comme un homme immoral, allant jusqu’à utiliser sa famille pour sa
propre publicité.
Ainsi, L’Illustré choisit ici la même stratégie que celle supposée être utilisée par D’Amato dans ses accusations : une stratégie de choc. Celle-ci n’est
pas sans rapport avec le type du journal : L’Illustré fait partie de la presse de
boulevard. La rédaction a sans doute délibérément choisi de ne pas faire dans
la nuance. Sa visée est commerciale, sa mission le divertissement avant
13 C‘est nous qui soulignons. Nous nous bornons à l‘étude des titres les plus remarquables,
étant donné l‘espace restreint à disposition.
76
G. Meystre
l’information. 14 Cet article procède certainement d’une prévision rédactionnelle
supposant une forte attente populaire au sujet de D’Amato. Celle-ci l’était sans
doute, lorsqu’on sait les ressentiments que l’on pouvait entendre en interrogeant les gens au sujet du personnage, à cette époque.
2. Les trous de mémoire du sénateur (pp. 24-25).
La deuxième partie du dossier utilise une même stratégie, mais cette foisci en s’intéressant au passé des Etats-Unis, et en offrant avec ironie de nouvelles pistes de recherche à D’Amato. Cela ne concernant pas directement le
sujet de notre travail, nous n’en ferons pas une étude élaborée. Il est cependant remarquable que cette partie s’appuie sur un modèle de dossier comparable à celui qu’a élaboré D’Amato au sujet de la Suisse. Il pourrait être résumé
par l’adage populaire suivant : « Balaies devant ta porte, il y a suffisamment à
nettoyer ! ».
En conclusion, l’article s’attaque directement et indirectement à la personne de D’Amato. Pour ce faire, il distingue celui-ci du CJM (qui n’est luimême jamais accusé), puis le présente comme un homme susceptible d’être
accusé, au même titre que les « victimes » (dont la Suisse) de ses propres accusations. Ce dernier fait est poussé par ailleurs à son extrême : L’Illustré va en
effet jusqu’à imiter la forme des accusations de D’Amato – c’est-à-dire un dossier – pour le confondre et le discréditer. Discréditer l’énonciateur à défaut de
l’énoncé…
Contexte médiatique
A l’époque où l’article de L’Illustré paraît, cela fait plus d’une année que
l’affaire est devenue un problème public. À la lecture de notre article, il apparaît que L’Illustré reflète ce qu’une bonne partie des journaux populaires évoquent, sans nuance, à la même période : un désaccord complet avec la remise
en cause de l’identité du pays, et une volonté de porter le discrédit sur
D’Amato. Ainsi, le 20 juin 1997, apprenant que le sénateur ne viendrait pas à la
conférence, le Blick titrait : « Zu feige ! D’Amato kommt nicht ». Sans jamais
faire mention de critiques et de remise en cause des revendications du CJM,
Serge Wüthrich démonte littéralement D’Amato, en le traitant de lâche qui
n’ose pas fouler le sol suisse ni se poser les questions critiques du public
suisse.15
Au sujet des accusations portées par l’Illustré à l’encontre du sénateur,
des soupçons envers la bonne foi du personnage ont déjà fait l’objet, en octobre de l’année 1996, d’un éditorial et d’un article dans le Journal de Genève.
En effet, le 11 octobre 96, Esther Mamarbachi, dans son éditorial « La mémoire
manipulée », prêtait déjà à D’Amato des vues très intéressées dans cette affaire.
L’article du même jour intitulé « La Chasse aux sorcières continue » rapprochait les méthodes de D’Amato à celle qui prévalaient durant la période du
Maccarthysme. En ce sens, L’Illustré n’innove pas. La verve et les insinuations
de l’hebdomadaire dépassent pourtant de loin celles des quotidiens
14 Le sociologue français Pierre Bourdieu (1994b, 3-9) distingue, non sans pertinence mais
avec quelque esprit partisan, le pur du commercial.
15 « Er wagt es nicht, Schweizer Boden zu betreten. Er stellt sich nicht den kritischen Fragen
der Schweizer Öffentlichkeit : Er ist zu feige », p.1
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
77
d’information. Jamais de comparables mises en scène et mises en page accusatrices n’ont pu être relevées ailleurs. Il n’y a plus de soupçons dans l’Illustré.
L’impression globale (globale, puisque certaines parties de l’article font tout de
même dans la nuance) institue en effet les soupçons en faits donnés comme
établis.
Lausanne cités présentait les mêmes accusations dans son édition du 12
juin 1997, mais sous la forme d’un article traditionnel, et en indiquant clairement sa source (ce que n’a pas fait L’Illustré): « Nous tenons à préciser que la
plupart des informations contenues dans cet article viennent d’un rapport de 27
pages intitulé " Alphonse D’Amato, un sénateur véreux au service de Wall
Street et de la City ", publié par les éditeurs Alcuin. » Or, deux mois plus tard
(le 16 août 1997), le journal 24 Heures publiait un entrefilet, dans lequel on apprenait qu’un « groupuscule d’extrême droite américain [...] a fait distribuer
dans les rédactions un documents d’une vingtaine de pages qui traînait le sénateur américain dans la boue. Intitulé " L’histoire du sénateur ‘véreux’ Alphonse D’Amato ", ce texte a en fait été édité par l’Executive Intelligence Review et diffusé en Europe via différentes sociétés-écran qui sont toutes des
émanations de l’organisation de l’économiste américain Lyndon LaRouche qui
fut condamné à quinze ans de prison pour escroquerie en 1989. Notre rédaction en a reçu une copie à la fin du mois de mai dernier. »
Ainsi, le dossier de L’Illustré et l’article du Lausanne Cités n’étaient que
des reprises d’une même information, distribuée à tous les journaux. La différence entre journal populaire et journal sérieux est alors explicitée par 24 Heures : « Voilà qui vient à point nous inviter à la prudence et nous rappeler qu’on
ne se lave pas soi-même en salissant son adversaire... » (16 août 96).
La synecdoque comme ressource journalistique
L’exemple donné par L’Illustré est un cas, avouons-le, extrême. Le ton y
est excessif et les sous-entendus nombreux. En outre, la source de
l’information n’a sans doute pas été vérifiée, du moins l’a-t-elle été à la va-vite.
La stratégie énonciative de l’Illustré est typiquement celle d’un journal populaire : les découpages du discours y sont nombreux, les titres choc, les photos
et le graphisme facilitent quant à eux une lecture qui se veut sans doute récréative. La visée du journal n’est enfin pas celle d’un quotidien d’information.
Nous avons à faire à un hebdomadaire de divertissement, où se côtoient des
rubriques culinaires, mondaines, mode ou médicales. On ne peut donc attendre une même énonciation et une même rigueur que dans un journal qui se
veut avant tout informatif. Toutefois, nous sommes d’avis qu’un tel dossier offrirait matière à une réflexion propre au domaine de l’éthique de l’information. Là
n’est pourtant pas notre dessein, aussi nous contenterons-nous de ces quelques remarques, qui peuvent servir de piste à des études ultérieures.
Ce dossier de L’Illustré laisse ressortir un procédé propre à la synecdoque. En effet, D’Amato, partie prenante d’une affaire est décrit comme l’affaire à
lui tout seul. On laisse entendre que c’est à lui seul que la Suisse doit sa tourmente. Le dossier judiciaire élaboré par la rédaction ne remet jamais en cause
l’action du CJM par exemple. Il extrait donc d’un collectif une de ses parties –
D’Amato – et l’utilise comme représentation de l’affaire. Du même coup, ce
78
G. Meystre
procédé permet de fustiger l’affaire et de la remettre en cause elle aussi. A cet
égard, les lignes relatives au passé des Etats-Unis sont significatives. Elles
renvoient l’accusateur dans ses propres terres, en même temps qu’elles renvoient les Etats-Unis devant leur propre histoire. Et c’est par la construction de
sa culpabilité qu’elles disculpent du même coup la Suisse.
Nous verrons dans le chapitre suivant qu’en ce qui concerne les acteurs,
D’Amato servira également de terme à une synecdoque d’une autre définition :
prendre le singulier pour le pluriel (D’Amato / les autres acteurs).
4. Négociations de l’accord global : l’utilisation d’une figure pour
symboliser un état d’esprit
Les négociations de l’accord global se sont étendues du mois d’avril au
14 août 1998. Cette période de l’affaire a été marquée par le crescendo des
tensions et des revendications, par la menace toujours plus tangible de sanctions contre les intérêts helvétiques aux Etats-Unis. Période de craintes donc :
crainte d’un boycott et d’une affaire sans fin. Mais à la différence de la phase
d’émergence du problème, sa spécificité réside ici dans le changement de
configuration. Si le sénateur D’Amato a servi d’acteur et de figure omniprésente
aux premiers temps de la crise, la phase des négociations le laisse à l’arrièreplan : l’avant-scène est occupée par les Etats et le gouvernement américains,
le CJM et les avocats des victimes.
D’Amato n’est pourtant pas absent. Un article du journal Le Temps du 8
août 1998 intitulé « Le Conseil fédéral manque peut-être une chance historique
de clore le dossier des fonds juifs », illustre à la fois la singularité de la figure et
sa pérennité. Occupant les deux tiers d’une page, ce papier ne mentionne jamais le nom du sénateur, pas plus qu’il ne fait la description de son action. On
spécule avant tout sur les suites possibles de l’affaire, en fonction des acteurs
principaux du moment et de leurs stratégies supposées. Travail d’anticipation
journalistique donc. L’absence de D’Amato et le fait qu’il soit nullement impliqué dans les diverses variantes élaborées par le journal ne signifient pourtant
pas qu’il soit considéré comme un has been. C’est en effet par le biais d’une
imposante photo de 13/19 cm qu’on l’impose. Tête haute, menton relevé et
bouche ouverte, le sénateur brandit un dossier au titre évocateur :
« Switzerland and Gold Transactions in the Second World War. » Dans la mise
en page, la photo attire en premier lieu l’attention. Elle thématise l’accord, indique l’atmosphère du moment. Deux symboles sont côte-à-côte : un dossier de
papier symbole d’un dossier politique, le visage du sénateur, symbole de menace et de danger. Le titre renforce et explicite l’impression initiale, le risque de
voir se poursuivre l’affaire et de ne pouvoir donc « [...] clore le dossier des
fonds juifs » ayant été symbolisé par la photo imposante de celui qu’on présente comme le déclencheur de l’affaire, celui qui l’a ouverte.
Ainsi, D’Amato reste la figure de la menace américaine et l’incarnation
d’une affaire dans sa globalité. La mise en évidence ponctuelle d’autres acteurs n’enlève rien à cette définition. Ceux-ci demeurent des personnages dont
l’image reste à la fois moins caricaturale et plus attachée à une période spécifique de la crise. En outre, la figure du sénateur paraît servir de synthèse à la diversité des acteurs en présence. New-yorkais, il localise l’épicentre de l’affaire.
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
79
Sénateur en campagne, il représente le système politique américain et ses
nombreuses dérives médiatiques. Président de la commission bancaire du Sénat auditionnant des témoins, sa personne est régulièrement assimilée à la figure du juge chargé de prononcer la culpabilité helvétique. Enfin, juge mais
partie également, il est le porte-parole dévoué des plaignants juifs, dont il se dit
l’ardent défenseur, afin que justice et vérité soient rétablies.
Stratégie d’un acteur, pérennité d’une figure
Le choc de 1996 faisant suite à des questions dérangeantes assimilées
comme autant d’assauts contre la Suisse entière – le vocabulaire utilisé par la
presse en témoigne – et la place de déclencheur conférée d’emblée au sénateur vont être fréquemment rappelés, à l’occasion des apparitions régulières et
des revendications singulières qui semblent lui servir de stratégie. Précisons
d’emblée que nous ne tenons pas ici à sortir de la ligne initialement fixée à notre
étude. Les actes du sénateur nous intéressent moins que ce que la presse en
dit. Toutefois, notre ambition vise à démontrer dans quelle mesure la singularité
des apparitions de D’Amato sert à la fois celui-ci et les journaux. Pour lui, elles
sont autant d’occasions de ne pas se faire oublier. Pour eux, celles de noircir
des colonnes, pour ne pas dire le tableau. Jugez plutôt.
Au début 98 par exemple, D’Amato s’oppose à la fusion UBS/SBS, « C’est
à nouveau l’artillerie lourde que lance Alfonse D’Amato contre la Suisse en réaction à l’offre faite par les banques de verser 600 millions de dollars pour régler à l’amiable le différend sur les fonds en déshérence »16 On annonce également son intention d’étendre les auditions aux accords de Washington. Le
mois suivant, D’Amato réapparaît grâce à l’invitation lancée à Jean Ziegler pour
qu’il aille témoigner devant la commission bancaire du Sénat. La personnalité
controversée de l’invité accroît l’impact de la démarche et permet de jeter une
fois encore la suspicion à l’égard du sénateur.17 Au mois d’août enfin, il « en
vient à condamner le gel des comptes de la Fondation pour le Kosovo et du
Mouvement populaire pour le Kosovo, décidé le 27 juillet par le procureur de la
Confédération, Carla del Ponte. Alfonse D’Amato serait-il désormais résolu à
faire feu de tout bois pour tirer sur la Suisse ? »18 Non seulement imprévisibles,
les interventions du sénateur débordent donc le cadre strict de la thématique
du moment. Elles n’ont en outre aucun lien direct apparent entre elles. Quel
rapport en effet entre la question kosovare et la fusion SBS/UBS ? Un même
ancrage territorial et une portée financière sans doute. Distinctes de l’ordre du
jour des négociateurs, ses interventions permettent à la presse de façonner
l’image d’un électron libre ou d’un sniper embusqué, dont l’unique stratégie
consisterait à tirer sur la Suisse. Cela ne fait que renforcer la crainte et
l’impression de menace ressenties à chacune de ses apparitions, parfaitement
résumées dans la question du journal 24 Heures relevée plus haut.
« Mais que nous réserve-t-il encore ? » Jamais cette question, pourtant
omniprésente, n’est résolue. Non seulement parce que l’attention des médias
reste prioritairement centrée sur les acteurs de la négociation, mais aussi
16 Le Temps, 24 juin 98, p. 7
17 L’Hebdo, 30 juillet 98, pp. 23-24
18 24 Heures, 7 août 98.
80
G. Meystre
parce qu’imprévisible, D’Amato semble agir sans logique apparente. Il empêche donc de donner prise à une quelconque tentative d’anticipation.
Le futur apprivoisé bis: un avenir incertain
Les diverses tentatives d’appréhension du futur sont donc articulées autour d’autres figures. Aux acteurs de la négociation revient le rôle de pivot du
futur apprivoisé. Hypothèses et suppositions se succèdent dès lors, dans une
valse de craintes, de condamnations et d’espoirs. Dès l’ouverture des négociations, le futur dramatisé entre en jeu. Le Temps du 28 avril titre en Une : « Les
partis craignent d’être piégés par les banques suisses » et cite le secrétaire
général du parti radical suisse, pour qui « cet accord ne concerne pas qu’elles
[les banques] : il aura une valeur symbolique et donc des implications pour les
assurances, l’industrie et politiquement pour toute la Suisse. » Même dramatisation dans 24 Heures, qui titre dans son édition des 4-5 juillet : « Le Conseil
fédéral saura-t-il faire face à la pluie de menaces de boycott ? »
Futur promis et futur agendé sont aussi de la partie. « Flavio Cotti affirme
que le gouvernement se défendra par tous les moyens face aux Etats-Unis et
soutiendra les firmes suisses face au boycott » écrit le même journal le 6 juillet,
avant de citer Ed Fagan 10 jours plus tard : « Si les banques veulent que nous
les laissions saigner, alors nous les laisserons saigner ! » Les rappels des
échéances des parties, de l’entrée en vigueur du boycott donnent en outre le
sentiment que le temps presse, qu’une solution rapide s’impose. L’impression
offerte par la presse est celle d’une partie extrêmement serrée et difficile, où le
temps s’inscrit comme un facteur essentiel du problème. « Une journée décisive pour la tension américano-suisse »19 « Les trésoriers américains ouvrent
la voie à des sanctions contre les banques suisses »20, « Boycott des banques
suisses : les sanctions seront progressives »21
Une véritable inflation de spéculations, à la manière d’un plan de bataille
en discussion est observable. On évalue diverses options en tentant
d’esquisser leurs possibles conséquences. L’usage du conditionnel se fait alors
redondant : « Que se passe-t-il en effet si les banques parviennent à un accord ? Elles sont tirées d’affaire, quoique pas totalement soulagées. Même si
les menaces de boycott sont levées, la poursuite des attaques contre la Suisse
devrait néanmoins les affecter. »22 L’usage du futur et du conditionnel sert ici à
préparer l’avenir, à défricher un terrain apparemment semé d’embûches.
Comme aux premiers temps de l’affaire, il invite à suivre l’actualité, parie sur la
détermination des acteurs et valorise l’affaire. Il perpétue également son caractère exceptionnel en l’inscrivant à la fois dans la durée et dans la crainte de
celle-ci. Qui dit conditionnel dit terrain mouvant, doutes et incertitudes.
L’annonce de l’accord : point final ou nouvelle dramaturgie ?
Le 14 août, jour de l’annonce, tous les journaux romands en font leur Une.
En apparence, les titres dénotent des différences d’appréciation quant à la si19 Le Temps, 1 juillet 98, Une
20 idem, le 2 juillet 98, Une
21 24 Heures, 3 juillet 98, p. 6
22 Le Temps, 8 août 98. C’est nous qui soulignons.
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
81
gnification et la portée de l’événement. Le Matin titre en Une : « Fonds juifs :
tous soulagés » puis en pages 2 et 3, « Les Suisses et les banques respirent »,
mettant en évidence par la couleur rouge les mots « soulagés » et
« respirent », pour mieux leur donner du poids. 24 Heures : « La paix s’achète
aussi. Les banques le prouvent » et Le Temps : « Accord global : les banques
prennent la Confédération à revers. » Cette absence d’unanimité dans le cadrage de l’événement présent – insistance sur le soulagement de tous, insistance sur la portée morale de l’accord ou sur sa portée politique – s’ouvre
pourtant sur une même appréciation de l’avenir. Tous les journaux se rejoignent en effet pour dire que si cet accord met fin à trois années de conflits entre
les banques et les plaignants, il ne clôt en aucun cas le dossier dans son intégralité : « Des questions restent cependant en suspens », « Des menaces se
précisent sur d’autres fronts », « Le marchandage bancaire est clos, mais il serait illusoire d’y voir le terme de la discussion sur nos responsabilités historiques. »
Empreinte de pragmatisme, une telle réaction démontre une forme de
méfiance envers toute inscription du mot « fin » en Une des journaux. Mais
alors que ces derniers s’étaient concentrés sur la question des négociations de
l’accord global, on constate qu’ils embrayent immédiatement sur de nouveaux
problèmes. La clôture d’un chapitre ouvre directement le suivant. On spécule
d’avance sur son genre, on en prévoit d’emblée la tournure. La fin des menaces de boycott et l’éloignement de certaines figures souvent rappelées et décrites n’y changent rien. Tout semble se passer comme si l’affaire avait une
dynamique interne, autonome des acteurs, mais néanmoins focalisée sur leurs
personnes dans les descriptions des différents épisodes. Cela paraît d’autant
plus paradoxal lorsqu’on se remémore certaines coupures de presse, laissant
dire que sans les excès de nombre d’acteurs américains, la sérénité pourrait
régner et l’affaire se conclure rapidement.
Qu’importe ! Les peines à venir seront à la mesure des peines passées, et
le débat historique, négligé jusqu’à l’accord promet de nouveaux psychodrames. « Pour le peuple suisse et ses institutions, [...] la noce à Thomas peut recommencer demain » ; « L’accord global signé par les banques a mis un terme
aux procédures américaines. Les débats suisses de ces prochaines semaines
devraient donc se déplacer vers des questions de principe et de morale. Quant
au triste cortège des avocats et des victimes de la Deuxième Guerre mondiale,
il se déplace vers d’autres horizons. »23 Et à l’Hebdo du 20 août de faire ensuite
un nouvel état des lieux inquiétant : réfugiés, assurances, œuvres d’art, or de la
Reichsbank en Suisse, autant de thèmes à venir qui suscitent une fois de plus
l’inquiétude et nourrissent les hypothèses. Pourtant ici, pas de photo de
D’Amato symbolisant les problèmes futurs, la menace et la crainte. Non, car
cette fois-ci, sa partie est donnée pour finie.
D’Amato ou la victoire d’une figure
A l’annonce de l’accord, les journaux étudiés donnent une large place à la
photo de D’Amato triomphant, entouré d’Estelle Sapir, survivante de la Shoah
et de Christophe Meili. Une fois encore, il n’est pas inutile de rappeler qu’il n’a
23 24 Heures, 14 août, éditorial
82
G. Meystre
pas été décrit comme l’un des acteurs de la négociation. Pourtant, l’issue de
cette dernière est symbolisée par sa photo. La photo n’a pas ici la signification
qu’elle portait quelques semaines plus tôt. Elle ne signifie plus la menace et ne
nourrit plus la crainte, mais marque la victoire du sénateur et la conclusion d’un
chapitre. Le Temps ajoute à sa photo un texte dont le titre « Un trophée doré
sur les affiches électorales du sénateur D’Amato » est suivi du chapeau suivant : « L’annonce du Memorandum of Understanding a donné lieu devant la
Cour fédérale de Brooklyn à un spectacle bien orchestré. » Une nouvelle fois,
le sénateur est décrit comme un homme faux, cachant derrière ses apparences
de justicier vertueux des desseins électoralistes. L’article donne une subtile
description de la scène en adoptant un ton et des remarques qu’on retrouverait
facilement dans la tragédie – le justicier solitaire, la foule – et ironise finement
sur la grossièreté de l’intrigue et du personnage principal. L’impression finale
laisse entendre que sa lutte est désormais finie et qu’elle se résumait en un
vulgaire outil de campagne électorale. D’Amato n’a plus qu’à ramasser les lauriers de sa victoire, qu’à exhiber son trophée, marque à la fois de sa victoire et
de l’issue de la partie.
Les autres journaux le présentent toujours par sa photo, mais ne lui accordent toutefois pas la même place dans le texte. Le Matin écrit :
« Tout est bien qui finit bien ? A voir le sourire ému du sénateur D’Amato annonçant la
signature de cet accord global et celui, soulagé, des banquiers suisses, on pourrait le penser.
Mais à y regarder de plus près, il nous reste des pièges à éviter. »
24 Heures :
« Voir dans l’issue qui vient d’être trouvée une simple "victoire de D’Amato", comme
bon nombre de Suisses sont tentés de le faire, est aussi la plus mauvaise manière de considérer les choses. Nous avons déjà eu l’occasion de dire que le bouillant sénateur servait
trop, ici, d’alibi pour se dispenser de voir la réalité en face. »
Même embrayage immédiat sur la suite de l’affaire, même ouverture sur
l’avenir. Ni spéculation ni mise en garde sur de possibles nouvelles actions du
sénateur. Un certain consensus semble établi : il est l’homme du passé.
Cela nous permet de préciser les contours de sa figure : la menace qu’il
incarnait jusqu’ici était une menace qui transcendait les multiples épisodes allant du déclenchement jusqu’à l’accord global. Elle était en phase avec la représentation donnée à la fois du ton et des acteurs en présence, mais restait en
fin de compte une menace sectorielle et limitée dans le temps. L’ouverture immédiate d’un nouveau chapitre met fin à l’omniprésence de sa figure.
Omission et redondance bis : les alliés de la surprise
Il nous paraît important ici de revenir sur les propos du journal 24 Heures
cités ci-dessus. Ceux-ci en effet laissent entendre que D’Amato aurait trop servi d’alibi pour se dispenser de voir la réalité en face. Autrement dit, que
l’inflation des mentions faites du personnage a faussé une juste appréciation
du problème des fonds juifs. Au regard de notre étude, cette conviction est tout
à fait pertinente. Elle n’en demeure pas moins surprenante de la part d’un des
journaux qui ont couvert l’affaire avec le plus d’assiduité, et pas manqué non
plus d’accorder au sénateur une place de choix. L’auteur de ces propos, Michel
Perrin, écrit : « Voir dans l’issue qui vient d’être trouvée une simple "victoire de
D’Amato", comme nombre de Suisses sont tentés de la faire est aussi la plus
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
83
mauvaise manière de considérer les choses. » Il a sans doute raison. Mais il
oublie toutefois de rappeler le rôle joué par les médias dans cette affaire et
dans l’importance donnée au sénateur. N’est-ce pas les journaux eux-mêmes
qui ont utilisé sa figure comme symbole de la crise, figure de la menace et de
la crainte ? Ils portent donc une lourde responsabilité dans la vision populaire
d’une « victoire de D’Amato ». Car la configuration du problème qu’ils ont donnée et l’insistance manifestée à l’égard du sénateur est précisément à l’origine
de la représentation que Perrin critique.
L’éditorialiste oublie donc que la majorité des journaux ont non seulement
donné une très large place à ses agissements – fût-ce aussi pendant la période
des négociations, où ses actes et propos étaient objectivement secondaires et
non-indexés à la problématique du moment – mais aussi apporté une telle importance aux négociations que leur conclusion apparaissait comme le sésame
indispensable à la paix et à la sérénité retrouvées. Il n’y a dès lors rien
d’étonnant à ce que « nombre de Suisses » voient dans l’issue qui allait être
trouvée une simple « victoire de D’Amato », ce dernier ayant été identifié
comme le déclencheur et symbole de la crise. Les montants accordés par les
banques apparaissaient alors comme le butin de guerre du sénateur.
Tant D’Amato que les négociations ont été surexploités, dans une redondance qui a contribué à mettre sous le boisseau d’autres problèmes restés
pendants : réfugiés, œuvres d’art, assurances, etc. Les journaux ont omis d’en
faire mention. L’effet de surprise créé par l’embrayage immédiat sur ces problèmes, dès l’instant de l’accord, n’en a alors été que plus grand. Problèmes en
cours, ils sont apparus comme des problèmes nouveaux. En outre, si l’affaire
opposant le CJM, les avocats des victimes et le gouvernement américain aux
banques suisses et au Conseil fédéral apparaissait avant l’accord comme une
guerre entre la Suisse et les Etats-Unis, elle reprenait subitement des mesures
plus modestes au moment de la conclusion. Elle n’était alors qu’une bataille en
précédant de nouvelles, présentées comme potentiellement tout aussi redoutables. La presse fabrique donc une réalité qui n’a de validité que sur le moment, configurée à force de redondances et de mises en évidence. Ses omissions sont autant de réserves pour de nouvelles configurations dramatiques,
sources de surprises et prétextes à l’aggiornamento ponctuel du problème et à
son maintien sur la scène publique.
5. Epilogue : le non-renouvellement du mandat du sénateur D’Amato
Qu’on ait mis un point final à l’action de D’Amato dans le cadre de l’affaire
ne suppose pas automatiquement que la presse l’ait rangé dans ses placards.
On l’avait certes cru, peu de temps auparavant, classé dans les figures du passé. Mais une date, un événement, vont le projeter une nouvelle fois sous le
feux des projecteurs : les élections législatives américaines du 5 novembre
1998. Marqué par un recul des Républicains, ce scrutin permit aux journaux
d’évoquer le sénateur, dont le mandat n’a pas été reconduit. L’analyse du cadrage qu’ils présentent à cette occasion laisse apparaître un certain nombre de
différences. L’importance donnée à l’échec du sénateur varie en effet fortement
selon les titres.
Procédés de mise en évidence et de cadrage dans les titres :
84
G. Meystre
24 Heures :
titre principal de la « D’Amato paie les outrances d’une campagne au couteau »
Une
caricature de la
Une
Dame Helvétia et Statue de la liberté faisant un bras d’honneur au sénateur
« Vive la démocratie ! »
éditorial page 2
« Alfonse D’Amato : un personnage que les Suisses ont diabolisé »
rubrique Point Fort « Lâché par les juifs, le sénateur D’Amato perd la bataille de sa vie »
éditorial page 1
p. 3
Une seule page, la page 4, est attribuée aux résultats globaux, hors Etat
de New York.
Le Matin :
Petit encart en Une avec photo
« D’Amato battu : des Suisses respirent »
L’éditorial p.2 titré « L’échec des ultras » ne mentionne pas le nom de
D’Amato. Le commentaire est cadré sur les résultats globaux. On ne peut dire
si son titre fait rapport indirect à la personne de D’Amato.
34 lignes seulement consacrées au sénateur en p. 17, avec photo et catalogue de commentaires des acteurs helvétiques.
Le Temps :
Titre principal de Une consacré au scrutin, non cadré sur D’Amato. En
Une toujours, une seule phrase : « Défaite du sénateur le plus connu des Suisses : à New York, Charles Schumer a déboulonné Alfonse D’Amato. » Editorial
p. 1 et 2 intitulé « Sursaut moral ? » où le sénateur est évoqué. Une demi-page
consacrée à l’échec en p. 4 : « Exit D’Amato, le croisé de la campagne contre
les banques suisses »
Les cadrages résumés ici cassent un certain nombre de préjugés relatifs
au genre d’informations susceptibles de trouver place au sein des différents
journaux. On aurait pu s’attendre en effet à une très large place accordée à la
défaite du sénateur dans le journal Le Matin par exemple. Journal dit populaire,
l’info tapageuse, exceptionnelle ou émotionnellement chargée fait partie de ses
classiques. Coup dur pour ses détracteurs ! Le quotidien romand s’intéresse
également au nouveau rapport de force instauré entre le président Clinton et la
majorité républicaine, au vote des noirs américains et aux très bons scores des
fils de l’ancien président Bush. Trois éclairages différents complètent donc le
coup de projecteur porté sur la non-réélection du sénateur, minimisant ainsi
l’importance de celle-ci.
Les mêmes éclairages trouvent place dans Le Temps. Ici aussi, D’Amato
n’a pas la primauté dans la hiérarchie des cadrages. Sans surprise, Le Temps
paraît fidèle à sa volonté d’apporter différents éclairages, avec rigueur et souci
de qualité.
C’est le journal 24 Heures enfin qui suscite le plus d’étonnement. Celui-ci
mobilise en effet la totalité des outils disponibles pour donner au nonrenouvellement du mandat sénatorial sa primauté hiérarchique : titre principal
de la Une, caricature, éditorial et rubrique Point Fort, soit la totalité de la page
3 ! Les éclairages complémentaires relevés dans Le Matin et Le Temps sont
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
85
également présents, mais toutefois fondus dans un article unique placé en
page 4. Dans l’ordre logique du défilement des pages, ces éclairages paraissent donc secondaires.
Alors qu’au moment de l’accord global, 24 Heures en appelait à ne pas
voir dans l’issue des négociations la victoire de D’Amato, laissant entendre que
ce serait lui donner trop d’importance et refuser de regarder la réalité en face, il
est pour le moins surprenant de constater à quel point ce même journal met en
évidence sa défaite. L’importance accordée à l’événement offre sans conteste
l’impression d’une revanche attendue jusqu’ici et enfin réalisée, indexée directement sur la personne du sénateur et sur son rôle dans l’affaire des fonds
juifs. Sans vouloir tomber à notre tour dans la caricature, l’électeur américain
apparaît comme le vengeur de la Suisse. « Vive la démocratie » titre
l’éditorialiste en Une du journal.
« Les électeurs américains ont [...] clairement montré la voie à suivre, celle de la sagesse
[...]. Ce qui est valable pour l’ensemble des Etats-Unis l’est également pour New York. Et
c’est avec la même assurance que les électeurs de la Grande Pomme ont envoyé à la retraite
Alfonse D’Amato. Un sénateur que les scrupules n’étouffaient pas, comme l’a prouvé
l’affaire des fonds juifs en déshérence, dont il a usé et abusé tout au long de sa campagne
électorale. »
Le dessin de Burki résume à merveille cet amalgame : on y voit une Statue de la liberté accompagnée d’une petite Dame Helvétia, faisant toutes deux,
sourire aux lèvres, un bras d’honneur en direction du sénateur dépité. La
contradiction ne semble pas étouffer la rédaction du journal. Une nouvelle fois,
le rédacteur en chef adjoint Michel Perrin se fend d’imprécations que la rédaction elle-même n’applique pas à son propre endroit : « Alfonse D’Amato : un
personnage que les Suisses ont diabolisé » écrit-il en titre de son édito placé
en deuxième page. Plus loin
« On se tromperait lourdement sans doute si l’on voyait ici, dans la sanction des urnes
new-yorkaises une sorte de bénédiction accordée à la Suisse. Certes, le sénateur, dans sa
campagne, a utilisé l’argument de son action dans l’affaire des fonds juifs. Mais ce fut parmi
bien d’autres sujets de préoccupation plus immédiates de ses électeurs. Et sans doute celles-ci ont-elles largement primé. »
En donnant la plus large place à la défaite de D’Amato, le journal ne fait-il
pas l’ombre sur ces « préoccupations plus immédiates » des électeurs et sur
leur traduction concrète dans les urnes ? En outre pourquoi consacrer un quart
de page aux sentiments de certaines personnalités helvétiques ? Pourquoi encore établir un catalogue des interventions du sénateur, intitulé « Les phrases
assassines » ? En lui offrant la primauté hiérarchique, en réchauffant sa figure
et en maintenant dans l’actualité des événements et des citations qui ne sont
pas en rapport direct avec leur contexte –l’affaire des fonds juifs–, mais rapportés tout simplement à un personnage, le journal entretient la diabolisation de
celui-ci. Diabolisation qu’il dénonce pourtant…
L’accord global ayant été conclu plusieurs semaines auparavant et, lors
de sa conclusion, D’Amato présenté comme un acteur dont le rôle était passé,
il est possible de s’interroger sur les motivations du journal : Stratégie commerciale ? Manifestation d’un esprit revanchard ou satisfaction d’une forme de
vengeance à l’encontre du méchant tribun new-yorkais ? C’est certainement
aller trop loin, mais c’est l’image donnée. Sans doute faudrait-il encore envisager une mauvaise coordination entre les différents rédacteurs quant au thème à
86
G. Meystre
traiter et leur marge de liberté quant au choix du sujet abordé. Nous ne saurons
néanmoins trancher.
Quoi qu’il en soit, il faut relever la mesure dont ont fait preuve les autres
journaux. En comparaison, le journal 24 Heures paraît excessif. Sa démarche
disproportionnée aussi et mal accommodée aux vœux émis par le rédacteur en
chef adjoint, en cette occasion comme en celle de l’accord global du 15 août
1998.
6. La figure D’Alfonse D’Amato dans le courrier des lecteurs
Dans « La construction médiatique des malaises sociaux », Patrick
Champagne (1991, 68), à propos du problème des banlieues françaises, écrit
qu’il se constitue : « [...] dans le grand public qui, en majorité, ne peut connaître
la situation de ces banlieues qu’à travers les articles de journaux et les séquences des reportages télévisés, une représentation vague des problèmes qui doit
beaucoup au primat qui est donné, par les médias, à l’événement exceptionnel. » Et l’auteur de démontrer que la représentation populaire du malaise des
banlieues découle d’un certain nombre de partis pris médiatiques dont elle se
fait l’écho.
Au sujet du problème des fonds juifs et plus particulièrement du sénateur
D’Amato, quel est donc l’impact de la représentation médiatique sur les lecteurs ? La définition donnée du sénateur dans les courriers publiés reflète-t-elle
les critiques relevées dans les pages destinées au traitement du problème? Un
certain nombre de remarques préliminaires s’avèrent nécessaires ici. En effet, à
la différence de Champagne, nous ne pouvons juger que de la représentation
observable dans les journaux, et non de la représentation qui a cours dans la
société en général. Disons-le d’emblée : la rubrique ne constitue aucunement
un libre forum, encore moins un substitut de consultation populaire. Elle est le
produit d’une véritable activité journalistique consistant à choisir les textes publiables en fonction d’un certain nombre de critères rédactionnels. Critères
qualitatifs d’abord : Le Temps par exemple précise que les lettres analytiques
sont préférées aux lettres polémiques. A l’opposé, le Blick du 28 février 1997
crée lui-même la polémique et invite ses lecteurs à manifester leur ras-le-bol en
écrivant directement au sénateur, tout en se réservant le droit de publier certaines lettres ou quelques extraits, la plupart du temps gratinés. Critères quantitatifs ensuite : les rédactions se réservent également le droit de modifier la
longueur originale des lettres reçues, voire d'en clarifier le style. On peut aussi
ajouter qu'aucun texte n'apparaît signé d'initiales ou d'un pseudonyme et que
les titres et les intertitres sont de la rédaction elle-même. Chacun peut écrire à
un journal, mais celui-ci choisit les lettres publiables et celles qui ne le sont
pas. Le journal opère donc une forme de censure, pour éviter tout dérapage, ne
pas choquer et ménager son image. Les prises de position trop extrêmes – ouvertement racistes par exemple – ne sont pas publiées.
La reprise du cadrage journalistique
Nous nous sommes donc intéressés au courrier des lecteurs pour déterminer dans quelle mesure cette rubrique –et à travers elle la représentation issue des lettres de lecteurs publiées– conserve, atténue ou amplifie la dureté
des critiques et les points d’ancrage de celle-ci. On remarque d’emblée que le
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
87
sénateur D’Amato symbolise, ici aussi, l'affaire à lui tout seul et qu'il occupe
une place importante dans les différentes lettres. Cependant, il faut différencier
les lettres dans lesquelles il est nommé de celles où il n'apparaît pas. Lorsqu'il
est explicitement désigné, il est immédiatement associé à la fonction de dénonciateur de toute l'affaire. Pour les lecteurs, c'est de lui que proviennent les attaques et les menaces venant d'outre-Atlantique et à chaque fois que la Suisse
est sur la sellette, la figure du sénateur réapparaît. Il semble donc personnifier
les menaces venant des USA dont la Confédération est victime. En outre,
l'image que s’en fait le lecteur est celle d'un sénateur à la fois véreux et arriviste, qui cherche avant tout à servir ses propres intérêts ; inapte donc à donner
des leçons à la Suisse. Le portait du sénateur est donc loin d'être positif : il y
est régulièrement calomnié et diffamé. Son intégrité et son honnêteté sont
également souvent remises en cause. De plus, son hypocrisie et sa malhonnêteté sont fréquemment dénoncées et montrées du doigt par les lecteurs. Il
devient donc peu à peu le bouc émissaire et la cible principale de ces derniers
face aux critiques faites envers la Suisse et sa façon d’aborder le problème, en
vue de le régler. Chaque fois que le sénateur est sous le feu des projecteurs,
on assiste à la publication de lettres dans lesquelles il est omniprésent et dont
les auteurs lui reprochent sa façon d'agir à l'égard de notre pays. Eloigné des
avant-postes, durant la première moitié de l’année 98 par exemple, sa présence est beaucoup moins marquée, même si là où l’histoire de l’affaire est retracée, il reste celui qui l’a déclenchée.
Lorsque D’Amato est le sujet principal des lettres, celles-ci sont aussi les
plus subjectives et les plus emportées. On peut y lire différents reproches relatifs à son comportement et à ses propos tenus à l'égard de la Suisse. Il y est
présenté comme un donneur de leçons peu crédible dont la campagne n'est
que de « l'électoralisme démagogique ». Il n’a pas à s'occuper des affaires intérieures d'un pays indépendant : les lecteurs refusent pour cette raison de se
faire dicter leur conduite par un homme dont le but premier est, à leurs yeux, de
satisfaire un électorat potentiel. D’Amato agace les lecteurs. Ceci peut expliquer le côté émotionnel de la majeure partie des lettres : un appel à la contreattaque motive leur envoi. En résumé, D’Amato est dépeint ici comme la personnification de la menace américaine, comme un personnage craint et dont
les lecteurs se méfient, suite à ce qu’ils désignent, à l’instar des journalistes,
comme des attaques dont la Suisse est la victime désignée.
Lorsqu'il n'est pas explicitement nommé, D’Amato est implicitement associé au Congrès Juif Mondial ou aux avocats américains dont il partage les défauts : arrogance, comportement moralisateur et parlant trop d'argent pour être
véritablement crédible. CJM et avocats semblent pourtant susciter moins
d’animosité chez les lecteurs, qui font preuve de plus de retenue à leur égard.
Les amalgames entre ces différentes figures sont néanmoins récurrents. Il n'est
pas rare que D’Amato apparaisse comme n'étant pas le seul acteur au comportement inadéquat dans cette affaire.
La nuance « post-traumatique » et la clôture du temps
Au fur et à mesure qu’avance l’affaire, les lecteurs montrent une plus
grande volonté de régler le problème et mettent moins en doute le fondement
de la problématique des fonds en déshérence. Ils relèvent certes toujours le
88
G. Meystre
caractère excessif des « attaques ». Un réel désir de régler le problème et de
réparer les torts causés, dans l'optique d’un règlement rapide de l'affaire est
néanmoins perceptible. L’avenir évoqué dans les lettres n’est plus avant tout le
temps de la surenchère qu’il faut craindre ; il est surtout celui de la résolution
souhaitée. Cette affaire n’a que trop duré, qu’on en finisse ! Aussi, certains
lecteurs appellent-ils de leurs vœux qu'un programme soit établi et respecté, en
vue d’une conclusion. Ils exigent également la programmation d'un nouveau
comportement des différentes parties en vue d'un accord. C'est donc une véritable prise de position de la part de ces lecteurs, qui peut être apparentée au
futur souhaité. La clôture du temps et sa maîtrise sont ici foncièrement différentes de celles relevées précédemment. Elaborées souvent sous le coup de
l’émotion, en forme de réaction à un article, les lettres démontrent en général
peu de prise de distance, ni même de prévisions quant aux évolutions possibles de l’affaire. A l’opposé des journalistes qui, en pleine période de négociations de l’accord global, donnent une large place aux positions des acteurs en
présence et spéculent sur leurs attitudes futures, s’adonnant ainsi à un véritable travail d’anticipation, les lecteurs s’attachent de préférence à porter un jugement moral sur la responsabilité des banques helvétiques. Les opinions relevées dessinent deux camps distincts. Pour les uns, les banques doivent
payer, car elles se sont développées grâce à de l’argent douteusement acquis.
Pour les autres, elles doivent rester fermes, car l’argent qu’elles pourraient
verser se traduirait en charges financières obligatoirement répercutées sur les
clients helvétiques. Futur agendé et futur promis sont donc quasiment absents,
alors qu’apparaissent fréquemment les futurs souhaités et dramatisés, faits de
subjectivité et d’émotivité. En même temps, passé de l’affaire et présent leur
offre une trame : le premier pour marquer la durée du ras-le-bol, le second
parce qu’il est le temps de l’événement qui a servi de détonateur à la réaction.
Parallèlement, les lecteurs cessent de focaliser leur attention sur le sénateur et se concentrent sur les moyens de régler le dédommagement. Ainsi,
D’Amato disparaît peu à peu en tant que personnage central de l'affaire dans
les différentes lettres et d'autres acteurs de l'affaire retiennent l’attention : le
Congrès Juif Mondial, le gouvernement américain et les avocats des différentes
personnes lésées. Une même évolution s’observe, on l’a dit précédemment,
dans les rubriques du journal qui consacrent une place à l’affaire.
En conclusion, on constate l’étroitesse des liens entre ces rubriques et le
courrier des lecteurs. Premièrement, à l’instar des journalistes, les lecteurs assignent à D’Amato les fonctions de dénonciateur et de déclencheur, dont la
présence s’estompe au fur et à mesure que se précisent les négociations et la
possibilité d’un règlement. Seules l’agressivité du ton et la verve diffèrent, mais
les fonctions retenues et les événements relatés par les lecteurs apparaissent
comme directement indexés sur les sujets traités par la presse.
Deuxièmement, et c’est sans doute là l’intérêt principal de la rubrique dans
l’optique de notre analyse, on peut constater une similitude quantitative entre le
nombre de lettres publiées et la place octroyée à l’affaire par les différents
moyens de mise en évidence analysés plus tôt. De l’aveu du responsable du
courrier des lecteurs au journal 24 Heures, le nombre de lettres reçues quotidiennement durant le mois de janvier 1997 avoisinait la centaine
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
89
d’exemplaires.24 On imagine aisément la difficulté du tri et la surcharge de travail induites par cet afflux soudain. Là n’est toutefois pas l’essentiel, même si
cela peut indiquer les contraintes auxquelles sont confrontées les rédactions
en de telles occasions. L’important en effet est de s’interroger sur la fonction
même du courrier. Le but premier de la rubrique est-il véritablement d’offrir une
tribune au lecteur, ou plutôt de servir d’indicateur à la rédaction pour connaître
les sujets porteurs, méritant de figurer en bonne place dans le journal et
l’encourageant à « mettre le paquet » pour la couverture de l’événement, qu’il
soit significatif ou non ? Lettres de lecteurs et place de choix donnée à l’affaire
semblent en effet se nourrir l’une et l’autre : de nombreuses lettres reçues motivent et justifient une mise en évidence, qui à son tour appelle l’attention, nourrit l’émotion par le cadrage et le lexique guerrier, et encourage le lecteur à
prendre sa plume pour s’exprimer. La démarche du Blick relevée plus haut
n’est à cet égard que la version non édulcorée d’un mécanisme très largement
rôdé et partagé.
Enfin, et pour terminer sur les propos de Champagne cités en ouverture
de paragraphe, la représentation du problème des fonds juifs dans le courrier
doit en effet beaucoup au primat donné par les médias. L’étroitesse des liens
en témoigne. Vague, cette représentation l’est par la trop grande importance
donnée aux acteurs, au détriment des causes objectives de leur engagement.
La figure de D’Amato, en tant que référent symbolique de l’affaire, empêche la
compréhension globale du problème, cloisonnant celui-ci dans une perspective
individualisante qui laisse accroire que le malaise n’a pour cause unique que
l’avidité et les ambitions personnelles de quelques lobbies et personnages
américains puissants. La disparition momentanée du sénateur n’induira pas
une inversion de la tendance. Plutôt que d’apporter la sérénité nécessaire à la
réflexion, elle se traduira par une volonté d’en finir au plus vite et de tourner la
page.
Conclusion
Notre étude a tenté de suivre l’affaire des fonds juifs depuis ses premiers
temps jusqu’au non-renouvellement du mandat du sénateur D’Amato. Un tel
découpage n’a pas été choisi au hasard : il correspond en effet à la représentation donnée à la durée du rôle de cet acteur, défini médiatiquement en tant
qu’initiateur.
Parler d’initiation, ce n’est encore porter aucun jugement. La presse ne
s’en est pourtant pas privée. Elle ne s’est pas non plus arrêtée à la simple description d’une dialectique débouchant sur un accord global. Elle a d’abord participé à faire entrer dans le domaine public une question qui ne relevait auparavant que du domaine privé. Elle a tourné ses projecteurs, cadré l’affaire sur ses
acteurs et s’est, disons-le, davantage attachée à la forme qu’au contenu. A la
forme des apparitions et des actes des personnes en présence notamment. A
cet égard, elle a montré une continuité remarquable : du printemps 96 à
l’automne 98, D’Amato est resté le personnage principal d’une saga où la pas24 Cette période fut marquée par une controverse initiée par les propos du Conseiller fédéral
Jean-Pascal Delamuraz, qui, dans une interview publiée dans les quotidiens 24 Heures et La
Tribune de Genève, parla de « racket » et de « chantage » au sujet de l’affaire des fonds juifs.
A ce sujet, voir l’analyse de Jean Widmer dans ce volume.
90
G. Meystre
sion a dominé les commentaires, a presque défini l’affaire.
Tout semble s’être passé comme si les journaux, en mal de héros positifs
et charismatiques, s’étaient chargés de compenser cette lacune par la création
d’une bête noire, d’une figure servant de catharsis. En la personne de D’Amato
ont été refoulés toutes les craintes et tous les reproches. Dès le départ, la
presse a dramatisé l’affaire et instauré un climat passionnel.
Patrick Champagne (1991, 65) a écrit : « Les médias agissent sur le moment et fabriquent collectivement une représentation sociale qui, même lorsqu’elle est assez éloignée de la réalité, perdure malgré les démentis ou les
rectifications postérieurs, parce que cette interprétation première ne fait, bien
souvent, que renforcer les interprétations spontanées et mobilise donc d’abord
les préjugés et tend, par là, à les redoubler. » Le choc des premières attaques a
sans doute pesé lourd dans l’appréhension de l’affaire. La manière utilisée par
le sénateur pour donner force à ses revendications a mis fin à ce qui correspondait jusqu’alors à une forme considérée comme normale de relations. Le
changement ainsi amené par le sénateur qui a initié à la fois la chronologie
donnée et l’esprit des articles qui ont parcouru toute la période analysée.
De point central de la temporalité de l’affaire, D’Amato est devenu également le référent principal de sa dialectique. Un symbole à la peau dure. Le pivot de synecdoques multiples aussi. Partie représentée comme la cause du
tout. Partie représentée comme l’incarnation du tout des acteurs. Partie représentée comme le symbole de l’ambiance interne du tout. On a donc affaire à un
ensemble de constructions « réthorico-médiatiques » qui passent par la généralisation et la simplification. Une manière de délimiter le débat, de maîtriser
une question large à la fois dans ses causes et dans ses conséquences. De
mieux la faire « passer ». Hélas, à force, l’esprit domine la lettre et le jeu des
acteurs l’intrigue du scénario. L’affaire demeure personnalisée à outrance et se
résume aux ambitions et aux incapacités des personnes en présence.
S’arrêter à ce constat reviendrait toutefois faire un mauvais procès à la
presse romande. Des appels à un nouveau cadrage, à s’attacher davantage au
contenu des discours, à reconsidérer l’histoire de notre pays ont été lus. Dans
la densité extraordinaire des papiers relatifs à la question des fonds juifs, ils
font hélas pâle figure. A la fois par leur quantité restreinte, tout comme par
l’absence de mise en évidence dont ils sont victimes. C’est principalement
dans les éditoriaux, chroniques et commentaires qu’ils ont pu être relevés.
Mais rares y sont les photos d’abord, et c’est aussi par là qu’on impose un sujet
et une manière d’énoncer. Inexistants ensuite sont les titres de Une étalés sur
plusieurs colonnes pour annoncer un commentaire. C’est pourtant dans ces
rubriques que prédomine le recul, que l’information est faite le moins « sur le
moment », pour reprendre les termes de Champagne. Qu’on dépasse les préjugés. Ces rubriques ne participent donc pas à l’impression d’ensemble. Elles
ne luttent pas à armes égales.
Il est tentant de tomber dans le jugement et la condamnation. Les journaux et les journalistes en sont souvent l’objet et le resteront. Mais les juger,
c’est faire fi des contraintes qui sont les leurs : contraintes de l’immédiateté et
contraintes formelles notamment. Contraintes économiques aussi. C’est également oublier qu’ils ne travaillent aucunement dans un champ clos. Ils
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
91
s’inscrivent dans un système social où prédominent des représentations, à la
formation desquelles ils participent. Dans cette optique, le choix d’une représentation n’est pas totalement libre, mais procède d’un certain nombre de déterminismes. En d’autres termes, ce n’est pas en toute liberté que la presse a
unanimement fait de D’Amato le déclencheur de l’affaire. Le simple fait qu’il y
ait unanimité démontre d’ailleurs qu’une forme d’idéologie a déterminé cette
représentation.
Notre analyse a enfin démontré l’activité médiatique participant à la
structuration du temps. Un tel travail découle de la qualité d’exception donnée à
l’affaire. Le temps de celle-ci a été construit, ses suites également. Chaque
nouvel événement a pu ainsi être inscrit dans une forme de logique qui le normalisait et lui donnait le statut de potentialité réalisée. Néanmoins, on constate
paradoxalement que chaque nouvel épisode est demeuré construit comme s’il
était hors norme : il occupait de manière récurrente la Une des journaux et
s’accompagnait de photos et de nombreuses reprises de ce qui l’avait précédé.
Mais les deux éléments du paradoxe suivaient peut-être une même logique :
celle qui consiste à inscrire l’affaire dans la durée, à attirer par là l’attention sur
ses divers rebondissements. A fidéliser d’une part, et à étonner d’autre part. A
répondre donc à la nécessité de donner à l’information une qualité
« d’accroche », un brin de sensationnel qui permet au journal de se vendre.
92
G. Meystre
Annexes 3
Annexe 3.1 : Le Nouveau Quotidien, 21.10.1996
Éditorial Jaques Pilet
L'héritage empoisonné de l'après-guerre
Quelle tristesse qu'il faille les attaques
polémiques du douteux sénateur D'Amato
pour qu'enfin, pas à pas, la vérité se fasse
sur le dossier des fonds juifs et nazis déposés en Suisse .Pendant la guerre. L'histoire
remonte jusqu'à nous par épisodes tumultueux. Et le dernier, une fois encore, est
nauséabond. Qu'apprend-on? Les fonds
déposés par des Polonais, juifs pour la plupart, et non réclamés après 1945 -et pour
cause!- ont bel et bien été remis, non pas
aux légitimes héritiers que nul ne s’est
donné la peine de rechercher, mais à la
Banque nationale de Pologne. Et cela en
pleine guerre froide, en 1949. Décision
confirmée et exécutée.. en 1964. Deux ans
après que le Conseil national ait évoqué la
nécessité d'organiser « l'affectation des
biens en déshérence à un fonds à but humanitaire ».
Et pourquoi ces versements? Parce qu'à
l'époque, la Suisse négociait avec la Pologne l'indemnisation des Suisses dépossédés
de leurs biens dans ce pays. La république
communiste en acceptait le principe mais
n'avait pas d'argent. Qu'à cela ne tienne: les
autorités suisses proposèrent alors d'acheter du charbon pour fournir les devises nécessaires.. et de transférer à Varsovie les
fonds en déshérence, dont on découvre
qu'ils étaient parfaitement répertoriés, dans
les banques, les instituts financiers et même
les assurances. Opération menée par l'intermédiaire de la Banque nationale suisse.
Dans les années qui suivirent, les Suisses
spoliés par les communistes purent ainsi
être dédommagés.
Ce sinistre négoce ne date donc pas des
années de l'immédiat après-guerre où la
Suisse était encore sous de dures pressions
extérieures. Il a été confirmé dans son
principe par une Suisse riche et sûre d'ellemême, en 1964, l'année de la dernière exposition nationale.
Comment des fonds privés déposés dans
des banques privées ont-ils pu servir de
contrepartie dans un accord international?
C'est inexplicable. De quel droit, les banques ont-elles disposé de ces sommes qui
leur avaient été confiées? Pourquoi n'ontelles rien fait pour en rechercher activement les légitimes ayants droit? Le fait est
là, établi par des documents irréfutables:
elles ont bel et bien versé cet argent à la
Banque nationale qui les a fait parvenir aux
autorités polonaises!
Ces interrogations sont terrifiantes pour la crédibilité
du Conseil fédéral
Ces interrogations sont terrifiantes pour
la crédibilité d'un gouvernement suisse qui
ne jure que par l'Etat de droit, pour la crédibilité des banques suisses qui, d'ordinaire,
s'enferment dans un cadre juridique strict.
L'éclairage qu'apporte cet épisode de notre histoire est accablant pour les diplomates d'alors. Manifestement, ils n'eurent
aucun souci de retrouver les héritiers des
victimes de la guerre et de l'Holocauste. De
plus, ils se moquèrent ouvertement du
Parlement qui cherchait une solution digne
au problème des fonds en déshérence. Ce
qui comptait pour eux, c'était d'abord de
limiter les dommages subis par des Suisses
dans le retournement de l'histoire en Europe centrale.
Que va-t-il se passer maintenant? C'est
malheureusement prévisible. Le gouvernement, une fois encore placé dans la défensive faute d'avoir pris les devants, devra,
avec ou sans commission d'enquête, reconnaître la vérité historique. Et les milieux
qui, avec de bonnes et de moins bonnes
raisons, se déchaînent depuis des mois
contre la Suisse, poseront des exigences
toujours plus dures. Imaginer que l'opinion
publique internationale attendra gentiment
le rapport commandé aux experts avec un
délai de cinq ans est pure naï veté.
Tôt ou tard, les autorités seront vraisemblablement amenées à payer. Aux familles
qui réclament justice. Aux organisations de
défense des victimes la guerre et du na-
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
93
zisme. A certains pays peut-être, comme la
Hollande qui réclame la restitution de l'or
volé par les Allemands et déposé à Berne.
Et qui paiera? Les banques dont le comportement a conduit à l'embrouille actuelle?
C'est peu probable. Les deniers publics seront, selon toute vraisemblance, mis à
contribution. Nos parents, nos grandsparents ont dignement et durement assumé
les années de guerre. Et voilà que les dirigeants politiques et banquiers de l'aprèsguerre inspirés par leur cynisme, lèguent à
nos générations un héritage empoisonné.
Annexe 3.2 : 24 Heures, 23.06.1997
La Chronique de Claude Monnier Directeur du «Temps stratégique-
La Suisse doit apprendre à se battre
Si la Suisse ne veut point servir à l’avenir
de punchingball de l’arène internationale, il
faut qu’elle apprenne à se battre. Dans les
guerres en dentelles des décennies récentes, elle tirait toujours brillamment son
épingle du jeu. Mais dans les guerres de
rues et de gangs auxquelles elle se trouve
aujourd’hui confrontée, elle fait figure de
Blanche-Neige, courant sans cesse le risque
de se faire violer sans même savoir comment.
A qui veut survivre dans l'anarchie planétaire actuelle, deux qualités sont indispensables : un sens aigu du danger et un
sens du rythme.
Dans l'affaire de l’or nazi, on est rétrospectivement frappé par le temps qu'il nous
a fallu pour sentir dans nos tripes la nécessité de traiter les attaques du sénateur
D’Amato sérieusement non parce qu’il
s’agit de D’Amato, qui n’a de leçons de
morale à donner à personne, mais parce
que l'époque l'exige.
La guerre froide est finie, en effet. Le
grand ordre Est-Ouest est parti éclats de
rire. Les puissants n’ont que faire désormais de la loyauté politique des petits (la
Suisse par exemple) et donc plus aucune
raison de garantir à ces derniers leur amitié
et leur protection. La planète sort d’un
demi-siècle de normes universelles, de
traités, de diplomatie exquise et de dentelles, Pour entrer dans une époque sauvage,
anarchique, où les forts s'amusent du droit,
au lieu de le respecter, insensibles aux analyses fines et au subtile juridisme des petits.
La Suisse sans protecteur
La Suisse a tardé à percevoir les conséquences pour elle de ce renversement du
monde. Encore droguée par l’ordre et la
prospérité qu'elle a connus durant la guerre
froide, insensible au danger, elle a trop
longtemps cru qu'elle était intouchable. Alfons D'Amato l'a donc cueillie comme une
fleur.
A quelque chose malheur est bon cependant. D’Amato a appris ainsi à la Suisse
qu'il lui fallait être désormais sur ses gardes,
qu'elle ne pouvait plus se permettre de
sous-estimer les incidents la concernant,
qu'elle devait au contraire les évaluer sans
délai et leur opposer, le cas échéant des
contre-mesures fortes. Il lui a aussi montré
qu'elle est désormais sans protecteur, vulnérable à tous les mauvais coups, qu'elle
doit donc faire preuve «une vivacité, et
d’une réactivité extrêmes si elle veut ne
point se laisser dépouiller bêtement.
Mais si le sens du danger est nécessaire, il
n'est pas suffisant cependant et doit être
complété par un sens du rythme. Dans
l'opinion publique et politique, les événements surgissent occupent les esprits, puis
s'évanouissent. Il est donc idiot, voire suicidaire, de continuer à réagir plein pot à un
événement qui est en voie naturelle
d’évanouissement. La règle d’or est de réagir au rythme juste.
Or, il se trouve que le rythme des événements ne cesse aujourd’hui de s’accélérer.
A l’époque de la guerre froide, des affaires
comme l’apartheid ou l'invasion de la
Hongrie pouvaient maintenir les gens en
état d'exaspération ininterrompue durant
94
G. Meystre
des années. Aujourd’hui, les événements
vont et viennent si vite qu'on attrape, en
revanche, le tournis. N'a-t-il point suffit de
quelques mots pour que les conflits de l'exYougoslavie disparaissent de la une des
journaux et que le génocide rwandais soit
oublié ?
La lenteur des 7 milliards
En vérité, la Suisse me semble ne pas
avoir intégré encore ce changement de
rythme radical. Son Projet de « fonds des 7
milliards » en est une illustration. Certes, ce
projet a répondu de manière tactiquement
habile aux menaces de boycott des EtatsUnis, puisqu'à leurs coups rapides il a opposé une réaction rapide. Mais l'ennui est
qu'il engage aussi le pays dans un processus
long, sur un rythme beaucoup plus lent que
le rythme de l’affaire de l'or nazi. L'année
prochaine, le vote que nous formulerons à
son propos, peu importe qu'il soit positif
ou négatif, relancera la polémique et les
appétits étrangers. Notre rythme inadapté
nous aura conduits à nous donner à nousmêmes de grands coups de marteau sur la
tête !
Si, chaque fois que quelqu'un nous attaque dans ce monde devenu anarchique et
sauvage, notre manie du rythme majestueux nous oblige à repenser complètement l'histoire, la moralité, la philosophie,
les mœurs, et les structures de la Suisse, je
crains que notre avenir ne soit sombre. Et
pourquoi je crois urgent que nous nous
exercions à prendre désormais les menaces
extérieures en compte avant même qu'elles
ne sortent de l’œuf, et les traitions alors sur
un rythme d'enfer, par un jeu de contremesures rapides, puissantes et brèves brèves surtout. C.M.
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
95
Annexe 3.3 : L’Illustré, 18.06.1997
D’Amato Basta !, Jacques Poget
96
G. Meystre
Annexe 3.4 : Le Nouveau Quotidien, 01.10.1997
Editorial
Le sénateur D’Amato terrassera-t-il l’Europe entière ?
Gérard Delaloye
Le sénateur D'Amato, vous connaissez?
Et le sous-secrétaire d'Etat au Commerce
Stuart Eizenstat? Ces deux politiciens américains reviennent à la une de l’actualité,
mais pas en Suisse, rassurez-vous!
Ils sont en première ligne dans le défi!
que la société pétrolière française Total
vient de lancer aux Etats-Unis. Il y a un
peu plus d'un an, en août 1996, le bouillant
sénateur républicain new-yorkais parvenait
à faire voter par le Congrès (avec l'appui du
démocrate Ted Kennedy) une loi interdisant aux grandes sociétés de signer des
contrats portant sur plus de 40 millions de
dollars avec l'Iran et la Libye.
De même que dans l'affaire des fonds
juifs, D’Amato se faisait le porte-parole
d'un important groupe de pression, en
l'occurrence le Comité d'action politique
américano-israélien. Les similitudes se retrouvent dans l'objectif poursuivi par le
puissant sénateur: la conquête du vote juif
new-yorkais lors des élections de l'automne
1998 où son siège sera mis en jeu.
Sur le plan politique, la loi D'Amato, de
même que la loi Helms-Burton de mars
1996 interdisant les relations économiques
avec Cuba, met en évidence une des particularités du système américain: le pouvoir
dont jouit le Congrès qui peut ainsi légiférer sur la politique commerciale du pays au
détriment des prérogatives classiques de
l'exécutif. Dans les deux cas, l'administration Clinton est prise en porte-à-faux. Les
intérêts d'un lobby ne collent pas nécessairement avec ceux d'autres secteurs importants de l'économie, mais le gouvernement
ne peut pas ne pas appliquer la loi! Raison
pour laquelle, le sous-secrétaire d'Etat Eizenstat devrait, si l'on en croit l’International
Herald Tribune d'hier, faire sous peu le
voyage de Paris pour sermonner les autorités françaises.
Clinton est pris en porte-à-faux
Tout indique que la société Total ne s'est
pas risquée à signer un important contrat
avec le gouvernement iranien sans assurer
ses arrières. Le gouvernement Jospin la
soutient et le premier ministre l'a déclaré
fermement devant les caméras de TF1 lundi soir. La Commission européenne était
aussi au courant et n'a pas manqué de faire
savoir que Total avait le soutien de l'Europe entière. La piste d'envol du mirage
pétrolier iranien a donc été solidement
bétonnée, bien que, paradoxe apparent!,
l'Union européenne soit en froid avec
l'Iran depuis le printemps dernier pour
cause de terrorisme dévoilé par la justice
allemande. Si les ambassadeurs européens
n'ont pas encore regagné Téhéran, les
grands managers leur tiennent la place au
chaud!
Sur le fond, Américains et Européens
sont d'accord pour condamner les outrances du régime des ayatollahs. Mais en autorisant Total à ouvrir une brèche dans un
marché fabuleusement prometteur pour les
décennies à venir, les Européens ont pris
une petite longueur d'avance.
Que peuvent les Etats-Unis? Le légalisme
et la morale devraient les pousser à prendre
des sanctions contre les intérêts de Total
aux Etats-Unis. Le gouvernement Clinton
a six mois pour y réfléchir. Mais six mois
c'est long, surtout si les grandes sociétés
américaines se voient écartées d'un marché
attrayant et qu'en plus elles sont handicapées pour développer leurs implantations
autour de la Caspienne.
Washington aurait, par pur pragmatisme,
intérêt à protester énergiquement, puis à
laisser faire, voire même à se faufiler dans
la brèche. Mais cela suppose que le sénateur D'Amato donne sa bénédiction à une
opération qui va contre ses propres intérêts électoraux. N'est-ce pas lui demander
beaucoup d'abnégation?
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
97
Annexe 3.5 : Le Nouveau Quotidien, 08.12.1997
D'Amato fait du cinéma
Cette fois, le sénateur américain Alfonse
D'Amato s'est contenté d'un tout petit
rôle. Protagoniste à la ville dans l'affaire des
fonds en déshérence, on le retrouve aux
côtés de deux géants hollywoodiens, Al
Pacino et Keanu Reeves dans le film intitulé «L’avocat du diable». Dans la fiction, le
bouillonnant sénateur n'est ni l'avocat, ni le
diable. L’enfer c'est les autres. Tout au plus
serre-t-il la main de Satan incarné par Pacino, pour qui il affirme avoir beaucoup
d’amitié (Pacino, pas le diable). parce que
l'acteur est italo-new-yorkais comme lui.
Pour petit qu’il soit, Alfonse D'Amato
n’en a pas moins trouvé le moyen de mettre son rôle en valeur, affirmait hier l'hebdomadaire zurichois Sonntags-Zeitung. Surgissant comme un deus ex-machina, il entre en scène en plein cocktail à Manhattan
encadré des deux stars à qui il serre vigou-
reusement la main, le temps d'une causette.
La répétition n'a pas été longue.
Un autre profane du grand écran fait son
apparition au côté de M. D'Amato dans
«L’avocat du diable», l'impresario Don
King, personnalité à la réputation sulfureuse.
Dans toute cette diablerie, le seul à avoir
quelque scrupule semble être le diable luimême. «J’espère que Monsieur D'Amato
n'est pas vexé de me serrer la main»,
confiait en effet Al Pacino à la SonntagsZeitung. Mais entre amis..
Pour l'heure, «L’avocat du diable» est à
l'affiche depuis un mois aux Etats-Unis et y
connaît un succès relatif. La prestation de
M. D'Amato sera connue du public suisse
dés la mi-janvier. Mais son talent d'acteur
ne devrait pas être mis en cause.
MICHEL BEURET
Annexe 3.6 : 24 Heures, 21.05.1997
LA SUISSE ET L'OR NAZI : DEBAT
La Suisse ne doit pas chercher à éluder les problèmes de fond
Michel Perrin adjoint au rédacteur en chef
Je le dis comme je le pense : je me fiche
du sénateur D’Amato. Certes, il est difficile
d’ignorer cet outrecuidant éléphant américain dans le magasin helvétique de porcelaine dorée. Mais à trop focaliser sur lui, je
soupçonne nombre de Suisses, consciemment ou non, de se tricoter ainsi un prétexte à éluder le problème de fond qui reste
celui de l'attitude de notre pays pendant la
Seconde Guerre mondiale et, surtout peutêtre, dans l'immédiat après-guerre.
Dans le débat passionné actuel dont les
enjeux sont capitaux pour nous, il est vain
et malsain de constamment «dévier en corner». L'amorce de campagne antiaméricaine que le rapport Eizenstat et les récentes auditions devant la commission sénatoriale de Washington provoquent en est
une nouvelle manifestation. Les agacements qui peuvent résulter de la manière
de mal poser, outre-Atlantique, de bonnes
questions ne sont pas l'essentiel et il
convient de soigner comme il convient par l’homéopathie - ces bleus à l’âme de
notre ego national.
Il y a un autre carré de tissu que l'on intègre volontiers dans le patchwork des esquives. C'est celui que l'on désigne couramment
par
le
terme
générique
d'«autoflagellation». Quiconque s'attarde à
un réexamen critique, sans concessions ni
complaisance, est réputé ressasser de vielles
histoires ou tourner le couteau dans une
plaie depuis longtemps cicatrisée et au demeurant «pas si grave que ça». Il faut, diton, sortir de cette délectation morbide
pour aller de l'avant «reprendre l'offensive»
et faire montre, à notre tour, d'agressivité.
Cet art aussi oratoire que martial relève à
mon sens de la méthode Coué. Et rien ne
servira davantage, en réalité, notre maîtrise
de l'avenir que la connaissance lucide et
98
approfondie de notre récent passé. Si la vie
et les relations internationales sont un
combat, le repli tactique y est aussi de mise
et l'on ne saurait prendre le risque de basculer dans nos trous de mémoire. Aller
faire des moulinets sur la colline du Capitole à la Maison Blanche ne nous en préserverait pas, ni d'ailleurs ne nous épargnerait un certain ridicule.
Le rapport Eizenstat, pour y revenir, est
d’un très grand intérêt. On ne saurait trop
en recommander une lecture attentive.
Contrairement à l'impression superficielle
que semble en avoir encore le public, il
n'est nullement accablant pour notre pays
en ce qui concerne les premières années de
guerre. On reconnaît à la Suisse une sorte
d'état de nécessité. Le propos devient plus
critique pour 1944-45 et surtout pour
l’après-guerre qui occupe prés des trois
quarts du document.
Le sous-secrétaire d'Etat au Commerce y
va, certes, dans son introduction, d'un jugement d'ordre moral parfois sévère. Moral: voilà sans doute le grand mot lâché. Les
Suisses donnent volontiers des leçons à
tout le monde, mais il n'aiment en recevoir
de quiconque. Surtout lorsqu’ils estiment
G. Meystre
que tout fut juridiquement et légalement
correct dans la défense de biens acquis
dont, pour une part, ont connaît aujourd’hui la funeste origine.
On peut pourtant à bon droit se demander si cette attitude qui a consisté à se
cramponner assez cyniquement aux seuls
aspects matériels immédiats (n'en redonner
que le moins possible) a été la meilleure
façon de servir nos intérêts. «Le temps travaille pour nous», a dit l'un de nos négociateurs de 1946. Le recul historique a de
ces dérisions.. Quant au «droit de la guerre»
qui blanchirait les rapines des nazis dans les
pays occupés, est-il encore loisible de l'invoquer?
Voilà les vraies questions que nous devrions encore nous poser hors de toute
pression américaine. Et sans l'oreiller de
paresse intellectuel de la neutralité, notion
par essence amorale. «Les chantres de la
neutralité idéale ont proclame avec aplomb
leur credo utopique», lit-on dans l'ouvrage
de Pierre Luciri sur la Suisse et la guerre
1914-18 (Institut universitaire des hautes
études internationales de Genève, 1976.
N'aurions-nous donc rien appris? M. Pn.
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
Annexe 3.7 : L‘Illustré, 18.06.1997, pp. 20-25
99
100
G. Meystre
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
101
102
G. Meystre
La figure d’Alfonse D’Amato dans la presse romande
103
104
G. Meystre
LA «CONFERENCE DE LONDRES» DANS LES PRESSES
SUISSE ALEMANIQUE ET ALLEMANDE
Analyse comparative des rapports établis entre
problème public et mémoire collective
Juliane Sauer*
Introduction
Cette recherche analyse les ressources utilisées par les journalistes pour
établir des liens entre la Conférence de Londres – en tant que partie de
l’affaire de « l’or nazi » – et les mémoires collectives allemande et suisse.
La première partie de mon article présentera le cadre énonciatif des articles, c’est-à-dire le contexte à l’intérieur duquel ils s’inscrivent : le lieu, le temps,
les acteurs et leurs arguments. Dans une deuxième partie, mon étude se
concentrera sur le contenu, la structure et les particularités linguistiques
(« text-immanent ») des articles. Cette analyse sera conduite suivant la distinction de trois périodes de traitement de l’événement, qui sont également trois de
ses dimensions : avant, pendant et après la conférence. Elle sera complétée
par une analyse des destinataires et des intentions des énonciateurs, puis par
une étude du monde textuel configuré par les journalistes (je distinguerai en
particulier les formes pédagogique et accusatrice). Ces résultats me permettront de conclure par une comparaison entre les deux pays, dont je déduirai les
effets visés par les journalistes sur les mémoires collectives allemande et
suisse.
La mémoire collective d’une nation est difficile à définir. Dans le cadre de
ce travail, je l’appréhenderai en tant que savoir collectif relatif à l’histoire. Ce
dernier est présupposé connu par les membres d’une nation au cours de la
discussion d’un problème public d’une certaine importance dans des arènes
publiques, et plus particulièrement dans les « mass media ». Cette définition
s’inspire de l’approche de la construction des problèmes publics défendue par
Daniel Cefaï (1996), mais la simplifie dans le but de rendre mon analyse plus
claire. J’analyserai donc la mémoire collective comme une forme particulière de
savoir social, c’est-à-dire comme un « savoir que les membres d’une culture
supposent partager. Ce savoir est présupposé pour permettre l’interprétation
des "messages". »1
1. Cadre énonciatif
Les articles sont généralement rédigés par des envoyés spéciaux à Londres, et parfois sur la base de dépêches d’agence. La conférence s’est déroulée à huis clos, mais elle était régulièrement ponctuée par des conférences de
presse. Ces circonstances participent à la définition du cadre énonciatif : les
journalistes n’avaient pas la possibilité de s’informer directement, ce qui les a
menés à privilégier le discours rapporté indirect.
Ce cadre est clairement inscrit dans une période déterminée, connue du
1 Widmer Jean, Théories de la communication sociale 2. Cours général, 1997 / 1998, Motsclés, Institut de Journalisme et des communications sociales, p.10 (document polycopié).
106
J. Sauer
lectorat. Les acteurs de l’affaire lui sont pour la plupart déjà familiers. Les journalistes peuvent alors supposer que le cadre ne doit plus être marqué par de
nouveaux éléments.
Lieu et temps
J’ai choisi un événement qui, quoi que participant de l’affaire de « l’or nazi », peut être traité de manière indépendante. La Conférence de Londres se
déroulait entre les 2 et 4 décembre 1997. Des historiens, des banquiers, des
diplomates et d’autres personnes concernées se sont rencontrés pour éclairer
les transactions en or du régime nazi.
Les journaux suisses choisis sont les suivants : La Neue Zürcher Zeitung
(NZZ), le Tages-Anzeiger et la Weltwoche. Ils constituent un bon échantillon
des journaux suisses-alémaniques. Les journaux allemands que j’ai analysés
sont Die Tageszeitung (Taz), Die Welt et la Süddeutsche Zeitung (SZ). Ces
quotidiens représentent l’ensemble des idéologies qui composent l’échiquier
politique allemand : Die Tageszeitung se situe à gauche, Die Welt à droite, et
Die Süddeutsche Zeitung au centre. La période considérée englobe toute la
semaine du lundi 1er décembre au samedi 6 décembre 1997, ce qui me permet
de disposer des articles qui accompagnent le déroulement de la conférence.
Les acteurs
Les acteurs principaux sont les suivants : d’abord les membres de la
conférence, les délégués de 40 pays. Il y a naturellement des pays dont le rôle
est primordial : la Suisse et les Etats-Unis. Ces derniers sont représentés par
Stuart Eizenstat, l’auteur du rapport qui a relancé les discussions relatives à l’or
nazi. Les Etats-Unis, qui ont proposé de redistribuer l’or restant, sont présentés
comme leaders de la conférence. En revanche, l’Allemagne n’est pas vraiment
au centre de l’intérêt, étant donné qu’il ne s’agit pas principalement du dédommagement des victimes. Ce pays joue donc un rôle mineur.
La « Tripartite Commission for the Restitution of Monetary Gold » est au
centre des débats. Cette commission, fondée en 1946 et établie à Bruxelles, est
chargée de restituer le solde (5,5 tonnes) de l’or volé par les Nazis, l’essentiel
ayant déjà été redistribué ces cinquante dernières années. Le « Congrès Juif
Mondial » (CJM) occupe également une position centrale. Cette institution,
présidée par Edgar Bronfman, est représentée à la conférence par son directeur exécutif, Elan Steinberg. Le CJM se distingue des autres organisations juives car il a demandé, en lien avec la conférence, un important paiement de 2
ou 3 milliards de dollars de la part de la Suisse. En fin de conférence, le CJM
critiquera durement la Suisse en raison de son refus de participer au nouveau
fonds institué pendant la Conférence de Londres. Enfin, le rôle de la commission Bergier est crucial pour le déroulement de la conférence. Cette commission, instituée par la Suisse, est présidée par l’historien Jean-François Bergier.
Elle a pour tâche d’examiner les opérations en or de la Suisse dans les années
de guerre, notamment les affaires entre les banques suisses et la Deutsche
Reichsbank. Elle aurait dû présenter un rapport intermédiaire au début de la
Conférence de Londres, mais cette publication a pris du retard. Elle présente
néanmoins un premier résultat de recherche important : dans les années 4041, les banques suisses ont accepté trois fois plus d’argent des Nazis qu’on le
La « conférence de Londres »
107
pensait jusqu’alors, à savoir 61,2 millions de dollars.
Problème discuté
Les Nazis ont volé de l’argent privé et l’ont transformé en argent
« officiel », c’est-à-dire en lingots d’or. Pendant les années passées, personne
ne s’est demandé s’il était justifié de restituer l’argent des particuliers aux
États, ce qui revenait à lui conférer une autre « valeur morale ».
En 1946, lors des accords de Washington, la Suisse est arrivée à un accord avec les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Elle a payé 250
millions de francs suisses. Durant la conférence, elle se réfère à cette convention quand elle est accusée de ne pas avoir assez payé. De plus, la Suisse
avance l’argument qu’elle a déjà fait d’énormes efforts de dédommagement,
notamment en fondant de sa propre initiative un « fonds spécial en faveur des
victimes de l’Holocauste / Shoah dans le besoin ».
2. L’affaire dans l’affaire
Le cadre énonciatif est clairement défini dans sa temporalité : la presse a
régulièrement traité l’affaire de « l’or nazi ». Elle a encore renforcé son activité
pendant la Conférence de Londres, concentrant l’attention du public sur cet
événement particulier.
Les journalistes utilisent différentes ressources pour cadrer la conférence
dans l’affaire de « l’or nazi ». Premièrement, ils font référence à des événements déjà connus : « Im Vorfeld ist in der britischen Presse eine weitere Anschuldigung gefallen ».2 Ce recours à une locution temporelle (« im Vorfeld »)
montre clairement comment l’auteur inscrit la conférence dans les débats antérieurs relatifs à l’or nazi, ce qui revient à la traiter comme une « affaire dans
l’affaire ». Ainsi, le cadre énonciatif définit la temporalité de la conférence
(configurée comme ayant une histoire autonome, avec un début, un développement et une fin), des acteurs et le rôle qu’ils y jouent. Les fondements d’une
narration sont donc établis. Deuxièmement, les articles établissent des liaisons
avec le déroulement de l’affaire elle-même, par exemple, dans un article (« Wie
verteilt man 5,5 Tonnen Raubgold ? »)3 l’auteur mentionne que Washington et
Londres avaient prévu un autre cadre pour la conférence. Plus largement, les
journalistes inscrivent la conférence dans l’histoire en général. Les auteurs
créent ainsi un contexte plus vaste qui inclut la « préhistoire » de l’affaire en
cours. Troisièmement, ils présentent la conférence en anticipant le déroulement à venir de l’affaire, par exemple au sujet de la collaboration internationale :
« Die Londoner Gold-Konferenz wird ein Gradmesser dafür sein, wie hoch die Bereitschaft anderer Länder ist, in dieser Frage zusammenzuarbeiten. »4
La conférence est donc conçue comme un modèle pour la suite. Autrement dit, si les résultats concrets de la conférence sont d’importance pour la
suite de l’affaire, ses dimensions formelles (son déroulement et son cadre exté2 Neue Zürcher Zeitung du 1er décembre 1997 : « 41 Länder an der Raubgold-Konferenz in
London », annexe 4.4
3 Süddeutsche Zeitung, 01.12.1997, annexe 4.1
4 idem
108
J. Sauer
rieur, notamment) jouent également un rôle crucial. L’abstraction du débat lui
donne une signification pour le reste de l’affaire. De même, le comportement
des acteurs suisses est interprété comme résultant partiellement de leur crainte
d’être accusés sévèrement. Ainsi, les journalistes interprètent des actions en
cours en les situant dans un contexte historique et narratif.
3. Analyse des articles selon trois phases
Les ressources utilisées par les journalistes pour situer la conférence
dans le déroulement d’une affaire en cours soulèvent la question de la temporalité. D’une manière générale, les récits journalistiques sont écrits dans le
temps du discours et pas dans le temps historique. Autrement dit, les articles
construisent une temporalité en référence au temps de leur énonciation.
Mon échantillon ne comprend que des journaux qui rubriquent leurs rapports. De ce fait, l’événement est déjà préclassifié par l’énonciateur.
Les journaux allemands
Tableau 1 : Fréquence des articles
1.12
2.12
3.12
4.12
5.12
6.12
Die Welt
-
1
2
1
2
2
SZ
2
1
1
1
1
-
taz
-
3
3
3
-
-
La conférence est l’objet d’une attention régulière dans la presse. Des articles lui sont consacrés avant son commencement dans la SZ, et après sa
clôture par le quotidien Die Welt. Trois périodes de traitement peuvent être distinguées : Avant la conférence, les articles décrivent des faits en relation avec
la conférence, par exemple son but et ses membres. Pendant la conférence,
les journalistes formulent des attentes et des interrogations relatives aux débats. Après la conférence, ils présentent des synthèses. J’en tirerai les hypothèses analytiques suivantes : dans la première phase, les journalistes expriment des attentes, par le biais de questions et de phrases qui supposent des
faits. Dans la deuxième période, leur présentation se caractérise par le recours
à des informations et des commentaires explicites et implicites. Enfin, les derniers articles résument les débats et en présentent les conséquences.
Première phase
Un article de la SZ du 1er décembre (« Wie verteilt man 5,5 Tonnen Nazigold ? »)5 peut servir d’échantillon pour l'analyse de la première période.
Le journaliste y dispense des informations générales sur la conférence. Il
construit donc une figure de destinataire qui ne sait pas encore exactement de
quoi il s’agit. Si l’énonciateur ne suppose pas encore un savoir concernant
l’actualité de la conférence, il présuppose des connaissances relatives à
l’arrière-plan de l’affaire. Cela est démontré par la forme interrogative du titre
qui exprime une certaine incertitude quant à l’aboutissement d’un processus
5
Annexe 4.1
La « conférence de Londres »
109
dont la légitimation est superflue. De même, il suppose que le lecteur
connaisse la signification du mot « Nazigold ». Ainsi, il établit immédiatement
des associations qui fondent sa présentation d’une conférence, dont
l’importance est évoquée par la grande quantité d’or – chiffrée avec exactitude
– dont il est question. Le sous-titre suppose qu’il sera difficile de trouver une
solution au problème posé dans le titre. Cette hypothèse se retrouve plusieurs
fois au fil de l’article, ce qui donne à penser que l’auteure (la correspondante
Bernadette Calonega) présente son opinion comme un constat.
Le premier paragraphe donne des informations générales sur la conférence. Cette dernière se voit attribuer un nom, « Nazigold-Konferenz », écrit
entre guillemets. Ce mot construit pour l’occasion permet de classifier
l’événement sous une forme synthétique. La première phrase est scindée par
un trait d’union. Ce procédé marque une pause qui accentue l’importance du
fait inscrit à sa suite, à savoir le nombre des délégations attendues à Londres.
En utilisant ces chiffres, l’auteur insiste sur l’importance de la conférence. Dans
la deuxième phrase, la conférence designée en tant que « controverse », ce
qui lui confère une autre valeur. Les faits historiques qui mènent à la conférence sont liés à un fait contemporain (nous savons maintenant où se trouve
l’or volé). La phrase suivante commence avec le mot « ursprünglich » qui laisse
le lecteur dans l’attente des faits actuels, ce qui revient à créer une tension.
Ainsi, ce paragraphe définit partiellement le cadre actanciel : le lecteur sait dès
lors de quel thème il s’agit, il connaît ses fondements historiques et est informé
qu’une controverse en est issue.
Par la suite, deux suppositions complémentaires sont présentées comme
des faits, ce qui revient à dire que le lecteur doit partir du principe qu’il s’agit de
suppositions « générales » dont la validité est indépendante de leur énonciateur. Premièrement, la composition de la conférence est différente de celle prévue quelques mois auparavant par Washington et Londres. Ce changement de
plans, expliqué par l’implication de nombreux pays dans l’affaire, a pour
conséquence que la conférence perd de son importance. En citant les capitales « Washington » et « Londres » – au lieu de noms de personnes, par exemple – l’auteur pose le décor politique et administratif de la conférence. Deuxièmement, la conférence permettra d’établir les fondements d’une collaboration
internationale en vue de résoudre l’affaire de l’or nazi.
Le lexique utilisé mérite d’être analysé, parce qu’il révèle une opinion implicite émise par l’auteure. Le terme « Widerstand », emprunté au champ sémantique de la guerre, paraît fort dans ce contexte. Le mot construit « NichtEntscheidung » suggère le doute de l’auteure quant à l’utilité de la conférence.
Cette construction va de paire avec l’incertitude exprimée dans la quatrième
phrase par l’usage d’une forme conditionnelle (« dauern soll ») et avec
l’expression explicite qu’aucune véritable solution n’est à attendre de la conférence. La question posée par l’intitulé de l’article (« que faire avec l’or ? ») est
donc inscrite dans un système actanciel agonistique, dominé par les sentiments d’incertitude et d’insatisfaction qui dominent l’ensemble de l’article.
La journaliste aborde ensuite d’autres thèmes qui ne sont plus directement liés à la conférence mais qui impliquent d’autres pays, et plus particulièrement l’Espagne. En outre, le travail de la commission Bergier est mentionné
110
J. Sauer
sous une forme neutre, mais sans explication détaillée. Une des dernières
phrases mène à la supposition qu’il est difficile de trouver la bonne interprétation des faits. Le doute et la précaution s’expriment donc encore une fois. En
guise de conclusion, l’auteure formule les attentes relatives à la Conférence de
Londres, à savoir apporter la vérité et à cette fin, éviter des accusations gratuites à l’adresse de la Suisse. Il en découle la détermination de l’objectif principal
de la conférence, qui permet de définir la dernière dimension du cadre actanciel : la recherche de la vérité.
Deuxième phase
La deuxième catégorie d’articles – ceux qui rapportent le déroulement de
la conférence – comportent des informations et des commentaires implicites.
Ces derniers transparaissent dans de petits mots qui restreignent une énonciation, comme par exemple « nur » (seulement).
Ces textes mêlent rapport sobre et commentaires. L’analyse de l’article
« Geringe Beteiligung am Fonds für Nazi-Opfer »6 révèle leurs particularités : le
titre opère une généralisation tout en exprimant sobrement une déception.
Cette dernière transparaît dans l’adjectif « geringe » (« minuscule ») qui qualifie la participation au fonds créé en faveur des victimes de l’holocauste. La liste
des pays contribuant à ce dernier suit immédiatement, dans le premier paragraphe de l’article. L’adverbe « nur » exprime clairement un commentaire critique de l’auteur. Le choix du verbe « bemühen » correspond à ce schéma parce
qu’il souligne les efforts consentis, en particulier par les Etats-Unis et la
Grande-Bretagne. Ces pays exercent donc leurs rôles définis dans le cadre
actanciel. Ainsi, par l’utilisation des symboles des capitales « Washington » et
« Londres », le décor politique et administratif est marqué. Il suffit alors d’écrire
ces symboles pour que le lecteur comprenne tout ce qu’ils impliquent implicitement : les rôles sont déterminés et l’action se déroule dans le cadre fixé auparavant.
L’auteur utilise un lexique tiré du langage militaire pour rendre compte
des controverses internes à la conférence : « Aufteilung in zwei Lager »
(« répartition en deux camps »). Ce procédé est typique des articles relatifs à
cette période de la conférence. Ensuite, il adresse une critique à la Suisse, dont
l’engagement n’atteint pas l’ampleur escomptée. La Suède est aussi critiquée
dans cette phrase. La deuxième partie de l’article donne des informations.
Celles-ci sont mélangées avec l’expression d’une certaine attente, particulièrement envers la Suisse. L’article est conclu par la citation d’une prise de position de Stuart Eizenstat qui a appelé l’entreprise allemande Degussa à rendre
publics ses documents des années de guerre. La deuxième partie de l’article
donne ainsi des informations supplémentaires qui ne sont pas directement
liées avec son thème principal. Le problème de la disparition des documents
pendant des années est mentionné, ce qui porte l’attention sur un autre thème :
Qui sera obligé d’ouvrir ses archives ?
Ainsi, le cadre actanciel initial se précise. Chaque pays se voit attribuer
un certain rôle et les auteurs des articles formulent de plus en plus d’attentes.
La conférence n’est plus seulement un lieu de « recherche de la vérité », mais
6
Die Welt 4 décembre 1997, annexe 4.2
La « conférence de Londres »
111
aussi d’accusation mutuelle et de défense. Dans ce contexte, la question de
l’ouverture des archives est thématisée en tant que nouveau problème.
Troisième phase
Les articles publiés suite à la conférence peuvent être regroupés sous la
catégorie « synthèse et réactions ». Le petit article de Die Welt du 6 décembre
(« Bubis enttäuscht über Konferenz zu Raubgold »)7 sera analysé parce qu’il
est exemplaire pour cette classe d’articles. Le titre rapporte la réaction d’Ignatz
Bubis, le très médiatique président du conseil central des juifs d’Allemagne
(« Zentralrat der Juden in Deutschland »), suite à la conférence. Ce procédé
inscrit les conséquences de la conférence dans un contexte plus large de débats. Ce titre ne comporte donc pas seulement une indication sur le contenu de
l’article mais il suscite des émotions chez le lecteur. L’article – qui n’est pas un
commentaire mais une courte information – continue dans un style plutôt émotionnel, par le biais des citations de Monsieur Bubis qui estime que la conférence était « fort critiquable » et en éprouve « une grande déception ».
L’article se poursuit par le rappel des buts et des attentes de la conférence. Le résultat est également noté. Une remarque concernant la Suisse est
faite, mais il s’agit uniquement d’une constatation. Par contre, la dernière
phrase – une citation de Monsieur Bubis – formule une critique à l’encontre de
la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, laquelle est mise en évidence par sa
position conclusive dans l’article.
La construction de ce petit article induit une impression plutôt émotionnelle chez le lecteur, notamment parce que les informations – concentrées
dans le corps de l’article – sont encadrées par des commentaires. De plus, le
recours aux citations rend le texte plus vivant, donc plus impressionnant. Ainsi,
l’auteur a exprimé une impression générale relative à la conférence en citant
les émotions d’un personnage connu qui représente, en Allemagne, « les juifs
allemands d’aujourd’hui ».
Les autres textes de cette troisième classe correspondent à ce modèle. Ils
comprennent fréquemment une personnification « des juifs », soit par la citation
d’une personne particulière, soit par la généralisation implicite de la catégorie
« juifs », ce procédé métonymique étant discutable. Le recours aux citations est
un moyen qui permet aux auteurs d’exprimer une émotion sans impliquer leur
propre opinion de manière explicite. La plupart des textes publiés suite à la
conférence comprennent une critique adressée à la Suisse en raison de son
refus de participer au fonds créé.
Ces articles exposent les résultats et les conséquences de la conférence
et les réactions des personnes deleguées par les pays représentés. Ils comportent systématiquement un rappel qui fait référence aux attentes et aux buts
de la conférence ainsi qu’une évaluation. Lorsqu’une synthèse est proposée,
elle est parfois configurée en relation avec l’histoire de la deuxième guerre
mondiale afin d’expliciter les enjeux de l’événement.
Destinataires et intentions
La plupart des articles sont rédigés par les correspondants des journaux.
7
Annexe 4.3
112
J. Sauer
Les autres proviennent d’agences de presse. Les destinataires ne sont pas ciblés de manière précise. Les journalistes restent « en dehors » de l’affaire, ce
qui est marqué par leur style plutôt observateur.
Un point mérite d’être relevé : les quotidiens allemands citent souvent les
représentants juifs, situant ainsi cet acteur collectif au premier plan. C’est à
partir de ce point de vue spécifique que l’événement est éclairé. Ainsi, l’affaire
acquiert une dimension politique particulière : les sentiments des acteurs juifs
expriment de la déception, de la critique, du scepticisme et une certaine prudence. L’événement est traité de manière approfondie et sérieuse. Les éléments éducatifs et explicatifs sont mentionnés, mais de manière restreinte.
Les journaux allemands expriment donc leur déception face aux résultats
de l’événement, mais ils ne s’engagent pas à la manière que les journaux helvétiques. La conséquence que le lecteur peut en tirer est que la conférence
n’est pas capitale pour l’Allemagne.
Les journaux allemands diffusent avant tout des informations relatives à la
conférence. Ils ne véhiculent donc pas prioritairement une certaine image de
leur pays. Cependant, les articles reprennent les réactions de personnalités
juives, ce qui revient à formuler une critique implicite face aux résultats de la
conférence. Ils expriment également un soulagement que l’Allemagne ne soit
pas sur le banc des accusés. Cependant, le système actanciel accusation/défense ne fonde pas les récits journalistiques : il n’apparaît que rarement.
Seul le quotidien Die Tageszeitung, traditionnellement très critique, y recourt
pour inviter l’Allemagne à envisager une nouvelle manière de traiter l’affaire.
Les journaux suisses
Tableau 2 : Fréquence des articles
1.12. 2.12. 3.12. 4.12. 5.12. 6.12.
NZZ
2
4
2
2
1
-
Tages-Anzeiger
-
-
1
1
3
-
Weltwoche8
-
-
-
3
-
-
Il est possible d’appliquer la classification en trois phases aux articles parus dans les journaux suisses, bien que quelques décalages méritent d’être
mentionnés. Ces changements se manifestent clairement dans la première
phase. Je les analyserai en prenant comme échantillon un article publié le 1er
décembre dans la NZZ.
Première phase
Cet article est intitulé « 41 Länder an der Raubgold-Konferenz in London
– Zwischen Fachtagung und moralischem Tribunal »9. Le sous-titre de l’article
fixe les attentes. La conférence est classifiée, il lui est donné un rang ou une
8 Les articles dans la Weltwoche ne peuvent pas être comptés de la même manière puisque ce
journal paraît une seule fois par semaine. Par contre, l’analyse est très profonde. Il est alors
visible que le critère de la fréquence des articles n’est qu’un instrument faible pour mesurer un
« intérêt » public.
9 Annexe 4.4
La « conférence de Londres »
113
importance. Le deuxième mot choisi pour ce classement est emprunté au lexique juridique. Cet usage peut être interprété comme une allusion explicite au
système actanciel privilégié pour relater la conférence : la Suisse – tout comme
chaque participant à la conférence – peut s’attendre à un traitement juridique.
La conférence est alors assimilée à un tribunal.
Le premier paragraphe dispense des informations générales sur la conférence. Il se prolonge par l’évocation d’une dispute qui oppose la Suisse et la
presse britannique, laquelle est commentée par le constat que la GrandeBretagne est également accusée. Cet exemple fonde une métonymie présentant la conférence comme une dispute généralisée. Ensuite, l’auteur nomme
les participants et présente les objectifs de la conférence. Selon lui, il s’agit
avant tout de trouver la vérité. Mais il fait part de l’incertitude quant à la possibilité d’atteindre cet objectif, notamment en évoquant les discussions relatives à
l’éventuelle création d’un fonds. Des détails concernant cette proposition suivent et éclairent ce point de vue. La structure de l’article se ferme et renforce
l’impression qu’une défense de la Suisse est inévitable, ce que justifie plus
profondément la dispute notée en début d’article.
Cet article ne formule pas encore clairement de prévisions, mais ces dernières sont suggérées par cette expression de la position défensive attribuée à
la Suisse. A ce sujet, les autres articles de cette catégorie sont plus explicites.
Les prévisions sont généralement évoquées dès le premier paragraphe, ce qui
en fait une composante importante de l’énonciation générale. Il en ressort la
crainte que la Suisse soit à nouveau l’accusé principal.
Deuxième phase
L’article qui me sert d’échantillon pour la deuxième phase est paru le 4
décembre dans le Tages-Anzeiger10. Son titre révèle une transformation du
système actanciel anticipé : le thème n’est plus l’accusation de la Suisse, mais
les reproches adressés aux alliés. Dès lors, la « Tripartite Gold Commission »,
joue un rôle important dans le débat. Pour en rendre compte, l’auteur de
l’article utilise le discours rapporté indirect-libre : il se sert des mots de Thomas
Borer sans le citer directement. Il renforce ainsi la crédibilité de son propos en
s’appuyant sur l’autorité attribuée à Borer. Autrement dit, le journaliste s’efface
au profit d’un expert dont il reprend le discours. Le débat est internationalisé et
la Suisse n’est plus seule sur le banc des accusés. Les arguments se précisent
et deviennent plus profonds. La Suisse est complimentée, non par un représentant helvétique, mais par un délégué américain. Ce procédé renforce la légitimité du déplacement du centre d’intérêt : il s’agit désormais se concentrer
également sur les autres pays neutres. Par ce moyen, l’auteur accentue la cohérence des actions précédentes, spécialement du travail de la commission
Bergier auquel il fait référence. Le journaliste cite J-F Bergier, qui souligne que
l’honnêteté avec laquelle la Suisse a agi a été reconnue. La Suisse a atteint
son but qui était de bien se tirer d’affaire. L’auteur montre que la commission
Bergier a été indépendante. Il fait donc croire que le but général a été de chercher la vérité et d’agir avec honnêteté. Ce constat, formulé sous une forme informative, présente une Suisse honnête, si ce n’est « innocente ».
10
Annexe 4.5
114
J. Sauer
Premièrement, cet article définit un nouveau système actanciel : il ne décrit pas l’accusation permanente de la Suisse annoncée, mais une recherche
de la vérité dans un cadre plus vaste qu’auparavant. Deuxièmement, il aborde
la question de la création d’un fonds dans la perspective d’une distinction entre
l’or « officiel » et « privé ». Ce débat est traité par le biais des arguments avancés par les différents participants. L’article rend également compte d’éléments
déjà connus, en particulier des demandes de dédommagement présentées par
d’autres victimes. C’est dans ce contexte qu’apparaît la question de l’ouverture
des archives, laquelle sera discutée plus profondément par la suite.
Ainsi, l’article rassemble les différents thèmes abordés lors de la conférence et fait part du soulagement du côté suisse.
Troisième phase
La troisième période rassemble principalement des synthèses et des présentations des résultats qui fondent la formulation d’un jugement. L’auteur de
mon article échantillon (« Schweiz erntet Lob und etwas Kritik », TagesAnzeiger du 5 décembre)11 présente les aspects positifs et négatifs de la conférence, mais débouche sur une évaluation globalement positive. Etant donné
que la Suisse ne participe pas au fonds créé, cette décision acquiert une importance moindre que dans les journaux allemands.
L’auteur n’évalue pas la conférence avec ses propres mots, mais il cite
des participants. Il évite ainsi de faire un commentaire trop explicite. Il parvient
néanmoins à restituer le sentiment de soulagement issu la conférence. Cependant, il signale, toujours en se référant à l’ensemble des rapports, les différents
espoirs déçus.
Dans la première phrase, l’auteur annonce que la conférence a été considérée comme un succès. Cette phrase est importante, car elle fait allusion à
l’effet que la conférence peut avoir dans le domaine de l’économie. La conférence est donc tout de suite évaluée en fonction de différents critères : il en
ressort un soulagement à la fois « moral » et « économique ».
Par ces énonciations, l’auteur induit un sentiment de satisfaction chez le
lecteur. Les résultats les plus importants sont présentés brièvement en début
d’article. Ensuite, il liste les prises de positions positives de différents acteurs :
Eizenstat, Borer et Cotti sont « satisfaits » (« erfreut »). La Suisse est saluée à
plusieurs reprises pour son engagement, son courage et l’honnêteté de ses
efforts. Ces commentaires positifs sont soulignés par leur positionnement dans
l’article. Ainsi, l’auteur évoque un sentiment général de soulagement et une
sorte de reconnaissance. Par exemple, il note la critique du Congrès juif mondial. Mais cette remarque reste sans commentaire supplémentaire. Tout se
passe comme si l’auteur l’ajoutait uniquement pour ridiculiser Monsieur Steinberg, car sa remarque négative reste isolée dans le texte et contraste avec les
remarques positives des autres acteurs qui sont mises en évidence.
Destinataires et intentions
Le point commun des articles publiés dans les journaux suisses alémaniques est le destinataire auquel ils s’adressent : « la nation suisse ». Ils généra11
Annexe 4.6
La « conférence de Londres »
115
lisent parfois très clairement leur public-cible (« unser Land », Tages-Anzeiger
du 3 décembre, par exemple). Les journalistes prennent parti pour leur pays,
dont ils défendent l’honneur. Ils ne renoncent pas pour autant à la forme pédagogique : ils présentent de nombreuses informations détaillées, mobilisent un
important savoir partagé, toutes opérations qui ont un effet éducatif et explicatif. Ainsi, l’événement est traité en profondeur, mais le débat comporte une
forte dimension émotionnelle.
Les articles reposent sur un système actanciel de dénonciation (accusation / défense) pour présenter à la fois la posture défensive de la Suisse et le
sentiment d’apaisement issu de la conférence. Ce dispositif est complété par le
recours au système agonistique afin de présenter la tactique offensive adoptée
par Thomas Borer. Ce dernier est régulièrement cité, essentiellement afin de
souligner les efforts déjà entrepris par la Suisse. Les journalistes utilisent ce
personnage comme porte-parole. Apparemment, ils se sentent bien représentés par lui.
Un acteur du problème public de « l’or nazi » est donc pris comme énonciateur direct. Les journalistes confondent acteur et énonciateur : ils manquent
de distance et quittent leur position de médiateurs pour devenir des porteparole. Le journaliste lui-même est le destinataire d’une quête du savoir, même
s’il pense être indépendant de l’événement. Ainsi, le lecteur est impliqué dans
le problème d’une manière émotionnelle.
Les articles visent l’élargissement du débat afin que ce dernier ne se
concentre pas uniquement sur l’accusation de la Suisse. Ce faisant, les journalistes admettent paradoxalement une « mauvaise conscience » implicite. Ils reconnaissent une culpabilité et commencent une relecture de l’histoire introduite
par les dimensions éducatives et explicatives de leurs articles. L’objectif supérieur des énonciateurs – l’élargissement du débat – est atteint de différentes
manières. D’une part, les journalistes abordent le problème dans un cadre très
vaste, leur permettant de ne pas se concentrer sur la seule culpabilité suisse.
D’autre part, les articles de la troisième phase montrent que ce but est atteint :
la Suisse n’est pas uniquement l’objet de critiques, elle reçoit également beaucoup de commentaires élogieux. Ici, le monde textuel rejoint le monde de
l’événement. Les délégués suisses et les journalistes ont atteint leur objectif :
les premiers voulaient donner une bonne image du pays, et les seconds se
sont fait l’écho de cette intention. Ainsi, les articles impliquent le lecteur dans le
monde de l’affaire.
4. Comparaison des journaux allemands et suisses
Certains éléments se retrouvent dans les quotidiens des deux pays.
Les articles de la première phase sont avant tout informatifs. Le cadre
actanciel est défini et les auteurs présentent les prévisions de leur pays respectif. C’est le contenu de ces anticipations qui révèle des différences. Les
quotidiens allemands conçoivent la conférence comme le fondement d’une
collaboration en vue de résoudre l’affaire de l’or nazi, sans en attendre de décision finale. Par contre, les journalistes suisses redoutent surtout une sévère
mise en accusation de leur pays.
Les articles de la deuxième phase contiennent dans les deux cas de
116
J. Sauer
l’information et des commentaires. Les journaux allemands critiquent la Suisse
et répondent en ce sens aux prévisions de cette dernière. Par contre, les publications suisses présentent une généralisation du débat et soulignent les réactions positives à l’égard d’une Suisse méritante. Ainsi, d’une manière générale,
les journaux allemands précisent le cadre actanciel, alors que les quotidiens
suisses élargissent le champ du débat. Dans les deux cas, les auteurs attirent
l’attention sur le problème de l’ouverture des archives.
La troisième phase présente les résultats de la conférence et les réactions qu’elle a suscitées sous une forme émotionnelle. Mais ces sentiments
sont différents. La Suisse est soulagée, l’Allemagne prend parfois parti pour les
juifs en exprimant une certaine déception et de la colère. Dans chaque cas, les
journalistes se réfèrent au début de la conférence pour rappeler aux lecteurs ce
qu’on en attendait.
Un journaliste sert de médiateur entre un événement et le public auquel il
le décrit et le rapporte. Dans cette fonction intermédiaire, il explique des faits et
des actions en les analysant et en donnant des informations d’arrière-plan.
Cette tâche peut être accomplie de différentes manières dont les extrêmes seraient : une présentation rationnelle et pédagogique, une mise en forme émotionnelle laissant place pour l’accusation. Les publications des deux pays se
distinguent nettement sur ce point.
5. Effets sur les mémoires collectives
La presse confère de l’importance à « l’affaire de l’or nazi » par le traitement régulier qu’elle lui consacre. C’est dans ce cadre qu’elle « fait exister » la
conférence de Londres, en l’inscrivant dans quelques dimensions du débat en
cours (la distinction entre l’or privé et l’or officiel, par exemple). Cette affaire
résulte particulièrement des années de guerre. Dans ce cadre, les connaissances historiques collectives sont remises en cause et les mémoires collectives
nationales doivent être remises à jour. Il est dès lors possible de se demander
si l’activité journalistique intervient dans ce processus de transformation des
mémoires collectives, et plus précisément si leur approche de la question
(éducative ou accusatrice, par exemple) joue un rôle en la matière.
Au-delà de ces questions générales, la comparaison des mondes textuels
créés par les quotidiens allemands et suisses pendant la Conférence de Londres révèle d’importantes différences. Le résultat de la conférence – la création
du fonds en faveur des victimes – démontre un traitement plus différencié de
l’histoire qu’auparavant. En Suisse, les journaux font état de sentiments positifs
suite à la conférence. Dans l’ensemble, ils perçoivent l’événement comme une
étape importante dans le processus de résolution de l’affaire. Ils en tirent donc
un bilan intermédiaire encourageant, notamment dans les articles de la troisième phase. Par contre, l’Allemagne n’attache pas la même importance à la
conférence, notamment parce que les résultats ne l’impliquent pas au même
titre. Les journalistes se cachent derrière les réactions de représentants juifs et
ils critiquent la Suisse en raison de son refus de participer au fonds, sans
prendre en compte les motifs invoqués pour justifier cette décision. Les quotidiens allemands prennent parti pour les victimes en privilégiant des citations du
Congrès juif mondial qu’ils ne mettent pas en perspective. Cependant, la di-
La « conférence de Londres »
117
mension éducative est prépondérante dans les textes allemands, en particulier
au cours de la première phase. Ils s’appuient alors sur le cadrage d’une recherche de la vérité pour rendre compte des discussions relatives à la relecture
de l’histoire. Ils reprennent ensuite le dispositif de dénonciation pour annoncer
que l’Allemagne participe au nouveau fonds. Mais cette décision ne revêt pas
une importance cruciale pour ce pays qui a déjà reconnu sa culpabilité. Par
contre, la conférence signifiait beaucoup plus pour la Suisse, car elle a été la
première occasion lui permettant de mettre en évidence l’énorme effort
consenti pour la relecture de son histoire.
Une mémoire collective n’est pas quelque chose qui reste stable : les
mémoires collectives de deux pays ont évolué. Les émotions relevées montrent
que les deux nations ont compris qu’elles doivent restructurer leurs mémoires
collectives respectives. Ainsi, tous les articles comportent une expression nationale. A ce niveau, les journalistes suisses tendent à considérer que l’État incarne la nation. En conséquence, ils s’engagent en faveur d’une transformation
du savoir collectif relatif à l’histoire. En ce sens, ils soulignent les résultats positifs de la conférence et reconnaissent une certaine culpabilité passée. Par
contre, les journalistes allemands ne présentent pas leur pays comme un acteur très actif dans cette affaire. Sa mémoire collective ne change pas dans la
même mesure que celle de la Suisse. Les journalistes ajoutent au sentiment de
culpabilité reconnue un sentiment de soulagement.
Mais la Conférence de Londres – en tant qu’événement particulier – reste
une dispute entre spécialistes. L’enjeu de la conférence pour toute l’affaire de
l’or nazi est à ce titre exemplaire : l’Allemagne et la Suisse s’efforcent de mettre
à jour leurs mémoires collectives respectives, mais ils le font de manières différentes.
Conclusion
Il n’est pas aisé de répondre à la question des modalités par lesquelles les
journalistes lient l’affaire de l’or nazi avec les mémoires collectives allemande
et suisse. En prenant un large échantillon d’articles, j’ai couru le risque de simplifier et de présenter une analyse par trop superficielle. De plus, je n’ai pas
pris en compte les articles publiés par les journaux romands et tessinois, ce qui
aurait été nécessaire pour rendre compte de la diversité des points de vue helvétiques. Enfin, le fondement théorique de ma recherche m’a posé des problèmes linguistiques. Néanmoins, je pense être parvenue à présenter des observations qui montrent que les pays n’ont pas encore mis leur histoire de côté, et
que les journalistes participent activement à ce travail de relecture du passé
qu’ils mettent en forme dans des traitements différenciés.
118
J. Sauer
Annexes 4
Annexe 4.1 : Süddeutsche Zeitung, 01.12.1997
Wie verteilt man 5,5 Tonnen Nazigold?
Die Londoner Konferenz in dieser Woche wird sich mit einer klaren Antwort schwertun
Von Bernadette Calonego
kocht werden soll. Das Interesse am The-
Zürich 30. November - Am morgigen
Dienstag die "Nazigold-Konferenz" in
London - mit etwa 40 Delegationen aus
aller Welt. Im Zentrum der Kontroverse
stehen fünfeinhalb Tonnen Gold - die
Restbestände des Schatzes, den die Nazis
in den Staatstresoren des besetzten Europas zusammengeräubert hatten. Dieses
Gold lagert nach wie vor in den Gewölben
der Zentralbanken Amerikas und Großbritanniens. Ursprünglich sollte dieser
Hort, der von den drei westlichen Siegermächten, der Tripartite Gold Commission,
verwaltet wird, an zehn Usprungsländer
verteilt werden. Inzwischen aber haben
Washington, London und Paris vorgeschlagen, den Erlös an einen Fonds zur
Entschädigung jüdischer Naziopfer zu
übertragen.
Doch schon regt sich der Widerstand.
Die Niederländer, zum Beispiel, fordern
die ihnen zustehenden 1,2 Tonnen zurück;
es soll jüdischen Holocaustopfern in Holland zugute kommen. So wird denn ein
Beschluß in dieser von niemandem erwartet. Für eine Nicht-Entscheidung dürfte
auch die Zusammensetzung der Londoner
Konferenz sorgen, die bis zum 4. Dezember dauern soll. Ursprünglich, im Mai, war
die Konferenz von Washington und London als ein Treffen auf Ministerebene geplant worden. Man wollte einerseits prüfen, wie Naziopfer oder auch betroffene
Staaten entschädigt werden könnten. Anderseits sollten alle bekannten, aber bislang
nicht gesammelten historischen Fakten
über das Nazigold zusammengetragen
werden.
Doch nun werden keine Minister nach
London reisen: Die Delegationen setzen
sich aus Staatssekretären, hohen Diplomaten, Historikern und Vertretern jüdischer
Vereinigungen zusammen. Sie werden also
kaum brisante und wegweisende Beschlüsse fassen. Es ist vielmehr offensichtlich,
daß die Konferenz auf kleinem Feuer ge-
ma hat sich stark abgekühlt. Zwischenzeitlich ist nämlich nach der Schweiz, die lange
als Golddrehscheibe im Zentrum der Kritik stand, auch die Verwicklung anderer
Länder in die Schlagzeilen geraten.
Hehler gab es auch in Spanien oder Portugal, Kollaborateure auch in Schweden,
Frankreich, Holland und Belgien. Ein
Schweizer Raubgold-Experte, Gian Trepp,
will bei seinen Recherchen in US- Archiven herausgefunden haben, daß die Federal
Reserve Bank of New York im Jahre 1951
Nazigold umgeschmolzen hatte. Es handelte sich laut Trepp dabei um Gold, das
die Spanische Zentralbank damals der New
Yorker National City Bank als Sicherheit
für einen Kredit angeboten hatte. Die
Transaktion
wurde
vom
USFinanzministerium bewilligt, obwohl Spanien den Besitz dieses Nazigoldes zuvor
den Alliierten verheimlicht hatte.
Jenseits der Rückgabe-Problematik klafft
außerdem eine Informationslücke.. Aufklärungsbedarf über die verschlungenen Wege
des Nazigoldes und dessen Verbleib ist
nicht nur in der Schweiz gegeben. Die
Londoner Gold-Konferenz wird ein
Gradmesser dafür sein, wie hoch die Bereitschaft anderer Länder ist, in dieser Frage zusammenzuarbeiten. Die Schweiz hat,
reichlich spät zwar, mit ihren Hausaufgaben schon begonnen.
Eine internationale und unabhängige Historikerkommission unter Schweizer Vorsitz arbeitet an einem Bericht über den
Goldhandel der Schweiz mit den Nazis.
Daß die Veröffentlichung des Berichtes
vergangene Woche kurzfristig verschoben
wurde, zeigt erstens, wieviel Zeit eine solche Historische Untersuchung angesichts
der Fülle des Materials erfordert. Die Verschiebung läßt freilich auch ahnen, wie
schwierig es ist, eine übereinstimmende
Interpretation der vorliegenden Fakten zu
finden.
La « conférence de Londres »
119
In der Schweiz werden inzwischen sogar
Befürchtungen laut, daß gerade diese Bemühungen bei der Offenlegung der
Schweizer Vergangenheit von der Weltöffentlichkeit schlecht honoriert werden
könnten. Andere Länder, wo ebenfalls
Aufklärungsbedarf herrscht, halten sich
noch bedeckt. Doch nur wenn sie ebenfalls
ihre Bücher öffen, kann die Geschichte des
Nazigolds umfassend geklärt werden. Einseitige Anschuldigungen an die Adresse der
Schweiz könnten der Wahrheitsfindung in
London einen schlechten Dienst erweisen.
Annexe 4.2 : Die Welt, 04.12.1997
Geringe Beteiligung am Fonds für Nazi-Opfer
AFP/AP London/Bukarest - Großbritannien und die USA haben sich gestern
bei der Nazi-Gold-Konferenz in London
bemüht, weitere Länder zur Einzahlung in
den internationalen Entschädigungsfonds
für Holocaust-Opfer zu bewegen. Neben
London und Washington sagten aber bislang nur vier Staaten offiziell ihre Beteiligung zu: Griechenland, Polen, Luxemburg
und Argentinien. Die übrigen Staaten teilen
sich in zwei Lager: Die eine warten ab, die
anderen lehnen ab. Frankreich und die
Schweiz, von denen ein starkes Engagement erwartet worden war, hatten bereits
zuvor
ihre
Ablehnung
signalisiert.
Deutschland ließ seine Haltung offen.
Der deutsche Historiker und Direktor
des Instituts für Zeitgeschichte in München, Horst Möller, machte darauf aufmerksam, daß viele Dokumente über die
Goldtransaktionen in Deutschland verloren oder zerstreut seien. Er forderte die
Öffnung der Archive der Schweizer Geschäftsbanken, jene der Achsenmächte und
der von Deutschland besetzten Länder
sowie von allen neutralen Staaten. Jedes
anwesende Land müsse seine Archive zugänglich machen, auch der Vatikan.
Im Zusammenhang mit der Frage nach
dem Opfergold appellierte der USStaatssekretär Stuart Eizenstat an die deutsche Degussa-Gruppe, ihre Akten zur Verfügung zu stellen. Die Degussa hatte im
Krieg
Opfergold
umgeschmolzen.
Annexe 4.3 : Die Welt, 06.12.1997
Bubis enttäuscht über Konferenz zu Raubgold
dpa Frankfurt/Main - Der Präsident
des Zentralrats der Juden in Deutschland,
Ignatz Bubis, hat die Ergebnisse der Londoner Nazi-Raubgold-Konferenz als „sehr,
sehr blamabel“ bezeichnet. „Für die Überlebenden, die alle in einem sehr weit fortgeschritten Alter sind, ist das eine Riesenenttäuschung", sagte Bubis am Freitag.
Die am Donnerstag zu Ende gegangene
Konferenz von 240 Politikern, Historikern
und jüdischen Verbänden aus mehr als 40
Ländern hatte zum Ziel, Ursprung und
Verbleib des von den Nationalsozialisten
von Privatleuten und Zentralbanken geraubten Goldes genauer aufzuklären. Die
Trilaterale Goldkommission (USA, Groß-
britannien und Frankreich) hatte zugesagt,
die ihr verbliebenen 5,5 Tonnen NSRaubgold im Wert von 54 Millionen Dollar
aufzuteilen. Danach soll der Gegenwert
von den 15 Empfängerländern in den neuen Hilfsfonds für Holocaust-Überlebende
eingespeist werden.
Die Schweizer Regierung lehnte es unter
Hinweis auf einen eigenen Fonds von 275
Millionen Schweizer Franken (200 Millionen Dollar) ab, zu dem neuen Fonds beizutragen. Ignatz Bubis sprach unter Hinweis auf die wohlhabenden Länder Großbritannien und die USA von einem „lächerlichen Betrag“.
Annexe 4.4 : Neue Zürcher Zeitung, 01.12.1997
Schatten des Zweiten Weltkriegs
41 Länder an der Raubgold-Konferenz in London
Im Spannungsfeld zwischen Fachtagung und moralischem Tribunal
120
J. Sauer
Vertreter von Regierungen, Staatsbanken und Holocaust-Opfern werden vom Dienstag bis Donnerstag in London
versuchen, Klarheit über Herkunft und Verbleib des Nazi-Raubgolds zu gewinnen, die bisherigen Kompensationszahlungen sichten und über weitere Entschädigungen diskutieren. Im Vorfeld ist in der britischen Presse eine weitere
Anschuldigung gegen die Schweiz erschienen, und auch die britische Regierung muss sich Vorwürfe gefallen lassen.
Pgp* London, 30. November
fentlich, um - wie die Veranstalter sagen -
Die Londoner Konferenz über NaziRaubgold ist auf Anregung vor allem des
seither in den Adelsstand erhobenen ehemaligen Labour-Abgeordneten und Vorsitzenden des britischen «Holocaust Education Trust» Lord Greville Janner Zustandekommen. Im August wurde sie vom britischen Aussenminister Cook offiziell einberufen. Sie steht unter dem Patronat der
Dreier-Goldkommission (TGC), der neben
dem Gastgeber die Vereingten Staaten und
Frankreich angehören und die 1946 den
Auftrag erhalten hatte, das von den Alliierten sichergestellte Nazi-Gold an seine
rechtmässigen Besitzer zurückzugeben.
Nach Angaben des Foreign Office nehmen
Regierungsdelegationen aus 41 Staaten an
der Konferenz teil; dies zum Teil nach einigem Zögern - anders als im Fall der
Schweiz, die ihr Interesse von Anfang an
bekundet hat. Daneben sind diverse Zentralbanken und die Bank für internationalen Zahlungsausgleich sowie als Vertreter
von Opfer-Gruppen des Nazi-Terrors, die
International Romani Union der Fahrenden und fünf jüdische Organisationen
(World Jewish Congress, World Jewish Restitution Organisation, European Jewish
Congress, European Council of Jewish
Communities, American Jewish Joint Distribution Committee) anwesend.
Ein Goldfonds für individuelle Opfer?
Ursprüngliche Pläne einer Konferenz auf
Ministerebene haben sich rasch verflüchtigt. Heute betont das britische Aussenministerium, dass es vor allem um die
Sammlung und Sichtung historischer Fakten gehe und keine Entscheidungen gefällt
werden. Aussenminister Cook wird am
Dienstag die Eröffnungsansprache halten;
die britische Delegation wird jedoch vom
Europa-Direktor im Foreign Office angeführt. Die amerikanische Regierung entsendet Unterstaatssekretär Eizenstat. Konferenzleiter ist Lord MacKay of Clashfern,
ein ehemaliger Vorsitzender des britischen
Oberhauses. Die Tagungen sind nicht öf-
gegenseitige Vorwürfe im Rampenlicht der
Medien zu vermeiden und sachbezogen zu
bleiben. Den Delegationen steht es aber
frei, Interviews zu geben und ihre schriftlichen Beiträge zu verbreiten. Drei Punkte
stehen auf der Tagesordnung: Herkunft
und Verbleib des Raubgolds, bisherige
Schritte zur Entschädigung von besetzten
Ländern und individuellen Opfern sowie
weitere Schritte in dieser Hinsicht. Laut
Foreign Office soll die Konferenz sich auf
das Goldthema konzentrieren, es sollen
aber auch andere Fragen aufgeworfen werden können.
Cook hat bei seinem Besuch am GhettoDenkmal in Warschau am Freitag im Namen der Dreierkommission offiziell vorgeschlagen, den unverteilten Restbestand an
Nazigold im Besitz der Alliierten - 5,5
Tonnen im Wert von 32 Millionen Pfund in einen neuen Entschädigungsfonds einzubringen und an individuelle Opfer zu
verteilen. Dazu braucht es die Einwilligung
der geschädigten Länder, die Anspruch auf
das Gold der Kommission haben. Grund
für den Vorschlag ist die durch neue Archivforschungen in den USA und Grossbritannien gefestigte Erkenntnis, dass in
die Hand der Dreierkommission nicht nur
sogenanntes Staatsgold, sondern auch individuellen Opfern geraubtes und in Barren
umgeschmolzenes «Blutgold» gelangt war.
Laut einem im Mai veröffentlichten historischen Memorandum des Foreign Office
ist dieser Anteil klein, wird aber nie genau
bemessen werden können. Ein weiteres
Konferenzziel der Briten ist, die Oeffnung
der Archive für die Forschung in allen
Ländern durchzusetzen. Die Vereinigten
Staaten wollen laut Presseberichten eine
weitere Konferenz über andere Raubgüter
im kommenden April in Washington vorschlagen.
Verschobene Publikationen
In einem ersten Archivbericht des britischen Aussenministeriums war im September 1996 bei der Bezifferung von deut-
La « conférence de Londres »
schem Raubgold in den Lagern der
Schweizer Nationalbank von 500 Millionen
Dollar statt 500 Millionen Franken die Rede; in einer zweiten Auflage ist der Irrtum,
der die Proportionen der schweizerischen
Hehlerrolle stark verzerrte, eingestanden
und korrigiert worden. Die vor Konferenzbeginn geplante Veröffentlichung eines dritten Berichts über die Beschlagnahmung der Konten von Naziopfern auf
britischen Banken durch den Staat ist verschoben worden, angeblich weil die Minister noch keine Zeit hatten, ihn zu lesen
und abzusegnen. Da viele für den britischen Staat peinliche Fakten durch eine
Veröffentlichung des Holocaust Education
Trust bereits bekannt sind, argwöhnt die
Presse nun, die Labour-Regierung, die eine
moralische Aussenpolitik predige, habe
vermeiden wollen, zum Objekt der Kritik
wie die Schweiz zu werden. Die vor der
Goldkonferenz verschobenen Publikationen häufen sich: Auch der Zwischenbericht der schweizerischen Historikerkommission über die Goldgeschäfte und der
zweite Eizenstat-Bericht des amerikanischen State Department gehören dazu.
Eigennützige Gute Dienste der Schweiz?
Es wäre verwunderlich gewesen, wenn
nicht in einer britischen Sonntagszeitung
vor Konferenzbeginn noch eine neue
«Enthüllung» schweizerischer Missetaten
121
im Zweiten Weltkrieg erschienen wäre.
Diesmal ist es der konservative «Sunday
Telegraph», der - neben einer bösen
Schelte Cooks - berichtet, die Schweizer
Regierung habe im Rahmen ihrer Guten
Dienste zwischen Japan und den Alliierten
einen Teil des Geldes, das sie von Grossbritannien und den Vereinigten Staaten
zwecks Ueberweisung an Japan zur Hilfe
an Kriegsgefangene erhalten habe, zur
Kompensation schweizerischer Forderungen an Japan verwendet. Suggeriert wird,
dass dadurch zum Tod von rund 100.000
Soldaten in japanischer Gefangenschaft
wegen Mangels an Nahrung und Medikamenten beigetragen worden sei. Die Task
Force Schweiz-Zweiter Weltkrieg hat dem
Verfasser des Artikel allerdings erläutert,
dass die Schweiz die Alliierten von der Existenz des auf japanischen Wunsch vertraulichen Verrechnungsabkommens vom August 1944 unterrichtet und ihnen in die
Zahlungsvorgänge permanent Einblick gegeben habe Das InteressenvertretungsMandat sei nach dem Krieg zur Zufriedenheit der Alliierten beendet worden. Dies
gehe aus publizierten diplomatischen Dokumenten und aus einer Forschungsarbeit
des Schweizer Historikers Marc Perrenoud
von 1988 hervor. * Peter Gaupp ist NZZKorrespondent in London.
Annexe 4.5 : Tages-Anzeiger, 04.12.1997
Vorwürfe gegen die Allierten
In den Mittelpunkt der Nazi-Gold-Debatte in London ist am Mittwoch die Rolle der Tripartite Gold Commission, der Dreimächte Kommission, geraten. Von Stefan Howald, London
Der Schweizer Delegationsleiter Thomas
Borer verzichtete am zweiten Konferenztag auf eine allgemeine Pressekonferenz
und sprach nur zu den Schweizer Medien.
Dies, weil man die internationale Medienarbeit aufgrund der ersten Erfahrungen
«herunterfahren» wolle. Tatsächlich rückte
die Schweiz nach dem ersten Konferenztag
und den ersten Presseberichten aus der
Hauptschusslinie. Borer erklärte, sie sei in
den Voten des zweiten Tages nur noch am
Rande erwähnt worden. Die jetzt sich vollziehende Internationalisierung der Debatte
sei sachlich notwendig.
In seinem zweiten offiziellen Konferenz-
beitrag listete er die bisherigen Anstrengungen der Schweiz zur Wiedergutmachung gegenüber den Holocaust-Opfern
auf. Jean-François Bergier, Präsident der
unabhängigen Historikerkommission, betonte, die Ehrlichkeit mit der man hier
aufgetreten sei, habe sich ausbezahlt.
Ein Bericht des amerikanischen Regierungshistorikers William Slany lenkte das
Schlaglicht neben der Schweiz auf die anderen neutralen Länder Portugal, Spanien
und Schweden, von denen bislang nur
Schweden einen ausführlichen Bericht vorgelegt hat. Insgesamt verschob sich aber
die Debatte am Mittwoch auf die Rolle der
122
J. Sauer
Tripartite Gold Commission (TGC). Elan
Steinberg vom World Jewish Congress
präsentierte neu entdeckte Akten der TGC
aus dem US National Archive, aus denen
deutlich hervorgehe, dass die Kommission
nach 1946 bewusst Gold von individuellen
Naziopfern an europäische Nationalbanken zurückgegeben habe. Insgesamt soll es
sich um 60 Tonnen Gold handeln, etwa
einen Sechstel der zurückerstatteten
Goldmenge. Die Akte, deren Authentizität
von offizieller Seite provisorisch bestätigt
würde, weist Ansprüche u.a. der österreichischen und belgischen Nationalbanken
zurück, weil sie “unter keinen Umständen
als Teil der offiziellen Goldreserve angesehen werden können„. Damit habe, meint
Steinberg, die Kommission die Existenz
privaten Goldes in den Raubgoldbeständen
Nazideutschlands zugestanden. Indem sie
Gold nur an Nationalbanken zurückerstattete, habe sie teilweise Raubgold aus
privaten Quellen zweckentfremdet.
Demgegenüber wies die britische Historikerin Gill Bennett darauf hin, dass die
TGC sich nicht um die Ursprünge des
Goldes gekümmert, sondern nur die Berechtigung von Wiedergutmachungsansprüchen geprüft habe. Und ein Vertreter
des britischen Aussenministeriums meinte,
der Anteil von realem privatem Raubgold
an der Summe, die tatsächlich zur Verteilung gestanden habe, sei verschwindend
klein gewesen. Die Vertreter des World
Jewish Congress akzeptierten im übrigen,
dass angesichts des Zwangsumtausches
von Gold in Österreich nach 1938 im privaten Raubgold nicht nur dasjenige jüdischer Naziopfer inbegriffen sei. Im Rahmen der Konferenz trugen denn auch
Vertreter der Roma ihre Forderung nach
Entschädigung vor, während draussen
Schwulen- und Lesbenorganisationen für
die Berücksichtigung ihrer Ansprüche demonstrierten.
Als politische Forderung leitete der
World Jewish Congress aus den neuen
Akten wiederum die sofortige Öffnung der
Archive der TGC ab. In dieser Frage
scheint Grossbritannien die negative Haltung Frankreichs zu decken und sich den
Wünschen der USA nach schneller Offenlegung zu widersetzen.
Neben Griechenland hat auch Kroatien
erklärt, seine letzten Rückzahlungsansprüche gegenüber der TGC aufzugeben und
statt dessen zum neugegründeten Solidaritätsfonds beizutragen. Die kroatischen Ansprüche sind unter den Nachfolgestaaten
Ex-Jugoslawiens umstritten; das Vorpreschen Kroatiens, das während des Zweiten
Weltkriegs ins faschistische Herrschaftssystem verwickelt war, sowie die eigenwillige
Geschichtsschreibung seines Vertreters,
lösten einige undiplomatische Unruhe aus.
Annexe 4.6 : Tages-Anzeiger, 05.12.1997
Schweiz erntet Lob und etwas Kritik
Die Londoner Nazigold-Konferenz war ein Erfolg, sagen alle Beteiligten. Kalifornien überdenkt nun die Boykotte
gegen Schweizer Banken. Von Stefan Howald, London
Mehr wissenschaftliche Zusammenarbeit
bei der Frage nach Nazi-Raubgold und ein
neuer Fonds für Holocaust-Opfer: Das
sind die beiden wichtigsten Resultate der
am Donnerstag beendeten Konferenz in
London. US-Unterstaatssekretär Stuart E.
Eizenstat strich die gute Atmosphäre der
Kooperation heraus, die geherrscht
habe. Er forderte alle teilnehmenden
Staaten auf, die Frage von Kompensationen wenn möglich bis Ende 1999 zu einem
Abschluss zu bringen. Eizenstat würdigte
die bisherigen Bemühungen der Schweiz,
besonders den Mut des Bergier-Berichts,
der in Auszügen vorgetragen worden war.
Kritisiert wurde die Schweiz hingegen erneut von Elan Steinberg vom World Jewish Congress. Die Massnahmen der
Schweiz hätten das Glas noch nicht einmal
halbvoll gemacht, sondern höchstens zu
einem Viertel gefüllt.
Der Schweizer Delegationsleiter Thomas
Borer zeigte sich erfreut über den Verlauf
der Konferenz. Die Erwartungen seien
übererfüllt worden. Auch Bundesrat Flavio
Cotti zog eine erste positive Bilanz. Die
Konferenz sei fair gewesen, das ernsthafte
Bemühen der Schweiz um die Aufarbei-
La « conférence de Londres »
tung der Vergangenheit sei gewürdigt worden. Die USA haben sich bereit erklärt, im
Frühjahr 1998 in Washington eine Folgekonferenz zu veranstalten. Zugleich soll ein
internationaler Datenaustausch via Internet
begonnen werden.
Kalifornien setzt Boykott aus New York.
- Kalifornien sistiert das Moratorium für
Geschäfte mit Schweizer Banken für drei
Monate. Das erklärte Finanzminister Matt
123
Fong, der den Boykott im Sommer befohlen hatte. "Es ist Zeit, den Aktionen
der Schweizer Banken zu trauen." Er wird
seine revidierte Haltung am Montag an einer Konferenz in New York darlegen, wo
sich öffentliche Finanzchefs treffen, um
über das Thema Schweizer Banken und
Holocaust-Gelder sowie Nazi-Gold zu diskutieren. (vb.)
FIGURE ET FONCTION DE LA COMMISSION BERGIER
Sophie Lugon*
Introduction
Le thème développé qui encadre cette recherche concerne la mémoire
collective comme processus de communication sociale. Par « mémoire collective », nous faisons référence à une mémoire au présent. Surtout, nous évoquons une mémoire rendue publique, par l'acte de dire, d’écrire et de raconter
quelque chose à son sujet.
Dans ce contexte, nous nous sommes penchés sur le domaine public
formé par les médias. A titre d'exemple, nous avons porté notre attention sur
l'affaire dite des « fonds juifs ». Comment la presse suisse en rend-elle
compte ? A quelles ressources les journalistes recourent-ils pour construire la
réalité dont ils parlent ?
Mon travail s'inscrit dans cette démarche. Son but est d'analyser la manière dont la presse helvétique présente le problème spécifique de la commission Bergier.1 Plus que les faits et gestes de la commission en tant que tels, il
conviendra alors de les étudier tels que présentés par la presse. C'est donc
bien le discours de la presse –et ses modalités– qui sera au centre de mon travail.
1. La distinction entre « figure » et « fonction » se justifie-t-elle ?
Avant d'entrer dans l'analyse du discours des médias à proprement parler,
une question mérite d'être soulevée. Il s'agit de savoir si la distinction opérée
par le titre du séminaire entre la « figure » et la « fonction » de la commission
Bergier est justifiée. C'est dans l'article de Daniel Cefaï (1996) que je trouve la
base théorique permettant de répondre à cette interrogation.
Il ne s'agit pas de résumer tout le texte, mais de centrer l'analyse sur la
perception que l'auteur a du problème public et de l'acteur public. En effet, le
thème de la commission Bergier se situe clairement du côté des acteurs en
présence dans une arène publique.
Cefaï (1996, 47) présente le problème public comme un processus dynamique. Cette conception apparaît nettement lorsqu'il dit : « [...] le problème
public est construit et stabilisé [...]. Son existence se joue dans une dynamique
de production et de réception de récits descriptifs et interprétatifs ainsi que de
propositions de solution. » Outre le dynamisme, cette citation souligne le point
de vue de Cefaï consistant à considérer le problème public comme une mise
en récit. Pour lui, un même problème public peut bénéficier de différentes versions, qui correspondent à la diversité de ses modes de construction.
Cefaï se penche ensuite sur la description des acteurs publics. Pour ce
faire, il recourt à la formule de J. Dewey, présentant le problème public comme
1 Les journaux consultés sont les suivants. Pour l’année 1997 : 24 Heures, Impartial, Journal
de Genève, Express, Matin, Liberté, Nouvelliste, Nouveau Quotidien, Tribune de Genève, Basler Zeitung, Neue Zürcher Zeitung, Corriere del Ticino, et Regione. Afin d'affiner l'analyse, le
mois de décembre 1996 a aussi été étudié, mais dans le Journal de Genève uniquement.
126
Lugon
S.
« [...] “une activité collective“ en train de se faire » (idem, 49). Dans ce
contexte, Cefaï essaie de réconcilier les tendances opposées du subjectivisme
et de l'objectivisme. Ni purs reflets, ni purs « élaborant » (idem, 47), les acteurs
se présentent dans la « [...] double position de producteurs et de récepteurs ».
Si l'auteur essaie de montrer que les deux faces sont indissociables dans
la mesure où les acteurs « [...] sont configurés par ce qu'ils configurent » (idem,
50), il me semble intéressant de séparer d'un point de vue purement théorique
l'aspect « producteur » et l'aspect « récepteur » de l'acteur public. Il ne s'agit
pas d'imaginer une possible évolution chronologique de ces aspects. L'acteur
n'oscille pas d'un pôle à l'autre au cours d'une évolution séquentielle. C'est
justement parce que les deux faces sont sans cesse entremêlées, qu'un travail
d'imagination visant à les séparer devient intéressant. Pour ce faire, je recours
aux phrases de Cefaï , tout en assumant leur commentaire. Pour bien comprendre ma démarche –restrictive par rapport à la grande entreprise de Cefaï –
il ne faut pas perdre de vue la question de départ, à savoir la possible séparation de la « figure » et de la « fonction » de la Commission Bergier.
Cefaï dit d'une part que « Les acteurs collectifs se constituent euxmêmes dans des agencements d'action [...]. » Il poursuit en disant qu'ils
n'existent pas tels quels avant la mise en place d'une activité collective. Au
contraire, « [...] ils sont configurés par ce qu'ils configurent. » Disant cela, Cefaï souligne que les acteurs sont constitués en retour par ce qu'ils constituent.
Cette approche transforme alors l'acteur en tant qu'origine d'une action, en
acteur résultant de la configuration d'un problème. Un passage est très explicite à ce sujet: « [...] les acteurs, loin d'être les sujets ou les auteurs de ce processus, peuvent être tenus pour des thèmes des mises en scène et des mises
en récit qu'ils opèrent. »2
D'autre part, il traite les acteurs collectifs sous l'autre angle, les présentant comme des sujets. Si Cefaï insiste moins sur cet aspect – l’activité de
l'acteur public semblant aller de soi –, certaines expressions le soulignent bien.
L'auteur parle des « compétences » des acteurs. Il mentionne leurs « performances » et leurs « accomplissements pratiques » (idem, 51). Le point de vue
adopté ici est celui de l’activité. L'apparent paradoxe de cette double approche
de l'acteur montre en fait l’extrême complexité de l'action publique. Celle-ci se
définit en effet comme un jeu incessant d’interactions entre les acteurs et le
problème public d'une part, et entre les différents acteurs d'autre part. Le cas
de la commission Bergier illustre parfaitement cette complexité.
En effet, la commission est le prototype même de l'acteur comme résultat.
D'un point de vue chronologique, l'émergence du problème public des fonds en
déshérence précède et provoque la création de la commission. Il est toutefois
évident que la commission est contenue de manière latente dans le problème
des fonds juifs tel qu'il est construit depuis son émergence. Dès le départ en
effet, on laisse entendre qu'un dénouement est possible. Avant même que la
forme exacte et que le nom de la commission soient connus, il existe une place
pour « ce quelque chose qui » permettra de résoudre le problème. JeanFrançois Bergier, président de la commission, se révèle absolument conscient
2 Toutes les citations de ce paragraphe sont tirées de D. Cefaï (1996, 50).
Figure et fonction de la Commission Bergier
127
du phénomène quand il dit : « Le processus est toujours le même: un scandale
débouche sur la création d'une commission et se termine par une action politique et judiciaire de réparation. » (24 Heures, 24.11.97)
Il est bien évident qu’une fois la commission créée, le processus ne se
fige pas pour autant. La commission joue désormais un rôle d'acteur. En tant
que telle, elle propose une analyse du problème auquel elle est confrontée ;
elle essaie d'avancer des solutions. Il est important de garder à l'esprit le fait
que la commission est créée de toutes pièces, dans la situation précise du problème dit des « fonds juifs ». Dès lors, ne bénéficiant pas de ligne de conduite
préexistante, chacune de ses prises de position va faire évoluer le problème
public, tout en redéfinissant sa propre identité. Son image se construit alors au
coup par coup, reflet de ses prises de position. Le jeu d’interactions entre la
commission prenant position sur un problème public et ledit problème configurant la commission en retour apparaît alors de manière limpide.
Pour illustrer cette tendance, on peut citer la flexibilité de sa structure.
S'adaptant au fur et à mesure à ses besoins, elle est d'abord formée de neuf
membres (Nouvelliste, 10.1.97). A la suite de la destruction de documents survenue à l'UBS, elle recrute entre douze et quinze chercheurs pour « effectuer le
travail de terrain historique » (Impartial, 20.1.97). En avril, face à la masse d'archives à étudier, la commission nomme de nouveaux collaborateurs (Nouveau
Quotidien, 16.4.97). En mai, elle annonce le besoin de créer un organe interne
spécial, destiné à recueillir les témoignages verbaux (Corriere del Ticino,
3.5.97). Ce point d'accueil sera effectif en août (24 Heures, 15.8.97). A la
même époque , elle exprime le besoin d'une douzaine de nouveaux collaborateurs pour analyser les archives (Corriere del Ticino, 28.8.97). Si ces exemples
montrent la flexibilité de la commission, ils confirment aussi que les changements à l’intérieur du groupe de chercheurs sont définis (engendrés) par des
besoins externes.
Pour revenir à ma question de départ, il me paraît peu habile de distinguer
la « figure » de la « fonction » de la commission dans ce contexte. Celle-ci est
en effet créée de toutes pièces, pour les besoins d'une enquête historique
mandatée par le Conseil Fédéral. Dans la mesure où le rôle de la commission
est prédéfini par l'existence du problème des fonds en déshérence, il est clair
que la fonction détermine ici la figure. Toutefois, l'inverse est également vrai.
Constituée à la suite de l'émergence du problème, la commission forme son
identité par l’intermédiaire de l'élaboration même de celui-ci. Ainsi, c’est dans
un jeu d'incessants aller-retours, que la fonction détermine la figure, qui à son
tour fait évoluer la fonction.
2. Analyse du discours de la presse
Cette mise au point faite, il convient maintenant d'entrer dans le cœur du
sujet, soit la manière dont la presse suisse élabore sa vision de la commission
Bergier. Sans entrer dans les détails, il me semble intéressant de relever ici
l'analogie entre la dualité de l'acteur social et le double aspect du langage luimême : « [...] le langage dépend [...] d'un contexte social, tout en contribuant,
en tant que partie de ce contexte [...], à (son) organisation » (Widmer, 1986,
XX).
128
Lugon
S.
Remarques générales
La première remarque concerne le type des textes. La très nette majorité
des articles consacrés à la problématique qui m’intéresse se compose de nouvelles d'agence. Cette constatation montre que la tendance des articles est
avant tout informative. La marge de manœuvre des journaux se réduit alors à la
mise en page, au choix de la titraille et à celui d'éventuelles photographies.
J'aimerais relever dans ce contexte que, parmi les nouvelles d'agence, celles
de l'Agence Télégraphique Suisse (ATS) arrivent en tête. Ce fait n'est pas
anodin. Emanant d'une agence suisse et s'adressant à un lectorat essentiellement composé de Suisses, les textes comptent sur un savoir implicite de la part
du lecteur. Ce savoir partagé concerne essentiellement les institutions gouvernementales, leur fonctionnement, ainsi qu'une connaissance générale de l'histoire de la Suisse durant la seconde guerre mondiale. C’est à partir de ce savoir
supposé acquis que les journaux élaborent leur vision de la commission Bergier.
La deuxième remarque concerne le rubricage des articles. De manière
nettement majoritaire, c'est la rubrique « Suisse » ou « Confédération » qui
s'impose. Ce choix est révélateur. Il tend à montrer que, dans cette affaire, les
enjeux dépassent le seul intérêt des victimes juives.3 C'est en effet l'image de
la nation Suisse tout entière qui se voit malmenée. Peut-être faut-il rappeler ici
que c'est sur les accusations persistantes du sénateur américain D'Amato que
la Suisse s'est trouvée confrontée à ce repositionnement. Face aux attaques
étrangères, la mémoire collective suisse est ébranlée. Le problème des fonds
juifs devient un problème « helvético-suisse » : touchant la mémoire collective
suisse, il met le pays face à un problème suisse.
Avec la dernière remarque, il s'agit de mettre en évidence que dès le début de la période recouverte par ma recherche (soit dès décembre 1996), la
notion de « Fonds juifs » est suffisamment ancrée dans les esprits pour donner
son nom à une sous-rubrique. Cela montre de manière claire qu'elle s'est instituée en véritable problème public. Cela révèle également un cadre plus large,
plus ancien aussi, dans lequel le thème de la commission Bergier émerge.
Présentation de la commission
a. Evolution des appellations de la commission :
La manière dont la presse présente la commission Bergier évolue au
cours de la période étudiée. Au-delà des variations, il faut remarquer que certains éléments reviennent régulièrement (tous ensemble, en pairs ou pris isolément) et finissent par devenir des caractéristiques indissociables de la commission. Ces éléments fixes sont au nombre de cinq. La commission est :
- formée d'historiens
- indépendante
3La notion de « victimes juives » s'inscrit dans une construction très intéressante du problème
dit des « fonds en déshérence ». Elle renvoie à une double catégorisation. En tant que victimes,
les juifs sont présentés comme « bénéficiaires »: ils bénéficient du droit de se voir restituer leur
dignité et leurs biens. La deuxième catégorie concerne la notion même de « juif ». Elle réunit
dans un même ensemble les juifs de tous les pays, quelle que soit leur nationalité. Cette catégorisation supranationale est d'autant plus intéressante qu'elle est opposée dans l'article qui
m’intéresse à la Suisse en tant que nation.
Figure et fonction de la Commission Bergier
-
129
présidée par Jean-François Bergier
chargée de faire la lumière sur les fonds en déshérence
mandatée par le Conseil fédéral
Ces éléments appellent deux types de commentaires :
Premièrement, il s'agit de remarquer que ce portrait à cinq entrées mêle
étroitement les deux aspects de « figure » et de « fonction ». Par cette association, le discours journalistique construit une image bipolaire et complexe de
la commission. Il est intéressant de noter que l'approche théorique de la commission proposée plus haut aboutit aux mêmes conclusions que celle empirique faite à partir de la lecture de la presse.
Il convient ensuite de remarquer que chaque élément de présentation
correspond à une catégorie. Celle-ci peut relever de la « discipline » (la commission est formée d'historiens), de l'«°institution» (la commission est présidée), du « statut politique » (la commission est indépendante) ou encore du
« national » (la commission est mandatée par le Conseil fédéral, organe typiquement suisse). Par l’intermédiaire de ces catégories, la presse met en place
un cadre conceptuel stable, à l’intérieur duquel elle peut élaborer son discours
sur la commission.
Après avoir mis en évidence les éléments fixes, revenons à notre problème de départ, soit l’évolution de la manière de présenter la commission.
Dans ce contexte, il me semble fondamental de m’arrêter sur la présentation de
la commission au moment même de son émergence, en décembre 1996. La
tendance générale est alors d'insister sur son but. Mais sa tâche est présentée
suivant deux stratégies complètement différentes. La première inscrit la formation de la commission dans un contexte diplomatique, dans lequel la Suisse
s'efforce de montrer sa bonne foi à faire la lumière sur le dossier des fonds juifs.
Faisant preuve de bonne volonté, la tactique suisse vis-à-vis de son détracteur
principal (les Etats-Unis) est celle de la négociation et du désir de convaincre.
L'article du Journal de Genève du 10 décembre4 est limpide à ce sujet.5 La
deuxième stratégie s'inscrit dans un cadre politique. Cette fois, le contexte est
celui des pressions étrangères auxquelles il faut réagir. Dans la mesure où la
Suisse subit des pressions, sa position face à ses détracteurs est celle de la
frontalité. Le Journal de Genève du 20 décembre6 illustre bien cette tendance.
Une analyse détaillée de ces deux textes me permettra de bien évaluer les
différences.
Journal de Genève, 10 décembre 1996 :
Sous le même titre « Fonds juifs: intense semaine diplomatique américaine pour le diplomate Thomas Borer », le journal place un article signé par
un de ses journalistes concernant la visite diplomatique de Borer à New York et
une dépêche d'agence (ATS) sous la forme d'un encadré. Cette disposition
(article + encadré) relève d'une pratique journalistique récurrente. Pour éviter
de trop alourdir l'article principal, les journaux recourent en effet aux encadrés,
4
Annexe 5.1
5 Un article du Journal de Genève du 14 décembre va dans le même sens. Sans entrer dans
les détails, on peut mentionner le titre qui dit que la Suisse va « coopérer » avec D'Amato ou le
chapeau, insistant sur la « bonne volonté des autorités helvétiques ».
6 Annexe 5.2
130
Lugon
S.
pour y donner les informations nécessaires à la bonne compréhension du texte.
Le journaliste n'indique nulle part comment jongler avec les deux textes pour
obtenir un maximum d'informations. Au contraire, il suppose que la manière
dont fonctionne l’encadré par rapport au texte principal est connue. Cette
même tendance à supposer un savoir implicite du lecteur se retrouve dans le
titre. La notion de « Fonds juifs » est considérée comme acquise et se hisse
presque au rang de rubrique. Au contraire, la personne de Borer semble justifier la redondance de « diplomatique ». De même, le chapeau doit expliciter
qu'il s'agit d'un ambassadeur de Suisse et du chef de la Task Force. Avec le
temps, tous ces détails disparaîtront, et le seul nom de Borer suffira à évoquer
chez le lecteur sa fonction ainsi que son rôle. Le sous-titre resserre un peu le
cadrage du titre et insiste sur le bon état d'esprit qui anime la Suisse: « Il s'agira avant tout de convaincre les américains de la bonne foi helvétique sur un
dossier où les enjeux dépassent parfois les seuls intérêts des victimes juives. »
Parallèlement, il sous-entend que le problème des fonds en déshérence ne
touche pas que les victimes juives, bien au contraire. L'article s’intéresse alors
à montrer les querelles d’intérêt engendrées par ce problème entre des politiciens américains, dans le contexte de l'élection au Sénat. La dépêche, quant à
elle, s’intéresse au sort de la Suisse. C'est à ce propos que l'annonce de l'institution d'une commission d'experts indépendants apparaît.
Pour bien comprendre le contexte dans lequel l'annonce de la création
d'une commission émerge, il faut garder à l'esprit le sous-titre, insistant sur la
bonne foi helvétique. Cette notion revient d'ailleurs à deux reprises, dans les
premières lignes de l'article et dans celles de l’encadré. Dans les deux cas,
l'expression est identique. Il s'agit de « faire toute la lumière » sur les avoirs
des victimes de l'Holocauste. Le choix de cette formule indique clairement que
la stratégie de présentation de la commission est celle de la recherche de la
vérité.
Cette précision faite, analysons maintenant la dépêche, présentant les
répercussions du problème des fonds en déshérence sur la Suisse. Comment
fonctionne-t-elle ? Issue d'une agence suisse, la dépêche s'adresse à un lectorat suisse et lui parle du problème des fonds du point de vue suisse. Dès lors,
toute une série d’éléments constitutifs du système suisse sont considérés
comme connus et acquis. Le processus de création de la commission illustre
bien ce phénomène. Le texte débute avec « La Suisse va faire toute la lumière
[…] », mais la Suisse dont il est question n'est pas celle des habitants, des individus qui la composent. Le texte présente le pays par le biais de ses institutions. Ainsi met-il en place les notions de « Conseil des Etats », « Chambre
des Cantons », « Conseil National ». Avec ces notions, le texte construit une
certaine vision de la Suisse dont les institutions présentées sont typiques.
Dans le cadre de ces institutions et de leur fonctionnement, la commission
émerge : la Suisse veut faire la lumière et délègue au Conseil des Etats et au
Conseil National la possibilité de nommer une commission. Ce fonctionnement
interne au système helvétique est stable. En ce qui concerne la composition de
la commission, j'aimerais relever qu'elle fait intervenir un autre élément constitutif de la Suisse : le Conseil fédéral. De plus, et comme je l'ai déjà dit, elle fait
appel à des catégories claires : il s'agit d'historiens (critère de la discipline), de
Suisses et de quelques personnalités étrangères (critère de la nationalité), etc.
Figure et fonction de la Commission Bergier
131
Remarquons enfin qu'aucun nom propre n'est prononcé.
Ce qu'il faut retenir de cette lecture peut se résumer comme suit. Le journal insère l'émergence de la commission dans la stratégie de la bonne foi helvétique et de la recherche de vérité. La Suisse telle qu'il la présente est celle
d'institutions stables, dont le fonctionnement est un élément constitutif du pays.
Journal de Genève, 20 décembre 19967 :
Paru dix jours après le texte analysé ci-dessus, l'article du 20 décembre
diffère sur un grand nombre de points. Certains méritent d'être retenus. Le
premier se rapporte au titre. Il ne donne ici accès qu'à un seul article, signé par
un journaliste de la rédaction. Il tranche surtout nettement avec le ton du texte
précèdent. L’étiquette « Fonds juifs » a disparu et l’entrée dans le sujet se fait
sans introduction, de manière abrupte : « Jean-François Bergier sera "Monsieur fonds juifs" ». Pour que ce titre fonctionne, le lecteur doit impérativement
avoir une connaissance préliminaire du sujet dont il est question. Ainsi, il peut
établir une relation entre « monsieur fonds juifs » et la commission d'experts
créée par le gouvernement. Construisant le titre de cette manière, le journaliste
fait référence à une séquence antérieure implicite. Le même phénomène se
produit à la première ligne de l'article quand il écrit : « Après un retentissant
coup de théâtre [...] ». Une telle entrée en matière implique la connaissance
d'un événement dont le journaliste ne parle pourtant pas. Quel est cet événement ? Le Journal de Genève du 19 décembre nous fournit la réponse :
« Fonds Juifs : la Commission privée de président ». L'article explique alors les
raisons qui ont poussé Urs Altermatt à retirer sa candidature à la présidence de
la commission. Présenté en détails dans l'édition de la veille, cet épisode n'est
pas relaté dans l'article du 20 décembre. La compréhension du texte passe
toutefois par la connaissance de cette séquence implicite. Sans connaître le
désistement du fribourgeois, comment interpréter l'apparition du nom de Bergier comme président de la commission ? Tout l'article se construit alors en
référence à un élément important, puisque constitutif de la réalité telle que le
journal la présente, mais qui n'est pas mentionné.
Le ton du titre est lui-même symptomatique d'une connaissance antérieure implicite de la problématique. Sans aucune explication, le journaliste
avance un nom (Jean-François Bergier). De plus, il n'explicite pas sa fonction,
comme c’était le cas dans l'article précédent pour Borer, mais se contente d'un
« Monsieur fonds juifs ». De manière évidente, le journaliste insiste ici sur l'individu, la personne, en l'affublant d'un nom générique. Le surnom dont Bergier
est affublé est très intéressant. S'il ne fait pas allusion directement à la commission et à la fonction que Bergier y occupe, il va au-delà, faisant de Bergier une
sorte de héros. L'analogie de ce surnom avec le déjà connu « Monsieur Propre » n'est sans doute pas un hasard.
Le sous-titre confirme l'insistance de l'article sur la personne : « Avec sept
autres historiens et un juriste, le Vaudois, professeur à l'EPFZ, devra avant tout
contrer les pressions politiques. Du Congrès juif mondial notamment ». En ce
qui concerne Bergier, il est catégorisé ici selon deux critères se rapportant à sa
personne. Ils ne se réfèrent pas directement à son rôle au sein de la commis7
Annexe 5.2
132
Lugon
S.
sion, mais peuvent éventuellement expliquer sa nomination. Il s'agit de ses appartenances géographique (« Vaudois ») et professionnelle (« professeur à
l'EPFZ »). La manière de présenter les « sept autres historiens et un juriste »
va dans le même sens. Contrairement à l'article précédent, qui insistait sur la
commission comme un organe issu du système institutionnel suisse, le journaliste insiste ici sur la composition de la commission. Cette insistance se retrouve tout au long de l'article. Le journaliste présente un à un les membres, par
leur nom, leur âge leur appartenance nationale, voire cantonale et leur discipline. Il construit alors clairement une réalité complètement différente de celle
présentée dans l'article précédant. Les individus priment ici. La structure du
texte le montre, puisque la deuxième partie est intitulée « Quatre étrangers ».
Quant à la première partie, elle consacre un long paragraphe au parcours professionnel de Bergier : historien, professeur, rédacteur de publications.
Au-delà de son insistance sur les personnes formant la commission plutôt
que sur la commission en tant qu'organe stable au sein d'un dispositif institutionnel, le sous-titre attire l'attention sur le contexte dans lequel il inscrit leur
tâche. Il s'agit de « contrer les pressions politiques ». Nous sommes loin ici de
l'article étudié plus haut. Souvenons-nous en effet qu'il présentait la commission dans un contexte diplomatique et de bonne foi. Il s'agissait alors de travailler main dans la main avec les Etats-Unis. Le journaliste positionne ici les
acteurs sociaux de manière complètement différente. Dès lors qu'il y a
« contre », la situation est celle de l'affrontement direct, de l'opposition ouverte.
Reste maintenant à cibler l'origine des différentes pressions politiques et à
connaître l’identité des groupes qui alimentent ces pressions. Le sous-titre
laisse entendre que plusieurs pistes sont possibles. La première, mentionnée
par le journaliste n'est autre que le Congrès juif mondial. L'article lui consacre
sa dernière partie sous le titre « Critiques du CJM ». Pour bien marquer le caractère fort des oppositions, le journaliste recourt au langage militaire: « Le
Congrès juif mondial [...] monte au créneau [...] ». Quant à la seconde source, il
s'agit de pressions internes à la Suisse.
Les deux articles analysés, nous pouvons revenir à la question de
l’évolution de la présentation de la commission. Rappelons que la tendance
générale est d'insister sur son but. Si le but de la commission est bien au centre des présentations, les deux articles analysés ci-dessus montrent deux variantes possibles:
- Stratégie de la bonne foi, dans un contexte diplomatique et au sein de l'organisation institutionnelle suisse
- Rapport de force entre les acteurs, mettant en avant les individus plus que
les institutions.
A partir de là, il est intéressant de constater qu'à chacune des variantes
correspond un type d'appellation de la commission. Dans le premier cas, c'est
la dénomination officielle qui prime. Le journaliste parle de « commissions
d'experts indépendants ». Dans le second cas, où le caractère institutionnel et
officiel est quelque peu négligé, le journaliste crée le titre de « commission
chargée d’enquêter sur les fonds en déshérence ». Cette mise en parallèle
montre que chacune des appellations correspond à une construction différente
du problème de la part du journal. La commission une fois créée, et présentée
dans les journaux du mois de décembre selon les deux axes étudiés peu avant,
Figure et fonction de la Commission Bergier
133
le nom que lui attribue la presse ne cesse d'évoluer.
Le simple passage du temps peut expliquer cette évolution. Au départ, le
lecteur ne connaît pas ou mal la commission Bergier. Les journalistes privilégient alors les portraits détaillés. Cette tendance dure de manière générale
jusqu'au mois d'avril. 24 Heures brise en premier cette monotonie et se
contente d'un bref « commission d'experts du professeur Bergier » (23.4.97).8
Avec le temps, en effet, le lecteur a acquis un savoir sur le problème général
des fonds en déshérence et le thème particulier de la commission Bergier. Se
basant sur ce savoir partagé, les journalistes peuvent alors commencer à simplifier le nom de la commission. De même, ils peuvent baser leurs articles sur
des non-dits, considérés implicitement comme connus de la part des lecteurs.
Dans ce contexte, il faut souligner que les journaux tessinois sont plus réticents à la simplification et au raccourcissement du nom de la commission. En
mai encore, alors que la problématique est connue depuis longtemps et que les
autres journaux se contentent de formules courtes, le Corriere del Ticino
(3.5.97) parle encore en ces termes : « La maggior parte dei ricercatori della
commissione indipendente di esperti presieduta dal professor Jean-François
Bergier, incaricata di esaminare il ruolo della Svizzera durante la Seconda
Guerra mondiale [...] ». Pour bien saisir le contraste, voici un petit florilège des
dénominations courantes dans la presse francophone et germanophone. La
simple « Commission Bergier » revient très fréquemment.9 On peut citer aussi
la Neue Zürcher Zeitung (5.5.97) qui parle de « Historikerkommission (BergierKommission) », puis simplifie encore l'expression pour parler de la
« Kommission » (28.8.97). Avec le temps, même la presse italophone s'emparera de cette expression (pour la première fois : Corriere del Ticino, 25.9.97).
Si logiquement le temps –et avec lui la connaissance supposée du sujet
de la part du lecteur– fait évoluer l'appellation de la commission, on peut
s'étonner du manque de cohérence des journaux. D'un journal à l'autre, les différences sont en effet énormes. De même, à l'intérieur d'une rédaction, les variations de noms sont courantes. Il ne faut alors pas s'étonner que du jour au
lendemain, la commission bénéficie d'une autre appellation ou qu’elle se voie
attribuer plusieurs noms au sein d'un même article. Pour illustrer la confusion
des appellations, nous pouvons citer La Liberté (25.9.97) qui parle indifféremment de « Commission d'experts présidée par le professeur Bergier »,
d'«°historiens et de juristes°» ou de « Commission Bergier ». Nous pouvons
citer aussi le Journal de Genève (22.8.97) qui utilise simultanément la
« Commission Bergier » ou la « Commission indépendante d'experts ».
Cette utilisation simultanée de différentes appellations montre la complexité de nommer la commission. Dès lors, il serait utopique de croire à la possibilité d’établir une typologie stricte. Nous pouvons toutefois remarquer que
dans le désordre des expressions, certaines règles existent. Premièrement,
l'emploi d'un nombre d’éléments fixes (les cinq critères présentés en début de
travail) ; deuxièmement, la simplification rendue possible par la connaissance
8Ce
raccourci saisissant pose le problème de l'identification de la commission à son président.
Ce problème fera l'objet de la seconde partie de mon travail.
9 Par exemple: Journal de Genève ; 27.5.97, Express ; 15.8.97 ; Liberté, 25.9.97 ; Nouvelliste,
28.8.97.
134
Lugon
S.
supposée du sujet de la part du lecteur.
b. Problème de l’identité de la commission:
L'utilisation simultanée de différentes expressions pose le problème de
l’identité de la commission. En effet, la juxtaposition de divers noms pour définir
une même entité provoque une sorte de flou. Il est toutefois très intéressant de
constater que malgré ce flou, la commission bénéficie dans la presse d'une
identité forte. Un épisode est très explicite à ce sujet. Le contexte est celui de la
décision de la commission juridique du Conseil national de nommer un historien chargé d’enquêter sur les activités de la Stasi en Suisse. Si cette décision
n'a pas de lien direct avec la thématique qui me préoccupe, la manière dont la
presse rapporte l’événement est très intéressante. Un article du Nouveau Quotidien du 19 novembre 1997 illustre parfaitement cette tendance. Analysons-le
en détail.10
Le titre, jouant le double rôle d'accroche et de clef pour entrer dans l'article, est très parlant: « Une "commission Bergier" pour pister la Stasi en
Suisse ? ». Le journaliste table ici sur un savoir implicite du lectorat concernant
la commission Bergier. Nul besoin d'explications, la commission est devenue
suffisamment connue pour s'ériger en référence. Tout l'article doit alors être lu
à travers le filtre des connaissances concernant la commission.
Le premier paragraphe est révélateur d'une nouvelle forme de recherche
commencée avec la création de la commission Bergier. Il inscrit la démarche
du Conseil national dans la volonté « d'introspection historique amorcée par
l'affaire des fonds juifs ». A partir de là, le journaliste semble construire son discours sur le sujet de la Stasi en reprenant le même type de construction que
dans les articles sur la commission Bergier. De manière typique, l'article suit
alors la même articulation que les présentations de la commission Bergier en
quatre éléments :11
- Le sous-titre met en place la discipline dont il est question: « historien ». Il
procède à une catégorisation identique que celle de la commission.
- L'article inscrit l'émergence de cet historien dans un contexte institutionnel
clairement défini. Comme pour la commission, la Suisse fait un processus
introspectif. Pour ce faire, elle délègue à ses institutions (ici, le Conseil national) le droit de nommer un historien. Tout l'article se construit sur les institutions et leur mode de fonctionnement.
- Bien que nommé par le politique, le journaliste insiste sur l’indépendance
de l'historien : « [...] préposé spécial indépendant [...] ».
- Enfin, le but de l'historien est identique à celui de la commission. Il s'agit
d'un travail d’enquête. Là encore, le journaliste élabore son discours sur
l'historien, reprenant pour modèle les mêmes phrases que celles utilisées
pour construire la réalité de la commission Bergier. Ainsi il écrit: « [...] préposé spécial indépendant afin de faire toute la lumière sur les menées en
Suisse des anciens services secrets de la RDA [...] ». Si l’enquête n'a pas
le même sujet, le journaliste reprend telle quelle une formule consacrée
(« faire toute la lumière ») de la commission.
10
Annexe 5.3
Dans la mesure où il s'agit de la nomination d'un seul historien, le critère de « présidée par »
que l'on retrouve constamment pour la commission Bergier est forcément absent ici.
11
Figure et fonction de la Commission Bergier
135
Cet article est intéressant à deux titres. D’une part, il montre que la commission, malgré ses variations de dénomination, bénéficie d'une identité suffisamment forte pour devenir un modèle structurant pour la création d'un autre
organe.12 D’autre part, sa structure révèle que la vision du monde proposée par
le journaliste est calquée sur la vision du monde telle qu'elle est construite
dans le contexte de la commission Bergier.
Présentation de Bergier
a. Réduction du nom de la commission à celui de Bergier:
Avant de m’intéresser à la présentation de Bergier, j'aimerais revenir sur le
processus de réduction du nom de la commission à celui de son président. Il
est utile de remonter ici jusqu'à la création de la commission. On se souvient du
portrait à cinq entrées qu'en fait la presse. Il est vrai qu'au début, les cinq éléments coexistent, pour présenter au mieux l'organe nouvellement créé. Il s'agit
de mettre en place les différents éléments structurants de la commission et
d'expliquer comment ils fonctionnent entre eux. Une fois cela acquis (ou supposé tel), le journaliste peut commencer à élaguer. C'est dans ce contexte que
s'inscrit la réduction du nom de la commission à celui de son président.
La lecture de l'article du Journal de Genève (20. 12. 1996) analysé plus
haut est très révélatrice. Le titre lance de manière tapageuse la personne de
Bergier: « Jean-François Bergier sera "Monsieur fonds juifs" ». Le cadrage est
celui des fonds juifs en général. Le journaliste n'esquisse ni l'existence d'une
commission, ni la fonction de Bergier à l’intérieur de celle-ci. La suite de l'article
s'en occupe. Elle présente alors la commission, insistant sur son but. La commission posée, elle installe le nom de Bergier comme « président » de cette
commission. Le titre prend alors tout son sens. Par rapport à son aspect laconique, il faut rappeler que le journaliste suppose un savoir implicite de la part du
lecteur. Dans la mesure où celui-ci connaît le « coup de théâtre » qui a marqué
l’actualité des jours précédents, il ne peut que comprendre le titre et faire le
lien entre les notions de « monsieur fonds juifs » et de « président ». Après
avoir posé les structures fixes de « commission » et de « président », le journaliste présente en détail la personnalité qui va revêtir cette fonction. Un paragraphe entier est alors consacré à la personne et à la carrière de Bergier. Le
journaliste y mêle deux types d’éléments. Il s'agit d'une part d’éléments privés,
tel que l'âge de Bergier. Ensuite et surtout, il s'agit d’éléments publics. Bergier
s'inscrit dans diverses catégories : il est historien, professeur et auteur de
nombreux ouvrages, etc.
L’intérêt de cet article est qu'il construit la réalité de la commission pièce
par pièce. Puis, il en indique le fonctionnement. Ce travail d'élaboration posé,
les journalistes pourront tabler sur ce savoir de la part du lectorat. La conséquence logique de ce savoir implicite est la simplification de la présentation de
la commission. Un simple « commission Bergier » suffira alors à évoquer la
commission d'experts indépendants chargée de faire toute la lumière sur les
fonds en déshérence et présidée par l'historien Bergier.
12 Un article du Journal de Genève du même jour confirme cela. Evoquant la possible nomination d'un historien chargé d’enquêter sur les activités de la Stasi, il parle de « MiniCommission Bergier ».
136
Lugon
S.
Si ce processus semble aller de soi, il se fait toutefois de manière lente. Il
est intéressant de relever dans ce contexte la simplification prudente faite par
La Liberté (10 janvier 1997) : « la commission historique Bergier ». De même,
la notion de « commission Bergier » n'atteint jamais le stade de rubrique,
comme c'est le cas pour la notion de « fonds juifs ». Enfin, cette appellation ne
s'impose pas de manière définitive et elle coexiste toujours avec des appellations plus détaillées. De manière récurrente, le titre parle de la « commission
Bergier » alors que les premières lignes du chapeau reprennent la totalité des
éléments représentatifs de la commission. Si ce type de mariage (titre laconique balancé par les détails du chapeau) peut se comprendre au départ par un
besoin de poser des bases solides, il devient de plus en plus étonnant au fur et
à mesure que le temps de l'affaire avance.
Si on revient maintenant à Bergier lui-même, il doit toujours être considéré
tel que présenté dans cet article fondateur :
- vaudois
- professeur
- historien
- reconnu par ses pairs en Suisse et à l’étranger
- âgé de soixante-cinq ans
- président de la commission.
Quand le nom de la commission est réduit à celui de Bergier, c'est à ce
Bergier-là qu’il est implicitement fait référence. Réduisant le nom de la commission à celui de son président, les journalistes attribuent à celle-là les caractéristiques de celui-ci. Ce phénomène de transfert est très intéressant dans la mesure où il montre bien comment un discours journalistique s'élabore petit à petit.
Dévoilant comment un jeu de référence se construit à l’intérieur d'un discours, il
montre aussi qu'il n'a de sens qu'à l’intérieur de ce discours spécifique.
b. Traitement photographique de Bergier:
Le traitement particulier accordé à Bergier apparaît au travers de deux
moyens privilégiés: le titre et la photographie. Il est dans ce contexte intéressant de revenir encore une fois sur l'article du Journal de Genève du 20 décembre 1996. On se souvient du ton fracassant de son titre: « Jean-François
Bergier sera "Monsieur fonds juifs" ». Il faut aussi se rappeler de la manière
dont le journaliste présente la commission, non en recourant au système institutionnel, mais en la décomposant en personnes. Tous les membres sont ainsi
nommés et décrits par le menu. En tant que Président, Bergier bénéficie toutefois d'un traitement de faveur.
Si au moment de la création de la commission, le Journal de Genève accorde de l'importance à chaque membre de la commission, la presse va complètement changer son mode de traitement au cours de la période étudiée.
Deux tendances coexistent:
- présentation de la commission d'un point de vue institutionnel
- présentation de la commission par l’intermédiaire de Bergier.
Cette répartition des articles amène des commentaires. Premièrement, il
s'agit de remarquer qu'une fois présentés, les membres de la commission disparaissent derrière l'organe qu'ils représentent (1) ou derrière leur président
(2). Deuxièmement, il faut constater que cette disparition profite à Bergier, qui
Figure et fonction de la Commission Bergier
137
devient le relais principal entre la commission et le public. S'il est normal qu'en
tant que président, Bergier bénéficie d'une grande attention, la manière particulière dont la presse en parle mérite qu'on s'y arrête.
Penchons-nous sur les photographies. Les chiffres parlent d'eux-mêmes :
sur septante-quatre photographies, vingt-neuf sont des images de Bergier,
alors que seulement trois illustrations montrent tous les membres de la commission. Dans les rares cas où l'ensemble de la commission est présentée, le
sous-titre de l'image ne peut s’empêcher de faire la part belle à Bergier. Comme
c'est le cas dans le Corriere del Ticino (20.10.97), seule la position de Bergier
sur la photographie est indiquée. (« [...] Jean-François Bergier in piedi al centro
[...] »); les autres membres étant laissés dans l'ombre. L'exemple de La Regione (8.3.97) est aussi explicite. Sous une photographie de groupe de la
commission, le titre insiste sur la personne de Bergier. Il ne mentionne pas
alors la commission sous son titre officiel, mais parle de « Bergier et ses collaborateurs ».
Si on en vient maintenant aux photographies de Bergier lui-même, nous
pouvons remarquer qu'il s'agit toujours de portraits. Ce choix n'est certes pas
innocent. Un petit détour par l'histoire de l'art nous apprend en effet que le
portrait tel que nous le connaissons aujourd'hui est issu du portrait de donateur. En tant que commanditaire d’œuvre, celui-ci est représenté dans œuvre
qu'il fait exécuter. Au départ, la convention seule permet d'identifier le donateur. Quant à reconnaître, par les traits physiques, qu'il s'agit de telle ou telle
personnalité, cela n'a aucune importance. Les choses évoluent à la Renaissance. Marquée par un esprit d'individualisation croissant, cette période voit le
portrait de donateur prendre plus d'importance. Quittant la fresque, il fait son
entrée dans le retable.13 D'abord mélangé aux autres figures de la scène, il se
voit petit à petit attribuer une place privilégiée, sur le volet latéral. Ce type de
représentation indépendante (sur le volet, alors que la scène principale se
passe sur le panneau central) annonce le portrait autonome.
Dès le XVIème siècle, le portrait oscille entre deux tendances. Il est d'une
part une représentation insistant sur le caractère privé et individuel. En tant
que tel, il privilégie les intérieurs et l'individualisation psychologique du personnage représenté. En même temps, le portrait reflète l'organisation sociale. Il
montre alors le rapport de l'individu à l'Etat. Dans les monarchies, le portrait de
cour est à l'honneur. Au contraire, un pays tel que la Hollande privilégie les
portraits de type bourgeois.
En quoi ce détour enrichit-il notre approche de la commission Bergier?
D'une part, il rend visible le double processus de décontextualisation de la représentation d'un personnage et de son changement de statut. D'abord membre du retable, le donateur est isolé dans un volet spécifique et termine sa
course en tant que personnage indépendant ayant une existence propre. D'autre part, il montre qu’une fois le portrait créé, celui-ci balance sans cesse entre
la représentation privée et psychologique et la représentation officielle. Les
portraits de Bergier semblent bien entrer dans cette approche. On peut les di13 Sous sa forme la plus simple, le retable se présente comme un panneau de bois peint placé
verticalement en retrait de l'autel. Composé de plusieurs panneaux (volets), le retable est
nommé polyptyque.
138
Lugon
S.
viser en deux groupes.
Le premier comprend les photographies de Bergier, prises sur le vif, lors
de manifestations publiques (Liberté 10.1.97, Corriere del Ticino 12.2.97, etc.).
Bergier y est vu en train de prendre la parole au micro ou d'écouter un des autres participants. Si le cadrage se focalise bien sur Bergier, il laisse imaginer
un contexte. Quelques exemples peuvent s’avérer utiles: L'Express
(17.10.97)14 montre la tête de Bergier au premier plan, se découpant sur une
rangée de visages flous. La Regione (21.10.97) opère un cadrage plus serré
sur le visage de Bergier. Elle suggère cependant le contexte de réunion par le
pupitre orné d'un micro derrière lequel Bergier se dresse et par la présence de
personnes floues à l’arrière-plan. Dans les deux cas, Bergier est portraituré,
mais le photographe évoque le contexte plus large dont il est sorti. De manière
analogue à la création du portrait en peinture, le photographe prend un détail
de la scène, l'agrandit et le fait changer de statut. Bergier quitte le magma du
groupe, pour devenir nettement individualisé dans un portrait. Si Bergier est en
effet sorti du lot, par la stratégie de cadrage, il est évident que le contexte de la
prise de vue est suggéré à dessein. Evoquant le contexte, le photographe
montre Bergier en tant que participant, en tant que membre d'une collectivité.
Cette dernière peut être celle de la commission elle-même ou celle d'une manifestation à laquelle la commission participe. Dans tous les cas, Bergier est
représenté sous un double aspect : la référence au contexte fait de lui un
membre. Mais mis en évidence par le cadrage, il est présenté en tant que
membre privilégié. La photographie elle-même reprend alors la catégorisation
faite par les articles : sans équivoque, elle montre Bergier en tant que président.
Le second groupe d'illustrations se compose d'une série de photographies posées (Impartial 20.1.97, Giornale del Popolo 20.1.97, Le Matin
23.1.9715, Neue Zürcher Zeitung 22.1.97, Journal de Genève 8-9.11.97). Chaque image se construit selon la même structure. La scène se passe en intérieur, le plus souvent dans ce qui semble être une bibliothèque ou un bureau. A
mi-corps, Bergier y est montré de face ou de trois-quarts, assis dans un fauteuil.
Si les illustrations du groupe précédant montraient sans ambiguï té Bergier en tant qu'occupant la fonction de président, la situation est plus complexe
ici. Montrant son bureau ou sa bibliothèque, la photographie nous fait pénétrer
dans l'univers de Bergier. L’intérieur représenté se caractérise par le choix du
mobilier, la présence de tableaux, etc. Tous ces éléments appartiennent à la
sphère privée. Même s'il s'agit du bureau où Bergier travaille en tant que président de la commission, l'accent est mis ici sur Bergier en tant que personne vivant dans tel type de milieu et de décor. On peut relever un parallèle entre ce
type de photographies et celles de certaines stars hypermédiatisées, dont le
public veut tout connaître. Les journalistes entrent alors dans la vie privée de
ces personnes pour nous montrer leurs maisons, leurs amis, etc. Ce parallèle
est intéressant, dans la mesure où il montre que Bergier est une personnalité
connue des lecteurs. Sinon, quel intérêt de pénétrer dans son intimité ? Il est
14
15
Annexe 5.4
Annexe 5.5
Figure et fonction de la Commission Bergier
139
toutefois inexact. Certains détails présents sur l'image ne fonctionnent en effet
pas comme de simples éléments privés. Le meilleur exemple est celui de la
pipe. Fumer ou non la pipe se rattache de manière évidente à la sphère privée
de Bergier. Toutefois, le montrer la pipe à la main est loin d'être innocent. Il est
vrai que la pipe fonctionne comme un attribut, qui donne à Bergier l'aspect d'un
vieux sage. Elle fait entrer Bergier dans une catégorie particulière : celle du
sage, de l'expert. Les nombreux livres présents sur l'image fonctionnent de la
même manière. Savoir que Bergier préfère tel ou tel type de littérature relève
de la vie privée, mais le montrer devant une bibliothèque bien garnie fait de lui
un être cultivé, un intellectuel.
La présentation de Bergier oscille entre deux pôles. D'une part, il s'agit de
pénétrer dans son intimité. On pourrait parler de traitement « people ». Ce type
de traitement montre que, de manière implicite, le journal considère Bergier
comme une personnalité publique et connue. D'autre part, et cet aspect me
semble beaucoup plus important, il s'agit de catégoriser Bergier. Connu comme
le président de la commission, il s'agit ici de justifier sa nomination à cette fonction. Bergier est alors présenté comme un être de savoir, un intellectuel, reprenant des catégories déjà utilisées dans les articles : celles d'historien ou d'expert.
On se souvient que le premier groupe d'images montrait clairement Bergier en tant que président de la commission. Il insistait donc sur sa fonction. Le
second groupe, plus complexe, met en avant les éléments qui font que Bergier
est à sa place, en tant que président. Rendant visibles les caractéristiques de
Bergier, il s'agit de lui donner du crédit. Dans tous les cas, nous pouvons
constater que les photographies (par le cadrage, la mise en scène, le choix du
décor ou de la pose) reprennent les catégories et le mode de présentation des
articles. Articles et photographies travaillent alors de concert à l'installation du
même monde, de la même vision de la commission Bergier.
Conclusion
A travers ce travail, j'ai essayé de montrer le grand rôle joué par la presse
dans le contexte d'un problème public. La lecture des journaux révèle de manière claire sa double fonction. Sa première tâche est évidemment d'informer le
lecteur de l’évolution du problème dont il est question. Mais elle ne se contente
pas de rapporter des faits. Bien au contraire, elle contribue à l'élaboration dudit
problème, dans la mesure où elle en élabore une vision.
Le cas de la commission Bergier illustre bien cette tendance. En effet,
l'analyse du discours journalistique concernant cette question révèle comment
la presse parvient à établir sa propre vision de la commission. Pour ce faire,
elle recourt à différents types de ressources. D'une part, elle utilise les ressources proprement journalistiques. On peut évoquer le rubricage, le choix de la
titraille, etc. D'autre part, elle recourt à des ressources extérieures. Elle puise
alors dans le savoir partagé de son lectorat. A partir de ces éléments externes,
de ce savoir commun, elle construit sa propre vision de la réalité. Elle peut
aussi présenter un élément une première fois, puis le considérer comme un fait
connu et l'utiliser comme base, dans son élaboration ultérieure de la réalité.
Il est important de souligner ici que les différents éléments constitutifs du
140
Lugon
S.
discours en train de se faire n'ont de sens qu'à l’intérieur de ce discours-là. On
peut rappeler dans ce contexte la manière dont la presse peut raccourcir le
nom de la commission, après l'avoir présentée dans tous les détails. On peut
citer aussi le cas de l'historien chargé d’enquêter sur les activités de la Stasi,
qui fonctionne uniquement dans la mesure où la référence « commission Bergier » a été établie comme telle, dans le discours dans lequel la présentation
de l'historien émerge.
L'analyse aurait certes pu être approfondie. Faute d'exhaustivité, elle met
en évidence quelques faits caractéristiques révélateurs de la manière dont
fonctionne la presse, à l’intérieur de l'espace réduit qui lui est imparti.
Figure et fonction de la Commission Bergier
141
Annexes 5
Annexe 5.1 : Journal de Genève, 10.12.1996
Fonds juifs : intense semaine américaine
pour le diplomate Thomas Borer
Il s'agira avant tout de convaincre les Américains de la bonne foi helvétique sur un dossier où les enjeux dépassent
parfois les seuls intérêts des victimes juives.
Le plus jeune ambassadeur de Suisse
Thomas Borer, chef de la Task Force sur les
fonds juifs en déshérence, vient d'entamer
une délicate mission de persuasion aux
Etats-Unis, où il doit convaincre politiciens
et représentants juifs de la bonne foi des
autorités helvétiques à vouloir faire toute la
lumière dans les meilleurs délais sur cet
embarrassant dossier pour l'image de la
Suisse. Point d'orgue de sa visite, les auditions qui seront tenues mercredi matin devant la Commission bancaire de la Chambre des représentants. Des auditions qui
font suite à celles organisées en avril et
octobre derniers par la Commission bancaire sénatoriale sous la houlette du sénateur Alfonse D'Amato, qui n'a guère fait
dans la dentelle jusqu'ici dans ses accusations contre les banques suisses et la
Confédération.
Présidées par le parlementaire républicain
Jim Leach (Iowa), un homme loué pour
son sens de l'équité, ces auditions réuniront
les meneurs de jeu de cette affaire, des représentants des banques suisses aux historiens du Département d'Etat chargés de
l'enquête sur le volet américain des transferts de l'or nazi pendant et après la Seconde Guerre mondiale en passant par les
représentants du Congrès juif mondial
(CJM) et les victimes de l'Holocauste spoliées par le régime hitlérien.
Si l'indépendance d'esprit, le ton mesuré
et les manières chevaleresques de M. Leach
laissent augurer une atmosphère plus propice à l'écoute mutuelle que lors des auditions sénatoriales, rien n'indique que les
autres acteurs de la journée ne veuillent
apporter une note plus musclée à cette
nouvelle batterie de témoignages.
A commencer par le sénateur D'Amato
lui-même, présent sur tous les tableaux, qui
s'est invité à témoigner, malgré les démentis
répétés de son chef de cabinet. Greg
Rickmann affirme que son patron a été invité, sans autre commentaire. Au cabinet de
M. Leach, on indique que c'est au contraire
le sénateur qui a tenu à être présent car il
souhaite informer les membres de la Commission
des travaux entrepris par son équipe. Certes, aucun règlement n'interdit au président d'une
commission de prendre la parole devant la
commission de l'autre Chambre, mais la
pratique est plutôt inhabituelle, reconnaît
David Runkil, porte-parole de M. Leach.
A en croire certains observateurs politiques américains, M. D'Amato ne souhaite
tout simplement pas se laisser ravir la vedette sur ce dossier. Car si M. Leach ne
risque guère de lui faire ombrage -- le poids
du vote juif est quasiment nul dans l'Etat
de l'Iowa -- ce n'est pas forcément le cas
d'autres parlementaires de la Commission
bancaire, démocrates et républicains
confondus, des Etats de New York et du
New Jersey notamment. De ces parlementaires, Charles Schumer, démocrate
progressiste de Brooklyn (New York)
paraît le plus à même de gêner les visées
électorales de M. D'Amato, car soupçonné
de convoiter le siège du sénateur en 1998.
L'occasion est donc inespérée pour ce
démocrate déjà largement soutenu par la
communauté juive de New York, de se
battre sur le même terrain que D’Amato.
En bref, une guerre de pitbulls en perspective,
souligne cyniquement un observateur politique à Washington. M. Schumer a déjà fait
connaître son intérêt pour l'affaire, explique Andrew Biggs, chef de cabinet de M.
Leach. La tâche ne sera donc pas forcément aisée mercredi pour Thomas Borer si
les 2 rivaux new-yorkais décident de donner un premier coup de reins à leur campagne électorale.
Discrétion suisse
142
Lugon
S.
En marge de ces auditions, M. Borer devrait également profiter de son séjour pour
tenir une série d'entretiens bilatéraux à
Washington et New York. Vendredi, l'ambassadeur a déjà rencontré Stuart Eisenztat,
le sous-secrétaire d'Etat au Commerce international et coordinateur de l'enquête
américaine. Leur entretien, qualifié de positif à l'Ambassade de Suisse à Washington
a porté sur l'échange d'informations mutuelles sur les enquêtes en cours tant en
Suisse qu'aux Etats-Unis.
M. Borer devrait également s'entretenir
avec M. Leach et éventuellement avec le
sénateur D'Amato si l'agenda de ce dernier le
permet, indique son chef de cabinet. Enfin,
un entretien est également prévu à New
York avec Edgar Bronfman, président du
CJM, à la demande des autorités suisses.
Aucune date n'a cependant été communiquée. Une grande discrétion entoure en
effet la visite de M. Borer, une visite qui en
marge du volet public comporte également
un volet strictement diplomatique, indique-t-on
à l'Ambassade suisse à Washington. MariaPia Mascaro
Annexe 5.2 : Journal de Genève, 20.12.1996
Jean-François Bergier sera Monsieur fonds juifs
Avec sept autres historiens et un juriste, le Vaudois, professeur à l'EPFZ, devra avant tout contrer les pressions
politiques. Du Congrès juif mondial notamment.
Après un retentissant coup de théâtre, les
conseillers fédéraux se sont finalement mis
d'accord jeudi sur le nom du président de
la commission chargée d'enquêter sur les
fonds en déshérence et les avoirs nazis déposés en Suisse. Alors que la personnalité
du Fribourgeois Urs Altermatt n'avait pas
réussi à convaincre l'ensemble du collège
mercredi -- et en particulier Ruth Dreifuss
- l'historien vaudois Jean-François Bergier
a fait l'unanimité. Contacté mercredi soir
en dernier recours, ce dernier semble avoir
constitué l'homme providentiel de la situation.
Etabli depuis trente ans outre-Sarine,
Jean-François Bergier occupe l'importante
chaire d'histoire des civilisations de l'Ecole
polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ),
et s'est distingué par ses nombreuses publications sur l'histoire économique de la
Suisse. Reconnu par ses pairs, cet homme
de 65 ans, qui jouit d'une grande aura en
Suisse et à l'étranger, devra conduire avec
indépendance la lourde tâche qui l'attend:
diriger une équipe de scientifiques dans un
contexte politique très émotionnel.
Il devra avant tout chercher à se prémunir d'éventuelles pressions politiques,
même si Flavio Cotti s'est plu à répéter à
moult reprises que la commission, indépendante, bénéficierait d'une grande auto-
nomie. Jean-François Bergier s'est déclaré
honoré par ce mandat, mais n'a pas caché
sa peur eu égard à l'énormité de la responsabilité dont il se voit ainsi investi. Je ne suis
pas un spécialiste de la Deuxième Guerre mondiale, mais un généraliste de l'histoire économique,
ce qui me permettra d'avoir une vue d'ensemble du
problème.
Pour le seconder, Jean-François Bergier
peut compter sur une équipe de renom,
bien que ses membres - 7 historiens et un
juriste -- ne constituent pas non plus les
spécialistes les plus pointus de la période,
ni de la problématique considérées. Certes
il ne leur reviendra pas de réaliser le travail
de terrain, mais d'organiser la recherche
avant tout, comme le relève Andreas Kellerhals, vice-directeur des Archives fédérales. La tâche d'investigation à proprement
parler sera effectuée par une équipe de 10 à
20 personnes qui reste encore à nommer.
Quatre étrangers
Parmi les 7 historiens, figurent 4 étrangers. Il s'agit de Wladyslaw Bartoszewski
(74 ans), ancien ministre des Affaires
étrangères de Pologne. Avant d'embrasser
la carrière diplomatique, cet ancien interné
d'Auschwitz a enseigné l'histoire en Pologne et en Allemagne. L'historien économique britannique Harold James, jusqu'à récemment professeur invité de l'Institut
Figure et fonction de la Commission Bergier
universitaire de Hautes études internationales de Genève, est le benjamin du
groupe. Agé de 40 ans, il enseigne actuellement à l'Université de Princeton (USA).
L'unique femme de la commission, l'Américaine Sybil Milton, travaille au Musée de
l'Holocauste de Washington. Quant à
l'Israélien Saul Friedländer, né en Tchécoslovaquie en 1932, c'est une éminence de
l'histoire de la Deuxième Guerre mondiale.
Le véritable spécialiste des avoirs en déshérence des victimes du nazisme en Suisse,
un des points centraux du mandat de la
commission, est le Bâlois Jacques Picard,
âgé de 44 ans. L'équipe est complétée par
l'historien économique lucernois Jakob
Tanner, âgé de 46 ans, qui enseigne à l'Université de Bielefeld, en Allemagne. Le dernier historien du groupe est Georg Kreis
(53 ans), le directeur de l'Institut européen
de l'Université de Bâle, spécialiste des relations internationales et des questions d'ac-
143
tualité. Enfin, le seul et unique juriste du
groupe est le Jurassien Joseph Voyame (73
ans), qui a assumé de très nombreux postes, parmi lesquels celui de directeur de
l'Office fédéral de la justice.
Critiques du CJM
Le Congrès juif mondial (CJM) n'a pas
hésité à monter au créneau, jeudi déjà, en
s'offusquant de ne pas avoir été consulté
pour la nomination des membres de la
commission. Il s'est félicité de la nomination de Sybil Milton, Saul Friedländer et
Jacques Picard, mais a fustigé celle de Harold James. Un avant-goût de ce qui attend
la commission, qui devrait se réunir pour la
première fois à la mi-janvier.
Elle décidera alors de la manière dont elle
s'organisera pour remplir son mandat qui
devrait faire l'objet d'un rapport final d'ici
trois à cinq ans.
Esther Mamarbachi
Annexe 5.3 : Nouveau Quotidien, 19.11.1997
Une «commission Bergier» pour pister la STASI en Suisse ?
Une commission du National veut nommer un historien pour éclairer les menées de la Police secrète de l'ex-RDA.
Mais jusqu’où la Suisse, étendra-t-elle
l'introspection historique amorcée par l'affaire des fonds des juifs ? Apres avoir
commencé à lever le voile sur son attitude
durant la Deuxième Guerre mondiale, les
travaux de fouille toucheront peut-être une
période plus récente. Sous la pression de
députés de droite, une investigation pourrait être ordonnée par les Chambres afin
d’éclairer les relations qu'ont entretenues
certaines organisations et personnalités
suisses avec l'ex-Allemagne de l'Est et, plus
précisément, avec sa police secrète, la sinistre Stasi.
C'est en tout cas la recommandation
formulée hier par la commission des affaires juridiques du national, qui propose de
nommer un historien pour cette recherche.
Les parlementaires donnent suite ainsi à un
vote du Conseil national qui, en juin 1996,
avait accepté une initiative parlementaire de
Walter Frey, très proche camarade de parti
de Christoph Blocher. Le député de l'UDC
zurichoise demandait la mise en place d'un
«préposé spécial indépendant» afin de faire
toute la lumière sur les menées en Suisse
des anciens services secrets de la RDA.
La commission du National est allée plus
loin en adoptant un arrêté fédéral qui s'inspire de celui créé pour la commission d'experts Bergier, celle-là même qui s'intéresse
au rôle de la Suisse durant la Deuxième
Guerre mondiale. Selon le projet de la
commission des affaires juridiques, le
Conseil fédéral devrait nommer un historien indépendant plutôt qu’un préposé
spécial, cela afin de faciliter l’accès aux archives de la Stasi.
La présidente de la commission, la radicale zurichoise Lili Nabholz, a tenu à préciser hier que les recherches sur la Stasi seraient de moindre portée que celles
concernant la guerre, et surtout qu'il ne
s’agissait en aucun cas de régler des comptes avec la gauche. La députée en veut pour
preuve que le mandat qui serait, confié à
cette commission Bergier bis porterait aussi sur les liens qu'ont noués l’économie et
144
Lugon
l’Allemagne de l'Est. Le Conseil national
devrait se prononcer au plus tôt ce prin-
Annexe 5.4 : L’Express, 17.10.1997
Annexe 5.5 : Le Matin, 23.01.1997
S.
temps.
LNQ/ATS
LA TASK FORCE ET LE POLITIQUE
Mauro Vignati et Sid Ahmed Hammouche*
Introduction
La Task Force a été crée par décision du Conseil Fédéral le 23 octobre
1996. Elle fait partie intégrante du Département Fédéral des Affaires Etrangères (DFAE) et dépend directement de son chef : le conseiller fédéral Flavio
Cotti. Cet état-major spécial fonctionne comme une cellule de crise, dans le
sens que son existence est strictement liée à la résolution de l’affaire des avoirs
en déshérence issus de la Deuxième Guerre mondiale. Elle est dirigée par
l’ambassadeur Thomas Borer et compte vingt-six collaborateurs, parmi lesquels des diplomates, des historiens, des juristes et des spécialistes en communication. La Task Force a pour tâche principale de représenter les intérêts
de la Suisse dans les discussions en cours sur le plan international, d’agir de
manière expéditive et de coordonner au niveau des autorités fédérales toutes
les mesures relatives aux avoirs en déshérence issus de la Deuxième Guerre
mondiale. Elle est également chargée de coordonner les plus importants organes actifs dans ce domaine (Commission Bergier, Comité Volker, le Fonds
Spécial en faveur des victimes de l’Holocauste/Shoah dans le besoin, les organisations juives, les banques, les médias, etc.).1 Notre étude a pour objectif
d’analyser la Task Force en tant que figure construite par le discours de la
presse suisse. Le problème principal qui se pose au chercheur est celui du
contexte à l’intérieur duquel il aura la possibilité de travailler. La définition et la
description du champ d’étude sont fondamentaux pour pouvoir délimiter les
thématiques à affronter dans un domaine précis, pour appréhender la problématique dans son entier et donc obtenir une vision critique plus profonde et
moins dispersée. Afin de pouvoir regarder avec des yeux objectifs et d’obtenir
une image la plus diversifiée possible au niveau géopolitique de la figure de la
Task Force (qui naît et qui se développe à l’intérieur du contexte journalistique
suisse), nous avons décidé d’utiliser un large éventail de journaux et hebdomadaires, en cherchant une optimisation de la diversification du notre corpus
afin de couvrir les trois régions linguistiques, les différentes appartenances ou
indépendances aux idéologies politiques et le différent retentissement national
et social.2 Pour respecter les prémisses exposées jusqu’ici, nous avons jugé
très utile et d’une certaine façon complémentaire, d’ajouter aux articles de journaux et d’hebdomadaires les articles parus sur Internet, considéré désormais
comme un importants moyen d’information. Ces articles sont tirés du site Internet de la Task Force. Ils ont été rédigés par des journalistes et des membres
de la Task Force.
Afin d’appréhender le problème public dans sa complexité, nous devons
1
REVUE Suisse, Janvier 1998 ; Réélaboration du document officiel rédigé par la Task Force,
Département Fédéral des Affaires Etrangères, Berne.
2 Presse de référence : Nouveau Quotidien, Journal de Genève, Tages-Anzeiger, Neue Zürcher
Zeitung, Berner Zeitung. Presse régionale : 24Heures, Tribune de Genève, Liberté, Nouvelliste,
Aargauer Zeitung , Neue Luzerner Zeitung, Bund, Basler Zeitung, Corriere del Ticino, Giornale
del Popolo. Autres sources : Das Magazin, REVUE Suisse, Internet.
146
M. Vignati et S. A. Hammouche
aller au-delà de la description et de la définition de notre champ d’étude en
spécifiant une démarche d’analyse. L’approche ethnométhodologique (qui nous
semble être la théorie sociologique la plus appropriée pour décrire et analyser
un problème public), nous a permis d’analyser notre corpus suivant une analyse séquentielle, entendue comme l’exposition des faits ou mieux des articles
selon leur date de parution (le « monde calendaire »)3. C’est ainsi que nous
avons constaté une transformation de l’image de la Task Force, en lien avec le
déroulement du scandale des fonds en déshérence. Au fil de cette recherche,
nous avons été confrontés à la forte présence d’une synecdoque : beaucoup de
textes relatifs à la Task Force portent, soit dans les titres soit à l’intérieur même
des textes, le nom de M. Borer, lequel en vient à représenter l’ensemble d’une
équipe de presque trente membres. Ainsi, l’image de la cellule de crise se
structure et se développe à travers la construction de l’image de son chef. Pour
l’explication et pour une compréhension exhaustive de ce phénomène nous
renvoyons au paragraphe consacré à l’analyse de l’image de M. Borer.
L’analyse séquentielle nous a permis de distinguer trois phases fondamentales marquant l’évolution de la Task Force : une première phase de
« Vérité », une deuxième phase « Economique », et la troisième de
« Médiation ».4
1. Vérité
Un problème social naît lorsque les membres d’une société énoncent des
jugements de valeur sur une situation qui leur semble insupportable ou indésirable. Il devient un problème public dès lors qu’il est un enjeu de controverses
et d’affrontements entre acteurs collectifs dans des arènes publiques. La configuration du problème public implique celle d’un « système actanciel » (Boltanski cité par Cefaï , 1996, 52), c’est-à-dire une configuration des relations entre
les différentes figures impliquées dans la constitution d’un problème social.
Dans notre première phase, où le problème social se développe à partir de son
stade embryonnaire suite à la dénonciation de la problématique par les autorités américaines, le schéma actanciel est construit en référence au modèle judiciaire. Il organise les rapports entre les dénonciateurs de la problématique, les
responsables, les victimes et les juges. Les accusations et les revendications
feront alors l’objet de discussions à l’intérieur des arènes publiques. Ce schéma
n’est pas rigide : les acteurs et les catégories peuvent changer en fonction
d’une transformation de la situation initiale ; les acteurs peuvent changer de
catégorie en fonction des relations qu’ils entretiennent entre eux. Le schéma
actanciel est fondamental pour comprendre et circonscrire le problème public
d’un côté, et de l’autre pour identifier et catégoriser les acteurs. Dans cette
première phase – que nous avons appelée Vérité – le problème public se
construit autour de l’identification des coupables et des victimes : c’est justement la période où la volonté de clarifier le passé est fortement présente.
3
La période d’analyse se déroule à partir de la date de fondation de la Task Force (le 23 octobre 1996) jusqu’à la conférence de Londres (décembre 1997).
4 A noter qu’une séparation nette des périodes n’est pas faisable en suivant d’une manière trop
stricte la classification des articles selon leur date de publication. A la fin d’une période et au
commencement de la suivante, les articles des différentes thématiques se mêlent pendant un
ou deux mois.
La task force et le politique
147
L’image que la presse suisse nous donne de la problématique est la suivante :
Dénonciateur
- La Suisse
- L’administration américaine
Victime
- Les juifs de l’Holocauste/Shoah
Responsable
- Les associations juives
- La Banque Nationale Suisse
- Les banques privées
- La Task Force
Juge
- Les
différentes
organisations
concernées
(les
commissions
d’experts, la Commission Bergier,
le Congrès Juif Mondial)
- L’opinion publique
Après les articles parus à l’occasion de la création de la Task Force, le 24
octobre 1996 (date de la déclaration du DFAE concernant l’institution de la
cellule de crise), c’est le 12 décembre qu’apparaît le premier article consacré à
Thomas Borer et à sa cellule de crise, à l’occasion des auditions à la Chambre
des représentants aux Etats-Unis. Cet article montre comment le diplomate
suisse représente la Suisse aux Etats-Unis. Le titre charge M. Borer de cette
tâche difficile :
« Fonds juifs : à Washington, face à ses accusateurs, la Suisse se défend » 5
Deux figures principales sont mises en relation : les accusateurs et celui
qui défend la Suisse. Nous utilisons le terme défendre parce que c’est l’image
que nous présente le journaliste dans son titre. La presse ne présente pas les
interventions de M. Borer comme chargées du pouvoir de résoudre la question
des fonds en déshérence aux niveaux historique et moral, mais comme les réponses adéquates à apporter devant un tribunal, face à des accusateurs. Les
accusations portées par les représentants du Comité des affaires bancaires et
financières de la Chambre basse sont suivies par des réponses obtenues à travers le choix des extraits des interventions de Thomas Borer. Par contre, le
corps de cet article présente le travail de Thomas Borer afin que la Suisse
puisse être vue non comme la responsable, mais comme celle qui s’engage à
résoudre cette affaire aux niveaux historique et moral. Les extraits mentionnés
par le journaliste nous montrent comment la Suisse, à travers son nouvel organe qu’est la Task Force, ne veut pas être engagée dans une controverse
entre dénonciateur et responsable, mais qu’elle essaie de s’approcher à travers
une attitude de coopération, une recherche de collaboration :
« La Suisse est parfaitement consciente de la douleur, du discrédit et de la confusion que
cette affaire engendre. C’est dans ce sens que vous pouvez être assurés que cette commission bénéficiera de la collaboration totale et sans entrave de tous les services de mon gouvernement. La vérité ne nous fait pas peur. Nous considérons en effet comme fondamental que nous parvenions à cette vérité aussi rapidement que possible. Mais pour ce faire il
nous faut faire fi des spéculations, des conclusions hâtives et des revendications sans fon-
5
Le Nouveau Quotidien, 12 décembre 1996, annexe 6.2
148
M. Vignati et S. A. Hammouche
dements que continuent de faire obstacle à la compassion, au tact et à la compréhension
mutuelle dont – à juste titre – la procédure a tant besoin. »6
Des expressions comme « la vérité aussi rapidement que possible »,
« collaboration totale°», « tact et compréhension » sont les mots clés de
l’attitude adoptée par la Suisse envers l’opinion publique internationale, dans
ce cas spécifique à l’égard des autorités politiques américaines. Au niveau de
la problématique, la Suisse reste coupable. Mais elle a eu l’esprit de créer un
organe à travers lequel elle peut assumer une position de collaboration dans
l’affaire. Dès ce moment, étant donné que le scandale des fonds juifs en déshérence est devenu un des thèmes principaux dans la presse suisse, la Task
Force a acquis une grande importance médiatique, parce que les journalistes
ont compris que c’est à elle que le gouvernement suisse a confié la résolution
de l’affaire. C’est dans ce contexte que l’article paru le 23 janvier 1997, dédié à
l’image de la Task Force et surtout à celle de Thomas Borer, devient compréhensible :
« Pourquoi l’ambassadeur Thomas Borer a tout pour plaire aux Américains » 7
Cet article, introduit par une brève présentation biographique, présente
les nombreuses qualités du chef de la Task Force. La tendance à exalter la figure du nouveau diplomate est tangible dans la presse suisse à tous niveaux.
Tous les quotidiens et hebdomadaires lui consacrant un article ou plus. La figure de M. Borer a un rôle central dans l’affaire des fonds juifs. Son image a
été créée d’une façon qui rappelle le style américain. Le nom de la cellule de
crise, Task Force, indique nettement que le Département Fédéral des Affaires
Etrangères voulait se confronter avec les autorités américaines en disposant
des mêmes atouts : le nom, emprunté au vocabulaire anglo-saxon et par son
sa puissance d’évocation a beaucoup frappé l’opinion publique. Cette dernière
connaît déjà le nom Task Force grâce aux médias (p. ex. à travers la Guerre du
Golfe), qui dans notre imaginaire est la figure d’un groupe créé rapidement
pour se confronter à un problème qui est né avec la même rapidité : une sorte
de force spéciale. Les termes « rapidité », « efficacité », « assurance »,
« confiance », « capacité », accompagnent indissociablement « Task Force »
dans notre imaginaire collectif. Donc, au-delà de sa volonté de se confronter
d’une façon paritaire, le Conseil Fédéral a voulu rendre conscient le peuple
suisse qu’il était en train d’opérer efficacement sur le plan international.
M. Borer, qui était déjà conseiller juridique à l’ambassade de Washington
en 1993, a été choisi par Flavio Cotti à la tête d’une cellule d’intervention, qui
avait comme mots d’ordre la rapidité et l’efficacité, en raison de sa connaissance de l’environnement politique, économique et juridique des Etats-Unis (M.
Borer avait présenté Henry Kissinger à M. Cotti ).
Nous avons relevé dans le paragraphe introductif que la figure de M. Borer était intimement liée à l’image de la Task Force, au point qu’elles sont devenues une seule entité médiatique. Les journaux poussent à plein régime la figure de M. Borer : articles, interviews, encadrés, reportages, dépêches. Plu6
Extrait du discours de Thomas Borer au « Committee on Banking and Financial Services » de
la Chambre basse des représentants des Etats-Unis (http://www.switzerland.taskforce.ch
/doc/961211_i.html).
7 Le Nouveau Quotidien, 23 janvier 1997, annexe 6.3
La task force et le politique
149
sieurs thèses se manifestent à l’égard de ce phénomène : la volonté politique et
sociale de créer un cas mass-médiatique, l’absence d’un meneur de référence,
une personnalité forte, disponible pour incarner l’image de la Suisse à exporter
aux Etats-Unis, ou simplement un accord tacite entre les moyens d’information
pour donner de l’espace à ce nouveau personnage, insolite dans le panorama
suisse, révolutionnaire par rapport au vieux système diplomatique suisse. Les
termes les plus utilisés pour qualifier le diplomate dans la presse suisse ont
été : « le chef de la Task Force », « le nouveau diplomate », « le patron »,
« notre ambassadeur », « l’ambassadeur » et « le jeune diplomate ». Toutes
ces qualifications, qui servent logiquement à exalter la figure de M. Borer à
l’égard du peuple suisse, sont accompagnées par tout un travail iconographique, lequel sera une des colonnes porteuses de la campagne de la Task
Force. Les photos représentent toujours M. Borer au milieu de l’image, ou entre
différentes personnalités du monde juif ou politique américain, les yeux écarquillés, dans des postures qui inspirent confiance, assurance, concentration,
ouverture et présence d’esprit. Il est chaleureux, à l’écoute et amical. Das Magazin – le supplément hebdomadaire du Tages-Anzeiger – lui a dédié sa Une,
en le montrant debout au milieu de la croix suisse, avec le titre juste en dessous de ses pieds : « Der Undiplomat »8. Ce dispositif évoque le nouveau style
adopté par M. Borer : la transformation d’une diplomatie suisse, vielle et incapable d’affronter d’une manière décidée, en diplomatie instruite et organisée.
L’image de M. Borer acquiert encore plus d’importance et de puissance en offrant à la presse une toute petite tranche de la vie privée de l’ambassadeur. Le
fait de rendre familier ce personnage à son public, aboutit à une reconnaissance
et un sentiment de bienveillance de la part du public envers le personnage public : l’homme qui, grâce à son succès auprès des femmes, fait parler de lui à
Berne comme à Washington (il est fiancé avec une ex-miss Texas) : « Que
voulez-vous ? Je suis célibataire et pas homosexuel. »9
Les déclarations récoltées par les journalistes aux Etats-Unis font également état d’une image très forte outre-Atlantique. Un représentent d’une organisation juive a commenté à propos de M. Borer : « Il a l’air de sincèrement
souhaiter régler cette question humainement. Il semblait déterminé à trouver
une solution globale et rapide sans en référer toutes les cinq minutes à Berne.
Ce n’est pas lui qu’il faut blâmer d’abord, mais le gouvernement suisse. On ne
sait plus qui est en charge du dossier à Berne ! Et cela ne rend pas vraiment
service à votre ambassadeur. »10 On voit dans cette première phase que la
Suisse s’engage dans le chemin de la collaboration, afin de découvrir la vérité
qui devrait être à la base de toute discussion et négociation concernant les
fonds juifs en déshérence. Mais, dans l’optique internationale, elle est néanmoins jugée comme coupable. De plus, les différents groupes d’intérêts présents aux Etats-Unis, le système juridique américain (qui prévoit la possibilité
d’une dénonciation publique collective – les dénonciations d’une même problématique à l’égard d’un seul coupable peuvent être réunies dans un dossier
unique – la plainte collective) et surtout la structure politique suisse qui n’a jamais été exposée à la critique et au jugement international et qui a réagi d’une
8
Das Magazin, janvier 1997, annexe 6.1
Nouveau Quotidien, 23 janvier 1997, annexe 6.3
10 Tribune de Genève, 23 janvier 1997.
9
150
M. Vignati et S. A. Hammouche
manière traditionnelle (les discussions entre les organes politiques suisses ont
entraîné une perte de temps), ont rendu vain l’effort de la Task Force. La voie
de la collaboration se trouve entravée et interrompue par la conjonction de tous
les éléments que nous venons d’exposer. Pour cette raison, une autre facette
de la problématique acquiert parallèlement de plus en plus d’importance jusqu’à
en devenir le nouveau titre de référence : les dédommagements. La caractéristique la plus remarquable de ce que nous avons appelé la phase Economique
est un détachement entre le politique suisse et les organisations juives et américaines.
2. Economique
Le 24 janvier, un article qui concerne la Task Force paraît :
« Thomas Borer annonce un fonds de solidarité. Pour bientôt » 11
Borer annonce la volonté de toutes les parties concernées de créer un
fonds de solidarité, dont le Conseil Fédéral assumera le rôle de leader. Mais si,
jusqu’à cette date, les articles présentaient une réponse claire et linéaire aux
accusations faites par les Américains, l’article du 24 janvier révèle une certaine
désorganisation à l’intérieur du DFAE : hiérarchie, responsabilités et répartition
des tâches au premier plan. Après la déclaration de M. Borer, les journalistes
ont récolté des déclarations divergeantes du chancelier de la Confédération
Achille Casanova : « Le Conseil Fédéral ne peut pas engager l’argent du
contribuable à la légère. Il prendra une décision lorsqu’il disposera de données
historiques sûres. »12
M. Borer assurait que la Suisse était officiellement d’accord de créer un
fonds notamment destiné à l’indemnisation des victimes de l’Holocauste. Le
Conseil Fédéral, en revanche, affirme qu’il prendra une décision quant à une
participation éventuelle de la Confédération au financement du fonds, lorsqu’il
disposera de données historiques sûres. La confrontation de ces déclarations
contradictoires, formulées par deux organes faisant partie du même système
politique, pose les prémisses d’un jugement plus objectif de la situation par la
presse. Il en découle logiquement la question de savoir si le gouvernement désavoue Thomas Borer. La réponse vient du chancelier de la Confédération :
« C’est une fausse interprétation. Mais c’est tellement compliqué et il y a tellement de facettes à cette crise qu’il faut dissocier le côté opérationnel du côté
stratégique. »13
Mais c’est le 5 février 1997 qui marque un tournant décisif :
« Le Conseil Fédéral s’apprête à constituer une Task Force politique sur les fonds juifs »
14
Les pressions internationales et nationales, qui ont trouvé leur expression
dans les quotidiens suisses, ont mené le Conseil Fédéral à reconsidérer la position de la Task Force et de Thomas Borer.15 Les articles qui ont démontré la
11
Journal de Genève, 24 janvier 1997, annexe 6.4
Neue Zürcher Zeitung, 24 janvier 1997.
13 24Heures, 5 février 1997.
14 Le Nouveau Quotidien, 5 février 1997.
15 Voir Journal de Genève, 6 février 1997, annexe 6.6
12
La task force et le politique
151
confusion qui règne à l’intérieur du DFAE, trouvent une solution dans cet article.
Le Conseil Fédéral a décidé de réduire le champ d’action de la cellule de crise,
reléguée au rang d’organe d’exécution de type administratif, pour créer une
nouvelle Task Force à vocation politique et stratégique, dirigée par le secrétaire
d’Etat Jakob Kellenberger. A travers cette décision (qui n’aura pas de suite),
Flavio Cotti a voulu clarifier la position et la tâche de M. Borer, qui était ambiguë à cause de sa double fonction de chef de la Task Force et d’ambassadeur.
L’intention initiale, le but de la création de la Task Force était de mettre en liaison les différents organes et de concentrer toutes les informations, pour avoir
une capacité d’élaboration et d’exposition des données plus rapide. Elle devait
être porte-parole du Conseil Fédéral, représentant la Suisse, et non un organe
décisionnel.16 Mais l’incompréhension a joué un mauvais tour. L’article du 18
avril 1997 nous montre que la trajectoire parabolique de Monsieur Borer semble avoir atteint son sommet avant de redescendre :
« La Suisse et le Congrès Juif Mondial à couteaux tirés »17
Le scandale dont il est question, concerne la nomination du président du
Fonds spécial en faveur des victimes de l’Holocauste. Thomas Borer avait
promis au CJM qu’Elie Wiesel, Prix Nobel de la paix, serait nommé Chairman
du fonds. Le Conseil Fédéral, de son côté, a nommé Rolf Bloch, président de la
Fédération suisse des communautés israélites. Les réactions à chaud du directeur exécutif du CJM ont été : « Dans ce contexte, nous nous interrogeons
sur Thomas Borer, notre interlocuteur suisse. Représente-t-il vraiment son
gouvernement ? »18 Un autre exemple de l’incertitude à l’égard de M. Borer et
de la tâche qu’il doit accomplir se retrouve dans la Neue Zürcher Zeitung :
« Ob Borer als offizieller Repräsentant der Schweiz vor diesem Forum [le Washington
Hearing d’Alfonse D’Amato du 15 mai 1997] wirklich ebenfalls auftreten soll, ist die offene
Frage. »19
En comparant les articles du 23 janvier (annexe 6.3) et du 18 avril (annexe 6.5), il apparaît clairement que les deux acteurs suisses (Task Force et
Conseil Fédéral, ou Thomas Borer et Flavio Cotti) ont échangé leurs places à
l’intérieur du discours construit par la presse. M. Borer, qui était considéré par
les américains comme celui qui pouvait effectivement intervenir de manière
concrète dans l’affaire des fonds juifs et qui était entravé dans sa mission par
un Conseil Fédéral nébuleux et brouillon, devient maintenant presque un obstacle à la réussite politique et diplomatique des échanges entre la Suisse et le
Congrès Juif Mondial. De plus, un haut fonctionnaire fédéral déclare :
« Si on veut que le Fonds de Solidarité soit accepté en votation populaire, on ne peut pas
se permettre d’erreur. Or nommer une personnalité juive et non suisse à la tête du Fonds
pourrait clairement en constituer une »20.
La problématique des fonds juifs recouvre alors un nouvel aspect : celui
des dédommagements. Les organisations dénonciatrices font pression afin
que l’opinion publique soit plus sensible à cette nouvelle dimension du pro16
Idem
Le Nouveau Quotidien, 18 avril 1997, annexe 6.5
18 Corriere del Ticino, 18 avril 1997.
19 Neue Zürcher Zeitung, 13 mai 1997.
20 Le Nouveau Quotidien, 18 avril 1997, annexe 6.5
17
152
M. Vignati et S. A. Hammouche
blème. La publication du Rapport Eizenstat constitue un nouvel argument, sur
lequel les américains s’appuient pour pouvoir battre le tambour des remboursements monétaires. La Task Force est de moins en moins présente au niveau
médiatique suisse. La volonté de découvrir la vérité à travers le Rapport Eizenstat et les travaux des commissions Bergier et Volker a progressivement
mené à une discussion typiquement financière. Dans ce contexte, les tensions
internationales ont engendrées moins par la volonté clarificatrice du passé
historique suisse, que par l’effort de trouver un point d’accord au niveau économique. Un exemple clair de cette situation ambivalente ressort d’une des rares interventions de Thomas Borer dans la presse suisse durant cette période.
Un journaliste interroge le chef de la Task Force au sujet de la publication du
Rapport Eizenstat21 :
« La Suisse a versé en tout et pour tout 86 millions de dollars alors que
(Journaliste)
les estimations américaines de la valeur des biens allemands en sa possession atteignent jusqu’à dix fois ce montant ! »
« Après la guerre, ces questions ont été l’objet d’accords multilatéraux
(M. Borer)
acceptés de part et d’autre, notamment l’Accord de Washington. D’un
point de vue légal, le dossier est donc clos. Mais il nous faut maintenant
procéder à un jugement moral, nous demander si ces actes étaient moralement justes ou non. »
« Cet examen de conscience pourrait-il se traduire en dédommage(Journaliste)
ments matériels ? »
« Il est erroné de sauter automatiquement du jugement moral à l’argent.
(M. Borer)
La Suisse ne peut pas accroître les montants des fonds à chaque nouvelle
"découverte" historique. Le Rapport Eizenstat a reconnu que nous
avions empoigné ce dossier de manière exemplaire ».
M. Borer considère « erroné » de passer automatiquement du jugement
moral à l’argent. Cet extrait de l’interview témoigne du changement de problématique. En effet, toute nouvelle découverte relative au passé suisse engendre
par conséquence directe une réclamation d’argent.
L’image de la Task Force est médiatiquement réduite durant cette période. Les controverses qui se sont développées suite aux déclarations de M.
Borer concernant le Fonds de Solidarité et la somme que la Suisse était prête à
verser, la nomination du président du Fonds spécial et la déclaration du
Conseil Fédéral qui avait annoncé la constitution d’une nouvelle Task Force à
vocation politique, ont estompé la figure de Thomas Borer. La faible ligne directrice tracée par le Conseil Fédéral, a finalement été mal payante pour
l’ambassadeur. Le problème public a changé de visage, de la recherche de la
vérité à la recherche d’un compromis économique. Les acteurs et les catégories
ont également changé.
La situation que nous présente la presse suisse est la suivante :
Les requérants d’indemnisation
- Les associations juives
- L’administration américaine
21
Le Nouveau Quotidien, 9 mai 1997.
Les futurs payants
- Le Conseil Fédéral (DFAE)
- La Banque Nationale Suisse
- Les banques privées
La task force et le politique
153
Les divulgateurs des faits de l’histoire
- Le Rapport Eizenstat
- Les commissions d’enquête
On peut noter que la Task Force a disparu du schéma actanciel, parce
que la place laissée vacante dans la presse suisse est promptement occupée
par le Département Fédéral des Affaires Etrangères et surtout par Flavio Cotti,
lequel doit remplacer l’image forte du meneur qui a été celle de M. Borer jusqu’alors. La Task Force a perdu son rôle à l’intérieur du débat public. C’est pour
cette raison qu’elle-même changera ses fonctions, se positionnant comme un
instrument de médiation.
3. Médiation
La médiation, troisième période d’évolution de la Task Force, aurait dû
être la fonction principale de la cellule de crise. Dans la version officielle initiale, ses fonctions ont été définies de la manière suivante : « La Task Force a
pour mission d’agir de manière expéditive et de coordonner au niveau des autorités fédérales toutes les mesures relatives aux avoirs en déshérence issus
de la Deuxième Guerre mondiale. La Task Force établit des contacts avec les
institutions intéressées, en Suisse et à l’étranger (organisations juives, associations des victimes du nazisme, banques, assurances, etc.) ».22 Etablir et maintenir des contacts en Suisse et à l’étranger était donc sa fonction principale,
celle d’un médiateur. Mais nous avons vu que les premiers pas accomplis par
l’ambassadeur Borer ont été indépendants et suggérés par lui-même. La démission de l’ambassadeur Jagmetti à Washington, la double fonction politique
et stratégique de Thomas Borer (avant d’être désigné à la tête de la cellule de
crise, il a été nommé ambassadeur) et l’absence d’un meneur, de quelqu’un qui
assume la responsabilité des choix politiques (comme il l’a affirmé dans une
interview pour Libération, vendredi 12 septembre 1997) ont porté le diplomate à
assumer et à se charger de fonctions qui ne concernaient pas son rôle. Nous
en avons observé les répercussions dans le chapitre Economique : la volonté
du Conseil Fédéral de créer une Task Force politique, le redimensionnement
de la figure et de la fonction de la cellule de crise. La figure médiatique est en
régression pendant cette période, soit parce que les discussions au niveau international ont pour objet la somme à établir et les modalités pour la distribution, soit parce que la fonction originaire de la cellule de crise comporte un travail qui se déroule à l’abri des médias. Preuve en est l’absence d’articles qui
s’occupent d’une façon concrète de la Task Force. Nous aurions pu citer de
nombreux articles relatifs au scandale des fonds en déshérence en Suisse,
dans lesquels Thomas Borer est cité à une seule reprise, afin de montrer la position de la Task Force dans les différentes facettes de la problématique ou de
soutenir la ligne directrice du Département Fédéral des Affaires Etrangères.
Nous avons renoncé à ces citations, car elles n’auraient pas modifié substantiellement notre présentation. Néanmoins, nous avons récolté suffisamment de
22
Extrait du document officiel rédigé par la Task Force, Département Fédéral des Affaires
Etrangères, Berne.
154
M. Vignati et S. A. Hammouche
matériel pour analyser le dernier aspect de la cellule de crise : le repositionnement de sa figure dans un système actanciel de médiation.
Le vendredi 30 mai 1997 la presse nous fournit un premier exemple de la
réalisation de la nouvelle fonction remplie par la Task Force. Thomas Borer se
trouve en visite en Israël, où il a participé à l’inauguration d’un square PaulGrüninger, du nom du commandant de la police saint-galloise puni par la
Suisse pour avoir sauvé la vie de 3000 juifs. Selon La Liberté « [...] sa visite n’a
rien d’un hasard. Dès lundi la World Jewish Restitution Organisation (WJRO)
réunie au grand complet à Jérusalem, débattra notamment des critères qui présideront à la distribution des quelques 265 millions de francs. »23 Le rôle de
médiateur (intermédiaire dans des situations où il ne s’agit pas de conflit mais
plutôt d’impossibilité à communiquer), et donc la nouvelle fonction de
l’ambassadeur, est accompagné d’un efficace travail de marketing : son portrait
public renforce l’image de l’homme qui fait office de trait d’union entre les acteurs du problème public. En effet, après une première période où l’image publique et privée de l’ambassadeur était fortement médiatisée et une deuxième
période où son image avait presque disparu, les quotidiens suisses de référence (Nouveau Quotidien, Journal de Genève, Tages-Anzeiger, Neue Zürcher
Zeitung) réintroduisent un travail iconographique. M. Borer resurgit à la rampe
des journaux suisses comme un personnage d’appui, celui qui n’est plus uniquement le représentant de la Suisse, mais plutôt le lien entre la Suisse et les
autres acteurs du problème public24. Il devient le personnage d’une médiation,
dont les aspects se multiplient. Or, si la nouvelle tâche du chef de la Task
Force est celle de rapprocher les acteurs de la problématique et d’aplanir
d’éventuelles divergences, elle suppose également de rendre attentifs les organes politiques suisses au sujet de l’image de la Confédération aux EtatsUnis. M. Borer ne se charge plus des devoirs qui sortent de sa juridiction, il se
limite à rendre conscients les politiciens en charge de l’affaire du climat et des
décisions prises par les organes politiques américains, surtout après l’annonce
par différents Etats et villes américains d’un probable boycott envers les intérêts suisses aux Etats-Unis. Il s’affirme dans ses nouvelles tâches, par exemple
lorsqu’il s’exprime devant l’Association suisse de politique étrangère : « Que
faire Mesdames et Messieurs, pour infléchir cette tendance, pour se débarrasser de cette image de bad guys qui nous est collée depuis quelques mois ? Je
l’ai dit plusieurs fois ces dernières semaines et je le répète : je pense qu’il est
fondamental que des actes concrets et visibles soient réalisés dans un futur
proche. Il ne suffit pas d’annoncer des mesures. »25 Et d‘ajouter :
« [...] les banques, le gouvernement, le Parlement et l’administration avaient sous-estimé la
gravité du problème. Un seul exemple : la Task Force n’a été créée que le 25 octobre.
Avant, nous n’avions aucun système de défense pour répondre aux attaques. Personne ne
réagissait. »26
Mais la médiation est présentée avant tout comme la création d’une plateforme stable à l’étranger pour exporter les idées, les convictions, les attitudes et
23
La Libérté, 30 mai 1997.
Annexe 6.7
25Conférence prononcée par M. Borer devant l’Association suisse de politique étrangère, Genève, le 2 juin 1997. (http://www.switzerland.taskforce.ch/doc/970602_f.htm)
26 Journal de Genève, 12 septembre 1997.
24
La task force et le politique
155
les volontés du Conseil Fédéral. Thomas Borer l’a compris et il montre toutes
ses qualités diplomatiques pour s’attirer les grâces des politiciens américains,
sans lesquelles les prémisses d’une discussion bilatérale efficace tomberaient :
« As you know, Switzerland and the United States have shared a deep friendship and a
strong commitment to the values of democracy, human rights and a free economy for
more than 200 years. This is best illustrated by the fact that our two nations are often called the Sister Republics. No country has a more pro-American tradition in Europe than Switzerland. We very much want that tradition to continue. »27
La Neue Zürcher Zeitung souligne les déclarations de M. Borer:
« Ausführlich betonte der Task-Force-Chef schliesslich die Bedeutung der
Schweiz als Wirtschaftspartner der USA. »28 Cette phrase est suivie d’une longue liste des échanges économiques entre la Suisse et les Etats-Unis que M.
Borer a rappelés lors de sa conférence du 8 décembre 1997 à New York.
La presse nous suggère donc la configuration suivante :
Les requérants d’indemnisation
- Les associations juives
- L’administration américaine
- Les Tziganes et les Juifs victimes du nazisme
Les futurs payants
- Le Conseil Fédéral (DFAE)
- La Banque Nationale Suisse
- Les banques privées
- Autres pays européens
Le médiateur
- La Task Force
Les divulgateurs des faits de l’histoire
- Le Rapport Eizenstat
- Les commissions d’enquête
On note tout de suite la réapparition dans le schéma actanciel de la Task
Force. Nous l’avons représentée au centre de notre schéma pour souligner sa
fonction de médiation entre trois éléments principaux : les associations juives,
les banques suisses et les historiens.
C’est à l’occasion de la Conférence de Londres que M. Borer doit faire
preuve de ses capacités de médiateur. Ainsi, la presse considère cette conférence comme l’occasion pour la Suisse de « rattraper le temps perdu » :
« Die Gold-Konferenz ist für Borer eine Gelegenheit die vielen beispiellosen Schritte herauszustreichen, welche die Schweiz in letzter Zeit unternommen habe. »29
« Conférence de Londres sur l’or nazi : la Suisse a réussi son pari »30
27
Conférence prononcée par M. Borer à la International Conference on the Recovery and Return of Holocaust–Related Swiss Bank Accounts and Hidden Assets, Plaza Hotel, New York,
December 8, 1997 (http://www.switzerland.taskforce.ch/doc/971208_e.htm).
28 Neue Zürcher Zeitung, 9 décembre 1997.
29 Basler Zeitung, 2 décembre 1997.
30 Nouvelliste, 5 décembre 1997.
156
M. Vignati et S. A. Hammouche
Tous les journaux suisses s’accordent sur la réussite de la Conférence et
surtout sur l’efficacité de la Task Force et de son chef Thomas Borer. La
presse suisse relève particulièrement le fait que l’ambassadeur a aidé « la
Suisse à éviter d’être au centre de l’attention »31 et « dass die Schweiz fair und
gleich wie alle anderen Länder behandelt wird »32 En effet, à l’intérieur de la
catégorie « futurs payants » apparaissent d’autres pays aux côtés de la Suisse.
Mais c’est en élargissant la catégorie requérants d’indemnisation que Thomas
Borer prend de l’avance sur les dénonciateurs, permettant à la Confédération
de contribuer de manière efficace et de prendre une part active dans le débat
sur les fonds juifs en déshérence. Dans un entretien accordé à Libération33, M.
Borer ramène la problématique au niveau moral en constatant que les accusations et les prétentions financières ne tenaient pas compte du vrai sujet du
Fonds spécial pour les victimes de l’Holocauste dans le besoin : les juifs vivant
dans des conditions matérielles précaires en Israël, en Ukraine et dans les
pays de l’Est et les tziganes victimes du nazisme. La déclaration de Stuart Eizenstat confirme la réussite de Thomas Borer à Londres :
« La Svizzera ha dimostrato coraggio e precisione nelle sue presentazioni orali e scritte, ha
affermato. Dunque un esame superato a pieni voti per Thomas Borer. »34
Le rôle de médiation a été accompli de manière irréprochable par la Task
Force. La conséquence la plus directe en est un regain d’intérêt de la part de la
presse (après une période d’obscurité). M. Borer est alors présenté comme un
personnage médiatique, dont la vie privée est d’intérêt public.
Conclusions
La presse suisse de référence s’est beaucoup plus occupée du rôle de la
Task Force que la presse régionale. Les quotidiens de référence, à l’aide de
l’agence de presse ATS et de leurs collaborateurs extérieurs, ont constitué un
phénomène mass-médiatique (le scandale des fonds en déshérence et tout son
univers) d’une façon plus précise, plus pointue et surtout plus prégnante. Ils se
sont chargés, par le biais d’un important travail de reportage et de recherche,
de définir les rôles respectifs des différents organes impliqués. Nous avons
montré comment l’évolution de la problématique des fonds juifs a été accompagnée par la transformation de l’image de la Task Force. La presse de référence ne s’est pas contentée de présenter la cellule de crise, mais elle l’a accompagnée pendant des mois. Elle présente ainsi M. Borer comme l’homme
doté des propriétés du « nouveau diplomate ». Ainsi, il est devenu le représentant de la Suisse à l’étranger. Il a ensuite perdu cette position de leader
suite à quelques actions critiquées par les organisations juives et liées à la
confusion au sein du Département Fédéral des Affaires Etrangères.
Pour sa part, la presse régionale développe un discours similaire au niveau de l’information (les nouvelles qui paraissent dans les différents types de
journaux sont identiques), notamment parce qu’elle rapporte les mêmes dépêches d’agences. Mais les informations perdent leur valeur critique mise en évidence dans la presse de référence. La presse régionale démontre qu’elle a
31
Tages-Anzeiger, 5 décembre 1997.
Neue Zürcher Zeitung, 5 décembre 1997.
33 Libération, 5 décembre 1997.
34 Corriere del Ticino, 5 décembre 1997.
32
La task force et le politique
157
avant tout un rôle d’énonciation des faits, mais qu’elle n’a pas la capacité
d’élaborer un discours en profondeur à moyen et long terme.
Cette distinction entre les deux principaux types de presse, nous porte à
développer quelques observations complémentaires. L’exposition journalistique
de l’affaire des fonds juifs et plus particulièrement de la Task Force, peut être
regroupée en quatre catégories principales : Le faire, le savoir-faire, le savoir et
le faire-savoir.
Le faire : Cette catégorie regroupe toutes les actions accomplies par la
Task Force, les réponses aux attaques du Congrès Juif Mondial et du monde
politique américain, les dénonciations, négociations et médiations, la création
du Fonds spécial. Tout ce qui a été fait d’une façon pratique et tangible : les
actions.
Le savoir-faire : Cette catégorie regroupe toutes les représentations liées
à Thomas Borer et son équipe pendant la période analysée : une nouvelle génération d’ambassadeurs inspirée du modèle américain, la culture de l’image
personnelle de M. Borer pour le rendre familier au peuple suisse, une nouvelle
figure pour la défense de la Suisse, moins condescendante et plus réactive.
Le savoir : Cette catégorie regroupe tous les programmes de vérité et de
travail de la mémoire de la Suisse. Le rôle des différentes commissions
d’experts (Bergier, Volker, Eizenstat,...) qui ont aidé la Task Force à articuler
son discours. Le savoir est l’interrogation et la vérification des faits de l’affaire
et des faits de l’histoire de l’affaire.
Le faire-savoir : Cette catégorie regroupe tout le travail accompli par la
presse dans une perspective critique. La dénonciation des défauts des appareils politique et diplomatique suisses, le débat sur la mémoire et l’histoire
suisse, la mise en lumière de tout ce qui serait resté dans l’ombre sans
l’intervention des journalistes, qui ont créé et relancé plusieurs débats publics
en relation directe ou indirecte avec le sujet des fonds juifs.
La presse régionale s’intéresse surtout au faire et au savoir-faire. Autrement dit, elle informe sans être en mesure d’approfondir les thèmes et elle participe de cette curieuse unanimité de la presse helvétique s’agissant de présenter une image forte et familière de Thomas Borer. Par contre, la presse de
référence s’occupe des quatre catégories. Faire et savoir-faire s’inscrivent dans
les traces suivies par la presse régionale (mais la presse de référence dispose
de supports qui lui permettent d’approfondir l’information : hebdomadaires,
suppléments, magazines, etc.). En revanche, les discours relatifs au savoir et
au faire-savoir sont l’apanage de la presse de référence.
La tripartition séquentielle de la problématique nous suggère également
quelques remarques. Dans la première phase Vérité, Thomas Borer est présenté comme un super-diplomate. La presse met avant tout en évidence les
attaques et les contre-attaques menées par le chef de la Task Force face aux
autres actants de l’affaire : la cellule de crise est mise en scène dans des situations de force, où chaque réussite se transforme en une petite victoire.
Dans la seconde phase Economique, les journalistes atténuent efficacement et
intelligemment les erreurs ou plutôt les incompréhensions entre Thomas Borer
et les dénonciateurs (CJM et le monde politique américain) par la présentation
158
M. Vignati et S. A. Hammouche
des interventions et des actions du Conseil Fédéral, rapportées parallèlement à
celles de la Task Force. Ce jeu (ou système) de contre-bilan, permet aux journalistes de prolonger un discours linéaire, sans interruptions ou scandales fictifs qui auraient pour seul mérite de détourner l’attention des lecteurs de la
problématique centrale. La Task Force est, dans cette période, médiatiquement
sacrifiée au nom du soutien aux efforts accomplis par le politique suisse. Dans
la troisième phase Médiation, pendant laquelle le politique suisse a finalement
éclairci les rapports en son sein, la presse redonne une place à la Task Force,
laquelle est présentée sous de nouveaux atours. Nous avions dit que la presse
(surtout la presse de référence) a accompagné la Task Force au fil des mois.
Nous aurions dû dire que l’activité médiatique a été déterminante pour sa naissance, son développement et sa croissance.
La task force et le politique
159
Annexes 6
Annexe 6.1 : Das Magazin, 06.12.1997
160
M. Vignati et S. A. Hammouche
Annexe 6.2 : Le Nouveau Quotidien, 12.12.1996
Fonds juifs: à Washington, face à ses accusateurs, la Suisse se défend
La Chambre des représentants a procédé hier aux premières auditions de Suisses ayant partie liée à la question des
avoirs dormants.
Anne-Frédérique Widmann Washington
clair, de deux à trois ans pour la commis-
Pour la première fois de ce siècle, un ressortissant suisse a été invité à prendre la
parole devant la Chambre des représentants ! Mais Thomas Borer, le responsable
de la Task Force en charge de l'affaire des
comptes juifs dormants et de l'or nazi, a
perçu cette invitation comme une chance :
«La Suisse a enfin pu faire entendre sa
voix. » Dans un contexte différent de celui
des auditions organisées, ce printemps, par
le sénateur D'Amato. James A. Leach, le
président du comité des affaires bancaires
et financières de la Chambre basse, est en
effet d'une autre nature que l'élu de New
York.
Ce républicain est renommé pour sa
pondération, sa probité et son sérieux, des
qualités qui ont été perceptibles tant dans
son choix - équilibré - des intervenants que
dans ses déclarations. « Il ne nous appartient pas de juger si la décision de la Suisse
d'agir en tant que banquier du Reich pour
rester indépendante était morale, a-t-il affirmé d'entrée de jeu en rappelant que les
Etats-Unis n'avaient pas toujours été
exemplaires. Ce comité doit rechercher la
vérité et la justice Mais la journée d'hier n'a
pas été exempte de difficultés pour la
Suisse.
Très bien préparé, ayant pris des contacts
préliminaires tant avec James Leach,
qu'avec Stuart Eizenstat, le sous-secrétaire
d'Etat au Commerce en charge de l'enquête de l'administration Clinton, Thomas
Borer, a raconté avec émotion qu'il s'était
rendu au musée de l'Holocauste la veille. Il
a répété que la Suisse « souhaitait la vérité »
et que «pas un centime » ne lui appartenant
pas ne resterait dans ces coffres. Comme
Georg Krayer, le président de l'Association
suisse des banquiers, et dans une certaine
mesure, Rolf Bloch, le président de la Fédération des communautés Israélites de
Suisse, Thomas Borer a tenté de convaincre la salle comble que, pour régler cette
affaire, la Suisse avait besoin de temps. En
sion d'experts mise sur pied à Berne. Et de
quelque dix-huit mois pour la commission
Volcker.
Parmi les intervenants, la Suisse a trouvé
quelques alliés, partiels du moins. Tout en
questionnant le sort longtemps réservé aux
survivants de l'Holocauste, Stuart Eizenstat
a reconnu que cette année l'Helvétie s'était
dotée des moyens « de procéder à une enquête complète et transparente ». Quant à
Paul Volcker, qui chapeaute la commission
paritaire, il s'est dit convaincu de la
« volonté de coopérer » des parties. En six
mois, la Suisse a effectué un bon bout de
chemin. Mais cela ne lui a pas épargné les
attaques.
Elles sont venues du sénateur D'Amato
qui, chose inhabituelle au Congrès, a obtenu d'intervenir en premier, et pendant plus
d'une heure. Fidèle à lui-même, il a accusé
la Suisse de « traîner les pieds » et mis en
doute l'indépendance des commissions
créées en Suisse.
Armé d'archives, il a « annoncé » qu'en
1945, le Conseil fédéral avait gelé les avoirs
des juifs allemands, sans l'approbation du
Parlement et en violation des accords
conclus avec Washington. « Tant qu'elles
n'ont pas été vérifiées, ce type d'accusations ne sert pas la vérité », a noté Thomas
Borer. Et Alfonse D'Amato d'enchaîner en
soutenant une proposition faite le jour
même par Edgar Bronfman, le président
du Congrès juif mondial (CJM). Reconnaissant des « développements positifs »,
cet homme d'affaires connu pour sa fortune et ses liens avec Bill Clinton a souligné
qu’il n’avait pas entièrement confiance
dans les banques. « Cette année, pas un
seul franc n'a été restitué aux survivants de
l'Holocauste, a-t-il noté. Or des personnes
âgées sont en train de mourir » Et de proposer que la Suisse procède au plus vite «à
un geste financier, signe de sa bonne foi».
Publiquement, le CJM n'a pas voulu chiffrer sa demande, mais des sources ont fait
La task force et le politique
161
état de 250 millions de dollars. « Cette année, les banques ont retrouvé 32 millions
«dormants» dans leurs coffres, a souligné
dans les couloirs, Elan Steinberg, le directeur exécutif de l’agence juive. Pourquoi ne
versent-elles pas cet argent ? »
Edgar Bronfman a demandé à
l’administration Clinton que les 68 millions
de dollars en or toujours détenus par la
Commission tripartite à New York soient
également versés à son fonds de restitution. Stuart Eizenstat a expliqué hier que la
question était à l'examen.
Quant à Thomas Borer, il a été plus catégorique : « Les remboursements éventuels
doivent attendre l'issue du processus en
cours en Suisse. » Le représentant helvétique devrait rencontrer Edgar Bronfman
cette semaine. Espérons qu'ils trouvent une
issue. Car cette nouvelle requête est assurément de nature à mettre la Suisse en position difficile lors des auditions qui se
poursuivront dans les mois qui viennent au
Congrès.
Annexe 6.3 : Le Nouveau Quotidien, 23.01.1997
Pourquoi l'ambassadeur Thomas Borer a tout
pour plaire aux Américains
Portrait du patron de la Task Force en charge du dossier des fonds juifs
Anne-Frédérique Widmann a New York et Béatrice Schaad
Interrogez-le sur sa carrière fulgurante,
Thomas Borer répond qu'il n'est pas «un
génie». Que sa carrière, il la doit à « 80% de
transpiration, 10% de chance et 10% d'inspiration». Soulignez que son succès auprès
des femmes fait parler de lui à Berne
comme à Washington, il s'en tire par une
pirouette: «Que voulez-vous ? Je suis célibataire et pas homosexuel. »
«Que voulez-vous ? Je suis célibataire et pas homosexuel »
A 39 ans, ce Bâlois nommé l'automne
dernier à la tête de la Task Force chargée
de l'affaire des avoirs juifs est le plus jeune
ambassadeur de Suisse, peut-être un des
plus brillants et sans doute celui qui fait le
plus parler de lui. Comme nombre
d'hommes ambitieux, Thomas Borer
s'acharne à convaincre qu’il est resté modeste. « Je ne demande pas qu'on m'appelle
ambassadeur». Dit-il. Avant de souligner
que ses collègues de la Task Force «ont
autant de mérite» et qu'il n'a qu'un souci:
accomplir sa tâche au mieux. Une philosophie qui, jusqu'ici, a avant tout servi à sa
propre réussite.
En dix ans, cet homme avenant, très sûr
de lui, a gravi les échelons de la diplomatie
suisse à vitesse accélérée, de surcroît par
des voies de traverse. «Dans notre monde,
on a plutôt l'habitude des tâcherons qui
décrochent de jolis postes après être passés
par ceux de premier secrétaire, deuxième
secrétaire, etc. Alors évidemment, un type
comme Borer, ça fait grincer des dents»,
explique un diplomate.
De ses propres aveux, Borer le fringuant,
qui possède un doctorat en droit international, n'a aspiré dans sa vie qu'à un seul
poste: celui de conseiller juridique à l'ambassade de Washington, obtenu en 1993.
«Toutes les autres fonctions me sont venues par surprise » Et, en partie, grâce... au
football! Explication. Lors d'une visite de
Flavio Cotti aux Etats-Unis, celui-ci assiste
à un match Suisse-Etats-Unis à Detroit.
C'est Thomas Borer qui l'accompagne. Il
sent son heure venue : «Dans les tribunes,
j'ai eu l'occasion de lui présenter Henry
Kissinger», raconte-t-il aujourd'hui comme
s'il n'y avait rien de plus normal. Au passage, il informe le ministre de ses idées sur
les réformes souhaitables pour son département. Inspirées tout droit du New Public
Management, elles font mouche. Moins
d'un an plus tard, Flavio Cotti le nomme
secrétaire adjoint du DFAE. Et voguent les
reformes !
Thomas Borer lance une réforme de la
formation des diplomates qui fait la part
plus belle à l’économie. Il introduit l'idée
d'un contrôle des compétences des ambassadeurs. A bas les privilèges traditionnels
162
M. Vignati et S. A. Hammouche
de la hiérarchie! Vive la récompense au
mérite! Porte-drapeau d'une jeune génération de diplomates déterminés à «secouer la
maison», Thomas Borer ne fait rien de
moins que de provoquer un tremblement
de terre. Et, évidemment, il suscite, des
critiques. «Suite à ses réformes, l'ambiance
s'est détériorée dans le département. Et
cela peut être contre-productif», note un
fonctionnaire. «Borer obtient tout ce qu'il
veut de Cotti, note un autre. C’est la politique des petits copains.» Sa réponse? Les
changements provoquent toujours des résistances. Quant à sa relation avec Flavio
Cotti, elle n'est pas exempte de conflits
d'idées mais elle se caractérise par «le respect, la loyauté et la confiance mutuelle».
Thomas Borer parle haut et fort, parfois
trop haut. Tranchant dans la Berne fédérale, il est décrit comme un homme d'esprit et d'action. Des qualités aujourd'hui
mises à contribution dans l'affaire des
fonds juifs.
Lorsque Jean-Pascal Delamuraz a écrit au
Congrès juif mondial qu'il avait été victime
d'«informations imprécises», Thomas Borer a en effet failli trébucher. Mais il a très
vite pris soin de défendre sa réputation
sans pour autant égratigner le conseiller
fédéral.
Présent aux Etats-Unis en décembre dernier à l'occasion d'auditions au Sénat,
Thomas Borer a réussi un petit tour de
force: restaurer un semblant de confiance.
«Il a l'air de sincèrement souhaiter régler
cette question humainement», disait alors
ce représentant d'une organisation juive.
D'autres louaient ses «dons de communicateur» et admiraient «ses manières américaines». Aux Etats-Unis, Thomas Borer
roule des mécaniques comme «un cowboy», sait user de ce bagout direct, empreint d'émotion, qui plaît tant outreAtlantique.
«Je suis optimiste comme eux, note l'ambassadeur. Je crois aux solutions et à la venue du soleil après la pluie.» Il connaît bien
le pays: naguère il a abondamment fréquenté ses «parties». Et son actuelle compagne est une miss beauté du Texas.
«Il semblait déterminé à trouver une solution globale et rapide sans en référer
toutes les cinq minutes à Berne, note ce
représentant juif. C'est une attitude courageuse et louable, pour autant qu'elle représente vraiment la position suisse. Or les
événements semblent nous avoir montré
que tel n’était pas le cas. »
Ainsi, l'épisode Delamuraz semble avoir
sérieusement compliqué la tâche de Thomas Borer. Mais, note-t-on aux Etats-Unis,
ce n'est pas lui qu'il faut blâmer d'abord
mais le gouvernement suisse. «On ne sait
plus qui est en charge du dossier à Berne!
Et cela ne rend pas vraiment service pas
votre
ambassadeur.»
Annexe 6.4 : Journal de Genève, 24.01.1997
Le Conseil fédéral soutient à son tour la création d'un fonds pour les
victimes juives
Le gouvernement désire jouer un rôle clé dans la création d'un tel fonds, dont la proposition a été remise sur la table
ces derniers jours par les milieux économiques. Un accord sur un concept de base pourrait être trouvé ces prochaines
semaines.
Le Conseil fédéral et les milieux économiques sont d'accord de discuter rapidement de la création d'un fonds en faveur
des victimes de l'Holocauste : tel est le
message que Thomas Borer, chef de la task
force sur les fonds juifs, a apporté jeudi
soir aux nombreux représentants des médias réunis à Zurich pour l'écouter. L'ambassadeur a indiqué avoir rencontré des
représentants de l'économie, des trois
grandes banques (UBS, SBS et CS), de la
Banque nationale et un représentant de la
Commission Volcker au cours de l'aprèsmidi.
Il leur a signalé la volonté du Conseil fédéral de jouer un rôle moteur dans la création d'un fonds humanitaire destiné à venir
en aide aux victimes de l'Holocauste, mais
La task force et le politique
163
qui servira aussi à lutter contre le racisme
et l'antisémitisme. Un tel projet va donc
au-delà de la restitution des avoirs en déshérence. Il s'agirait d'un geste humanitaire
de la Suisse, épargnée par la Seconde
Guerre mondiale, en faveur des victimes
du nazisme. Un tel projet est en discussion
depuis un certain temps mais c'est Rainer
Gut, président du conseil d'administration
du Crédit Suisse Group, qui lui a donné
une nouvelle actualité.
Achille Casanova, porte-parole du
Conseil fédéral, tient à préciser pourtant
que la proposition du gouvernement n'est
pas une réaction aux propos du président
du Crédit Suisse Group publiés dans la
Neue Zürcher Zeitung. Thomas Borer a également tenu à retirer la palme de l'exclusivité à Rainer Gut. Pourtant, il a reconnu
que le Conseil fédéral a réorienté depuis
janvier son approche en élargissant le projet aux victimes du nazisme, alors qu'il était
seulement question dans un premier temps
de dédommager les héritiers des avoirs en
déshérence.
Les modalités de ce fonds, sa forme juridique, les participants restent pourtant encore à définir. «Si tout le monde met du sien,
nous devrions pouvoir nous mettre d'accord sur un
concept de base durant les prochaines semaines», a
indiqué Thomas Borer. Outre les milieux
économiques, les organisations juives se-
ront également consultées. Ce fonds devra
s'inscrire dans la tradition humanitaire de
la Suisse, a expliqué l'ambassadeur.
En ce qui concerne la participation financière de la Confédération, il faudra
vraisemblablement attendre l'été pour
connaître la décision de Berne. Achille Casanova explique en effet que le Conseil fédéral ne prendra pas de décision avant
d'avoir reçu les premiers résultats de la
Commission d'enquête dirigée par le professeur Bergier. Et ceux-ci devraient être
disponibles au début de l'été.
Impatience
L'impatience des milieux économiques se
fait pourtant fortement sentir à Zurich.
Dans les banques, on aimerait plutôt que
ce fonds puisse être créé ces prochains
jours et pas dans quelques mois seulement.
La pression sur les banques suisses devient
en effet très grande et une décision rapide
est souhaitée. La question du temps sera
donc déterminante dans les négociations
en cours.
Thomas Borer a indiqué que la Confédération ferait tout son possible pour que le
dossier avance rapidement. Pour ne pas
perdre de temps, il serait également envisageable que les milieux économiques
créent le fonds, auquel pourrait adhérer
par la suite la Confédération. André Vallana
Annexe 6.5 : Le Nouveau Quotidien, 18.04.1997
La Suisse et le Congres juif mondial à couteaux tirés
La nomination du Suisse Rolf Bloch, au détriment d'Elie Wiesel, à la tête du Fonds spécial en faveur de
l’Holocauste provoque la colère du CJM. Qui accuse Thomas Borer, chef de la Task Force, de ne pas avoir tenu ses
promesses.'
Anne-Frédérique Widmann, New York
des, victimes de l’Holocauste, le président
L’affaire a l'apparence d'une querelle
d'écoliers. Elan Steinberg, le directeur exécutif du Congrès juif mondial (CJM), affirme que Thomas Borer « n'a pas respecté
ses engagements ». Il relate « deux conversations téléphoniques » au cour desquelles,
mardi et mercredi derniers, l'ambassadeur
helvétique en charge de la Task Force sur
les fonds juifs aurait « accepté » que le prix
Nobel de la paix Elie Wiesel soit nommé
« chairman » du Fonds spécial en faveur
de la Fédération Suisse des communautés
israélites Rolf Bloch étant affublé, lui, du
titre de président, un titre subordonné au
second dans l'esprit de l'organisation juive.
« Thomas Borer m'a même dit qu'il n'y
avait pas besoin de confirmer cet accord
par écrit », ajoute Elan Steinberg en affirmant posséder un témoin, Maram Stem,
du CJM. D'où sa surprise en apprenant que
le Conseil fédéral avait nommé Rolf Bloch
et qu'il était toujours à la recherche d'un
164
M. Vignati et S. A. Hammouche
titre acceptable pour Elie Wiesel. «Dans ce
contexte, nous nous interrogeons sur
Thomas Borer, notre interlocuteur suisse.
Représente-t-il vraiment son gouvernement? » lâche le directeur du ÇJM dans une
dernière salve. La réponse de Thomas Borer ? Ces reproches sont complètement
infondés. Du vent. Il n'a jamais assuré le
CJM de quoi que ce soit. Au contraire, il lui
a rappelé que l'ordonnance fédérale, élaborée après discussions avec le CJM, établissait que la personnalité à la tête du Fonds
devait être suisse. Et il dispose de témoins,
lui aussi.
Résultat de ce jeu de ping-pong ? La parole de l'un contre l'autre. Une histoire que,
des deux côtés, on tente aujourd'hui de
minimiser. « Nous trouverons une solution
pour Elie Wiesel », affirment des sources
helvétiques. « Nous souhaitons aller de
l'avant », explique de son côté Elan Steinberg. Reste que cet échange à l’apparence
risible cache des problèmes substantiels. Le
CJM se refuse toujours à céder concernant
le Prix Nobel. Enjeu : le contrôle du fonds
qui distribuera des millions de francs. Et
l'image tant de la Suisse que de l'organisation juive. Cette dernière essuie des critiques à l'intérieur de sa communauté, cer-
tains la trouvant trop agressive, d'autres pas
assez. La Coupole fédérale joue gros, elle
aussi. « S'il l'on veut que le Fonds de solidarité soit accepté en votation populaire, on
ne peut pas se permettre d'erreur. Or
nommer une personnalité juive et non
suisse à la tête du Fonds pourrait clairement en constituer une », prétend un haut
fonctionnaire. « Tant que l'argent n'aura
pas été distribué, les deux parties resteront
sous pression, explique un observateur attentif. Il faut donc s'attendre à un processus de négociation ponctué de coups de
bluff, d'attaques et, espérons-le, de concessions. »
A l'exemple de cet épisode. Et également
de la lettre envoyée récemment par Flavio
Cotti au CJM pour se plaindre d'un courrier très agressif envers la Suisse envoyé à la
communauté juive américaine pour récolter des fonds. « Ce courrier date d'il y a
trois mois, c'est pour cela qu'il ignore le
nouveau climat de coopération, explique
Elan Steinberg. Nous avons demandé à la
société qui se charge de l'envoyer de le
remplacer par un nouveau texte. » Ce n'est
toutefois pas suffisant pour Berne qui attend une explication - des excuses? - écrite
du
CJM..
Annexe 6.6 : Journal de Genève, 06.02.1997
Un groupe stratégique pour agir
Le Conseil fédéral annoncera prochainement la création d'un «groupe stratégique»,
intermédiaire entre le gouvernement et la
task force. Celui-ci sera chargé de définir
une vision commune au niveau politique
dans l'affaire des fonds juifs. L'information
parue dans les colonnes du Nouveau Quotidien de mercredi est confirmée par les services de la task force. Le secrétaire d'Etat
Jakob Kellenberger est pressenti pour en
prendre la direction. Celui que le chef du
DFAE, Flavio Cotti, considère comme son
alter ego devrait ainsi hériter d'un second
très lourd dossier, puisqu'il est déjà responsable des négociations bilatérales.
Cette «task force bis» regroupera des représentants de tous les départements fédéraux
et de la Chancellerie fédérale. Elle devrait
faciliter des décisions de type collégial. Ne
s'agit-il pas d'un désaveu du travail effectué
jusqu'ici par Thomas Borer? «Absolument
pas, rétorque le principal intéressé. On a également
avancé mon nom pour diriger ce groupe stratégique
et dans tous les cas j'en ferai partie.» «Cette nouvelle commission ne remet pas en cause les compétences de Thomas Borer», renchérit le vicechancelier de la Confédération, Achille Casanova.
Par ailleurs, les deux conseillers nationaux
radicaux Lili Nabholz et François Loeb
poursuivent leur travail de présentation de
la position de la Suisse sur ce dossier aux
Etats-Unis. Une position qui «semble confuse
et hésitante vu d'outre-Atlantique», a constaté la
présidente de la Commission des affaires
juridiques du National lors d'entretiens
avec des représentants des organisations
juives et des autorités de New York. Aujourd'hui et demain, les deux émissaires des
Chambres fédérales rencontreront des
La task force et le politique
165
parlementaires américains qui jouent un
rôle clé dans l'affaire des fonds en déshérence. Une entrevue est aussi prévue avec
Annexe 6.7 : L‘Express, 05.12.1997
le sénateur Alfonse D'Amato. F.K. avec
ATS
III. Interventions présidentielles
L’ANNONCE DE LA CREATION DE LA «FONDATION SUISSE DE
SOLIDARITE» PAR ARNOLD KOLLER
LE POUVOIR SYMBOLIQUE EN CONSTRUCTION.
Cedric Terzi*
L’annonce de la création d’une « Fondation suisse de solidarité » par Arnold Koller1 est importante à plusieurs titres dans le débat public relatif à
l’histoire suisse durant la deuxième guerre mondiale.
Premièrement, cette intervention survient à un moment de basculement du
débat. Après plusieurs mois de discussions publiques et de révélations remettant en cause l’activité d’institutions suisses durant la guerre, le Gouvernement
suisse et les institutions privées mises en cause prennent plusieurs dispositions susceptibles de contribuer à la résolution du problème.2 Pour situer son
intervention, A. Koller construit explicitement cette période de transition entre
une situation subie sur le mode réactif voire défensif [49-59] et une future résolution du problème [29-34]. Il s’agit pour lui de définir une réponse à apporter
et une attitude à adopter «°face aux questions, aux réclamations et aux
condamnations sans nuances formulées de manière insistante°» [35-37]. Ce
discours s’inscrit dans au moment clé, au cours duquel le Conseil fédéral exprime sa volonté de rompre avec une position réactive et de fonder les conditions d’une action dont il a l’initiative. Il s’agit donc pour lui de restaurer un pouvoir symbolique (de classer, de nommer et d’instituer) affaibli au fil des mois
précédents.
Deuxièmement, les conditions exceptionnelles de son énonciation font de
ce discours un geste symbolique. Le président de la Confédération s’exprime
face aux Chambres fédérales réunies.3 Dans ce contexte, A. Koller construit un
dispositif d’énonciation politique : un énonciateur (le Conseil fédéral) définit
des identités et des programmes d’action en tant que propositions
d’identification adressées à un destinataire (les élus et les citoyens helvétiques). La construction de ce dispositif est caractéristique du pouvoir symboli1
Cet article analyse le texte du discours d’Arnold Koller intitulé « La Suisse et son histoire récente, Déclaration du président de la Confédération Arnold Koller devant l’Assemblée fédérale
en Chambres réunies le 5 mars 1997 ». Les citations et les chiffres entre crochets renvoient à la
traduction française de ce discours disponible sur le site Internet du Parlement fédéral. Elle est
reproduite en annexe et munie d’une numérotation des lignes.
2 Il s’agit en particulier des mesures suivantes : Accord du 2 mai 1996 entre des organisations
juives et l’Association suisse des banquiers instituant une « Commission indépendante de personnes éminentes » (présidée par Paul Volcker) ; Création d’une «°Task force°» (dirigée par
Thomas Borer) le 25 octobre 1996 ; Institution d’une « Commission indépendante d’experts »
(présidée par Jean-François Bergier) le 19 décembre 1996, Institution d’un « Fonds spécial en
faveur des victimes de l’holocauste / Shoah dans le besoin » le 26 février 1997.
3 La réunion des Chambres (Conseil national et Conseil des Etats) n’intervient que rarement,
pour des décisions impliquant l’ensemble de la collectivité (voir Constitution fédérale, art.85.4 ;
92 ; 85.13). En revanche, la Constitution ne prévoit pas d’occasions auxquelles le président
s’exprime devant les Chambres réunies. Ce discours constitue donc une rupture de routine, qui
avait déjà été utilisée pour le discours du 7 mai 1995 au cours duquel K. Villiger présentait des
excuses pour le «J» du passeport des juifs. Cette double rupture du protocole marque
l’importance que le gouvernement attribue aux discussions relatives à la seconde guerre mondiale.
170
C. Terzi
que politique. Il peut être paraphrasé sous une forme synthétique : «°La Suisse
parle aux suisses°».4
Troisièmement, cette annonce de la création d’une Fondation suisse de
solidarité a cristallisé de nombreuses discussions relatives à la gestion du problème par le gouvernement. En particulier, la pertinence de cette institution, sa
complémentarité avec les autres mesures prises en vue de la résolution du
problème et la définition des catégories de bénéficiaires de son action ont largement été débattues.5
1. Un enjeu théorique
Les discussions relatives à l’histoire de la deuxième guerre mondiale en
Suisse permettent de reformuler des questions relatives à la théorie de l’action
dans la double perspective d’une sociologie des problèmes sociaux et d’une
sociologie de l’histoire.
A. Koller organise son discours autour d’une dynamique fondamentale
assimilable à la construction des problèmes sociaux. Dans un premier temps, il
définit une situation problématique : des critiques contemporaines relatives à
des actions passées ont pour conséquence la réduction de la Suisse et de ses
institutions (qu’il représente) aux rôles d’objet d’une action extérieure [1-27] ou
d’agent d’une action [49-59, 67-68]. Dans un deuxième temps, il développe une
perspective de résolution, visant la restauration d’une capacité d’orientation
autonome de l’action [161-357]. Cette première construction discursive est logiquement articulée à une seconde, redevable d’une sociologie de l’histoire.
Afin de définir le problème et de formuler les modalités de sa résolution potentielle, A. Koller construit une structure temporelle. Il établit un «°temps de
l’énonciation°» (présent) susceptible d’articuler des représentations du passé
et de l’avenir.
Chacun de ces fils conducteurs du discours peut être traduit en termes
d’exercice d’un pouvoir symbolique, défini comme pouvoir de nommer, classer
et instituer. Si l’on suit sur ce point la théorie proposée par Pierre Bourdieu (p.
ex. 1994a), toute capacité d’action (et l’exercice du pouvoir symbolique en particulier) découlerait de l’occupation d’une position dans l’espace social. Cette
dernière serait à l’origine d’un habitus (en tant qu’incorporation de schèmes
pratiques de perception et d’appréciation) et elle définirait l’actualisation d’un
capital spécifique.6 Il est indéniable que ce n’est pas par hasard si ce discours
4 Je paraphrase sciemment «°l’appel de Londres », en tant qu’archétype d’un discours politique
performatif.
5 Au moment de la rédaction de cet article (septembre 1998), ces discussions sont largement
ouvertes et recoupent de nombreux enjeux transversaux aux discussions relatives à l’histoire
suisse durant la seconde guerre mondiale.
6 « [Les agents sociaux] ne sont pas comme des sujets en face d’un objet (ou, moins encore,
d’un problème), qui serait constitué comme tel par un acte intellectuel de connaissance ; ils
sont, comme on dit, tout à leur affaire (que l’on pourrait écrire aussi bien leur à faire) : ils sont
présents à l’avenir, l’à faire, l’affaire [...], corrélât immédiat de la pratique (praxis) qui n’est pas
posé comme objet de pensée, comme possible visé dans un projet, mais qui est inscrit dans le
présent du jeu. [...] En fait, ces anticipations préperceptives, sortes d’inductions pratiques fondées sur l’expérience antérieure, ne sont pas données à un sujet pur, une conscience transcendantale universelle. Elles sont le fait de l’habitus comme sens du jeu°» (Bourdieu, 1994a, 154155).
Le pouvoir symbolique en construction
171
marque un tournant important dans le développement politique du problème de
l’histoire suisse durant la seconde guerre mondiale. Il est prononcé par le président de la Confédération devant les Chambres réunies, ce contexte
d’énonciation étant particulièrement propice à l’exercice d’un pouvoir symbolique, dotant ce qui est dit de performativité. Cependant, cette interprétation ne
permet pas de rendre compte de l’ensemble du phénomène. En effet, elle supposerait de faire abstraction de l’expérience centrale présentée par A. Koller : il
décrit une perte de capacité d’orientation autonome de l’action et entrevoit sa
restauration, alors que sa position dans l’espace social ne se modifie pas. En
conséquence, l’analyse devra expliquer les conditions auxquelles l’occupation
d’une position dans l’espace social autorise le développement d’une action
stratégique, donc la définition d’un projet dépassant la concrétisation des virtualités contenues dans une situation présente.
D. Cefaï (1996) entrevoit une solution à ce problème théorique. Son approche consiste à appréhender l’activité discursive comme partie prenante de
l’action.7 Dès lors, l’action peut être pensée comme production d’un lien réflexif
entre la position occupée par celui qui agit et l’objet de son action.8 Suivant
cette perspective, l’analyse de ce discours aura pour objectif d’élucider les ressources utilisées par A. Koller pour établir l’existence symbolique de sa position, fondant sa capacité d’orientation autonome de l’action.
2. Une construction progressive et non linéaire
Le dispositif d’énonciation du discours d’Arnold Koller produit un énonciateur et un destinataire politiques (Véron, 1995, 209-210). Il partage ainsi le
public en trois groupes. Les anti-destinataires définissent le problème dans un
cadre de dénonciation qui est fermement récusé.9 Les pro-destinataires approuvent le recadrage proposé par A. Koller et sont appelés à être les
«°destinateurs°» d’un programme d’action, c’est-à-dire à convaincre les paradestinataires du nécessaire recadrage du problème de manière à en faire les
«°sujets opérateurs°» d’une action collective.
Ce discours peut être interprété comme une triple opération de recadrage10 faisant intervenir quatre définitions du problème afin de fonder des
«°dispositifs d’action collective°» et des « programmes d’action », c’est-à-dire la
7
«°Les faits ne sont jamais accessibles que dans l’horizon des représentations que l’on s’en
fait et que l’on s’en donne ; ce “on“, loin d’être une personne individuelle, est un horizon
d’interactions et d’interlocutions dans lequel se construisent une réalité et une légitimité. Par
ailleurs, nommer et narrer, c’est déjà agir, entrer dans une logique de description du problème
en vue de le résoudre » (Cefaï , 1996, 49).
8 « Les acteurs collectifs se constituent eux-mêmes dans des “agencements d’action“ (agencies), à travers leur confrontation les uns aux autres, en relation à des objets et à des institutions, à des discours et à des pratiques. Les acteurs collectifs ne pré-existent pas tels quels aux
configurations dramatiques et narratives de l’activité collective, mais sont configurés par ce
qu’ils configurent » (Cefaï , 1996, 50).
9 Ce cadrage attribué à l’anti-destinataire sera appelé « anti-cadre°».
10 Daniel Cefaï (1996, 48-49) montre comment ce jeu de cadrage et de re-cadrages successifs
construit une configuration dramatique qui fonde tout procès de définition et de maîtrise d’une
situation.
172
C. Terzi
possibilité d’une action collective.11 S’il est possible de situer ces cadres dans
un ordre logique de présupposition, ils n’apparaissent pas selon un ordre de
succession linéaire dans le discours. Nous verrons ainsi que le discours peut
être divisé en cinq parties. Au fil de leur enchaînement, A. Koller procède régulièrement à des reformulations, ce qui lui permet, au fur et à mesure qu’il pose le
problème et les conditions de sa résolution, de spécifier sa place énonciative,
restaurant ainsi la légitimité du pouvoir symbolique qu’il exerce.
Le point de départ du discours : un «anti-cadre°» et la légitimation de
l’énonciation
Dans la première partie de son discours [1-68], A. Koller construit une triple structure temporelle : Premièrement, il identifie un «°temps du problème°»
dont l’origine est située « au cours de la Seconde guerre mondiale et des années de l’avant-guerre ou de l’immédiat après-guerre » [4-5]. Il se prolonge
sans discontinuer jusqu’au moment du discours : « [les critiques] éveillent
l’impression [...] que la Suisse a joué le rôle d’un profiteur de guerre et que, durant ces cinquante ans, ses banques ont essayé de conserver les biens des
victimes de l’Holocauste pour leur propre bénéfice » [7-11]. Deuxièmement, il
distingue, à l’intérieur du « temps du problème », un « temps de l’affaire », dont
seule l’origine est mentionnée de manière approximative en introduction du
discours: « Depuis plusieurs mois, la Suisse est l’objet de violentes critiques
internationales » [1-2]. Troisièmement, il évoque un « temps de résolution »
consistant à définir des « réponses [à] apporter » et surtout une « attitude [à]
adopter » [35-36]. Son origine est située dans le discours lui-même : « [Le but
de cette déclaration est] de contribuer à apaiser les esprits en portant sur ces
événements un regard objectif et de répondre à quelques questions qui préoccupent le Parlement et le peuple » [32-34]12. Ainsi, le temps du discours ouvre
un «°temps de résolution°» considéré comme clôturable, parce que menant à
des « résultats » et à des « conclusions » [30, 32].13 Il construit ainsi le « temps
11
Je définis le « cadrage » comme la configuration d’un « système actanciel » qui comprend
trois dimensions : Premièrement, la délimitation spatio-temporelle d’une « scène » (Mouillaud
et Tétu, 1989, 17-18) qui sépare un champ et un hors-champ, ainsi qu’un amont et un aval.
Deuxièmement, l’établissement d’un « système actanciel » (Boltanski, 1984 et Favret-Saada,
1977). Troisièmement, la définition de la structure temporelle du processus décrit (cf. la distinction entre « affaire » et « problème » présentée dans l’introduction du présent volume). Un
tel « dispositif d’action collective » peut être transformé en « programme d’action » par le biais
de quatre opérations : Premièrement, la production d’une configuration – donc d’une hiérarchisation – du problème par la distinction d’une figure (le problème) et d’un fond (son contexte).
Deuxièmement, par la définition des propriétés ou des frontières du collectif affecté par le problème. Troisièmement, par la constitution de figures textuelles compétentes pour occuper les
positions définies par un système actanciel, et plus particulièrement pour établir une médiation
entre le collectif et le problème. Quatrièmement, par la définition d’un « tiers symbolisant » qui
définit les principes cognitif et normatif d’orientation de l’action de résolution (Quéré, 1982, 33).
12 Ainsi, la performativité du discours réside dans la transformation qu’il réalise. Il permet de
passer d’une situation où la Suisse est l’objet de reproches, réclamations, soupçons, jugements
entiers [2-3], réclamations et condamnations sans nuances formulées de manière insistante
[36-37], émises par une source étrangère [1-2], à une situation où la Suisse (par le biais de son
gouvernement) devient capable de poser un «°regard objectif » sur ces événements [32-33] et
de définir de manière autonome des réponses à apporter et une attitude à adopter [35-36].
13 Ce n’est que plus avant dans le discours que cette clôture du «°temps de la résolution°» est
explicitement située au tournant du siècle [73-76].
Le pouvoir symbolique en construction
173
de l’énonciation » de son discours comme un moment de basculement, articulant le passage du « temps de l’affaire » au « temps de la résolution ».
La première partie du discours présente une première formulation de la
question de l’histoire suisse durant la deuxième guerre mondiale qui repose sur
la distinction centrale entre un «°intérieur°» national et un «°extérieur°» étranger. Dans cet « anti-cadre°» l’intérieur (la Suisse au nom de laquelle son président s’exprime) est soumis à l’extérieur (l’étranger) et à sa logique. Cette construction remet en cause l’autonomie de la Suisse [67-68], qui se trouve réduite
à une action tactique.14 Il en résulte des risques de divisions idéologiques [1727] et surtout de crise identitaire [15-16].15 Cet « anti-cadre », que tout le discours visera ensuite à délégitimer, est organisé autour d’un « système actanciel
de dénonciation » (Boltanski, 1984). Il comporte : une place de dénonciateur,
dont la figure est indéfinie et active [1-6, 50-51, 63-64], une place d’accusé occupée par une figure définie (la Suisse) mais passive, voire réactive [1-2, 3334, 49-57]16, une place de victimes occupée par les « victimes de
l’Holocauste » [10] et une place de juge, occupée par la « communauté internationale » [8].
Cette première construction pose le dispositif d’énonciation qui organisera
l’ensemble du discours : l’énonciateur (A. Koller, et plus largement le Conseil
fédéral qu’il préside) s’exprime au nom de la Suisse. La légitimité de cette prise
de parole est fondée sur trois principes. Premièrement, une logique causale
définit la situation du discours dans une séquence discursive : il est présenté
dans une chaîne énonciative en tant que réponse (donc en tant qu’interprétant
légitime) à des critiques. Deuxièmement, le contexte d’énonciation accomplit la
légitimité d’A. Koller, dans le cadre d’une structure institutionnelle définie par la
Constitution.17 Troisièmement, sa légitimité réfère à la démocratie représentative
semi-directe, qui rend le gouvernement responsable de ses actes face au Parlement et au peuple [28-34].
Cette triple légitimation du discours pose le politique comme lieu de la réflexivité, c’est-à-dire comme espace de l’action symbolique du collectif sur luimême. Cette place, est construite de manière paradoxale. Elle situe celui qui
l’occupe à la fois comme équivalent aux autres membres et dans une position
14
«°Par rapport aux stratégies [...], j’appelle tactique l’action calculée que détermine l’absence
d’un propre. Alors aucune délimitation de l’extériorité ne lui fournit la condition d’une autonomie. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est
imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère.» (Certeau, 1990, 59-60).
15 S’agissant de ce risque de crise identitaire, c’est la version originale qui est la plus explicite :
«°ein grosser Teil unserer Bevölkerung ist daher tief verunsichert, sieht sich im Selbsverständnis als Schweizer in Frage gestellt ». Cette crise identitaire est indissociable de la spécificité de
l’Holocauste qui interpelle tout un chacun. Personne n’en sort innocent. Cette spécificité
s’ouvre sur la honte [73-75] comme seule modalité réflexive de jugement. Mais ce sentiment
demeure en deçà de l’échange d’arguments (Dulong, 1998, 109). Le développement d’un dispositif d’action collective stratégique suppose donc son dépassement [126-130].
16 La presse américaine utilise ce même dispositif (dénonciateurs actifs et accusé réactif) pour
présenter la question (Khayat, 1998, 32-33). En ce sens, le discours de A. Koller peut être interprété comme une réponse, adressée à des anti-destinataires, à l’intérieur d’une chaîne énonciative.
17 En l’occurrence : le président de la Confédération est le représentant légitime du Conseil
fédéral, lui-même représentant légitime de la Suisse.
174
C. Terzi
de supériorité (A. Koller parle indifféremment de la Suisse à la première personne du pluriel et à la troisième du singulier). Autrement dit, cette place permet
de produire à la fois la continuité du collectif (le « nous ») et sa capacité de se
prendre lui-même pour objet de son action.
Autrement dit, dans cette phase initiale A. Koller définit une situation que
la suite de son discours transformera : la Suisse (qui devra devenir le « sujet
opérateur » de la résolution) est privée de compétence, confinée à une activité
tactique parce que soumise à une logique qui lui est extérieure. Mais il définit
également le politique comme la seule figure pouvant occuper la place qui
permet de constituer un collectif doté de réflexivité. C’est à ce titre qu’il est légitimé pour expliciter la dimension problématique de cette situation, et d’établir
les prémisses d’une résolution [35-37]. En ce sens, ce discours ouvre le
« schéma narratif » du « temps de la résolution », à l’intérieur duquel le politique occupe légitimement la place de destinateur, et plus précisément de manipulateur.18 Dans le discours, cette figure de manipulateur se voit attribuer des
qualités cognitives (par sa capacité réflexive à faire preuve d’objectivité [32-34])
et normatives (lui permettant de définir une attitude [35-37 ; 43-45]).
En termes de théorie de l’action, cette analyse permet d’établir au moins
trois constats. Premièrement, la capacité d’action stratégique présuppose la
constitution d’un « propre » (et plus précisément d’un lieu de vouloir et de pouvoir propre), définissant une intériorité indépendante d’une extériorité.19 C’est
en introduisant son discours par la présentation d’un « anti-cadre » qui soumet
la Suisse à une logique qui lui est extérieure, que A. Koller pose comme enjeu
fondamental de son intervention le rétablissement d’un tel « propre ». Deuxièmement, une action stratégique se développe suivant un schéma narratif comprenant une place de « manipulateur » (Greimas, 1976), ce qui présuppose la
construction d’une place d’énonciation légitime, susceptible de définir le problème et de formuler un « programme d’action », donc d’ébaucher une action
de résolution (CefaÏ , 1996). Troisièmement, le développement d’une action
stratégique suppose la construction d’un « temps de résolution » qui articule le
présent et l’avenir dans une perspective de clôture.
Dans le cas particulier du discours d’Arnold Koller, ceci suppose la construction d’une nette distinction entre le « temps du problème » et le « temps de
l’affaire ». En effet, l’« anti-cadre » présente un système actanciel de dénonciation à l’intérieur duquel la place de « victime » est occupée par les « victimes de
18
Alagirdas Greimas (1976) montre que les récits constituent deux trajectoires parallèles et
complémentaires : le parcours cognitif d’un destinateur sémiotique et le parcours pragmatique
d’un sujet sémiotique. Ces parcours s’organisent en trois phases : l’épreuve qualifiante, lors de
laquelle le destinateur – en tant que manipulateur (qui a la capacité de faire faire) établit la
compétence (le pouvoir faire et le savoir faire) du sujet opérateur. L’épreuve décisive, au cours
de laquelle le sujet opérateur établit la performance (i.e. fait être le programme défini dans la
phase précédente). L’épreuve glorifiante au cours de laquelle le destinateur – en tant que gardien des contrats (qui a la capacité de faire savoir) – reconnaît et glorifie le sujet opérateur en
tant que héros.
19 « J’appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de force qui devient possible
à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité,
une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit
comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de
menaces » (Certeau, 1990, 59).
Le pouvoir symbolique en construction
175
l’Holocauste » et celle d’accusé par la Suisse. Étant donné le caractère imprescriptible du crime nazi, il est impossible de construire une action visant une
quelconque résolution. Tout au plus est-il possible d’envisager un acte répété
et continu de mémoire infinie, donc par définition non-clôturable.20 Ainsi, afin
de fonder la possibilité d’une action, A. Koller distingue nettement le «°temps
du problème°», et plus particulièrement la tragédie de l’Holocauste face à laquelle il n’est possible que de se taire et de se recueillir [37-43], du « temps de
l’affaire » qui permet la mise en œuvre d’un dispositif d’action collective visant
une résolution [94-96].21
Redéfinir le problème: un cadrage nécessaire mais non-suffisant
La première partie fondait la légitimité de l’énonciation et la nécessité
d’une intervention. L’enjeu de la deuxième partie [69-160] est de recadrer la
problématique, de façon à établir les conditions de possibilité d’une action :
« Nous devons pourtant affronter notre histoire récente, et ceci pas tant à cause
des pressions extérieures, mais plutôt par devoir envers nous-mêmes » [6971].22 A. Koller établit ainsi les fondements d’un retour sur le passé ne remettant pas en cause la capacité d’action du collectif qui l’effectue. Il définit un
« propre » (un intérieur légitime clairement délimité par rapport à un extérieur
délégitimé), dont il spécifie la nécessaire cohésion interne.
Ce travail de recadrage est légitimé par le prolongement de la définition
du politique comme « manipulateur ». Ceci revient à lui faire occuper une place
d’autorité, qui représente et engage le collectif auquel il est lié par un contrat
de complicité.23 Le politique reste dépositaire de qualités cognitives [103-115]
et normatives.24 Il devient le « manipulateur » d’un schéma narratif : il construit
20 Vladimir Jankélévitch (1986) a montré la nécessité éthique de rendre les crimes contre
l’humanité imprescriptibles. « Et ainsi, quelque chose nous incombe. Ces innombrables morts,
ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous. [...] [I]l reste
une seule ressource : se souvenir, se recueillir. Là où on ne peut rien «°faire°», on peut du
moins ressentir, inépuisablement. » (idem, 59-60 ; 62). Renaud Dulong (1998, 93-114) et Henry
Rousso (1998, 36-47) aboutissent à la même conclusion : le caractère imprescriptible de
l’Holocauste ne laisse la place qu’à un retour sans fin sur le passé, empêchant d’envisager
toute action qui permettrait de clôturer ce devoir de mémoire.
21 Cette construction peut être interprétée comme une réponse à une représentation diffusée
par la presse américaine, selon laquelle le « temps de l’affaire » s’inscrirait en continuité directe de l’Holocauste (Khayat, 1998, 5-10). Ainsi, le Washington Post (1.2.97) rapporte les propos d’Elan Steinberg (Directeur exécutif du Congrès Juif Mondial) considérant l’affaire comme
«°literally the last chapter of the Holocaust°». Cette position implique une double contrainte
présentée par Henry Rousso (1998, 46) : « On réclame une réparation, de manière légitime,
tout en proclamant d’un même mouvement que le crime est irréparable. Dès lors qu’on refuse
de choisir entre les deux, le devoir de mémoire s’enferme dans un dilemme insoluble. » C’est
pour sortir de ce double-bind qui inhibe toute possibilité d’action, qu’Arnold Koller distingue
fermement le « temps du problème » et le «°temps de l’affaire°».
22 Cette délégitimation des positions extérieures et du «°système actanciel de dénonciation°»
fonde la suite du discours. Elle est explicitée plus loin : « Comment réagirons-nous à notre passé ? C’est avant tout à nous, peuple et autorités de Suisse à le déterminer. Personne ne peut ni
ne doit le faire à notre place°» [78-80].
23 La notion de « contrat énonciatif » est empruntée à Eliséo Véron (1985). Dans cette partie
du discours, le contrat de complicité est établi par le recours régulier au « nous inclusif » faisant référence au «°propre°» au nom duquel A. Koller prend la parole.
24 Ces qualités sont indissociables en ce sens que le savoir, défini comme savoir-partagé, devient un devoir-savoir référé à un collectif (à la constitution duquel il participe), auquel est assi-
176
C. Terzi
le « propre°» comme « sujet opérateur virtuel », dépositaire de valeurs modales (vouloir, devoir et responsabilité [80-82, 94-98]) et de qualités (en particulier la défense de la liberté, du droit et de l’indépendance) qui ont orienté les
actions passées [131-136] et devraient inspirer les actions à venir [253-255]),
ce qui en fait un collectif moral.25 Face aux risques de divisions idéologiques
[15-27] et intergénérationnelles [84-91], ces opérations composent un
« propre » qui englobe l’ensemble de ses membres synchroniquement et diachroniquement.26 Elles constituent ainsi un collectif dont la permanence est assurée par le lien indiciel de la mémoire et du souvenir [94-101].27
Cette nouvelle construction autorise la formulation d’un système actanciel
ne comprenant que deux places : un sujet (« peuple et autorités de Suisse »)
confronté à un objet (« notre histoire récente »), qu’il faut accepter « tel qu’il est
en réalité ».28 Ce dispositif est chargé d’exercer une forme de jugement moral :
« la question se pose de savoir si tous les Suisses ont été à la hauteur des exigences morales d’une telle époque, et dans quelle mesure » [147-149].29
Si A. Koller établit ainsi une configuration distinguant un sujet et un objet,
la rupture entre les deux termes n’est pas pleinement assurée en raison de la
construction d’un collectif englobant diachroniquement la génération contemporaine et celle qui a vécu la guerre dans un lien mémoriel. Dans le cas précis de
la relecture de l’histoire de la seconde guerre mondiale, ce risque de confusion
fait resurgir la question d’une éventuelle culpabilité collective.30 Sur ce point, A.
Koller est explicite : « La culpabilité, comme nous l’entendons aujourd’hui, est
toujours individuelle. Il ne peut y avoir de culpabilité collective, ni du peuple
suisse d’alors, ni de celui d’aujourd’hui » [89-91]). Il s’agit donc pour lui de spécifier le système actanciel en déjouant deux écueils remettant fondamentalement en question la capacité d’action autonome. Il lui faut simultanément éviter
gné un devoir-faire [114-117]. L’analyse de ce type de construction est développée par Alain
Bevilacqua (1998, 5-7).
25 Lena Jayyusi (1984) a montré que la description d’un groupe en termes d’attitudes revient à
produire une définition morale de ce collectif (donc à constituer un «°morally self-organized
group »). Ce type de construction a pour conséquence une routinisation de la projection transpersonnelle d’attributs et d’activités : ce qui est vrai de la classe est vrai de chaque membre.
26 Cette construction de l’unité diachronique est particulièrement explicite lorsque A. Koller utilise la première personne du pluriel pour parler de la génération qui a vécu la guerre [112-114,
128, 139].
27 Henri Rousso (1998, 22) montre que la mémoire (qu’il oppose à l’histoire) participe de la
construction d’un lien communautaire indiciel. « La mémoire s’inscrit dans le registre de
l’identité, elle charrie de l’affect. [...] [Elle] a pour caractéristique de préserver une continuité et
de permettre à l’individu ou au groupe d’absorber les ruptures, d’intégrer celles-ci dans une
permanence ».
28 Dans « l’anti-cadre », la Suisse est fusionnée à son histoire, ce qui inhibe toute capacité
d’action. Cette dernière est progressivement rétablie par la formulation d’une configuration distinguant un fond (le passé) et une figure (la Suisse), puis par l’introduction d’une médiation
scientifique (la commission d’historiens) entre le collectif et son passé. Ces modalités de rétablissement de la capacité d’action ont été analysées par Jean Widmer (1996, 12).
29 A. Koller distingue explicitement ce système actanciel de « jugement moral » du dispositif
de « dénonciation » (calqué sur le modèle judiciaire) : « Il ne nous appartient pas aujourd’hui de
faire un procès hâtif à quelques responsables de cette époque » [157-158 ; voir également 230234].
30 La question de la culpabilité collective allemande lors de la seconde guerre mondiale a été
remise à l’ordre du jour avec la publication des thèses de Daniel Goldhagen (Les bourreaux
volontaires de Hitler :Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Paris, Seuil, 1997).
Le pouvoir symbolique en construction
177
la fusion de la Suisse et de son passé et ne pas établir des distinctions qui remettraient en question la cohésion du « propre ». Le principe nodal de cette
démarche consiste à établir des positions de réflexivité (à partir desquelles il est
possible de parler du « propre » à la fois à troisième personne du singulier et à
la première du pluriel). La première de ces positions est celle du politique, déjà
évoquée en tant qu’autorité de définition de la situation et de l’action à mener.
Cette construction peut encore être précisée : il est clair pour A. Koller que les
autorités suisses étant indissociables du «°propre°», elles ne peuvent être
l’objet d’un jugement moral en tant que telles.31 La seconde position de réflexivité est plus précisément une position de médiation : le propre en tant que tel
ne peut travailler le passé que par le biais de la mémoire. S’agissant de le
construire comme objet à découvrir, il doit déléguer sa compétence à une place
d’expertise (occupée par la figure de la commission d’historiens) travaillant en
son nom [115-117]. Ce procédé qui permet d’achever le travail de mise à distance, donc de symbolisation du passé (par opposition au lien mémoriel, fusionnel et indiciel). Cependant, ce travail d’objectivation n’est pas sans limite,
faute de quoi il remettrait en question la pérennité du collectif indiciel. C’est
pourquoi A. Koller distingue nettement les objectifs de la politique (préserver le
pays de la guerre et assurer la survie de notre peuple, [113-114]) des moyens
utilisés pour y parvenir.32 Les premiers sont posés comme légitimes, seuls les
seconds étant soumis à une appréciation [115-117 ; 205-206].
Si la construction de ce système de places intégré et réflexif dessine les
conditions de possibilité d’une action autonome, elle n’exorcise pas le spectre
d’éclatement d’un collectif fondé sur un lien indiciel.33 En effet, la continuité
(propre à l’indiciel) est remise en question par le travail d’écriture de l’histoire
(donc de symbolisation) délégué aux experts.34 Ce nouveau risque est écarté
par la construction du « temps de la résolution ». La connaissance est posée
comme nécessaire mais non suffisante. Il ne s’agit que d’une étape, ne permettant pas de pleinement appréhender le passé [126-128; 153-156]. Elle
n’acquiert sa valeur qu’une fois transmise au collectif, seul légitimé à formuler
une « appréciation globale, politique et morale [et] les conclusions à en tirer »
[195-197]. Nous assistons donc ici à une double construction du passé, en tant
qu’objet de l’action d’un sujet. Dans une première étape (celle du travail historique), il est présenté comme « temps abstrait », existant indépendamment de
son appréhension présente. En ce sens, la démarche historique est construite
ici dans une perspective positiviste visant à la découverte d’une réalité qui
31
Cet argument est fondé par la distinction nette des actions soumises à ce jugement [147153]. Les activités économiques remises en cause (certaines transactions en or et la question
des biens en déshérence) renvoient à des figures institutionnelles qui en sont responsables
(respectivement la Banque nationale et les banques). Par contre, les actions politiques (la politique des réfugiés) sont présentées comme des technologies réifiées (i.e. qui ne réfèrent à aucun acteur).
32 Cette construction fait référence à la maxime « la fin ne justifie pas les moyens ».
33 Cette observation n’est pas conjoncturelle: « On ne peut comprendre la formation de la
Suisse moderne sans cette peur constante de sa dissolution » (Hazan, 1998, 77).
34 Louis Quéré (1982, 98) note : « l’écriture est tout d’abord une pratique de la séparation : séparation du réel de son double représentatif ; séparation du présent et du passé ». Henri Rousso (1998, 22-23) spécifie ce point par rapport au travail historique : «[...] la mémoire est un «tableau des ressemblances», elle est du côté du «même» tandis que l’histoire est un «tableau
des changements», ce qui la place du côté de l’altérité, donc de la séparation. »
178
C. Terzi
s’impose à tous.35 Les résultats des travaux historiques concernent donc non
seulement le « propre », mais également les positions situées en extériorité. En
ce sens, la recherche historique peut être interprétée comme une réponse aux
critiques évoquées en introduction du discours. Dans la seconde étape, le passé est réinscrit dans le présent du collectif, ce qui en fait un « temps concrétisé ». Il acquiert alors une vertu de restauration de la capacité d’action : cette
opération d’acceptation du passé en faisant un outil de maîtrise du présent et
de l’avenir [71-73] qui préfigure le développement d’un « programme
d’action ».36 Il en résulte une construction du temps supposant simultanément
l’inscription du passé dans le présent (par un incessant travail mémoriel) et la
prise de distance à son égard (par le travail historique au sujet d’un passé révolu). Il est important de souligner que ce travail sur le temps participe de la
constitution d’un collectif. Le travail mémoriel en produit la continuité, tandis
que l’analyse historique fonde sa réflexivité, le dotant de la capacité de tenir un
discours sur lui-même.
Afin de restaurer la possibilité d’une action, A. Koller récuse l’anti-cadre
formulé par des « dénonciateurs extérieurs ». Il redéfinit ainsi le problème de
manière à construire un « propre » à l’intérieur duquel se dessinent des positions de réflexivité. L’enjeu central de cette construction consiste à articuler
deux logiques antagonistes : la production de la continuité du collectif (à la
première personne du pluriel) seul compétent pour déléguer un travail de symbolisation (établissant des discontinuités) à l’égard de son propre passé. Cette
nouvelle définition du problème récuse fermement le système actanciel de
« dénonciation » comme fondement d’un programme de résolution. Elle établit
un nouveau cadre susceptible de permettre la recherche historique de la vérité
et la confrontation du collectif à cette réalité.
Un triple dispositif d’action collective
Avec la troisième partie de son discours [161-238], A. Koller passe de la
définition du problème à l’établissement d’un « programme d’action » permettant sa résolution. Ce faisant, il développe un schéma narratif : il clôt
« l’épreuve qualifiante » et ébauche les prémisses d’une « épreuve décisive ».
Ce déplacement s’observe principalement par la transformation du «°cadre°»
en « programme d’action ». D’une part, les places des systèmes actanciels
sont occupées par des figures dont la compétence est établie. D’autre part,
l’orientation de leur action est définie en référence à des « tiers symbolisants »
regroupant des principes normatifs et cognitifs.37 En fait, nous verrons
qu’Arnold Koller définit trois programmes d’action, autour de trois tiers symbolisants : « Dans le face-à-face avec la Suisse de 39-45 et celle des années juste
35
Cette observation prend rétrospectivement de l’importance si l’on considère les débats relatifs à la légitimité de l’écriture d’une histoire critique qui ont suivi la publication du rapport intermédiaire de la commission Bergier.
36 Pour reprendre la terminologie de Tzvetan Todorov (1995, 30) l’opération conduite par A.
Koller consiste à transformer une mémoire littérale (préservant le passé comme un fait intransitif ne conduisant pas au-delà de lui-même) en mémoire exemplaire (utilisant un événement singulier comme une instance parmi d’autres d’une catégorie plus générale). Cette opération participe de la restauration d’une capacité d’action : seule la mémoire exemplaire fait du passé un
« principe d’action pour le présent » (idem, 31).
37 La notion de « tiers symbolisant » est empruntée à Louis Quéré (1982, 30-43).
Le pouvoir symbolique en construction
179
avant ou juste après la Seconde guerre mondiale, trois idées-phares nous guideront : vérité, équité et solidarité » [161-163]. Ces programmes sont
« emboîtés », en ce sens qu’ils s’organisent suivant un ordre logique de présupposition : la réalisation du premier est la condition de possibilité du
deuxième, dont la réalisation est nécessaire à l’établissement du troisième. Seul
l’aboutissement de ce dernier programme est conçu comme résolution du problème.
C’est un programme de « recherche de la vérité » qui est placé au fondement de la résolution du problème [164-165]. Ce travail repose sur la construction d’une position réflexive d’expert, dont la légitimité découle d’un mandat
parlementaire qui définit l’objet du travail d’expertise. Il s’agit d’analyser des
faits, participant d’un « temps historique » clôturable et révolu, conçu comme
« temps abstrait », indépendant de son appréhension : « La commission Bergier a le mandat de faire une analyse globale des faits politiques et économiques de l’époque » [170-171]. De plus, cet objet est présenté comme incommensurable: « Toute vérité historique est [...] complexe ; nous ne pouvons pas
attendre des historiens, même les plus compétents, une révélation de LA vérité
absolue » [173-175]. Cette opération définit clairement les limites de l’autorité
dévolue à la place d’expert : elle permet d’établir partiellement des faits, mais
en aucun cas de résoudre le problème.
Ce cadre est transformé en programme d’action par la construction d’une
médiation (la figure de l’expert historien) et l’établissement d’un tiers symbolisant d’objectivité. La « commission d’experts indépendante présidée par le
professeur Bergier » [167-168] est présentée comme compétente en référence
à l’institution scientifique qui décerne leurs titres aux historiens et régule leur
activité : « Le Conseil fédéral a pleinement confiance dans le fait que la commission Bergier analysera et appréciera le passé conformément aux critères
scientifiques régissant les travaux d’historiens » [192-194]. Ce critère définit
clairement les conditions normatives d’une connaissance historique. Il constitue donc un tiers symbolisant auquel les experts doivent soumettre leur action
pour qu’elle soit reconnue comme légitime. Cette orientation distingue explicitement l’activité d’expertise de l’action politique et des divisions idéologiques
qui peuvent en découler : « Gardons-nous donc d’utiliser l’histoire pour servir
les objectifs politiciens du moment » [180-181], afin de garantir le respect de
principes fondamentaux pour toute activité scientifique : « [l]e désir d’être sincère sans restriction et l’impartialité » [183-184]. Cette construction réaffirme la
nécessaire cohésion du propre dans une « période tragique aussi pour notre
pays°» [186], ce qui se traduit par la définition d’une attitude collective à adopter face au passé, faite de sincérité et de modestie.38 La pierre angulaire de
cette construction est la cohésion diachronique du propre, qui suppose la capacité de chacun de ses membres de s’identifier à ses prédécesseurs. Il en découle le devoir moral de tenir compte du contexte dans lequel les actes passés
ont été posés [83-84, 203-204], qui se traduit, pour les experts historiens, en
une injonction méthodologique : « Les faits et les processus historiques
38
La définition de cette attitude est reformulée à plusieurs reprises au fil du texte. Elle suppose
de faire preuve d’une « sincérité dépourvue de complaisance, [de] dignité, [de] respect envers
nous-mêmes » [82-83] et de « modestie » [202-203]. Elle devient ainsi l’attribut d’un collectif
moral (Jayyusi, 1984), préfigurant le programme d’« équité ».
180
C. Terzi
s’inscrivent dans une époque et un environnement donnés. Il convient donc de
les apprécier en fonction de leur contexte, faute de quoi le travail de l’historien
ne serait qu’une comptabilité » [189-192].
Le « programme de vérité » est posé d’emblée comme insuffisant pour résoudre le problème. Il est donc prolongé par un «°programme d’équité».39 « En
revanche, l’appréciation globale, politique et morale de l’attitude adoptée à
l’époque par la Suisse ne peut être abandonnée aux historiens, pas plus les
conclusions à en tirer : c’est à nous que cette tâche incombera – Conseil fédéral, Parlement et peuple –; la mesure et l’échelle de notre appréciation devront
être l’équité. » [194-199]. Le programme de vérité établit des faits, fondant la
possibilité d’un « jugement moral ». Il s’agit d’établir sur cette base les conditions d’un jugement d’un collectif – englobant ses membres synchroniquement
et diachroniquement – par lui-même. Cette activité suppose l’appropriation du
«°temps abstrait°» des études historiques par la collectivité contemporaine, ce
qui revient à le transformer en « temps concrétisé ». Il en résulte un «°temps de
l’énonciation incertain°» qui articule le passé et le présent en fonction d’un
avenir qui n’est qu’envisageable, ce qui le rend impossible à maîtriser. « Il est
possible que la commission d’historiens, après avoir analysé les relations économiques du secteur privé et le commerce d’or de la banque nationale, parvienne à des conclusions qui accableront certains responsables. On ne peut
exclure que, davantage qu’on ne l’admettait jusqu’à présent, de hauts dirigeants
de l’État et de l’économie, [...] se soient personnellement rendus coupables et
aient nui ainsi à l’image du pays » [215-221].
La définition de figures susceptibles d’occuper les places du «°système
actanciel » ébauche un « programme d’action ». Elle permet en particulier de
récuser la « dénonciation » induite par l’anti-cadre. Seul l’ensemble du collectif
(défini comme « communauté étatique » regroupant les autorités politiques et
les citoyens) est habilité à exercer un « jugement moral ». Ceci suppose qu’il
soit doté de réflexivité, d’une capacité de prise de distance à soi et plus particulièrement à son passé, rendue possible par l’établissement des faits par les experts.40 Cette construction n’évacue pas pleinement le risque d’éclatement du
collectif, corrélatif à l’application d’un « jugement moral ». C’est ici qu’intervient
l’équité en tant que «°tiers symbolisant°» appelé à réguler cette activité.
« L’équité nous oblige de prendre en compte la situation dans laquelle les décisions ont été prises et l’étroitesse de la marge de manœuvre disponible. Une
telle appréciation exige également de notre part une grande modestie, car
nous ne savons pas comment nous aurions agi dans l’insécurité ambiante, face
à la peur et aux pressions » [200-204]. C’est ainsi que le tiers de l’équité transforme une action comportant un potentiel de division en action de renforcement
39
Les programmes de vérité et d’équité sont « emboîtés » selon une séquence chronologique
et hiérarchique, l’action des experts étant soumise à celle de la « communauté étatique » [96].
Le même système de places apparaît déjà dans l’interview de J-P. Delamuraz analysée dans ce
recueil par Jean Widmer.
40 La réflexivité constitue un fondement important de l’orientation autonome de l’action. Elle
suppose en particulier la capacité de symbolisation. En ce sens, l’activité de la commission
d’historiens pourrait formellement être assimilée à celle du psychanalyste ou du Shaman dans
les processus thérapeutiques (Yves Fricker 1997, 190 propose une interprétation analogue). Ce
processus de recouvrement de la capacité d’action par symbolisation a été traitée dans Cédric
Terzi (1996, 24-30).
Le pouvoir symbolique en construction
181
de la cohésion du « propre ». En effet, l’activité d’appréciation des attitudes
passées menée équitablement suppose une capacité d’identification à des prédécesseurs, ce qui revient à réaffirmer l’appartenance diachronique au même
collectif.41 Autrement dit, c’est l’appartenance à un collectif moral (définie par le
partage de propriétés organisant une attitude commune) qui légitime la participation au « jugement moral » des attitudes passées.42 Cette conception soulève cependant un problème : l’appartenance au collectif moral helvétique étant
définie par des propriétés dont découlent des attitudes, notamment le courage
et la générosité [210-214], les actes des membres ne reflétant pas cet «être
suisse°» affectent l’image du pays dans son ensemble [221]. Afin de gérer
cette tension, A. Koller distingue les actes relevant d’un devoir-faire définis en
termes d’équité juridique et ceux relevant d’un devoir-être propre à l’équité morale. Seuls les premiers ne remettent pas fondamentalement en question le
collectif d’un État de droit. Ils relèvent d’un programme juridique, ne traitant pas
d’un collectif « morally self organized », autorisant la formulation de prétentions
qui doivent être satisfaites et il établit des responsabilités individuelles [225228]. Cependant, le tiers symbolisant du droit ne permet pas de traiter les
manquements des membres d’un collectif « morally self-organized ».
C’est pourquoi « [l]a vraie réponse à l’analyse politique et morale de notre
passé est la solidarité. » Cette démarche, immédiatement présentée comme
solution du problème, repose sur la distinction des places de « sauveur » et de
« victimes ontologiques » (ne supposant aucun coupable).
Dans un premier temps, ce nouveau cadrage du problème n’est
qu’évoqué.43 Il est cependant immédiatement transformé en programme
d’action. La place de sauveur est occupée par la figure de « la Suisse », et son
action est soumise à un tiers symbolisant d’équité morale, définissant les propriétés du collectif qui organisent son attitude (donc sa compétence en tant que
sujet opérateur) : « Le 8 mai 1945, jour de l’armistice, le Conseil fédéral
s’adressait au peuple en affirmant notamment que notre pays n’avait pas à
s’ériger en juge, mais que son devoir était d’aider, de soulager la détresse et
de faire le bien ; ce que le peuple et les autorités ont fait de nombreuses façons jusqu’à aujourd’hui » [230-234]. En citant ces propos de 1945, A. Koller
réaffirme la dimension synchronique et diachronique du propre. Mais il va plus
loin, et définit les propriétés d’un être suisse au caractère invariant. Il rétablit
ainsi le rapport rendu difficile entre le collectif et ses membres (donc un collectif « morally self-organized ») par le biais d’un vigoureux retour à une tradition
humanitaire.44 Ce n’est donc plus le tiers symbolisant universaliste du droit qui
41
Cette construction était déjà annoncée avec la citation du verset évangélique (Jean 8.7) :
«°que celui qui n’a jamais pêché jette la première pierre°» [187]. Dans un processus de jugement moral, il ne s’agit pas de condamner des délits ou de dénoncer des infractions. Il s’agit
pour des pécheurs d’apprécier l’action d’autres pécheurs. Le rappel de cette propriété ontologique commune empêche l’établissement d’une distinction nette entre ceux qui évaluent et ceux
qui sont évalués, le processus confortant donc leur unité.
42 Cette appréhension de la Suisse en tant que collectif «°morally self-organized » est récurrente dans l’activité politique suisse (p.ex. Bevilacqua 1998, 8-9 et Widmer ici même).
43 C’est la dernière partie du discours [303-357] qui le développe véritablement (voir l’analyse
infra).
44 Cette construction s’oppose nettement à l’anti-cadre, qui supposait la nécessité d’un jugement. Elle réaffirme la neutralité suisse en tant que tiers symbolisant immuable. Il avait présidé
182
C. Terzi
régule des rapports entre une victime qui avance des prétentions et un coupable qui doit les satisfaire. Il s’agit d’un tiers symbolisant patrimonial, indistinct
du collectif dont il encadre l’action, qui régule les rapports entre un saveur qui
accorde une aide [237] et des victimes ontologiques, qui sont privées du droit
de la revendiquer comme un dû.
Deux synthèses
Avec la quatrième partie de son discours [239-302], A. Koller rompt son
argumentation par deux synthèses qui constituent successivement un antidestinataire [239-269] et un para-destinataire [270-302].
La première synthèse est explicitement adressée aux « instances étrangères » [258-259]. Elles sont construites comme anti-destinataire adoptant des
attitudes qui ne conviennent pas lorsqu’elles transforment l’anti-cadre en programme d’action. « Des condamnations entières et manifestement injustes de
notre pays, voire des déclarations offensantes ne mènent à rien : tout au plus
suscitent-elles une réaction de rejet de la part du peuple » [255-258]. A. Koller
pose ainsi la nécessité d’un recadrage du problème excluant la légitimité de
prises de position extérieures, faute de quoi le « propre » susceptible de mener
à bien une action de résolution risquerait de diviser sur un axe séparant les
autorités (destinateurs du programme) et le peuple (sujet opérateur incontournable) [241-252]. Plus encore, A. Koller rappelle explicitement que, dans le cadre d’une démocratie directe, le « programme de vérité » est nécessaire mais
non suffisant : « Notre peuple et ses autorités doivent ensemble examiner le
passé et assumer les conséquences qui en découleront. Les institutions de
notre démocratie directe condamneraient à l’échec toute velléité de récrire
l’histoire de manière abstraite et élitaire » [245-248]. Il rappelle donc qu’il est
indispensable que le « temps abstrait » travaillé par les historiens soit inscrit
dans le présent du collectif pour devenir un « temps concrétisé », ébauchant
ainsi le « programme d’équité ».
Ces processus d’exercice de la vérité et de l’équité juridique sont les
seuls à être présentés comme des réponses destinées à l’étranger. Il est important de rappeler qu’ils ne remettent pas à proprement parler en question
l’unité morale du collectif : ils ne concernent que l’établissement de responsabilités individuelles. C’est pour cette raison qu’Arnold Koller peut se permettre,
sur ces points, d’engager la Suisse45 : « Toutes les mesures nécessaires à la
découverte de la vérité ont été prises. Nous sommes prêts à faire face à notre
passé. Nous l’avons dit à plusieurs reprises et nous le répétons : la Suisse tient
ses promesses°» [263-266]. En revanche rien n’est dit du « programme de solidarité » qui concerne le rétablissement de la Suisse en tant que collectivité
morale. Tout au plus est-il fait allusion au « peuple » en tant que paradestinataire du discours : « Nous attendons de la compréhension pour le fait
qu’un tel processus demande dans un régime de démocratie directe du temps,
à l’accueil officiel de la fin des hostilités en 1945 (sur ce point, voir van Dongen, 1997, 64-69) et
il organise la réponse à la résurgence du passé.
45 « [L]a parole tenue dit un maintien de soi qui ne se laisse pas inscrire, comme le caractère,
dans la dimension du quelque chose en général, mais uniquement dans celle du qui? [...] Une
chose est la préservation du caractère ; une autre la persévérance de la fidélité à la parole donnée » (Ricoeur cité in Bevilacqua, 1998, 6).
Le pouvoir symbolique en construction
183
celui nécessaire pour convaincre » [267-269].
La seconde synthèse [270-302] est doublée d’une injonction. Elle construit un dispositif énonciatif distinguant un énonciateur politique (le président de
la Confédération, [270]) et un para-destinataire qu’il s’agit de convaincre de
jouer le rôle de « sujet opérateur ».
Dans un premier temps [270-288], la place de para-destinataire est occupée par la figure du « peuple » [271], qui doit être convaincu de prendre part
aux programmes de vérité et d’équité. « Je prie tous nos concitoyens et concitoyennes de se montrer ouverts et de s’engager, aux côtés du Conseil fédéral
et de l’Assemblée fédérale, dans la voie de la recherche de la vérité historique » [271-273]. Cette séquence résume bien la nécessité d’assurer la cohésion du « propre »» et plus particulièrement de le restaurer en tant que collectif
moral, organisé autour du respect de la dignité humaine [274-275; 285-286].
Pour y parvenir, A. Koller rappelle le devoir de mémoire, fondateur du lien indiciel synchronique et diachronique unissant les suisses. Il pose ainsi les conditions du passage nécessaire d’un programme de vérité (appliqué à un temps
abstrait) au devoir d’équité (constituant un temps concrétisé) [280-283]. Mais il
tient surtout à rappeler que le tiers symbolisant présidant à l’action des suisses
est indissociable d’un être suisse, d’une tradition rendant ce collectif invariant.
Ainsi, l’intolérance, le racisme et l’antisémitisme ne sont pas condamnés en
référence à un droit (universel et extérieur au collectif) mais fonction des attitudes fondatrices d’un collectif moral. «°La Suisse, qui est souvent considérée
comme le modèle d’État pluri-culturel dont les diverses communautés vivent en
paix se doit de montrer l’exemple à cet égard» [286-288].46
Dans une seconde séquence [289-302], la figure des autorités politiques
[289-290] occupe la place de para-destinataire. Ces quelques phrases rappellent les risques de division inhérents à l’exercice de la vérité et de l’équité selon
un programme politique [293-296].47 Mais elles développent surtout l’ébauche
d’un cadrage (et plus particulièrement d’une construction temporelle) propre à
fonder une résolution définitive du problème. Il ne suffit pas de découvrir le
passé, ni même de l’inscrire dans le présent. Il s’agit d’en faire un véritable outil de maîtrise de l’avenir, donc d’orientation autonome d’une action stratégique
[296-302].
La capacité d’action recouvrée
Le travail de recadrage développé par l’ensemble du discours a construit
46
La version originale est explicite sur ce point : les expressions d’intolérance ne sont pas
qu’une offense à l’égard de victimes, mais le témoignage d’une crise identitaire laissant présager de la dissolution du collectif en tant que tel : « Und wenn wir heute gemeinsam eine Lehre
für die Zukunft ziehen müssen, dann sicher die, dass wir wachsam sein müssen gegen jeden
Anfang von Intoleranz und Rassismus, selbstverständlich auch in der Form des Antisemitismus. Des Herabsetzung einer Minderheit oder einer Bevölkerungsgruppe folgt bald eine andere. Geben wir solchen Strömungen keine Chance ».
47 Cette délégitimation du politique n’est pas seulement anecdotique. « L’affaire des fonds en
déshérence est cruelle, car elle souligne de manière impitoyable les carences de la culture politique suisse […]. Carences qui sont le mépris du politique, le refus de la réflexion abstraite,
l’incompréhension devant la nature des enjeux, les divisions au sommet de l’Etat, la paralysie
liée à la peur du conflit, la volonté d’échapper à la crise en fuyant ses responsabilités » (Hazan,
1998, 33).
184
C. Terzi
un « propre » : une « victoire du lieu sur le temps » (Certeau, 1990, 60). Il a
établi une place d’énonciation politique et un temps d’énonciation articulant le
passé, le présent et l’avenir.48 Autrement dit, il a restauré un pouvoir symbolique, qui prend appui sur un acquis pour formuler une action à venir sur le mode
performatif : « Le Conseil fédéral voudrait aujourd’hui regarder non seulement
en arrière mais aussi vers l’avant » [303-304]. Ce pouvoir recouvré permet à A.
Koller de formuler une nouvelle définition du problème, dépassant simultanément le «°temps du problème°», le «°temps de l’affaire°» et le «°temps de la
résolution°» pour fonder le retour au « temps de la tradition ».
Dans la cinquième partie [303-357] opère un dernier recadrage. Ce dernier repose sur la construction antérieure d’un « propre », englobant ses membres diachroniquement et synchroniquement par le lien indiciel de la mémoire
[310-318], conçu en tant que collectif moral, organisé autour de principes traditionnels (de solidarité et de sens civique, [315-316]) qui le rendent immuable.
En ce sens, ce « propre » est non seulement capable de réflexivité mais de
projection dans l’avenir. Il en découle une construction temporelle particulière.
Les capacités de réflexivité et de projection renvoient à une conception du
temps établissant des distinctions entre le passé, le présent et l’avenir. En revanche, le projet formulé sur cette base constitue une forme de reproduction
continue (un « renforcement de la tradition humanitaire de la Suisse », [310311]). Cette construction formelle est redoublée par les structures de la Fondation dont les ressources proviennent du rendement annuel moyen de sa fortune [323-331].49 Ceci a pour conséquence que le temps de la Fondation est à
proprement parler infini. Son action reproduit un principe dont elle conforte réflexivement la légitimité [348-352]. Ainsi, paradoxalement, la capacité
d’orientation autonome de l’action est recouvrée pour être immédiatement repliée sur une simple reproduction, se rapprochant très nettement du type idéal
de l’action traditionnelle mis à jour par Max Weber (1995, 55) : «°Le comportement strictement traditionnel [...] se situe absolument à la limite, et souvent audelà, de ce que l’on peut appeler en général une activité orientée «significativement». Il n’est, en effet, très souvent qu’une manière morne de réagir à des
excitations habituelles, qui s’obstine dans la direction d’une attitude acquise
autrefois°».
L’ensemble de ce cadrage s’organise autour des places complémentaires
du sauveur (la Suisse) et des victimes ontologiques [332-334]. Sa particularité
réside dans le fait qu’il est immédiatement transformé en programme d’action,
par l’application d’une logique essencialiste de la souffrance qui fusionne places et figures : les victimes ne peuvent faire autrement que d’être aidées par la
Suisse, et l’essence de la Suisse est d’aider les victimes.50 La construction de
48
L’apprivoisement du futur par l’inscription d’une affaire dans la durée afin de préfigurer son
dénouement est analysé par Gilles Meystre dans ce volume.
49 A ce titre, la Fondation de solidarité est nettement distincte du Fonds spécial, dont les ressources sont constituée par un capital, dont la finitude anticipe la clôture de l’action. Autrement
dit, si l’action du Fonds spécial peut être interprétée comme une réponse à une demande (dont
les effets sont limités dans le temps), la Fondation est plutôt conçue comme l’expression d’une
essence. Elle ne comporte donc à proprement ni début (elle n’est que le renforcement d’une
tradition) ni fin.
50 Cette conception essencialiste de la souffrance permet d’établir une clé de répartition particulière : « la moitié devrait être utilisée en Suisse ; l’autre moitié à l’étranger » [331]. Il ne s’agit
Le pouvoir symbolique en construction
185
ce type de rapport a deux conséquences majeures. Premièrement, il est organisé selon la logique du don qui ne joue une fonction de lien social qu’à condition de pouvoir être rendu. Or, cette logique est appliquée ici à des bénéficiaires
non solvables, ce qui les place dans une situation sans issue de débiteurs face
à un créancier. Plus encore, ils sont confinés à n’être que des récipiendaires
passifs, l’ensemble de l’échange étant maîtrisé par le donateur (qui définit à
leur place le problème et le moyen de le résoudre).51 Deuxièmement, cette logique de la souffrance s’oppose radicalement à celle de la réparation, donc de
la reconnaissance d’une culpabilité. L’aide n’est pas constituée comme un droit
(qui pourrait être revendiqué) mais comme un geste qui n’est motivé que par
les qualités de celui qui l’octroie.52
Ces quelques observations sont d’autant plus intéressantes que cette
construction du monde par le discours politique suisse n’est pas conjoncturelle.
Elle semble plutôt refléter un schème profond de représentation que la Suisse
(et plus particulièrement ses autorités) a d’elle-même et de son rapport au
monde. Ainsi, les réponses apportées actuellement par la Suisse aux critiques
relatives à son attitude durant la guerre sont similaires à celles envisagées dès
1945. A. Koller établit lui-même une homologie explicite entre le temps de la
guerre et la période contemporaine : la défense de l’indépendance, de
l’honneur et des intérêts nationaux constituent des objectifs légitimes pour tous
les membres du collectif suisse [129-130; 205-206; 253-255]. Dans un cas
comme dans l’autre, la Suisse rétablit sa capacité d’action par la définition d’un
propre constitué selon une logique défensive délimitant un intérieur par rapport
à un extérieur, puis elle entre en relation avec ce dernier sur le mode sauveur /
victimes.53 Ainsi, Luc van Dongen (1997, 33-34, 84-93) rappelle que pour faire
face aux critiques relatives à l’attitude suisse, les autorités politiques ont développé une véritable « manœuvre de politique humanitaire » dans les derniers
mois de la guerre. De même, dès 1945, un projet de « Livre blanc » a été envisagé afin de répondre aux critiques étrangères et réaffirmer que la Suisse
s’était comportée honorablement.54 Ces observations permettent de formuler
de tenir compte ni du nombre de personnes qui souffrent, ni d’une responsabilité. C’est
l’apaisement de la souffrance qui constitue le seul motif de l’action.
51 Ces questions ont déjà été largement traitées par les études classiques de Marcel Mauss,
auxquelles Pierre Bourdieu a apporté d’utiles prolongements. Jean-Philippe Platteau (1986)
s’est fondé sur ces recherches pour analyser l’action humanitaire et développer un concept de
«°coopération solidaire°» esquivant le rapport de pouvoir établi par les interventions classiques.
52 La solidarité dont il est question ici doit donc nettement être distinguée de celle promue par
les « solidaristes » pour fonder les systèmes d’assurance sociale. Ils postulaient une dette de la
collectivité à l’égard de ses membres les plus exposés aux risques, motivant un véritable droit à
l’aide en cas de sinistre (Donzelot, 1994, 73-120). Le recours à un tiers symbolisant d’équité
morale, ne définissant ni un devoir pour la Suisse (il s’agit explicitement d’un « acte de volonté
d’un pays sûr de lui » [318]) ni un droit pour les bénéficiaires, est à l’origine de résistances au
projet de Fondation soulevées par certains élus de la gauche politique.
53 Pierre Hazan (1998, 48) propose la même interprétation. « Quarante-sept ans plus tard, en
butte encore une fois aux attaques étrangères, le gouvernement suisse réitère sa stratégie humanitaire pour déserrer l’étau des pressions. Du "Don suisse pour les victimes de la guerre" en
1945, on passera à la "Fondation de solidarité" en 1997. »
54 Cette représentation de la Suisse et de son essence humanitaire transparaît nettement dans
la lettre envoyée aux auteurs pressentis pour réaliser le Livre blanc : « Nous ne devons à aucun
prix éveiller l’impression que nous cherchons à nous vanter, à tirer gloire de notre attitude qui
186
C. Terzi
une hypothèse de retour du refoulé pour expliquer non seulement l’avènement
du problème mais les modalités choisies pour le résoudre.55
La Fondation de solidarité est présentée comme une institutionnalisation
de la tradition, ce qui tend à lui attribuer une signification mythique.56
Tableau 1 : De la tradition humanitaire au mythe helvétique
1. Signifiant
2. Signifié
(action humanitaire)
(compassion)
3. Signe
(fondation)
I. SIGNIFIANT
III. SIGNE
(être suisse)
(tradition humanitaire)
II. SIGNIFIE
Elle établit ainsi un programme d’action susceptible de résoudre une crise
identitaire. A un premier niveau, elle est posée comme un signe, qui établit une
corrélation entre l’action humanitaire (le signifiant) et la compassion à l’égard
de la souffrance (le signifié). Mais le discours d’A. Koller ne s’arrête pas là : il
établit un système sémiologique second à l’intérieur duquel la Fondation devient le signifiant d’une tradition humanitaire suisse (signifié) dont la corrélation
est établie par la définition d’un être suisse (signe), fondant un collectif moral.
Dès lors, l’action sans fin de la Fondation constituera le fondement sans cesse
recommencé de l’identité suisse remise en question par les critiques évoquées
en début de discours.57
3. Les dimensions du pouvoir symbolique
Le discours d’A. Koller est particulièrement révélateur pour une sociologie
de la Suisse. Il établit les conditions d’une orientation autonome de l’action
collective, mais il replie la définition légitime de cette dernière sur le mode particulier d’un retour à la tradition. Son discours est ainsi traversé par deux représentations antagonistes de la Suisse. Ces deux conceptions peuvent être rapprochées de la distinction entre « nationalisme libéral » et « nationalisme intégral ». Dans le sens libéral du terme, la nation est le produit d’un processus
politique d’agrégation d’individus libres et égaux en droit. Dans cette perspective, l’appartenance à la nation est définie en termes politiques et juridiques. Par
n’était [...] que l’accomplissement d’un devoir sacré. Néanmoins, tant d’actes ont été accomplis
pendant cette guerre, tant de dévouements se sont manifestés qu’il me semble qu’il y a là
comme un monument – modeste – dressé à la mémoire de ces six années de conflit » (cité par
van Dongen, 1997, 90).
55 Cette interprétation étend donc la valeur heuristique de la métaphore psychanalytique proposée par Yves Fricker (1997). Jean Widmer propose une interprétation similaire au sujet d’un
interview à J.-P. Delamuraz, ici même.
56 Cette analyse est inspirée par l’interprétation sémiologique du mythe proposée par Barthes
(1957, 183-190).
57 Le mouvement de mythologisation renverse la logique du discours. Il ne s’agit plus
d’apporter une réponse, mais de fonder définitivement un collectif moral, d’où le déplacement
de l’attention de la Fondation vers la Suisse, via la notion de solidarité. Pour paraphraser cette
dynamique, il serait possible de poser que la mise en place de la Fondation de solidarité doit
en définitive être considéré comme la manifestation de l’être solidaire de la Suisse et des Suisses. Ce n’est donc pas un hasard si la « Fondation suisse de solidarité » est devenue, le 31
octobre 1997, la Fondation « Suisse solidaire ».
Le pouvoir symbolique en construction
187
contre, le « nationalisme intégral » se caractérise par une conception de la nation comme une entité (ethnique, culturelle, religieuse voire biologique), donc
comme un organisme vivant, une sorte de famille élargie dont les membres
sont unis par l’histoire et par des liens quasi charnels (Sternhell, 1992, 5455).58 La tension non résolue entre ces conceptions de la Suisse en tant que
nation traverse le propos d’A. Koller. En particulier, elle alimente la crainte
d’une dissolution potentielle du collectif et la nécessité de le définir comme un
« propre ». Cette représentation d’instabilité permet de mieux comprendre les
efforts entrepris pour composer et surtout stabiliser les conditions de possibilité
de l’exercice du pouvoir symbolique. Dans ce contexte, l’activité du politique
suppose une réassurance permanente du collectif au nom duquel il prend des
décisions. La figure du politique est donc conçue comme occupant la place à
partir de laquelle il est légitime de constituer la cohésion du groupe (à la première personne du pluriel) tout en en parlant (à la troisième personne du singulier).
L’analyse de cette configuration particulière permet d’interroger les théories classiques de l’action. Ces dernières expliquent généralement la capacité à
agir par l’occupation d’une position sociale.59 Or, l’activité discursive déployée
par A. Koller tend à montrer que la capacité d’action collective n’est pas donnée
uniquement par les conditions sociales de son actualisation, mais construite en
situation. Ce travail repose sur deux opérations simultanées et indissociables
de la construction d’un rapport au passé. D’une part, la constitution de la cohésion du collectif (le « propre ») est intimement liée avec l’accomplissement de
sa continuité par le biais du travail mémoriel. D’autre part, l’institution de sa réflexivité (c’est-à-dire son dédoublement lui permettant de se prendre pour objet
de sa propre action) suppose l’interposition de médiations entre le collectif et
lui-même. Cette opération peut se traduire par l’intervention d’experts – et plus
précisément d’historiens – lorsque le collectif travaille son propre passé.
Ces observations interrogent également la sociologie des problèmes sociaux. Dans ce cadre, les avancées de la pragmatique ont permis
d’appréhender les activités langagières (qu’elles soient discursives ou textuelles) comme des actions, ce qui autorise l’analyse de leur performativité.60 C’est
dans cette perspective qu’il a été possible de montrer que l’activité de résolution d’un problème commence dès sa description (Cefaï , 1996, 49). S’il est in58
Cette observation n’est pas sans analogie avec la fondation de la Suisse moderne. Elle
« renvoie à une identité suisse tiraillée entre deux conceptions : d’un côté une vision plus française, républicaine et contractuelle et, de l’autre, à une vision "organiciste" proche de l’idée d’un
Volk, d’un "peuple" sur le modèle germanique, une nation ethnique focalisée sur la notion de
droit du sang et d’attachement au sol. Cette contradiction est le fruit d’un compromis. Effrayés
par le début de guerre civile de 1847, les radicaux n’ont pas été au bout de leur révolution libérale en 1848. Inventifs et habiles, ils ont su mettre en place un fédéralisme qui permettait aux
catholiques conservateurs vaincus de se reconnaître dans les nouvelles institutions » (Hazan,
1998, 178-179).
59 Cette conception alimente des courants théoriques aussi différents que le fonctionnalisme
(l’articulation du rôle au statut social) et le structuralisme (l’analyse des conduites individuelles
comme éléments d’un système symbolique qui organise la régularité de leurs relations).
60 Cette conception constitue une avancée considérable par rapport aux théories classiques de
l’action qui, rabattant l’explication du pouvoir des paroles sur la position occupée par le locuteur, ne permettent d’appréhender que les énoncés performatifs de classe. Michel Autès (1992,
221) développe ce point en référence à la théorie de Pierre Bourdieu.
188
C. Terzi
déniable que cette activité de description d’une situation problématique est au
fondement de la production d’une action collective, l’analyse du discours d’A.
Koller tend à montrer que ces deux moments ne ont pas articulés mécaniquement. Ainsi, ce discours révèle que c’est une chose de faire voir une situation
problématique, et que c’en est une autre de faire faire une intervention permettant de résoudre la situation ainsi décrite. Autrement dit, il convient de distinguer analytiquement deux activités discursives complémentaires : le cadrage
d’une situation problématique (la définition de la scène pertinente pour son appréhension, la constitution du système de places permettant d’en rendre
compte et son inscription dans une temporalité) et la définition d’un programme
d’action (la configuration d’un collectif, l’établissement de médiations adéquates, la constitution des figures compétentes dans un dispositif de places et
l’établissement d’un tiers symbolisant).61
Ces quelques réflexions font travailler la notion centrale de « pouvoir
symbolique ». Ce concept désignant la capacité de nommer, de classer et
d’instituer apparaît ici comme « glose » de l’activité de coordination des aspects multidimensionnels de l’action62 (notamment la définition d’une place sociale, l’action qu’il est possible d’y développer, et l’articulation de ces deux dimensions). Autrement dit, si le «°pouvoir symbolique°» pouvait être entendu
comme la conceptualisation d’un processus dans la sociologie de Pierre Bourdieu, il devient ici l’objet d’une nouvelle interrogation portant sur la réalisation
de ce processus. Ce sont donc les procédures et les modalités de sa mise en
œuvre qu’il conviendra d’élucider.
61 Cette observation (l’articulation de la « définition d’une situation problématique » et la
« définition d’un programme d’action » n’est pas donnée, mais produite en situation par les
pratiques sociales) rend la linéarité du processus problématique. Ceci permet d’interroger la
notion « d’histoire naturelle » des problèmes publics (Cefaï , 1996, 57-60). Dans cette perspective, la linéarité de ces dernières serait en effet moins le fruit du processus en tant que tel, que
de l’activité discursive produite par les acteurs sociaux à son sujet. La même question peut être
soulevée par rapport à la notion de « carrière morale » (Terzi, 1996, 67-68).
62 Cette définition de la notion bourdieusienne de « pouvoir symbolique » comme « glose de
l’activité de coordination », suppose qu’elle désigne un phénomène social sans en définir le
contenu. Autrement dit, cet usage présuppose une connaissance pratique du phénomène qui
n’est pas explicitée.
Le pouvoir symbolique en construction
189
Annexe 7
Discours d’Arnold Koller, 05.03.1997
La Suisse et son histoire récente
Déclaration du président de la Confédération Arnold Koller devant l'Assemblée fédérale en
Chambres réunies le 5 mars 1997
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4
5
6
7
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9
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11
12
Depuis plusieurs mois, la Suisse est l’objet de violentes critiques internationales. Sans que rien ne l'ait laissé prévoir, elle s'est vue accabler d'une
pluie de reproches, de réclamations, de soupçons et de jugements entiers
concernant son attitude au cours de la Seconde guerre mondiale et des
années de l'avant-guerre ou de l'immédiat après-guerre. Nous sommes
taxés de malhonnêteté, d'obstination et de présomption. Or ces critiques
portent atteinte à l'image de notre pays : elles éveillent l'impression, aux
yeux de la communauté internationale, que la Suisse a joué le rôle d'un
profiteur de guerre et que durant cinquante ans, ses banques ont essayé
de conserver les biens des victimes de l'Holocauste pour leur propre
bénéfice. Apparaît en filigrane l'idée que la prospérité de la Suisse repose
au fond sur le recel de ces biens et ne s'est faite qu’au détriment d’autres.
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L'accusation est grave. Elle ne concerne pas seulement les bases de notre économie, mais aussi les fondements moraux et éthiques de notre Etat.
Une grande partie de la population est profondément déstabilisée
lorsqu'elle voit remettre en question le regard qu'elle porte sur elle-même.
Nombre d'entre nos concitoyens et concitoyennes se demandent avec indignation "Pourquoi ?" Pourquoi maintenant, et pourquoi la Suisse plus
que tout autre, elle qui justement n'a jamais participé aux déportations,
qui n'a jamais connu l'antisémitisme violent ? Pourquoi nous, et pas d'autres ?
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Mais le point de vue opposé s'est aussi fait entendre : y a-t-il quelque
chose de pourri en Suisse ? La défense armée de notre pays, avec les
sacrifices, les privations et les craintes qu'elle a imposés à la population
pendant la guerre, était-elle absurde et inutile, un pur écran de fumée dissimulant la compromission des puissants et des riches ? Enfin, beaucoup
se demandent si nous ne payons pas aujourd'hui le prix de notre volonté
de rester à l'écart sur la scène internationale.
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L'opinion selon laquelle le Conseil fédéral a omis de parler clairement est
largement répandue dans la population. Le but de la présente déclaration
n'est toutefois pas d'anticiper les résultats de la commission d'experts que
nous avons mise en place, et encore moins de tirer dès aujourd'hui des
conclusions. C'est plutôt de contribuer à apaiser les esprits en posant sur
ces événements un regard objectif et de répondre à quelques questions
qui préoccupent le Parlement et le peuple.
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Pour le Conseil fédéral, la question est : quelle réponse apporter et surtout quelle attitude adopter face aux questions, aux réclamations et aux
condamnations sans nuances formulées de manière insistante ? Aujourd'hui encore, nous ne pouvons que nous incliner et nous taire devant
l'ampleur de la tragédie de l'Holocauste, la barbarie indescriptible du national-socialisme, la profondeur abyssale physiques et psychiques qu'il a
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provoquées, et les conséquences infinies d’une telle multitude de vies arrachées et brisées. Cette tragédie jette une ombre sur l'ensemble de
l'humanité et grève la conscience universelle des hommes. C'est pourquoi
il me paraît profondément nécessaire de faire face à notre passé dans un
esprit d'humilité, de respect mutuel et d'objectivité. Je tiens également à
remercier ici la communauté juive de Suisse pour avoir contribué à apporter mesure et dignité dans le débat, en y faisant entendre une voix
pondérée.
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Le Conseil fédéral, le Parlement et les milieux économiques n'ont pas pris
suffisamment au sérieux, au début, les critiques qui nous étaient adressées, et ils ont sous-estimé leur importance. Nous nous sommes laissés
surprendre, nous avons réagi trop tard, pas toujours de manière appropriée et, si l'on considère le caractère extraordinaire des événements de
la Seconde guerre mondiale, sans prendre en compte avec assez de sensibilité le destin des victimes. Etant sur la défensive, nous avons malheureusement donné l'impression, à l'étranger, que la Suisse n'était prête à
affronter son passé et à en tirer les conclusions que sous la pression.
Nous devons admettre ces lacunes, même si l'on considère qu'ici et là, il y
avait quelque provocation.
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Qui ne préférerait voir les pages glorieuses de son passé, plutôt que les
pages sombres ? Il n'est cependant pas trop tard pour appréhender ce
pan tragique de notre histoire dans sa totalité, avec franchise, sans complaisance, mais aussi dans la dignité et l'objectivité. Aujourd'hui, submergés par les demandes adressées à la Suisse, nous ne pouvons plus déterminer que de manière limitée nous-mêmes si nous devons nous pencher sur les difficiles années de la guerre et de l'après-guerre, ni à quel
moment et à quel rythme. Nous sentons soudain combien nous sommes
liés aux autres, et combien vulnérables.
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Nous devons pourtant affronter notre histoire récente, et ceci pas tant à
cause des pressions extérieures, mais bien plutôt par devoir envers nousmêmes. Nous devons accepter notre passé tel qu'il est en réalité. Nous
ne pourrons certes pas le changer, mais il pourra nous aider à mieux
maîtriser le présent et l'avenir. Il n'est pas pour nous question de prendre
congé de ce siècle avec ces sentiments d'incertitude, d'indignation ou de
honte que ressentent aujourd'hui nombre de nos concitoyens et concitoyennes. Car cette hypothèque-là pèserait lourdement sur les décisions du
siècle à venir.
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Comment réagirons-nous à la résurgence de notre passé ? C'est avant
tout à nous, peuple et autorités de Suisse, de le déterminer. Personne ne
peut ni ne doit le faire à notre place. Nous voulons assumer cette tâche,
sans doute en partie douloureuse, même s'il est tard pour le faire, avec
une sincérité dépourvue de complaisance, mais aussi dans la dignité, le
respect de nous-mêmes et la conscience que nos prédécesseurs ont dû
prendre des décisions dans un contexte difficile. Nous avons le choix
entre deux voies : celle du rassemblement, et celle du clivage, qui divisera le peuple en deux camps et soumettra notre pays à l'épreuve d'un
déchirement.
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La génération actuelle n'est pas responsable de ce qui s'est passé alors.
La culpabilité, comme nous l'entendons aujourd'hui, est toujours individuelle. Il ne peut y avoir de culpabilité collective, ni du peuple suisse d'alors,
ni de celui d'aujourd'hui. Ne peuvent être tenus pour responsables que
ceux qui, en regard des conséquences possibles de leurs actes, pouvaient agir autrement qu'ils ne l'ont fait.
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Il est donc clair que s'il est une chose dont nous sommes aujourd'hui responsables, c'est la manière dont nous abordons le passé et ce que nous
faisons de notre histoire. Notre devoir, en tant que communauté étatique,
est de maintenir la flamme du souvenir, de préserver la mémoire, qui nous
aidera à comprendre. Par le souvenir, nous voulons empêcher que l'oubli
et l'indifférence ne viennent s'ajouter aux éventuelles erreurs du passé.
Car il ne peut y avoir de doute : se taire et faire taire la mémoire, c'est
donner pâture au retour des fléaux de l'histoire.
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Nous ne devons pas pour cela récrire toute l'histoire de la Suisse durant
la Seconde guerre mondiale. Nombre de faits sont aujourd'hui incontestables :
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- tout d’abord, une grande majorité des Suisses étaient déterminés à résister à l'odieuse idéologie de la violence et la barbarie du troisième Reich,
ils étaient prêts à se sacrifier, et ils avaient la volonté inéluctable de
défendre la liberté et la démocratie ;
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- en outre, notre pays a donné refuge à près de 300'000 étrangers, pour
plus ou moins longtemps, et a contribué ainsi à certainement sauver des
vies ;
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- enfin, nos autorités ont poursuivi avant tout, par les moyens les plus divers, le but de préserver le pays de la guerre et d'assurer la survie de notre peuple. Nous savons tous que cette politique a réussi, et que la recette
de cette réussite était un mélange de résistance et d'adaptation. Quant à
savoir si tous les moyens employés étaient légitimes et défendables, c'est
une des questions que la commission d'historiens examinera. Winston
Churchill, qui avait une vue pénétrante de la situation de l'époque, a
donné sur cette politique un jugement positif lorsqu'il a déclaré en
décembre 1944 : "Il importe peu que la Suisse ait été en mesure de nous
accorder les avantages commerciaux que nous en attendions ou que,
pour assurer son existence, elle ait trop donné en Allemagne. Elle a été
un Etat démocratique qui, dans ses montagnes, a lutté pour sa liberté, et
en pensée, elle s'est tenue, en dépit de l'appartenance ethnique, largement de notre côté."
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En bref, même si les facteurs ultimes qui ont fait que la Suisse n'a pas été
attaquée durant la Seconde guerre mondiale doivent rester inconnus,
nous n'avons pas à avoir honte d'avoir été épargnés par la guerre.
Chaque pays a pensé en priorité à ses intérêts. C'était aussi notre droit :
nous avions le droit de survivre.
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Nous pouvons, aujourd'hui encore, remercier Dieu et tous les hommes et
femmes qui ont fait preuve de courage, d'avoir été épargnés par cette
guerre. Nous devons à nos prédécesseurs une profonde reconnaissance
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pour leur volonté farouche de tenir bon, pour leurs sacrifices, les privations qu'ils ont endurées, et pour la détermination avec laquelle ils ont
défendu la liberté, le droit et l'indépendance. Nous remercions cependant
aussi les Alliés, qui ont dû faire des sacrifices encore plus grands, qui ont
combattu pour mettre fin à la guerre, sauvé la civilisation européenne et,
de ce fait, nous ont également permis de vivre notre avenir dans la liberté.
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Ceux qui, comme moi, ont vécu l'époque difficile de la Seconde guerre
mondiale alors qu'ils étaient encore sur les bancs de l'école, et qui en ont
gardé un grand nombre de souvenirs vivaces, s'inclinent encore profondément et avec gratitude devant le courage de nos pères et de nos mères,
devant leur dévouement dans l'accomplissement de leur devoir, leur esprit de sacrifice, et le sens civique avec lequel ils ont affronté les rigueurs
de cette époque et servi notre pays.
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Et pourtant la question se pose de savoir si tous les Suisses ont été à la
hauteur des exigences morales d'une telle époque, et dans quelle mesure. Portons aussi un regard critique et sans a priori sur les aspects moins
positifs de cette période difficile, tels que la politique des réfugiés, certaines transactions d'or de la Banque nationale, le commerce de matériel de
guerre ou le rigorisme avec lequel les banques ont traité la question des
biens en déshérence. Certes, ces faits ont déjà inspiré de multiples études, mais les autorités et le public se sont trop peu inquiétés jusqu'à
présent de ces facettes de la vérité historique. Jusqu'ici, sur ce point,
nous avons cédé à la facilité.
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Il ne nous appartient pas pour autant aujourd’hui de faire un procès hâtif à
quelques responsables de cette époque. Mais il nous faut néanmoins faire enfin toute la lumière sur leurs actions de l'époque et sur ce qui s'est
passé depuis lors.
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Dans le face à face avec la Suisse de 39-45 et celle des années juste
avant ou juste après la Seconde guerre mondiale, trois idées-phares nous
guideront : vérité, équité et solidarité.
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La première de ces idées, la volonté de rechercher la vérité, est à la base
même de notre démarche. Nous voulons savoir ce qui s'est passé, nous
voulons connaître le pourquoi et le comment. C'est bien pour cette raison
qu'en décembre dernier, nous avons mis sur pied la commission d'experts
indépendante présidée par le professeur Bergier, dans la foulée de l'arrêté fédéral sur les fonds en déshérence, arrêté qui a fait au Parlement
une rare unanimité. La commission Bergier a le mandat de faire une analyse globale des faits politiques et économiques de l'époque.
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Nous voulons et nous pouvons faire face à cette vérité, quelle qu'elle soit.
Toute vérité historique, cependant, est complexe ; nous ne pouvons pas
attendre des historiens, même les plus compétents, une révélation de LA
vérité absolue. Mais nous nous en approcherons le plus possible, et ce
sera déjà beaucoup. "C'est toujours l'homme qui a le dernier mot en politique et dans l'histoire", comme l'a dit l'été dernier, dans une formule admirablement concise, le grand historien aujourd'hui disparu, Jean Rudolf
von Salis.
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Gardons-nous donc d'utiliser l'histoire pour servir les objectifs politiques
du moment ou des calculs politiciens. La volonté de connaître toute la vérité présuppose que l'on s'efforce, sans parti pris, de rechercher les zones
d'ombre et de lumière sans en fausser les proportions. Le désir d'être sincère sans restriction et l'impartialité sont une condition inéluctable sans
laquelle il serait impossible de faire le point sur cette partie de notre histoire, en cette période tragique aussi pour notre pays. L'avertissement
bien connu – que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre – est
valable pour nous tous dans cette recherche de la vérité.
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Les faits et les processus historiques s’inscrivent dans une époque et un
environnement donnés. Il convient donc de les apprécier en fonction de
leur contexte, faute de quoi le travail de l’historien ne serait qu’une
comptabilité. Le Conseil fédéral a pleinement confiance dans le fait que la
commission Bergier analysera et appréciera le passé conformément aux
critères scientifiques régissant les travaux des historiens. En revanche,
l’appréciation globale, politique et morale, de l’attitude adoptée à l’époque
par la Suisse ne peut être abandonnée aux historiens, pas plus que les
conclusions à en tirer : c’est à nous que cette tâche incombera – Conseil
fédéral, Parlement et peuple –; la mesure et l’échelle de notre appréciation devront être l’équité.
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L’équité nous oblige de prendre en compte la situation dans laquelle les
décisions ont été prises et l’étroitesse de la marge de manœuvre disponible. Une telle appréciation exige également de notre part une grande modestie, car nous ne savons pas comment nous aurions agi dans
l’insécurité ambiante, face à la peur et aux pressions.
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Le but légitime de notre politique, la sauvegarde de l’indépendance de
notre pays, ne saurait toutefois justifier tous les moyens. A ce propos, les
déclarations faites en 1995 lors de la commémoration des 50 ans de la fin
de la guerre par M. Kaspar Villiger, président de la Confédération, au sujet de la politique des réfugiés durant la guerre conservent toute leur valeur. Malgré la compréhension que peuvent justifier les pressions
auxquelles les circonstances nous exposaient, nous devons reconnaître
que, par manque de courage, des personnes qui étaient à nos frontières
dans la plus grande détresse ont été envoyées à une mort certaine. Là, la
générosité eût été possible et nécessaire.
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Il est possible que la commission d’historiens, après avoir analysé les relations économiques du secteur privé et le commerce d’or de la Banque
nationale, parvienne à des conclusions qui accableront certains responsables. On ne peut exclure que, davantage qu’on ne l’admettait jusqu’à
maintenant, de hauts dirigeants de l’Etat et de l’économie, par commission ou par omission, par ce qu’ils savaient ou taisaient, se soient personnellement rendus coupables et aient nui ainsi à l’image du pays. Si l’on
devait constater que certains responsables se sont montrés par trop accommodants, ont manqué de courage ou d’esprit de résistance là où ils
pouvaient et devaient agir autrement, nous le regretterions profondément.
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Mais gardons-nous de faire passer la Suisse pour un Etat injuste à la vue
des torts de quelques-uns. Dans un Etat de droit tel que le nôtre, il est
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évident que les prétentions remontant à cette époque qui subsistent encore vis-à-vis de la Suisse ou d'institutions privées doivent être satisfaites.
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La vraie réponse à l’analyse politique et morale de notre passé est la solidarité. Le 8 mai 1945, jour de l’armistice, le Conseil fédéral s’adressait au
peuple en affirmant notamment que notre pays n’avait pas à s’ériger en
juge, mais que son devoir était d’aider, de soulager la détresse et de faire
le bien ; ce que le peuple et les autorités ont fait de nombreuses façons
jusqu'à aujourd'hui. Le Conseil fédéral est reconnaissant aux banques et
aux milieux économiques d'avoir permis la prompte création d'un fonds
spécial, grâce à leurs substantielles contributions financières. Il sera ainsi
possible d'accorder rapidement une aide aux victimes de l'Holocauste qui
en ont le plus besoin.
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Nous vivons en Suisse dans un régime de démocratie directe, ce qui dans
le face à face avec notre histoire liée à la Seconde guerre mondiale, est à
la fois une chance et un défi. On ne peut, d’en haut et encore moins de
l’extérieur, ordonner à un peuple d’accepter son passé, avec ses zones
d’ombre et de lumière. Nous n’avons pas peur du peuple, et cet exercice
difficile ne peut se faire qu’avec lui, et non sans lui, encore moins contre
lui. Notre peuple et ses autorités doivent ensemble examiner le passé et
assumer les conséquences qui en découleront. Les institutions de notre
démocratie directe condamneraient à l’échec toute velléité de récrire
l’histoire de manière abstraite et élitaire. Opposer le peuple et ses autorités, et risquer par là une fracture, dans une affaire qui touche aussi directement l’identité et l’âme du peuple pourrait influencer durablement le
comportement politique des citoyens et citoyennes et avoir des effets
déplorables sur l’avenir de notre pays.
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Il est de notre devoir certes d’aborder cette tâche avec une grande sensibilité, mais aussi de défendre résolument vis-à-vis de l’extérieur notre
honneur et nos intérêts nationaux. Des condamnations entières et manifestement injustes de notre pays, voire des déclarations offensantes, ne
mènent à rien : tout au plus suscitent-elles une réaction de rejet de la part
du peuple. C’est pourquoi j’en appelle également aux instances
étrangères, en leur demandant de comprendre que dans notre pays, la
mise à jour du passé ne peut être l’affaire des historiens, du gouvernement et du parlement seuls : elle doit associer le peuple, dans un processus démocratique et dans le strict respect des droits constitutionnels, notamment de la liberté d’expression. Toutes les mesures nécessaires à la
découverte de la vérité ont été prises, et nous sommes prêts à faire face à
notre passé. Nous l’avons dit à plusieurs reprises et nous le répétons : la
Suisse tient ses promesses.
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Nous attendons de la compréhension pour le fait qu’un tel processus demande dans un régime de démocratie directe du temps, celui nécessaire
pour convaincre.
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En tant que président de la Confédération, je m’adresse en tout premier
lieu au peuple. Je prie tous nos concitoyens et concitoyennes de se montrer ouverts et prêts à s’engager, aux côtés du Conseil fédéral et de
l’Assemblée fédérale, dans la voie de la recherche de la vérité historique.
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Jetons ainsi entre nous les ponts de la réconciliation et donnons un
témoignage d’humanité, chacun à sa place et selon ses forces. J’en appelle particulièrement à nos aînés et leur demande de nouer le dialogue
avec notre jeunesse, de lui faire partager les expériences et les émotions
qu’ils ont vécues durant cette période. Les jeunes apprendront ainsi que
même dans des situations apparemment désespérées, il vaut la peine de
résister à la barbarie et au despotisme. Et si nous devons tirer aujourd’hui
une leçon de cette époque, c’est certainement que nous devons rester vigilants à l’égard de tout soupçon d’intolérance et de racisme, notamment,
évidemment, sous la forme d’antisémitisme. Le discrédit jeté sur une minorité ou un groupe social nous entraîne rapidement dans une spirale.
Empêchons donc toute dérive de cette sorte. A tout point de vue, le respect de la dignité humaine reste la priorité absolue. La Suisse, qui est
souvent considérée comme le modèle d’Etat pluriculturel dont les diverses
communautés vivent en paix, se doit de montrer l’exemple à cet égard.
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Je m’adresse également à vous, responsables politiques de notre pays
élus par le peuple, pour vous demander de poursuivre sur la voie de la
recherche de la vérité, de l’équité et de la solidarité. Ne nous laissons pas
fourvoyer par des interventions, qu’elles viennent de l’intérieur ou de
l’extérieur. Ne profitons pas de cet exercice délicat de clarification de notre passé pour nous profiler sur le plan politique. Evitons l’instauration de
la méfiance entre le peuple et les autorités, et entre les groupes qui composent notre population. Participons ensemble – avec franchise et dans le
respect mutuel – à cette recherche de notre histoire commune, portés par
la conviction intime qu’une confrontation avec notre passé, avec ses aspects tant négatifs que positifs, contribuera à notre maturité et exercera
des effets libérateurs. Il ne s’agit pas de refaire l’histoire de cette période
ou de vouloir la maîtriser, mais simplement de l’accepter. Si nous y parvenons, nous réussirons également à maîtriser notre présent et notre avenir.
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Le Conseil fédéral voudrait aujourd’hui regarder non seulement en arrière,
mais aussi vers l’avant.
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La misère, la pauvreté, l’injustice, les génocides et le mépris des droits de
l’homme ne sont pas seulement des événements du passé, mais aussi
des réalités choquantes d’aujourd’hui, que l’on ne peut nier. Il y a beaucoup de raisons de créer une œuvre de solidarité qui ait une assise bien
plus large.
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Si nous voulons donner un signe véritable du renforcement de la tradition
humanitaire de la Suisse et de notre gratitude d’avoir été épargnés par
deux guerres mondiales, si nous voulons faire quelque chose de grand à
la mémoire de ceux qui ont souffert inexprimablement il y a 50 ans, si
nous voulons donner une nouvelle substance, en Suisse et à l’étranger,
aux idées si fortement menacées aujourd’hui de solidarité et de sens civique, alors nous devons entreprendre quelque chose qui puisse apaiser
les souffrances du passé et du présent, par véritable conviction, en tant
qu’acte de volonté d’un pays sûr de lui.
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Dans ce sens, le Conseil fédéral – en accord avec la Banque nationale et
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dans la perspective de l’année 1998, année du cent-cinquantenaire – a
développé l’idée d’une "fondation suisse de solidarité". Le but de cette
fondation serait de soulager des cas de graves détresses humaine en
Suisse et à l’étranger. Elle doit être financée par le produit de la gestion
de cette partie des avoirs en or de la Banque nationale qui sera disponible pour d’autres affectations publiques après une réforme normative
nécessaire en matière financière et monétaire. On peut envisager, pour
cette fondation, une fortune d’un ordre de grandeur de 7 milliards de
francs. La fondation gérerait les avoirs en or cités conformément aux
règles du marché. S’ils sont bien gérés, on pourrait compter, à long terme,
sur un rendement annuel moyen de l’ordre de quelques centaines de millions de francs ; la moitié devrait être utilisée en Suisse, l’autre moitié à
l’étranger. Les bénéficiaires seraient par exemple des victimes de la pauvreté, de catastrophes, de génocides et d’autres graves violations des
droits de l’homme, et bien entendu les victimes de l’Holocauste ou Shoah.
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Au cas où cette idée de fondation suisse de solidarité serait réalisée, le
Conseil fédéral renoncerait définitivement à opérer dans ce contexte des
versements prélevés sur l’argent des contribuables. La fondation de solidarité prendrait la place de la structure de fondation définitive qu’on avait
envisagée jusqu’à présent, mais irait beaucoup plus loin que cette dernière dans la définition de ses buts.
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L’institution d’une telle fondation demandera du temps. Il y faut encore
des analyses juridiques approfondies, et les détails de l’organisation de
cette fondation doivent également être examinés de plus près. Pour aider
rapidement les victimes les victimes de l’Holocauste ou Shoah, on aura
recours aux moyens prévus par le fonds spécial créé la semaine dernière.
C’est pourquoi le Conseil fédéral appuie l’intention de la Banque nationale de verser à ce fonds un montant de 100 millions de francs.
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Le Conseil fédéral pense que cette fondation suisse de solidarité permettrait de créer une institution unique et permanente qui déploierait encore ses effets bénéfiques dans dix, vingt ou cinquante ans en Suisse et à
l’étranger, et qui donnerait un nouveau contenu et un nouveau rayonnement au principe de la solidarité, principe fondamental pour notre Etat. Il
espère pouvoir réaliser cette grande œuvre avec vous et avec le peuple,
qui doit donner son appui à cette fondation. Ce serait là un signe clair indiquant que nous n’en restons pas au retour vers le passé, mais que nous
regardons vers l’avant. Ce serait une contribution porteuse d’avenir, pour
une Suisse solidaire.
J.-P. DELAMURAZ PREND POSITION : ANALYSER LE POUVOIR
SYMBOLIQUE DANS LE TEXTE
Jean Widmer*
Lors d’une interview donnée à la dernière journée de sa présidence, le 31
décembre 1996, feu le conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz (JPD) prenait
position au double sens de cette expression. Il prenait position comme on le dit
d’une pièce d’artillerie. Il prenait position par rapport à l’affaire dite des fonds
juifs et de l’or nazi en Suisse. L’attention portera sur cela : ce que JPD fit en
parlant, son discours, au sens sociologique de ce terme.
L’analyse1 procédera selon l’articulation ainsi esquissée. Elle débutera
avec la prise de position de JPD, en particulier à sa première réponse, lorsqu’il
se définit face aux positionnements ouverts par la question. Les parties suivantes concerneront la prise de position sur ce qui se passe « réellement »
[25]2 et sur ce qu’il convient de faire et d’éviter, respectivement à qui il faut éviter de s’identifier. Mais auparavant, il faut caractériser le lieu d’où parle JPD :
le type de journal et quelques caractéristiques de l’interview.
L’analyse recourra à deux approches descriptives : les analyses de
l’énonciation et de la catégorisation.3 La visée théorique de ce travail réside
dans la mise en lumière des pratiques de ce que P. Bourdieu appelle le pouvoir
symbolique. Symbolique parce que l’effet de pouvoir s’exerce sur la manière de
comprendre (et donc d’instituer) le réel – par opposition à un pouvoir exercé,
par exemple, sur les rapports sociaux, sur les corps ou les fortunes. S’agissant
de pouvoir, cette interview s’inscrit dans un processus à deux parties :
l’exercice du pouvoir et son succès: l’acceptation par les membres visés de la
manière de voir proposée. Par conséquent, il faut distinguer entre les effets de
pouvoir visés – le but de cette analyse – la réussite de cet exercice de pouvoir
et les effets de pouvoirs attribués rétrospectivement. Nous nous limiterons à
étudier le pouvoir symbolique visé par l’interview de JPD, l’action et la description qu’il cherche à faire admettre ainsi que les conditions de cette opération. Si
sa réussite dépend de son acceptation en aval, ses conditions sont elles constitutives de l’opération. Dans la littérature, une discussion s’est en effet engagée sur la question de savoir si ces conditions de réussite sont intrinsèques à
l’acte de langage ou si elles lui sont externes, au titre de conditions objectives.
Cette opposition correspond aussi à une autre distinction, celle entre des conditions logiques et psychologiques d’une part et des conditions sociales de
l’autre. Nous retiendrons que les conditions pour être constitutives sont intrinsèques mais que ces conditions sont sociales et pratiques puisqu’il s’agit de
conditions de réussite d’un discours. Concrètement, nous serons attentifs aux
temps du discours en tant que temps de l’action sociale, en l’occurrence de
Parties de cette analyse ont été présentées notamment au séminaire de 3ème cycle d’analyse
du discours à l’Université de Buenos Aires (3.9.98) et du Manchester Ethnographic Group
(Manchester 15.10.98). Même si cette version évite les questions proprement techniques, elle
a bénéficié des discussions avec ces collègues, auxquels je dis ici ma gratitude.
2 Les chiffres entre crochets renvoient à la numérotation du texte en annexe. Ce texte a été
saisi sur le site internet du journal 24 Heures, WWW.Edicom.
3 Cf. l’Introduction au présent volume.
1
198
J.-P. Delamuraz prend position
l’énonciation et des qualités invoquées pour l’effectuer.
La mise en relation de l’analyse détaillée d’une pratique textuelle avec un
concept sociologique poursuit plusieurs buts. Elle démontre la nature sociologique d’une telle analyse, parfois considérée comme linguistique ou sémiotique. Mais, il s’agit aussi d’examiner les rapports entre d’une part une analyse
qui postule que les pratiques se constituent comme telles, formellement et
matériellement, et d’autre part un discours sociologique, laï c ou professionnel,
qui les paraphrase : tout en formulant des rapports sociaux, ces concepts
ignorent la manière dont ces derniers sont constitués dans le détail des pratiques qu’ils nomment.4
1. Le journal et ses publics
L’intitulé de cette section pourrait laisser prévoir des considérations concernant le marché d’un produit, en l’occurrence le journal 24 Heures, édité à
Lausanne et vendu principalement dans le canton de Vaud. Ce rapport
d’échange mercantile comporte pourtant déjà une dimension sociologique : les
lecteurs achètent le journal au titre de consommateurs et non au titre de membres d’une collectivité auto-organisée (Jayyusi, 1984), par exemple une association dont le journal serait l’organe et qui engagerait membres et journal à
souscrire à certains buts communs.
Le journal n’est pas seulement un produit pour un lectorat. Il est aussi un
discours adressé à un public implicite, par le choix des nouvelles et par leur
agencement certes, mais aussi par le savoir et les intérêts qu’il leur prête. Ce
public implicite est de qualité différente des publics cibles qu’envisagent le
département marketing, même s’ils sont référentiellement identiques : une personne fait partie du second en décidant d’acheter le journal, elle est confrontée
au premier en le lisant.
La différence entre les deux publics s’observe aussi à leurs découpages.
Tandis que le lectorat se divise notamment selon des catégories socioprofessionnelles établies par des enquêtes indépendamment des catégories
rendues pertinentes par le discours du journal, le public implicite est multiple
même pour une seule personne, selon les diverses catégories d’appartenance
rendues pertinentes par le discours : en tant que public politique vaudois, romand, suisse, européen ; ou encore, en tant que consommateur, boursicoteur,
amateur de sports, de culture cultivée, etc. et ces dernières catégories, plus
optionnelles, se mêlent diversement aux premières, plus contraignantes.
Face à chaque catégorie implicitée par le discours, le lecteur empirique
peut décider – jusqu’à un certain point – de s’y identifier ou non. Ce faisant, le
lecteur empirique ne se trouve pas seulement face à une catégorisation mais
aussi face à des normes qui lui sont liées : ce qu’un discours suppose connu du
lecteur est pour lui une indication sur ce qu’il devrait savoir et à quel titre.
4
Ce recours aux concepts sociologiques à la fois comme opérateurs de détection (leur thème)
et comme sources d’interrogation (leurs ressources) a des conséquences sur l’agencement de
ces vocabulaires dans l’intégration verticale de la sociologie (B. Conein 1998), conséquences
qui requièrent tant des analyses de cas détaillées que des réflexions proprement théoriques.
Ces enjeux ne sont cependant ici que mentionnés et ne seront pas développés en détails.
J. Widmer
199
Le lecteur ne peut décider que jusqu’à un certain point de s’identifier ou
non parce que les catégories d’appartenance collective notamment ne sont pas
conçues comme optionnelles. Par conséquent, le titre d’un article « Une volonté de déstabiliser la Suisse » concerne5 au moins les membres qui se disent
Suisses. Le choix du lecteur se limite en quelque sorte à l’intérêt ou au désintérêt pour la nouvelle. De plus, le titre de cet article concerne les lecteurs suisses
d’une manière spécifique. On peut certainement distinguer ce qui concerne accidentellement la Suisse (par ex. trois des 90 passagers d’un avion étaient
suisses, 5 britanniques etc.) et ce qui concerne spécifiquement « toute » la
Suisse sous un angle spécifique : la météo, l’économie, le droit fiscal ou pénal
etc.6 Mais le titre « Une volonté de déstabiliser la Suisse » ne se limite pas à
une menace de la Suisse sous un angle particulier. Ce n’est pas quelque chose qui « appartient » (W. Sharrock 1974) à la Suisse qui est menacé de déstabilisation, c’est la collectivité elle-même. Le lecteur suisse n’est donc pas concerné à un titre spécifique (s’il s’intéresse aux sports, à l’économie ou au droit)
mais à un titre essentiel, en tant que Suisse. Ainsi, lorsque dans l’introduction,
on lit que JPD « met en garde contre une certaine candeur helvétique », on
comprend qu’il s’adresse aux Suisses en tant que tels.
Ce bref parcours du journal à l’article qui nous préoccupe, révèle que
l’agencement des publics implicites d’un journal peut être très varié. Si le journal est principalement distribué dans un canton, le canton de Vaud, un article
particulier peut s’adresser aux Suisses en tant que tels et pas seulement aux
Vaudois en tant que suisses. Cet agencement semble fort distant du rapport
contractuel limité et optionnel qui détermine l’achat du journal, puisqu’il s’agit
ici de catégories d’identification collective qui ne sont pas optionnelles et qui
ne sont pas spécifiques au lectorat en tant qu’ensemble de lecteurs empiriques. Cette focalisation sur la catégorie nationale, sans autre spécification,
permet non seulement une reprise (quelque soit la forme) par d’autres journaux
ou par des politiciens d’autres régions. Elle offre également l’espace
d’indétermination requis pour instituer de nouvelles divisions du politiques qui
ne sont pas instituées mais qui seraient relatives à un enjeu, à « la volonté de
déstabiliser la Suisse ».
La ressource essentielle pour opérer de la sorte est que le public implicite
« imaginé »7 par le journal est un public institué politiquement. Son existence
est supposée et attestée par tous, journal et public. Partant, le lecteur empirique prendra des décisions à au moins un double titre : en tant que lecteur ayant
décidé de « lire le journal » ou de « juste le parcourir », et/ou en tant que citoyen intéressé ou non par la politique, par JPD ou par l’affaire dite des fonds juifs
et de l’or nazi. Dans le premier cas, il participe à un ensemble contingent de
5
Par concerner j’entends qu’un lecteur peut/doit établir un lien entre une catégorie utilisée
discursivement pour décrire le monde et une catégorie à laquelle il appartient. Seule la nature
du lien est alors optionnelle. La règle de lecture et ses implications sont développées dans J.
Widmer (1999).
6 La distinction entre accidentel et spécifique appartient au raisonnement pratique. Elle est opérée de fait par les membres et peut donner lieu à des évaluations. Ainsi, une profanation de
tombe peut être vue comme telle ou comme acte antisémite, selon les circonstances retenues
dans le jugement (voir l’affaire de Carpentras, M. Barthélémy 1992).
7 Cet argument est développé par B. Anderson (1996).
200
J.-P. Delamuraz prend position
consommateurs, dans le second à une collectivité politique instituée.8
Ces considérations ont un intérêt qui dépasse notre propos puisqu’elles
permettent d’envisager l’utilité sociale des médias sous un aspect proprement
collectif et politique. Elles permettent d’entrevoir que du pouvoir symbolique
peut être exercé au travers d’un journal. Pour qu’une parole ait un effet performatif, qu’elle fasse exister ce qu’elle dit, il faut que cette parole soit effectuée et
non pas rapportée, que le discours permette une parole au présent, qu’elle soit
prononcée par une personne et face à une assistance qualifiées pour cet acte.
Nous avons vu jusqu’ici que l’assistance adéquate pouvait être réalisée : les
lecteurs en tant que membres de la collectivité politique. Le titre de l’article déjà
les convoque. Le sous-titre indique que JPD « met en garde », un présent qui
sera assuré par le format de l’interview. JPD s’adresse au présent à un public
politique dans les colonnes du journal. Nous considérerons d’abord l’interview
avant de voir comment JPD établit, dans l’interview même, une position à partir
de laquelle il peut prétendre exercer un pouvoir symbolique.
2. Quelques caractéristiques de l’interview
Le destinataire immédiat de JPD n’était pas cette large audience mais un
journaliste. La publication d’une interview est en principe la retranscription de
leur échange oral. Le texte qui a été publié ne comporte cependant aucune
marque des contingences de l’échange oral : un début et une clôture, des
hésitations, d’éventuels chevauchements de paroles, etc. Les réponses de JPD
sont longues et sans interruptions. Aucune indication ne relève le caractère
contrôlé des propos, les relectures avant publication, etc. L’interview tel qu’il
est publié, et tel que nous l’analysons, a les traits d’une cérémonialité libérée
des contingences de l’échange oral spontané ordinaire.
Les questions amorcent pour la plupart sur ce que JPD a dit, sans le contredire ou l’évaluer, comme pour lui permettre de développer son propos. Elles
pourraient être les intertitres d’un texte en continu. JPD les traite cependant
comme de véritables questions en produisant une véritable réponse, un énoncé incomplet, sans verbe, qui suppose, pour son interprétation, que le lecteur
se rapporte à la question. Les propos de JPD gagnent ainsi en vivacité et aussi
en autonomie : la parole de JPD n’est pas contrainte par la parole journalistique. Celle-ci se limite à lui offrir un cadre, à la différence d’une conférence de
presse, par exemple, où la compétition entre journalistes peut produire des
questions inattendues.
Si les traits du journal soulignent son caractère d’institution, cette manière
de conduire l’interview en fait une arène particulière : le discours n’est pas
présenté comme un discours rapporté mais comme un discours ancré dans
l’actualité du journal. Elle permet une parole à la fois personnelle et politique :
politique sans être contrainte par l’exercice de la fonction, personnelle sans
être limitée à l’échelle du « simple » citoyen9. JPD peut ainsi parler du Conseil
fédéral de l’extérieur [15] tout en autorisant sa parole du fait d’être « président
de la Confédération » [20].
8
Cette remarque adapte au journal les réflexions de D. Dayan (1998)
Pour la notion d’arène voir D. Céfaï (1996) et pour celle d’échelle voir l’analyse de la montée
en généralité par L. Boltanski (1984) et L. Boltanski et L. Thévenot (1991).
9
J. Widmer
201
3. JPD prend sa position
Une arène permet une performance particulière, elle ne l’implique pas. Il
faut donc s’attendre à ce que le discours établisse, au moins au titre de
présupposées. les qualités qui l’autorisent. Cette « prise de position » – et le
public implicite pertinent – est produite dans l’interview tant par le journaliste
que par JPD. Examinons le premier échange :
Quel a été le moment le plus difficile de votre année présidentielle?
L'affaire des fonds juifs et de l'or nazi. Notre malaise est venu de la nature des révélations, mais également des intentions pas très pures qui en sont à l'origine. Il convient
d'éviter deux attitudes. La première, celle de la majesté offusquée, qui nous ferait dire
que nous avons notre conscience et notre histoire pour nous. La deuxième attitude serait
d'implorer notre pardon, d'être accablé de la faute de nos prédécesseurs en plaidant coupables. Parfois, en entendant certains, je me demande si Ausschwitz est en Suisse.
Une position est une « place » à partir de laquelle on parle. Elle est définie par un réseau de catégories (un dispositif d’action collective) et par un
temps spécifique. Par temps spécifique, j’entends le temps lié à une activité qui
détermine ce qui peut être dit la précéder ou la suivre. Une sorte de calendrier
relatif à une action.10
La question du journaliste se réfère implicitement au temps calendaire de
la publication de l’interview : le 31.12.96. JPD est invité à parler de son année
présidentielle au passé. De la sorte, sa parole est ancrée dans le présent du
journal mais dans le renvoi à une qualité particulière, celle de président de la
Confédération.
Le 31.12 n’est pas un jour quelconque. Il s’agit d’une limite, un moment de
transition qui est ritualisé dans la vie civile et politique. Ainsi, il est courant en
er
Suisse que le nouveau président exprime ses voeux à la nation le 1 janvier.
S’il n’est pas habituel qu’un président sortant s’exprime au dernier jour de sa
présidence, la question du journaliste situe ce moment dans la même limite rituelle. Autrement dit, s’il n’est pas habituel qu’un président fasse un « bilan »,
le moment existe pour le faire.
La question sur l’année écoulée ne porte pas tant sur la fonction mais sur
le rapport de JPD à cette fonction. « Quel a été le moment le plus difficile » [1]
est une question ouverte quant à la qualité : à quel titre a-t-elle été difficile ? à
titre personnel, au titre des projets politiques associés par JPD à cette année,
au titre de président ? Si JPD avait répondu d’une anecdote, il aurait choisi de
parler à titre personnel. Un jugement sur une décision aurait renvoyé à ses
préférences politiques. La réponse lapidaire de JPD « L’affaire des fonds juifs
et de l’or nazi » [2] situe ce « moment le plus difficile » dans le temps du Conseil fédéral. Le pluriel du sujet de « notre malaise » [2] semble reproduire ce
lien entre « affaire » et fonction en indiquant le pluriel du Conseil fédéral.
10
Une analyse analogue mais plus limitée est proposée par H. Sacks (1967) lorsqu’il rend
compte de la situation de suicidaires par l’impossibilité de mettre en relation le calendrier personnel (un deuil, par exemple) avec le calendrier officiel (Noël, par exemple). Par ailleurs, il
convient de distinguer le temps formel du calendrier officiel et le temps matériel, relatif à des
membres et à leurs pratiques (J. Widmer 1983, 1987), en analogie avec les catégories Rg et
Rm de E. Schegloff (1972).
202
J.-P. Delamuraz prend position
La question porte sur l’année écoulée, sur le passé. JPD ne choisit cependant pas de raconter ce passé – ce qui aurait éloigné son énonciation de
sa qualité présidentielle – mais de l’expliquer : le malaise (anaphore pour
« moment le plus difficile ») est venu de la nature des révélations... [2-3] Cette
explication est bien ancrée dans le présent, comme en témoigne l’énoncé suivant : « il convient d’éviter » [4]. Cette injonction n’est pas au passé, « il aurait
convenu » mais bien au présent. Cette transition du passé au présent est aussi
observable dans les trois premières réponses de l’interview, celles pour lesquelles les questions portent sur le passé.
4. JPD prend position
« L’affaire des fonds juifs et de l’or nazi » n’est pas décrite et elle ne le sera pas. Elle est résumée par un mot « les révélations » [3]. Ce mot sera crucial
dans l’interview. Il permet un premier partage entre ce qui est révélé et les motifs de révéler. Il sert aussi en quelque sorte de pivot à une inversion symbolique : révéler, c’est dire quelque chose qui est caché et potentiellement accusateur. Ce point ne sera pas développé mais une sorte d’inversion le sera : « il
ne faut pas être dupe », dira JPD, car ces révélations cacheraient elles-mêmes
quelque chose et ce quelque chose accuse les accusateurs. Cette transformation symbolique est effectuée séquentiellement.
« Notre malaise est venu de la nature des révélations mais également des
intentions pas très pures qui en sont à l’origine » [2-3]. De la sorte JPD distingue ce qui est révélé et les motifs de révéler. De plus, non seulement ce qui
est révélé cause un malaise « mais également les intentions pas très pures »,
ce qui focalise l’attention sur le second. Il laisse aussi entendre que ce qui est
révélé aurait pu présupposer des motifs purs et qu’ils ne le sont pas.11 On notera finalement que le sujet de ces « intentions pas très pures » n’est pas
nommé, je reviendrai sur ce point plus loin (§ 6).
Cette focalisation sur les intentions de révéler n’est cependant pas suivie
de considérations à leur propos mais d’une injonction : « il convient d’éviter
deux attitudes », injonction qui porte sur la modalité qui convient face à la nature des révélations. Partant, la mention des « intentions pas très pures » peut
être entendue comme une justification de l’injonction. Nous verrons par la suite
que cette justification doit être entendue : il convient d’éviter ces deux attitudes
parce que les intentions à l’origine des révélations justifient un programme agonistique : ceux qui ont ces intentions sont des adversaires et il faut les traiter
comme tels et éviter les attitudes morales.
Résumons jusqu’à ce point : la question du journaliste est ancrée dans le
temps de la publication de l’interview, le dernier jour de l’année qui est aussi le
dernier jour de l’année présidentielle. JPD répond en tant que président12 et
choisit de parler de l’affaire dite des fonds juifs. Il situe ainsi son propos dans le
cadre de son action gouvernementale. Il mentionne une affaire de révélation,
11
Ce dernier point s’appuie sur l’analyse de O. Ducrot (1980) : « p mais q » laisse entendre
que p implique non q. Ce point n’est cependant pas certain ici parce que le « mais » est relatif
au malaise causé et non directement à une relation entre p et q.
12 Le journaliste ne s’y trompe pas. La seconde question sera « On a le sentiment que le Conseil fédéral a été pris de court » [10]
J. Widmer
203
donc une affaire qui a deux aspects : l’aspect narratif d’actions qui forment
l’affaire et l’aspect du contenu, ce qui fait problème. Il replie le second sur le
premier : puisque les motifs d’action ne sont pas purs il convient d’avoir telles
attitudes face au contenu. La différence est de taille. S’agissant de « l’affaire
des fonds juifs et de l’or nazi », le problème soulevé par cette affaire n’est rien
moins que le rapport de la Suisse à son passé. Les attitudes qu’il convient
d’éviter sont en effet deux manières d’établir ce rapport avec le passé de la
collectivité.
Observons que les destinataires implicites de ce discours sont les membres de la collectivité politique, la Suisse. Ce sont eux qui doivent éviter deux
attitudes. Comment JPD divise-t-il les attitudes qui ne conviennent pas ?
5. Pouvoirs symboliques exercés sur le champ politique
Les deux attitudes sont spécifiées par la description de deux catégories
de personnes : celle qui adopterait une attitude de « majesté offusquée qui
nous ferait dire que nous avons notre conscience et notre histoire pour nous »
[4-6] et celle qui « serait d’implorer notre pardon, d’être accablés de la faute de
nos prédécesseurs en plaidant coupables » [6-8].
Pragmatiquement, ces deux descriptions peuvent être entendues comme
des catégories auxquelles le public implicite est convié à ne pas s’identifier. Il
s’agit de deux figures d’antidestinataires. Cette procédure est courante dans le
débat politique, de même qu’il est courant de caricaturer les figures antidestinaire en les ridiculisant (Jayyusi, 1984, 28). Mais tandis que la première
catégorie peut n’être qu’imaginée pour un but rhétorique, la seconde existe :
JPD les a entendus. Ceux-ci se seront d’ailleurs reconnus : par la suite, une
déclaration dite du 23 janvier et signée par des centaines de personnes, demandera un rapport moral face au passé collectif.
Les figures antidestinataires sont spécifiées par des descriptions qui toutes deux font appel à des notions morales : la première en disant que « nous
avons notre conscience et notre histoire pour nous », la seconde « en implorant notre pardon ». Dans les deux cas, JPD repousse un programme moral, ce
qui suppose en contre champs un accusateur et la Suisse en qualité
d’accusée. La différence serait que la première attitude consisterait à plaider
non coupable et la seconde coupable. Que signifie alors l’acte de récuser les
deux attitudes sinon de refuser ce qui leur est commun, la notion de faute ?
Comment comprendre « je me demande si Ausschwitz est en Suisse » [8-9] sinon comme manière railleuse de dire que seuls les responsables de Ausschwitz sont coupables ?
Si tel est le cas, JPD devrait proposer un prodestinataire qui soit distinct,
qui ne propose pas de médiation morale impliquant la possible culpabilité. Et
c’est bien ce qui s’observe dans la réponse à la seconde question.
La figure du prodestinataire, celui qui est invité à s’identifier à la définition
de l’affaire selon JPD, est elle-même double. Elle comporte une figure négative : « personne ne fait réellement la part des choses » [15-16], « Comme
président de la Confédération, je dis qu’il ne faut pas être dupes » [20-21]. A
cette figure négative, supposée majoritaire, il oppose implicitement une figure
positive, celui qui ferait la part des choses et qui ne serait pas dupe – et qui
204
J.-P. Delamuraz prend position
adopte un dispositif d’action agonistique : car il s’agit bien d’attaques de certains sénateurs avec certains appuis [12]. Il s’agit certes de métaphores puisque la guerre est dite économique. Il reste que le dispositif est pertinent du
point de vue symbolique au delà de ce domaine. Ainsi, « le montant qui a été
évoqué » « n’est rien d’autre qu’une rançon et du chantage » [44-45] et on peut
attendre « de la partie adverse » [48] « la même loyauté que celle dont nous
sommes décidés à faire preuve » [50-51]. Il y a donc bien des adversaires,
leurs alliés, et leurs méthodes déloyales.
L’effet de pouvoir ne vise donc pas seulement une identification spécifique mais un cadrage spécifique de l’action collective dont il nommera les acteurs et le programme dans la dernière réponse : « Avec une commission bien
composée comme la nôtre [...] on devra pouvoir mettre des réponses à côté des
questions » [53-54]. Ce programme de la vérité n’est cependant qu’un sousprogramme car « J’attends des réponses uniquement factuelles.
L’interprétation politique que la Suisse en donnera sera l’affaire du gouvernement » [56]. Que veut dire « politique » lorsque ce programme d’action est limité au gouvernement et rejette toute composante morale conçue comme
« aveu de culpabilité » et ne concède aux historiens aucun pouvoir symbolique,
lorsque le politique est défini comme action agonistique de l’Etat à l’exclusion
de tout autre principe de justification sinon les intérêts ?
L’interview de JPD est bien un exercice de pouvoir symbolique : il rejette
deux figures d’antidestinataire, définit un prodestinataire qui ne se laisse pas
duper et qui s’engage dans un programme d’action agonistique délégué à l’Etat,
auquel est réservé le pouvoir symbolique futur. JPD propose des divisions
comme visions de ce qui se passe réellement, il classe et se classe. Cette prise de position se réclame de JPD comme président en tant que capital symbolique à l’exclusion de ses contingences organisationnelles, les liens de collégialité avec les autres membres du Conseil fédéral, les discussions du parlement – soit autant de médiations institutionnelles de sa parole. Il s’adresse
immédiatement au peuple. Et de plus, il laisse planer un doute : qui est
l’adversaire ?
6. Le juif ou l’adversaire innommable
La figure de l’adversaire est la figure centrale de tout dispositif agonistique. Cette figure sera largement développée mais jamais identifiée. Ainsi, il y
a risque de duperie et donc volonté de tromper, même de déstabilisation de la
Suisse. Après avoir averti contre la candeur helvétique, il poursuit : « en plus
de la recherche opiniâtre de la vérité historique, il y a aussi une formidable volonté politique de déstabilisation et de compromission de la Suisse. Elle a eu
un relais à Washington et un à Londres, où il ne s’agissait de rien d’autre que
de démolir la place financière suisse » [16-20]. Voilà les traits de l’agresseur
dans la deuxième réponse.
Mais qui a cette volonté ? La réponse ne se trouve pas dans ce qui
précède. Ainsi dans le titre et le sous-titre : à propos de « Une volonté de
déstabiliser la Suisse » et d’une affaire « Fonds juifs, or nazi », JPD « met en
garde contre une certaine candeur helvétique. Et contre les risques d’une
montée de sentiments antisémites ». Il veut déstabiliser et tromper, et il peut
J. Widmer
205
provoquer des sentiments antisémites : l’agresseur pourrait donc être un antisémite ou un juif.
La première réponse choisit « juif » : « la nature des révélations » ne sera
pas explicitée mais elle est en relation avec Ausschwitz qui « n’est pas en
Suisse ». Et s’interroger sur la responsabilité, c’est « implorer le pardon », être
« accablés de la faute de nos prédécesseurs ». Pourquoi « implorer le pardon » et non demander pardon, ce que le prédécesseur de JPD fit, K. Villiger,
en 1995, lorsqu’il demanda pardon pour le „J“ apposé dans les passeports des
juifs allemands, sur demande de la Confédération ? Pourquoi ce besoin de ridiculiser ?
La « nature des révélations » est le sujet de la troisième question et la
réponse est des plus étrange :
Vous avez été surpris par le contenu des révélations?
Par leur étendue, oui. Mais pourquoi ne dit-on rien sur le comportement des autres? Les
Alliés étaient partie prenante comme nous. A de rares exceptions près, on n'évoque pas les
services aussi qui ont été rendus au camp de la liberté par la Suisse. Il ne faut pas oublier
non plus que la Suisse a été un refuge bienvenu pour les finances juives, acculées à ne plus
exister. La reconnaissance est un peu courte sans doute. Ce que je redoute, ce sont les effets induits de cette opération. Même si elle aboutit favorablement, elle aura hélas déclenché des réactions négatives en Suisse, des réactions antisémites. Quand on entend à la radio
une des membres de la commission d'historiens que nous avons nommée, responsable du
musée de l'Holocauste, reprocher au Conseil fédéral de ne pas avoir préalablement
consulté les milieux juifs américains, beaucoup de gens se demandent si nous sommes encore un pays souverain.
La stratégie reste celle qui est esquissée dans la première réponse : JPD
passe immédiatement du contenu des révélations, qui reste muet et renvoie au
passé, aux motifs actuels des révélations. Ces motifs sont ceux d’un « on » qui
ne dit rien sur le comportement des autres : les Alliés. Jusqu’ici rien de nouveau sinon que JPD se sert de la seconde recette pour esquiver un reproche :
après avoir dénigré ceux qui font le reproche, il dévie le reproche sur d’autres.
Mais là, il entreprend une troisième démarche : se disculper en faisant
valoir le bien que l’on a fait pour ceux qui accusent. Il souligne l’oubli « que la
Suisse a été un refuge bienvenu pour les finances juives, acculées à ne plus
exister. La reconnaissance est un peu courte » [29-31].
Ce passage est le moment clé du retournement symbolique évoqué plus
haut : l’accusateur est acsusé et la mention des « finances juives » est
l’opérateur de cette inversion : « La reconnaissance est un peu courte ». La
situation est inversée par rapport à celle de la première réponse : non seulement « ils » n’ont pas de bons motifs pour nous demander quelque chose, mais
« ils » devraient se souvenir qu’ils nous doivent quelque chose.
Et JPD enfonce le clou : ce manque de reconnaissance au coeur de la
dénonciation conduit à des effets regrettables : « ce que je redoute, ce sont les
effets induits de cette opération. Même si elle aboutit favorablement... » –
l’opération n’est plus le manque de reconnaissance mais sans doute les
révélations – « elle aura hélas déclenché [...] des réactions antisémites » [3134].
Si JPD « redoute » les effets, les « réactions antisémites », on pourrait
206
J.-P. Delamuraz prend position
donc s’attendre à ce qu’il développe son argument dans le sens du rejet de ces
sentiments. Pas du tout, il raconte une petite histoire qui ne peut que donner
raison à ceux qui ont de tels sentiments : une personne non nommée décrite
comme « membre de la commission d’historiens que nous avons nommée » et
comme « responsable du musée de l’Holocauste » a reproché « au Conseil
fédéral de ne pas avoir préalablement consulté les milieux juifs américains »
[34-37]. On ne saura pas à propos de quoi cette personne aurait fait ce reproche, mais on saura ce qu’il faut en penser : « Quand on entend » cela à la radio, « beaucoup de gens se demandent si nous sommes encore un pays souverain » [37-38]. JPD ne dit certes pas que se demander de telles choses est
faire preuve d’un sentiment antisémite, mais il est difficile de ne pas l’entendre
de cette façon : des milieux juifs américains menaceraient la souveraineté nationale – un thème antisémite classique.
A JPD aura joué le mystérieux : il raconte une histoire sans en identifier
nommément le protagoniste mais il explicite avec force ce qu’on peut en penser, et ce qu’il faut en penser peut être entendu comme antisémite. Ainsi, après
avoir attribué aux accusateurs des « intentions pas très pures », après les avoir
dotés d’alliés et leur avoir attribué la volonté de déstabiliser la Suisse et de
discréditer par tous les moyens sa place financière, cette troisième réponse
leur attribue pas moins de sept prédicats qui tous font partie de l’arsenal antisémite classique : ils sont associés aux finances juives, à une dette de reconnaissance envers la Suisse, à l’opération qui menace la Suisse, rendus responsable des réactions antisémites, et doté d’un comportement qui menace,
aux yeux de beaucoup, la souveraineté même.
Cependant, ce ne sont pas ces éléments qui ont suscité le plus de réactions publiques, sans doute parce qu’ils parcourent les propos de JPD et ne sont
nulle part mentionnés explicitement. Ceux qui nourrissent des sentiments antisémites ne s’y sont cependant pas trompés à en juger par les nombreuses
lettres de lecteurs – la plupart non publiées – ou, plus récemment, par le fait
que Maspoli, membre de la Lega dei Ticinesi, renvoie à cette interview pour se
disculper lorsqu’il est accusé d’antisémitisme, en été 1998.
Ceux qui ont critiqué l’interview ont souvent cité les expressions de
« rançon et de chantage » utilisées dans la quatrième réponse, pour qualifier
« Le montant qui a été évoqué devant l’ambassadeur Borer » [44-45]. La question du journaliste portait sur l’opportunité de « la création d’un fond d’aide
aux victimes des nazis pour désamorcer la crise » [39-40]. JPD répond par la
négative : un tel fonds serait actuellement un « corps étranger », car, « quand
la mauvaise foi est au rendez-vous, il faut se méfier. Un tel fonds serait considéré comme un aveu de culpabilité » [43-44]. A nouveau, JPD ne dit pas par
rapport à quoi il serait un « corps étranger », qui est de « mauvaise foi » ni de
quoi et face à qui il y aurait « aveu de culpabilité ». Cet acteur non identifié serait-il le même qui a évoqué le montant de 250 millions face à l’ambassadeur
Borer ? On ne le saura pas non plus, puisque la tournure passive permet
d’éluder l’identification de l’agent.
Cet agent est-il la « partie adverse, si j’ose dire » [48] de la suite ? Après
le rejet du fonds d’aide aux victimes des nazis, JPD propose une autre voie :
établir la vérité, « élucider les faits rapidement et surtout clairement » [47].
J. Widmer
207
Mais ce programme est contrarié par « la partie adverse, si j’ose dire » qui
« distille des révélations tous les quinze jours » [49-50]. A ce point, JPD nomme un adversaire : M. D’Amato, dont il attend « la même loyauté que celle dont
nous sommes décidés à faire preuve » [50-51]. Quelle que soit l’identité attribuée à l’inconnu qui demande rançon et fait chantage, le fait de nommer
D’Amato n’exclut pas la catégorie « juif ». D’Amato a souvent été décrit en
1996, voire diffamé, dans la presse13 comme serviteur de l’électorat juif newyorkais. Cette quatrième réponse n’est finalement pas différente des autres,
elle les résume et utilise des expressions plus fortes pour qualifier l’action de
l’adversaire : il y a un accusateur/agresseur déloyal qui cherche à extorquer de
l’argent.
Il n’est pas possible de dire pourquoi JPD ne nomme jamais cet accusateur/agresseur. Il est possible par contre d’en présumer les effets. D’une part,
l’agresseur n’étant pas nommé, la responsabilité de l’identifier est laissée au
lecteur. Or, sauf à supposer un lecteur capable de lire l’interview comme un roman à clefs en substituant à chaque fois des noms propres différents, on peut
présumer qu’il recourra à une catégorie. Et « juif » est une catégorie qui fait
l’affaire pour identifier l’agresseur présumé. Ne pas nommer de personnes
précises permet de généraliser le discrédit à une catégorie mais aussi
d’alimenter une version conjurationnelle très courante dans l’antisémitisme:
« les juifs sont partout ». Finalement, un tel procédé discursif entre en
résonance avec un élément antisémite courant : on ne peut pas dire la vérité
parce que sinon on est taxé d’antisémite. JPD peut ainsi être entendu comme
le défenseur de ces « victimes ». Ce statut de victime est d’ailleurs implicite
dans tout le discours de JPD puisqu’il est le corrélât de la définition de la situation comme agression. Le statut de victime a par ailleurs l’énorme avantage
symbolique de ne nécessiter aucun principe pour justifier une agression réparatrice. Un profit symbolique pervers mais souvent invoqué.
On aura observé que les « révélations » citées tout au long de l’interview
mais dont le contenu n’a jamais été évoqué, deviennent ici des informations
stratégiques, des moyens utilisées de manière déloyales par l’adversaire. La
commission des historiens reçoit ainsi une nouvelle fonction : non seulement
elle est une alternative à une lecture de l’histoire comme mémoire collective
morale, non seulement elle est au service du gouvernement qui donnera à ses
résultats « l’interprétation politique » [55] qui conviendra, elle est aussi un opérateur tactique important puisqu’elle permet de neutraliser des révélations utilisées comme armes par l’adversaire en éléments mis en commun pour la recherche de la vérité : pour « élucider les faits », « la partie adverse, si j’ose
dire, voudra bien nous donner l’ensemble de son information » [48-49]. La
commission d’historiens venait d’être nommée, elle aura fort à faire pour se
délivrer de ces fées et d’autres qui se sont penchées sur son berceau.14
7. Le retour du refoulé ?
L’effet de pouvoir visé par JPD dans cette interview consiste, en résumé, à
rejeter toute lecture « morale » de l’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi et à
13
14
Voir à ce sujet G. Meystre, ici même.
Voir à ce sujet notamment S. Lugon, ici même.
208
J.-P. Delamuraz prend position
promouvoir un cadrage et un programme agonistique articulé sur un intérieur
national et un extérieur étranger. Ce cadrage transforme des accusateurs en
agresseurs dans une guerre déloyale. L’accusateur devient l’agresseur non
dans un procès de justification mais dans le procès même de l’agression : la
Suisse n’est pas victime d’une dénonciation (le dispositif d’action apparent des
agresseurs) mais d’une attaque – ce que la Suisse dupée n’aurait pas su voir.15
S’agissant d’attaque, aucun principe de résolution du conflit ne doit donc être
invoqué (la justice). Même le savoir ne doit pas être invoqué : la non identification des accusateurs/agresseurs exclut toute vérification par un tiers. Ces deux
éléments, justice et savoir, sont laissés à l’interprétation du destinataire et à la
confiance qu’il accorde à la parole de JPD. Celui-ci, l’énonciateur, n’assume
que le pouvoir d’Etat comme source de sens.
L’antisémitisme implicite du discours est donc inscrit dans une constitution symbolique du pouvoir qui soumet tous les critères à celui du pouvoir d’Etat.
Cette configuration du pouvoir a été réalisée dans l’histoire moderne des
démocraties sous la forme des fascismes.16 Que cette proposition de configuration ne fut pas suivie d’effets ne change rien à la nature de la proposition
mais dit peut-être quelque chose du « problème » qu’elle cherchait à résoudre.
Quel « problème » ?
Une indication se trouve dans le seul endroit où le dispositif moral semble
approuvé : pour dire que la reconnaissance des juifs est « un peu courte » envers la Suisse « refuge bienvenu pour les finances juives » [30]. On peut y voir
un retournement particulièrement cynique puisque ce sont précisément ces
fonds, « en déshérence » dans les banques qui sont une partie du problème.
On peut y voir aussi une manière de parade : placer l’adversaire en position
d’obligation de reconnaissance. L’obligation de reconnaissance sera élaborée
sous une autre forme par A. Koller lorsqu’il proposera la création de fonds de
solidarité.17 Ce besoin d’une « Suisse solidaire » comme relation aux autres et
partant à elle-même, avait déjà été le recours de l’histoire officielle après guerre.
Il ne s’agit pas ici de développer cette discussion désormais mieux connue18,
mais de proposer une hypothèse.
On observera que ce ne sont pas les banques ou les fiduciaires qui ont
reçu de l’argent, mais la Suisse qui a été un refuge. On retrouve ici une opération métonymique très fréquente dans ce débat : ce qui est « spécifiquement »
suisse (les banques, les entreprises etc.) est identifié à « toute la Suisse » (§ 1
supra). Stratégiquement, cette métonymie place le pouvoir politique dans une
position intenable : si elle était prise au sérieux, l’Etat, en tant que figure politique de la Suisse, devrait rendre compte de l’action de chacune des parties
qui « sont » la Suisse. Or tel n’est pas le cas et ce fut une constante du gouvernement que de distinguer ce qui ressort du pouvoir public et ce qui est
d’ordre privé, ou du moins de jouer sur l’ambiguï té des rapports entre les deux
secteurs.
Une telle réflexion passerait à côté du phénomène si il ne s’agissait pas
15
Cette stratégie est connue de l’analyse des discours racistes (T. van Dijk, 1992, 105).
Voir par exemple C. Lefort ou, dans un autre dessein, C. Schmitt.
17 Voir C. Terzi ici même.
18 Cf. van Dongen (1997)
16
J. Widmer
209
de stratégie et de domaines institués du politique mais de politique au sens de
l’évocation du lien symbolique instituant la collectivité. Cette métonymie serait
alors une forme helvétique d’organicisme, cette « sortie » des démocraties modernes pour se donner un « corps » en récusant l’extériorité réciproque de la
loi, de la justice et du savoir, et leur caractère historique et donc jamais acquis
(C. Lefort 1986 : 26-27). Pour une culture politique qui ne peut ni invoquer un
principe transcendant qui arrêterait l’histoire, ni accepter l’insoumission de ses
parties et de ses membres, une solution consiste à se figurer elle-même comme
sa propre médiatrice, à se figurer comme un corps qui aurait en lui-même la
source de son lien et de sa justification.
La métonymie est l’opération centrale d’une telle manière de se constituer
comme collectif. F. Saada (1977) a montré comment les pratiques magiques
supposaient ce lien : il est possible d’attaquer un domaine en attaquant son
propriétaire directement, ou par son épouse, son fils, ou sa vache. De même,
l’échange de dons peut amener l’adversaire à la perte lorsque celui-ci n’est pas
en mesure de répondre à son obligation de reconnaissance, même en recourant à tous ses biens (ses femmes, ses enfants, son bétail). Que la Suisse ne
soit pas « réellement » un patrimoine mais un Etat moderne n’est pas pertinent
du moment que le langage permet de parler de la Suisse et de « ses »
banques, « ses » entreprises, etc. et que cette notion de propriété (W. W.
Sharrock 1974) n’est pas comprise dans un sens légal, ce qui signifierait nationalisation, mais dans un sens symbolique, ce qui constitue et signifie le lien de
la collectivité.19
Considéré dans ce cadre, le reproche d’une « reconnaissance un peu
courte » prend un autre sens. Il ne fait dès lors plus référence à un ordre moral
mais à la même lutte symbolique dans laquelle JPD veut voir la Suisse engagée. Cette lutte suppose une certaine Suisse, qui exclut les moralisateurs, qui
n’est pas dupe, qui délègue au gouvernement le sens de son histoire.
Pourquoi retour du refoulé ? La mémoire collective est la manière dont
une collectivité se représente, dans le présent, son parcours historique. Les
attitudes que JPD rejette sont deux attitudes contemporaines pour considérer
le parcours historique. Elles feraient ce qu’il est convenu d’appeler « oeuvre de
mémoire », bien que dans deux sens différents. A la place, JPD propose une
action ancrée dans le seul présent, organisée autour de la résistance à
l’agression par le recours à des règles loyales et bien ordonnées. Ce faisant, si
l’hypothèse métonymique ci-dessus est correcte, il ferait bien plus mais à son
insu : il répéterait cela même qu’il refoule, le passé de la seconde guerre mondiale. Il placerait son énonciation à son insu dans la situation qu’il veut précisément éviter d’évoquer. Cela rendrait compte du modèle de lien autoritaire
proposé. Cela rendrait compte aussi des traits « délirants » de son interview :
le fait que des personnages centraux n’y soient pas identifiés, les structures
d’actions seulement ébauchées, tout le poids du discours portant sur la manière de faire plutôt que sur ce qu’il convient de faire. Condensation mais aussi
déplacement dans la confusion des actants D’Amato, le CJM probablement, le
gouvernement étasunien sans doute, les alliés d’alors absents aujourd’hui ; la
19
La démarche s’inspire ici du principe de non ironie (ethnométhodologie) : chercher ce qu’il
faut supposer pour que ce qui est dit fasse sens.
210
J.-P. Delamuraz prend position
Suisse refuge des « finances juives » alors qu’il en est question, mais autrement, et que la notion de refuge renvoie dans ce contexte aux réfugiés, aux
juifs refoulés précisément.20 Martin Rosenfeld, secrétaire général de la Fédération suisse des communautés israélites dira de ces propos qu’ils sont « peu
sensés ». Sinon, les commentaires s’attacheront à ce qui peut, dans cette interview, refléter une décision (ne pas instaurer de fonds d’aide aux victimes des
nazis, limiter l’action gouvernementale à l’instauration d’une commission
d’historiens) ou à un changement de politique gouvernementale, passer d’une
politique placée dans le cadre d’une justification à une politique de défense et
de contre-attaque.
L’intriguant de cette hypothèse21 réside en ceci que le discours semble
s’opposer à tout ce qui pourrait paraître une forme de « travail sur le passé » et
que ce qu’il fait peut être vu comme une manière d’effectuer ce retour plutôt
que de l’évoquer symboliquement en établissant un lien entre présent et passé
collectif (« travail de mémoire“). Récusant le contenu des révélations, il reproduirait ses propres « intentions pas très pures ». La catégorie « juif » aurait une
fois encore servi à dire l’inacceptable de soi en le projetant sur la figure d’un
autre. Cette hypothèse semble s’éloigner des manières courantes de poser le
problème – ce qui se savait alors, le jeu entre collaboration économique et
résistance militaire etc. – et évacuer cette factualité dans le symbolique. Elle
tente en fait de rendre compte des conditions proprement symboliques de ce
discours. Si le politique est au collectif ce que le sujet analysant est au sujet
empirique, le lien symbolique qui institue le rôle des « parties » spécifiques,
alors le délire22 du discours renvoie au délire du pouvoir instituant, incapable
de se trouver un lieu d’où exercer le pouvoir proprement symbolique de la collectivité sur elle-même, paralysée par la peur de sa propre dissolution23.
Nul besoin d’adhérer à cette hypothèse pour discuter de la description de
l’interview comme exercice de pouvoir symbolique. Et sans doute faudrait-il
approfondir les diverses manières dont peut s’exercer la mémoire collective
pour l’asseoir ou la rejeter. Elle aura servi ici à suggérer que l’exercice du pouvoir transforme une symbolique préexistante, intégrée au titre de présupposé
dans son exercice et dans sa réception. Analyser le « contenu » des discours,
c’est révéler leur nature relationnelle. Il en est de même de l’analyse du pouvoir symbolique : sa nature relationnelle ne renvoie pas ce qui est institué mais
à ce qui institue: le lien symbolique.
20
Je m’inspire ici de S. Freud, L’homme Moï se et la religion monothéiste, Paris, Gallimard,
1994, chap. III.
21 L’hypothèse porte sur la règle constitutive du discours ou si l’on veut l’auteur modèle. Il ne
s’agit pas d’une hypothèse sur l’énonciateur et encore moins sur l’auteur empirique.
22 Le sens de cette expression est emprunté à Freud : délire, sortir des « lira », des sillons. On
peut rappeler que pour Freud, la différence entre des comportements névrotiques et des comportements normaux ne réside pas dans les mécanismes qui les génèrent mais dans leur
adéquation au réel. Il semble penser à la vérité de l’énoncé, on peut également penser au rapport énonciatif : n’y a-t-il pas quelque de « déplacé » (autre métaphore pour dé-lirant) à prétendre redéfinir toute la politique gouvernementale au dernier jour d’une présidence honorifique, dans un journal régional, au titre de président alors que son lien au journal est d’être issu
du même canton que le lectorat de ce journal ? Ce caractère « déplacé » du discours de JPD
serait alors une métaphore de la difficulté du lien politique à trouver sa « place ».
23 Voir C. Terzi, et Introduction note 15 ici même.
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J.-P. Delamuraz prend position
Annexe 8
24 Heures, 31.12.1996
Une volonté de déstabiliser la Suisse
Fonds juifs, or nazi: Jean-Pascal Delamuraz met en garde contre une certaine candeur helvétique. Et contre les risques d'une montée de sentiments antisémites.
1
Quel a été le moment le plus difficile de votre année présidentielle?
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L'affaire des fonds juifs et de l'or nazi. Notre malaise est venu de la nature
des révélations, mais également des intentions pas très pures qui en sont
à l'origine. Il convient d'éviter deux attitudes. La première, celle de la majesté offusquée, qui nous ferait dire que nous avons notre conscience et
notre histoire pour nous. La deuxième attitude serait d'implorer notre pardon, d'être accablé de la faute de nos prédécesseurs en plaidant
coupables. Parfois, en entendant certains, je me demande si Ausschwitz
est en Suisse.
10
On a le sentiment que le Conseil fédéral a été pris de court.
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Tout à fait. Des signes avant-coureurs existaient, mais ils ont été sousestimés. On savait que certains sénateurs avec certains appuis
consacraient plusieurs chercheurs depuis trois ans a cette recherche. Ce
qui me surprend, c'est cette candeur helvétique avec laquelle nous prenons connaissance de ces attaques. Personne ne fait réellement la part
des choses et ne semble voir qu'en plus de la recherche opiniâtre de la
vérité historique, il y a aussi une formidable volonté politique de déstabilisation et de compromission de la Suisse. Elle a eu un relais à Washington
et un à Londres, où il ne s'agissait de rien d'autre que de démolir la place
financière suisse. Comme président de la Confédération, je dis qu'il ne
faut pas être dupes, qu'on a recherché par tous les moyens de discréditer
la place suisse. C'est une chose de dire la vérité, et de le faire sans
réserve. C'en est une autre chose de faire la part de l'intox. La concurrence économique est vive, et cette affaire le démontre.
25
Vous avez été surpris par le contenu des révélations ?
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Par leur étendue, oui. Mais pourquoi ne dit-on rien sur le comportement
des autres ? Les Alliés étaient partie prenante comme nous. A de rares
exceptions près, on n'évoque pas les services aussi qui ont été rendus au
camp de la liberté par la Suisse. Il ne faut pas oublier non plus que la
Suisse a été un refuge bienvenu pour les finances juives, acculées à ne
plus exister. La reconnaissance est un peu courte sans doute. Ce que je
redoute, ce sont les effets induits de cette opération. Même si elle aboutit
favorablement, elle aura hélas déclenché des réactions négatives en
Suisse, des réactions antisémites. Quand on entend à la radio une des
membres de la commission d'historiens que nous avons nommée, responsable du musée de l'Holocauste, reprocher au Conseil fédéral de ne
pas avoir préalablement consulté les milieux juifs américains, beaucoup
de gens se demandent si nous sommes encore un pays souverain.
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La création d'un fonds d'aide aux victimes des nazis, pour désamorcer la
crise, est-ce une bonne idée ?
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Non, dans la phase actuelle, c'est un corps étranger. Il faut laisser encore
passer un peu d'eau sous les ponts. Quand la mauvaise foi est au rendez-vous, il faut se méfier. Un tel fonds serait considéré comme un aveu
de culpabilité. Le montant qui a été évoqué devant l'ambassadeur Borer
était de 250 millions. Ca, ce n'est rien d'autre qu'une rançon et du chantage! Ce fonds rendrait plus difficile l'établissement de la vérité. Maintenant, il s'agit d'élucider les faits, rapidement, et surtout clairement. J'espère
que la partie adverse, si j'ose dire, voudra bien nous donner l'ensemble
de son information, car ce n'est pas une méthode de distiller des révélations tous les quinze jours. On peut attendre de M. D'Amato la même loyauté que celle dont nous sommes décidés à faire preuve.
52
24H: Pensez-vous que la vérité se fera jour?
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Avec une commission bien composée comme la nôtre, avec son cahier
des charges, on devra pouvoir mettre des réponses à côté des questions.
J'attends des réponses uniquement factuelles. L'interprétation politique
que la Suisse en donnera sera l'affaire du gouvernement.
57
Denis Barrelet
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Véron Eliséo (1980), « La sémiosis et son monde », in Langage, n°58, pp.6174
Véron, Eliséo (1983), « Quand lire c‘est faire : l‘énonciation dans le discours de
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218
Bibliographie
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médias, expériences, recherches actuelles, applications, Paris, IREP,
pp.203-229
Véron, Eliséo (1987), La sémiosis sociale. Fragments d'une théorie de la discursivité, Paris, Presse Universitaire de Vincennes.
Véron Eliséo (1995), «°Médiatisation du politique. Stratégies, acteurs et construction des collectifs°», in Hermès, n°17-18, Paris, CNRS
Weber Max (1995), Économie et société 1, Les catégories de la sociologie, Paris, Plon (Agora pocket)
J. Widmer (1983), « Remarques sur les classements d'âge », in Revue Suisse
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Widmer Jean (1986), Langage et action sociale, Aspects philosophiques et sémiotiques du langage dans la perspective ethnométhodologique, Fribourg, Editions Universitaires, Documents économiques No 31
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loi », in Jean Widmer et al., Drogues médias et sociétés, Études II, Lausanne, IUMSP, Cahiers de Recherches et de Documentation n°111.8
J. Widmer (1999), « La mémoire collective comme ressource et comme pratique. Notes à propos de l’analyse de discours comme sociologie », à
paraître in recherches en Communication, Louvain-la-Neuve, Université
catholique de Louvain, Département de communication
Yerusalmi Yosef Hayim (1984), Zakhor. Histoire juive et mémoire juive, Paris,
La Découverte
TABLE DES MATIERES
PRÉFACE
5
INTRODUCTION
Jean Widmer
7
DISCOURS
ANALYSE DE L’ÉNONCIATION
CATÉGORISATIONS
PROBLÈMES PUBLICS ET POUVOIRS SYMBOLIQUES
7
8
8
11
I. RELECTURE DE L’HISTOIRE SUISSE
15
LE RÔLE DES INSTITUTIONS FINANCIÈRES DURANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE
Benoît Montandon, Isabelle Paccaud et Xavier Schaller
17
INTRODUCTION
1. LES REPRÉSENTANTS DES INSTITUTIONS FINANCIÈRES SUISSES
Des acteurs très discrets dont on montre la bonne volonté
Les représentants de la BNS entre silence et mauvaise foi
2. DÉBAT PUBLIC ET REMISE EN CAUSE DE L’HISTOIRE OFFICIELLE
L'histoire des institutions financières n'existe pas
Le traitement de l'histoire
Faux débats ou débats avortés : quelques exemples
3. MÉMOIRE COLLECTIVE
La mémoire collective réelle : « le mythe des banques »
« Les faits sont déjà connus » ou la mémoire collective imputée
ANNEXES 1
Annexe 1.1 : Journal de Genève, 26.06.97
Annexe 1.2 : Journal de Genève, 09.05.97
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LE RÔLE DU CICR DURANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE
M. Colucci, F. Corecco, C. Gaillard, M. Lichtenstern et G. Wildhaber
31
INTRODUCTION
1. PREMIÈRE PHASE : 1995, LA CÉLÉBRATION DES « HÉROS OUBLIÉS »
2. DEUXIÈME PHASE : 1996, VIOLENTES ACCUSATIONS CONTRE LE CICR
3. TROISIÈME PHASE : 1997, ANALYSE ET RÉFLEXION
CONCLUSION
ANNEXES 2
Annexe 2.1 : Journal de Genève, 05.04.1995
Annexe 2.2 : Journal de Genève, 19.09.1996
Annexe 2.3 : Le Nouveau Quotidien, 17.10.1996
Annexe 2.4 : Le Monde, 10.09.1996
Annexe 2.5 : La Tribune de Genève, 12.09.1996
Annexe 2.6 : Le Nouveau Quotidien, 19.09.1996
Annexe 2.7 : Journal de Genève, 05.12.1996
Annexe 2.8 : Yad Vashem, 31.10.1997
Annexe 2.9 : Le Nouveau Quotidien, 26.04.1995
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Table des matières
II. DÉFINITION DES ARÈNES ET APPELLATION DES ACTEURS
59
LA FIGURE D’ALFONSE D’AMATO DANS LA PRESSE ROMANDE
Gilles Meystre
60
INTRODUCTION
1. CONFIGURATION DE L’AFFAIRE
Rubriques et valorisation de l’information
Omission et redondance
Le futur apprivoisé
2. LA FIGURE D’ALPHONSE D’AMATO DANS LES ÉDITORIAUX, CHRONIQUES, COMMENTAIRES
Les cadrages de l’affaire : une typologie
Le futur apprivoisé dans les éditoriaux, chroniques, commentaires :
3. LE CHOC DE LA MISE EN PAGE ET LE POIDS DES MOTS
Dispositif énonciatif
Contexte médiatique
La synecdoque comme ressource journalistique
4. NÉGOCIATIONS DE L’ACCORD GLOBAL
Stratégie d’un acteur, pérennité d’une figure
Le futur apprivoisé bis: un avenir incertain
L’annonce de l’accord : point final ou nouvelle dramaturgie ?
D’Amato ou la victoire d’une figure
Omission et redondance bis : les alliés de la surprise
5. EPILOGUE : LE NON-RENOUVELLEMENT DU MANDAT DU SÉNATEUR D’AMATO
Procédés de mise en évidence et de cadrage dans les titres :
6. LA FIGURE D’ALFONSE D’AMATO DANS LE COURRIER DES LECTEURS
La reprise du cadrage journalistique
La nuance « post-traumatique » et la clôture du temps
CONCLUSION
ANNEXES 3
Annexe 3.1 : Le Nouveau Quotidien, 21.10.1996
Annexe 3.2 : 24 Heures, 23.06.1997
Annexe 3.3 : L’Illustré, 18.06.1997
Annexe 3.4 : Le Nouveau Quotidien, 01.10.1997
Annexe 3.5 : Le Nouveau Quotidien, 08.12.1997
Annexe 3.6 : 24 Heures, 21.05.1997
Annexe 3.7 : L‘Illustré, 18.06.1997, pp. 20-25
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LA «CONFÉRENCE DE LONDRES» DANS LES PRESSES SUISSE ET ALLEMANDE
Juliane Sauer
105
INTRODUCTION
1. CADRE ÉNONCIATIF
Les acteurs
Problème discuté
2. L’AFFAIRE DANS L’AFFAIRE
3. ANALYSE DES ARTICLES SELON TROIS PHASES
Les journaux allemands
Les journaux suisses
4. COMPARAISON DES JOURNAUX ALLEMANDS ET SUISSES
5. EFFETS SUR LES MÉMOIRES COLLECTIVES
CONCLUSION
Annexe 4.1 : Süddeutsche Zeitung, 01.12.1997
Annexe 4.2 : Die Welt, 04.12.1997
Annexe 4.3 : Die Welt, 06.12.1997
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119
Table des matières
Annexe 4.4 : Neue Zürcher Zeitung, 01.12.1997
Annexe 4.5 : Tages-Anzeiger, 04.12.1997
Annexe 4.6 : Tages-Anzeiger, 05.12.1997
221
119
121
122
FIGURE ET FONCTION DE LA COMMISSION BERGIER
Sophie Lugon
125
INTRODUCTION
1. LA DISTINCTION ENTRE « FIGURE » ET « FONCTION » SE JUSTIFIE-T-ELLE ?
2. ANALYSE DU DISCOURS DE LA PRESSE
Remarques générales
Présentation de la commission
Présentation de Bergier
CONCLUSION
ANNEXES 5
Annexe 5.1 : Journal de Genève, 10.12.1996
Annexe 5.2 : Journal de Genève, 20.12.1996
Annexe 5.3 : Nouveau Quotidien, 19.11.1997
Annexe 5.4 : L’Express, 17.10.1997
Annexe 5.5 : Le Matin, 23.01.1997
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144
LA TASK FORCE ET LE POLITIQUE
Mauro Vignati et Sid Ahmed Hammouche
145
INTRODUCTION
1. VÉRITÉ
2. ECONOMIQUE
3. MÉDIATION
CONCLUSIONS
ANNEXES 6
Annexe 6.1 : Das Magazin, 06.12.1997
Annexe 6.2 : Le Nouveau Quotidien, 12.12.1996
Annexe 6.3 : Le Nouveau Quotidien, 23.01.1997
Annexe 6.4 : Journal de Genève, 24.01.1997
Annexe 6.5 : Le Nouveau Quotidien, 18.04.1997
Annexe 6.6 : Journal de Genève, 06.02.1997
Annexe 6.7 : L‘Express, 05.12.1997
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165
III. INTERVENTIONS PRÉSIDENTIELLES
167
L’ANNONCE DE LA «FONDATION SUISSE DE SOLIDARITÉ» PAR A. KOLLER
Cedric Terzi
169
1. UN ENJEU THÉORIQUE
2. UNE CONSTRUCTION PROGRESSIVE ET NON LINÉAIRE
Le point de départ du discours : un «anti-cadre°» et la légitimation de l’énonciation
Redéfinir le problème: un cadrage nécessaire mais non-suffisant
Un triple dispositif d’action collective
Deux synthèses
La capacité d’action recouvrée
3. LES DIMENSIONS DU POUVOIR SYMBOLIQUE
ANNEXE 7
Discours d’Arnold Koller, 05.03.1997
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Table des matières
J.-P. DELAMURAZ PREND POSITION
Jean Widmer
197
1. LE JOURNAL ET SES PUBLICS
2. QUELQUES CARACTÉRISTIQUES DE L’INTERVIEW
3. JPD PREND SA POSITION
4. JPD PREND POSITION
5. POUVOIRS SYMBOLIQUES EXERCÉS SUR LE CHAMP POLITIQUE
6. LE JUIF OU L’ADVERSAIRE INNOMMABLE
7. LE RETOUR DU REFOULÉ ?
ANNEXE 8
24 Heures, 31.12.1996
198
200
201
202
203
204
207
212
212
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
215
TABLE DES MATIÈRES
219
mémoire collective et pouvoirs symboliques
édité par J. Widmer et C. Terzi
Depuis 1995, les médias suisses ont largement participé aux débats relatifs à la
seconde guerre mondiale. L’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi a été au
cœur de ces débats, regroupant ou rapprochant au moins quatre problématiques
avec leurs acteurs spécifiques : les « fonds en déshérence » appartenant à des
victimes de l’Holocauste et non restitués par des institutions privées, banques,
assurances ou fiduciaires ; l’affaire de « l’or nazi » qui concerne principalement
les transactions entre la Banque nationale suisse et le régime nazi ; le refoulement aux frontières de victimes du nazisme ; les œuvres d’art volées par les Nazis et pas restituées à la fin de la guerre. Revinrent à la surface en cette période
également les collaborations industrielles avec les Nazis, les compromissions ou
d’éventuelles doubles jeux de responsables suisses durant cette période etc. La
période de 1995 à 1999 fut marquée par une intense production médiatique,
éditoriale, filmique. Elle vit également l’apparition de nouveaux acteurs institutionnels, la « Task Force » ou la « commission Bergier » pour en nommer deux,
ainsi que de multiples sous-affaires, des péripéties du gardien de banque Meili
ou de l’ambassadeur Jagmetti jusqu’à la menace de mise en accusation du
conseiller national et professeur J. Ziegler pour atteinte à la sûreté de l’Etat.
Les travaux réunis ici ne concernent qu’un choix restreint des multiples aspects
de ces débats. Ils se limitent pour l’essentiel à l’analyse du discours de la presse
écrite : une analyse des manières dont la presse a cadré, expliqué, évalué ces
débats constituant ainsi une scène publique où non seulement une opinion pouvait se former mais également une reproduction/reélaboration des formes du lien
politique en Suisse.
Les textes ont été élaborés dans le cadre d’un séminaire de deuxième cycle en
1997/1998. Y participaient une cinquantaine d’étudiantes et d’étudiants qui font
leurs études à Fribourg, à la Faculté des lettres de Lausanne, ou encore en Allemagne ou en Espagne, réunis là grâce aux conventions d’échanges – et par la
conviction que nous pouvons comprendre nos manières de comprendre, ce que
depuis Kant on nomme la critique.
Discours & Société. La société dans et par le discours : si faire la société
suppose labeur, elle n’existe et n’a de sens pour ses membres, et les membres
n’existent à leurs propres yeux comme membres, que s’ils peuvent se dire. Si
toute totalisation de la société n’est qu’imaginée et donc discursive, elle n’est
possible qu’imaginée dans des rapports et des formations sociales déterminés.
Le discours dans et par la société.
DISCOURS & SOCIÉTÉ EST UNE COLLECTION DU DÉPARTEMENT SOCIOLOGIE ET MÉDIA
DE L’UNIVERSITÉ DE FRIBOURG (SUISSE)

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