Sur les pas du Junior United Alpine Club – Premier voyage en

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Sur les pas du Junior United Alpine Club – Premier voyage en
SurlespasduJuniorUnitedAlpineClub–PremiervoyageenSuisseorganiséparThomasCook
Le 26 juin 1863, quelques 130 touristes, sous la houlette de Thomas Cook, quittent la gare de
London Bridge en direction de Newhaven. Le vapeur sur lequel ils embarquent met le cap sur
Dieppe, d’où ils prennent le train pour Paris. Après une brève nuit de 4 heures, une partie des
voyageurs rejoignent à l’autre bout de la ville la gare de la Compagnie du Paris-Lyon. Après
changement de train et de compagnie à Macon, leur train pénètre en Suisse après Ambérieu et
atteint Genève samedi à minuit, où notre groupe gagne l’Hôtel de la Couronne sur le quai
Gustave-Addor.
Fig.1.ItinéraireduvoyageentraindeLondresàGenève
C’estlogiquementàpartirdeGenèvequenoussuivronslerécitdeMissJemima.
Genève(dimanche28juin1863).
«Legrandjourarévélél’emplacementdenotrehôteletnousafaitdécouvrirànospiedslelac
dontByroncélèbreleseauxd’unbleuintensedanssesCantos,tandisqueVoltairelesafaits
siennesàFerney,queCalameenacouvertsestoilesetqueDavylesaanalyséesdansson
laboratoire.L’enjambant,depuisl’entréedenotrehôtel,unélégantpontdedouzearchesmène
auxesplanadesetaubelHôteldesBergues.LeRhônes’échapped’unétranglementavecune
vélocitéquirendlecouranttotalementinnavigable.»
Jemimaetsescompagnonsserendentàl’Egliseanglaisepourassisteràl’officeanglicanavantde
dîner(lerécitnedonnepaslenomdurestaurant,maisdonneles12platsconstituantlemenu!).
Dansl’après-midi,ilsdéambulentdanslavieillevilleàlarecherchedelamaisondeCalvinetcelle
où J-J. Rousseau serait né. Ils se heurtent aux portes fermées de la Cathédrale, passent par
l’Esplanade de la Treille (le récit de J. évoque l’Escalade et sa commémoration!), avant de
descendresurle«boulevard»dePlainpalais…Lecielmenaçantlesinciteàrenonceràserendre
à la pointe de la Jonction. Ils s’y rendront toutefois le lundi matin sous la pluie avant le petitdéjeuneretledépartendiligencepourChamonix.
J’airetenude«cetteexpédition»lecommentaireironiquedeMissJemima:
«Ondoitàl’équitédepréciserquecettesingulièreexpéditionfutentreprisedansledésirlouable
devoirlesbeautésnaturellesdulieuetque,pourcertainsmembresduclub,ilestplussatisfaisant
del’«avoirfait»,qued’avoirvudetellesmerveilles.»
1erjourduvoyagedanslesAlpes:Genève–Chamonix(lundi29juin1863)
Fig.2.ItinéraireduvoyagedanslesAlpes
UnservicerégulieretefficacedediligencesfonctionneentreGenèveetChamonix.Letrajetdure
11heuresavecchangementàSaint-Martinpour84km.
«Chaque tour de roue nous fait découvrir un panorama nouveau, ou un ancien sous un nouvel
angle. Le Mont-Salève paraît se dresser telle une monstrueuse sentinelle au-dessus de la plaine.
BientôtleMôle,montconiquede1860mètresd’altitude,paraîtnousboucherl’horizon,maisnous
descendons[sic]lavalléedel’Arve,traversantlarivièresurunbeaupontàdoublerangéed’arches.
Apartirdesblocsdegranitdispersésdansleval,àl’évidencearrondisparleseaux,nouspouvons
nousfaireuneidéedelaforcedutorrentlorsqu’ilcessesesfantaisiesestivalesetqu’ildépêcheses
ambassadesàtraverslesvalléesjusqu’àlamer.NouspassonsparNangy,unvillageoùsubsistent
quelquesruinesduChâteaudeFaucigny,jadisréputé,aujourd’huiseulementpittoresqueet,après
une trentaine de kilomètres, nous voici dans le bourg de Bonneville, où nous faisons une escale
d’une heure dans la chaleur de la journée: quelle chaleur! Une chaleur immobile, blanche,
étincelante, qui se réverbère sur ces maisons de stuc blanchies à la chaux, une chaleur qui
engendrelesilenceetdoitenvoyerles1500habitantsaulit,caroùsont-ils?»
«Mais bientôt, dès cet instant, nous n’avons plus d’yeux que pour le Mont-Blanc, car dans la
lumièrevespéralequifaiblitnousavançonssoussacolossaleombred’ébène.Tandisqu’ilétendses
gigantesques contreforts des kilomètres devant nous, ses crevasses paraissent plus profondes en
comparaisondestorrentsdeglacegelésqui,pareilsàdesbrastendusdepuissonsommetenneigé,
l’attacheraient à la terre. Nous roulons en silence jusqu’à Chamonix, ses hôtels et son ancien
prieuré.»
2ejour:Montenvers(mardi30juin1863)
«Il nous faut choisir des bâtons ferrés: abusant de notre innocence, on nous en demande 2.50
francs, voire davantage, quand huit sous nous suffiraient. Mais qu’importe? Nous délions notre
bourse dans l’allégresse car nous n’étions que des débutants avant d’avoir acquis cet insigne
officieldel’alpiniste.»
«Puisilnousfautengagerunguideparmilamultitudedeceuxquisepressentautourdeshôtels,
chacunattendantsontour:règlequelesautoritésfontappliqueravecrigueur.Notreguideporte
lenomfameuxdeBalmat:probablementdoit-ilsapositionaunomplutôtqu’àquelquesmérites
éclatants qui les distingueraient. Même à Chamonix, il importe d’avoir un nom: en voilà une
illustration.»
«Huitcentsmètresdemarchedanslavalléeetnousbifurquonspourcommencerl’ascensiondu
Montanvert:nouspeinonssurcescheminsenzigzag,saraideurneparaissantpasaussialarmante,
loindelà,quecelledelaFlégère,bienqueBalmatnousaitassuréducontraire.»
«Arrivés au petit hospice, nous nous retournons sur les 2000 m que nous venons de gravir puis
regardons,devantnous,laMer-de-Glace,quisurladroiteétendsesdixkmdeplainesaccidentées.
Al’opposés’élèventquelques-unsdesplushautssommetsdelarégion,l’ensembleconstituantl’un
despanoramaslespluscélèbresdumonde:L’AiguilleduDru,l’AiguilleduMoineetl’AiguilleVerte
qui forment une palissade devant les nuages à quelques 2200 m au-dessus du glacier et de
Montanvert, sur la terre duquel nous nous tenons. La Mer-de-Glace elle-même, il est vain de
chercher à la décrire, car aucune description ne saurait donner une impression exacte de la
réalité.»
SiJemimarevenaitaujourd’hui,elleauraitbeaucoupdepeineàreconnaîtrelepaysagedécrit…
Depuis1850,laMerdeGlaceareculéde2,4km.LeglaciologueChristianVincentprécisequeles
glaciersalpinsontperdu50%deleursurfaceenmoyenne.«Aprèsunepériodelenteetrégulière
dedécrueentrecoupéed’unepetiteavancéeentre1954etlemilieudesannées80,depuis1963,
lafontedesglaciersalpinss’estfranchementemballée.Nousconstatonsunevraierupture.Depuis
30ans,lesbilansdemassedesglaciersalpinssonttrèsnégatifs.Etilslesontencoreplusdepuis
2003».CettefontesetraduitàlaMerdeGlaceparunreculde700mdepuis1993etuneperte
d’épaisseurd’environ80mauniveaudelagrottedeglace.(Source:SylvainCoutterand,Nature&
PatrimoineenHaute-Savoie,nov.2015).
3ejour:Chamonix-Sion(mercredi1erjuillet1863)
Unelongueétapeattendle«Club»…
«A quatre heures du matin, le tintinnabulement des cloches d’un troupeau de bestiaux qui
traversentlevillagenousarracheausommeil.(…)Notregroupecompteneufpersonnesetquatre
mulets, pour nous permettre tour à tour de marcher et de chevaucher. A cinq heures, notre
cavalcades’ébranlesouslahoulettedenotreguidedelaveille,PierreBalmat.(…).Deuxheuresde
marchenousconduisentauvillaged’Argentièresdanslequelsembles’écoulerleglacierdumême
nom»
IlsatteignentleColdesMontets:«Bientôt,écritJemima,nousvoiciàVallorcine,villagequiaété
plusd’unefoisemportéparlesavalanches.»
«Nousfranchissonslecontrefortd’uneautremontagne,lorsquelaTêteNoireelle-même,coiffée
de pins noirs, surgit devant nous depuis une élévation plus formidable encore. Une demi-heure,
noustraversonscetteforêtsiobscurequec’estàpeinesinousentrevoyonsleciel.(…)Alasortiede
laforêt,nousentronsdanslagrandeprairievallonneuseduTrientdontlesflansdésolésportent
encorelestracesdesavalanches.(…)Aveclesoleilauzénithquinoustapesurlesépaulestandis
quenousgravissonspéniblementleplusraidedessentiers,l’idéed’unfroidglacialdépassenotre
imagination.Etpourtant!ilsuffitdeleverlesyeuxunpeuplushautpourquenotreregardsepose
surleplateaudeneigeducoldeBalmeà2204mau-dessusduniveaudelamer.(…)Enfinnous
voicisurlacrête.Lecielsoitloué:del’ombre,durepos,desfraisesdesbois,etdulaitquenous
trouvonssouscetteaccueillantebaraqueausommetdelaForclaz!
SuitunelonguedescentesurMartigny…
«Lacompagnieseretrouvetoutentièreautourdelatableaccueillantedel’hôtelClercdeMartigny.
(…)Assisdanslasalleàmanger,autermedenotrepremièrelonguejournéedemarche,avecnotre
faim nous sentons notre fatigue. Mr. James a parcouru les quarante km à pied, tandis que les
damesontmarchéenmoyennesurvingt-cinqkm.N’étaientnospiedsfatigués,nouseussionsété
ravisdefaireencoreunedemi-heurederoutejusqu’auxruinesduChâteaudelaBâtiaz:nousnous
contentons de le contempler au loin, cependant que notre artiste en fait un croquis à la hâte».
[D’aprèslecasting,ils’agitdeMissJemima!].
«Noussautonsdansletrainpourunetrentainedekmsurcettelignedechemindeferqui,unefois
achevée,seralamerveilledel’ItalieduNordetletriomphedugéniemoderne.(…)C’estalorsque
nousarrivonsauterminusdeSion[LalignedechemindeferarriveàSionen1856etletunneldu
Simplonserainauguréen1906].»
Aprèsavoirpasséenvironunesemaineàguiderungroupedontl’effectifnecessaitdedécroître,
Thomas Cook abandonne les sept derniers participants les laissant se débrouiller tout seuls. Il
rentre à Londres en passant par Lausanne et Neuchâtel. Nous retrouvons désormais nos sept
AnglaisàSion.
«Nousarrivonsàl’HôtelduLiond’Or,sinistrebâtissedegranitauxalluresdeprison,oùtoutparaît
s’opposeràcequenousrestions,maislesecondétagenoussemblepropreetnousyprenonsnos
quartierspourlanuit.(…)Ilestvingt-deuxheuresetlefonddel’airestsiplaisammentfraisque
nousnepouvonsrésisteràl’idéed’unepetitepromenadepourvoirl’undeschâteauxdeSion.»
4ejour:Sion-Leukerbad(jeudi2juillet1863)
«Maisrevenonsaupetit-déjeuner.Onn’échappejamaisaumiel,servisurunecoupeouenpot,et
onluifaithonneur.Nousavonsaussidroitàdescraquelins[biscuitdurquicraquentsousladent]
devingtcmdelongpouruncmdelarge.Ilssontaussifortappréciés,maisondiraitlepaindece
cantonsoigneusementcalculépourirriterundyspeptique,ettouslesadeptesdu«Quinegaspille
pastrouvetoujours»oudu«Quiépargnegagne»croiraientvoirunindigentfaméliqueenchaque
touriste qui extrait un cube de pain de dix cm d’une épaisse croûte immangeable. Question (la
réponse ne se trouve ni dans les recommandations de Murray, ni dans celle de Baedeker): les
dentistesseraient-ilsdemècheaveclesboulangers?»
«NotrevoiturespacieusepartàneufheurestrentepourLoèche-les-BainsouLeukerbad(…).Nous
remontonslavalléesurunevingtainedekmentreleseauxturbulentesduRhôneetlavoieferrée,
surnotredroite,lespentescouvertesdevigneetdemaïssurnotregauche.»
«Siluxuriantequesoitlavégétationetpittoresquesquesoientlespaysages,nousremarquonsici
quantité de crétins et de goitreux qui font peine à voir. En vérité, ce magnifique canton a la
singularité d’être l’un des plus misérables et des plus mélancoliques de l’Europe du Nord. La
superstition,l’ignorance,lamisèreetlemanqued’hygiène,s’ajoutantàl’insalubritéd’unevallée
étroiteetbasse,sontlescausesdecetteflagranteinfortune.»
LapremièredescriptiondelamaladiedanslesAlpesdatede1220(JacquesdeVitry).Depuislors,
le phénomène et l’accumulation des cas furent confirmés par des voyageurs et des savants tels
FélixPlatter(1536-1614),AlbertdeHaller(1708-1777),Horace-BénédictdeSaussure(1740-1799)
etHeinrichZschokke(1771-1848).Leterme,médical,decrétinismedatedu18es.etasonorigine
en Valais. Elle vient de crétin ou crestien, expression dérivée du latin cristianus qui désignait un
pauvrechrétien.(Commeungrosgoitrepassaitpourunsigned’imbécilité,le«crétindesAlpes»
trouva sa place dans les arts plastiques. Ainsi, dans bien des représentations de la Passion, les
bourreauxsevoientattribuerungoitreetdestraitslourds.)
Les savants suisses furent des pionniers en ce qui concerne le traitement et la prévention du
crétinisme.Lachirurgiedugoitredéveloppéeàpartirdudernierquartdu19es.etlesobservations
scientifiquessurlecrétinismes’yrapportantvalurenten1909àTheodorKocherleprixNobelde
médecine,décernépourlapremièrefoisàunchirurgien.Lesmesuresdeprévention(iodagedusel)
appliquéedès1922danslesRhodes-Extérieures,puisdanstoutelaSuisse,furentlespremièresau
monde. Aucun crétin ne naquit plus en Suisse et le dernier s’est éteint dans les années 1970.
(Source:DictionnairehistoriquedelaSuisse).
MissJemimapoursuitsonrécit:
«Puis, nous bifurquons et amorçons notre ascension de la Dala, l’une des plus belles gorges du
pays.Laroute,autreexempledelaprouessetechniquedesSuisses,grimpesurunequinzainede
kmjusqu’àLeukerbad,à1400mau-dessusduniveaudelamer.Larouten’estqu’unesuccession
dezigzags,avecdesparoisrocheusesd’uncôté,desprécipicesdel’autre.»
«LevillagedeLeuk,quenousvenonsdetraverser,possèdeunsingulierhospicefortifié,pareilàun
donjon,dontchaqueangleestgarnid’unetourelleetpercéd’unebarbacane,vestigedelaguerreà
l’arbalèteetdestempsféodaux.»
«Parmi les merveilles de la route, il est un pont de trois arches, haut de 130 m, qui enjambe
l’abysse béant, où s’engouffre la Dala contractée.» [La route moderne l’emprunte encore
aujourd’hui].
«Nous atteignons Leuekerbad, ville estivale de bains et chalets-hôtels, que protège l’immense
amphithéâtredelaGemmiqui,surplusde3km,couvresespentesvertesdesonombre.Apeine
avons-nousmispiedàterrequelaclochesonne,sibienqu’aprèsunetoilettehâtivenousprenons
placedanslasalleàmangerdel’HôteldesFrèresBrunner.»
5ejour:Leukerbad-Kandersteg(vendredi3juillet1863)
Aprèsunréveilà5h,nosAnglaisvontobserverdiscrètementlescuristes:
«Dansl’undesbassins,nousreconnaissonsunedamequiétaitnotrevis-à-visàlatabled’hôtela
veille.Elleprendsonpetit-déjeunerenfoncéedansl’eaujusqu’auxépaulesens’aidantd’unplateau
deboissurlequelsontposéesuneminusculecafetière,uneportiondebeurreetdestranchesde
pain.Toutautourdubassin,onaperçoitdessiègesoudesbancsoùsontassisesdespersonnesen
robes rouge ou bleu foncé. Un monsieur moustachu, qui se considère dans la fleur de l’âge,
travaille le cuir sur sa table flottante; d’autres baigneurs se préparent à une partie de dames,
cependantqu’unbonhommeventruauxépaulesvoûtéesfaitquelquesbrassesàtraverslebassin
pourallersaluerquelquesdamesinstalléesdansl’angleopposé.»
«A7h,nosdeuxmulets,nosguidesetnous,tournonsledosauxscènesamusantesdeLeukerbad
pourentamerl’ascensiondelaGemmi.»
«Les 4 premiers km de notre expédition à travers de verts pâturages au pied de la Gemmi
perpendiculaire:parcourantdesyeuxsaparoiverticaleetnue,nousavonsdelapeineàdécouvrir
unsentieretàcomprendrecommentnousallonsl’escaladerjusqu’ausommet.Acertainsendroits,
lecheminseréduitàunsimplecouloircreusédanslaparoidecetteimmensefalaise,justeassez
largepourlaisserpasserunmulet;àchaquezigzag,noussurplombonsunprécipicede150mou
plus.»
«Voiciquecommencepournousletempsdesépreuves:nousabordonsleslacetsintermédiaires.
Auxpassageslespluspérilleux,aétéinstalléunpetitparapetetunecordeenguisedeprotection.
Nousabandonnonsicinosmulets,carnouspensonsquedeuxpattesrequièrentmoinsdeprudence
quesix.»
Miss Jemima avait-elle connaissance de l’accident survenu deux ans auparavant et relaté dans
l’édition 1870 du Baedeker: «Eviter la descente à cheval: en 1861, une certaine comtesse
d’Herlincourtaglissédesaselledansleprécipiceetaététuéenet».
«Le sommet atteint, nous saluons notre premier champ de neige: récompense qui suffit à nos
peines.»
S’ensuitunebatailledeboulesdeneige,quivoitl’undesparticipantsperdresonœildeverre!
«Puis commence notre descente, par le sentier muletier qui longe le redoutable Daubensee,
«bonneimagedemalaise,deténèbresetdepeines».Celacd’eaunoire,quinereçoitquelaneige
fondue, est bordé de «roches calcaires nues et flétries, qui paraissent trop ingrates pour nourrir
jusqu’aulichenlepluscoriace».(…)C’estunvraisoulagementqued’apercevoirauloinl’auberge
solitaire du Schwarenbach et quelques signes d’habitation humaine. Nous nous arrêtons à cette
petiteaubergepourprendrelethédemidi.»
«Notre descente vers Kandersteg est raide et rapide(…).Fleurs, forêts et herbages foisonnent
parmilescalcairesverdoyantsdemousseetdelierre,cependantquelaKanderbondit,murmure,
oujoueànoscôtés(…).Lapremièrehabitationquenouscroisonsestl’Hôteldel’Ours,oùunejolie
etbonneaubergistevientànotrerencontre.(…)Nousdécidonsdepassericilanuitplutôtquede
marcherjusqu’àFrutigen,àquelqueskmdelà.»
6ejour:Kandersteg-Interlaken(samedi4juillet1863)
Aprèsunpetit-déjeunerhâtivementavalé,legrouped’Anglaissautedansunevieillecarriolequi
dévaleversFrutigen…
«Les chalets qui bordent la route sont les plus sophistiqués que nous ayons pu voir jusqu’ici, et
leursjardinssontlesmieuxtenus,commecenouvelhôtelauxpelousesimpeccables.Noussommes
désormais,etvisiblement,enpaysprotestant»,constateMissJemima.
ASpiez,notregroupesautesurunebarquequileurpermetderejoindreunbateauàvapeurqui
les conduit à Neuhaus, où une calèche les attend pour Lauterbrunnen. But de la course: la
cascadeduStaubach,«l’unedescascadeslespluscélèbredeSuisse,claire,hardie,céleste»,selon
leguideWorldworth.
Voicicequ’enditMissJemima:
«Motsquiprennenttoutleursenslorsque,levantlatête,oncontemple,perduedanslesnuageset
lefirmament,cettechutede300m.Ellealaparticularitédejaillirperpendiculairementàlaparoi
rocheuse,etdesedéployergracieusementenéventail,pousséeparlesmouvementsimprévisibles
duzéphyrcommeunvoilescintillantausoleil.»
«LecheminquimèneduStaubachàl’aubergeestbordéedenombreusespetiteséchoppestaillées
danslebois.Dejeunesmendiantsvousproposenticiunefleur,làuncaillou.»
DeretouràInterlaken,nosinfatigablesvoyageursprennentleursquartiersàl’HôtelduLac,situé
enborduredulacdeBrienz.IlsrécupèrentleursmallesenvoyéesdepuisChamonix,cequipermet
enfin à ces dames de paraître «dans leurs plus beaux atours» pour arpenter le Kursaal et
déambulerlelongdesalléesplantéesdenoyers.
7ejour:Interlaken(dimanche5juillet1863)
Encejourde«repos»,nosAnglais,enbonsanglicans,commencentparassisterauculteluthérien,
puis visitent les ruines du Château de Ringgenberg et enfin le cimetière luthérien et le cloître
d’Unterseen,oùlegroupesuitlespasdePaulFlemming…
8jour:Interlaken-Grindelwald(lundi6juillet1863)
VoicidéjànosAnglaisàcinqheuresetdemieenroutesurleurcabrioletquiremontelavalléede
Lauterbrunnen.
«ALauterbrunnen,nousabandonnonsnotrevoiture,necomptantdèslorsquesurnosjambeset
nos alpenstocks. Puis, sacs au dos, nous tenons tête aux propositions scandaleusement élevées
d’un essaim de guides. Devant notre détermination, ceux-ci reconsidèrent finalement leurs prix.
L’und’entreeuxl’emporte,quidevientàlafoisnotreguideetnotreporteur,etnotrepaquetage
ingénieusementagencédansunesortedechaiseenboissursesépaules,nousvoilàpartis.»
«Après la dernière escalade, nous faisons halte devant le merveilleux panorama. A gauche la
Jungfrauetsessatellitescouvertsdeneige,àdroiteInterlakenassoupiedanslesoleil–leChâteau
d’Unspunnen,lescollines-,leslacsdeThouneetdeBrienz,l’isthmequilesreliecommeunruban
deterre.PlusloinencoresedressentleNiesenetbiend’autrespicsdontnousignoronslenom.Une
demi-heuredemarchenousmèneausommetdeWengernalp,enfaceduquelsetientl’Eiger,droit
etpointucommeunesentinelle,leMönchencapuchonné,laJungfrauchatoyante,leSilberhorn,et
leSchrekhorn,appeléàjustetitrel’EmpereurdelaVallée.»
S’ensuit une longue descente sur Grindelwald et l’Hôtel Adler où notre groupe se remet de sa
fatigue…
9ejour:Grindelwald-Giesbach(mardi7juillet1863)
LamatinéeestconsacréeàuneexcursionsurleglaciersupérieurdeGrindelwald.Aprèslerepas
pris à l’hôtel Bär de Grindelwald, une diligence – redescend le club à Interlaken où il embarque
pourGiessbach:
«L’après-midiestmagnifique,etcettecroisièretranquillesurlelac,délicieuse.Nousabordonsun
ponton proche des chutes de Giessbach. Cette merveille se compose de plusieurs cascades, qui
grimpentparpaliersàplusdecentcinquantem.Bienquededimensionplusmodeste,Giessbach
rivalise en beauté, et en richesse avec ses ainées. Les sombres futaies et les talus herbeux qui
l’environnentluiconfèrentl’aspectd’unparcbientenu.»
«Nous demandons à être hébergé dans le Grand Hôtel, mais sans succès. Les 150 lits sont tous
occupés. La direction nous propose un chalet dans le parc de l’hôtel, où nous serons de l’avis du
directeur,àl’abridetouteintrusion.Noussaisissonscetteoccasionquicadresibienavecnosgoûts.
(…) Après nous être copieusement abreuvés de [thé], nous voilà descendus de notre balcon pour
explorerleparc,etfranchirentoussenslespontsquienjambentchaquecoursd’eau.L’ombredes
conifères,puisdevertescollines,nousconduisentàlavueduChâteaudeRinggenberg,quiétend
sacapenoiresurl’amplefeuilledeverrequefaitlelacsouslesrayonsdorésdusoleilcouchant.»
10ejour:Giesbach-RigiKulm(mercredi8juillet1863)
«Aprèsunedemi-heuredenavigationsurlelacdeBrienz,nousaccostonsàl’embarcadèredela
citédumêmenom.»
Delà,lesmembresduclub-répartissurunediligenceetunecalèche–prennentlarouteducol
duBrunig…
«Cette route, comme celle qui surplombe la Dala, a valu aux Suisses, le titre de meilleurs
cantonniersdel’Europe.Lachausséeestétayéed’arcs-boutantsdegranit.Enunendroit,ellepasse
sousunimmenserocherquilarecouvreentièrement.»
«AAlpnach,noustroquonslafournaisedeladiligencepourlafraîcheurd’unbateau.»
«Aprèsledéjeuner[àLucerne]etnospréparatifspourl’ascensionduRigi,nousvoilàsurlebateau
qui nous conduit au pied de la montagne, en compagnie de passagers d’aspect et de caractères
variés.(…)LebateauaccosteàWeggis.»
«Sichaquehommeoumuletier,quifondsurnousànotrearrivéeavaitétéuneguêpe,etchacune
deleursparolesunepiqûre,Weggisauraitcertainementeuraisondenous.Cesimportunsnous
encerclentetnousassaillentdepartout.Nousnelésinonsdevantaucuneffort,etrusonsdenotre
mieuxpouréchapperàleurstentacules.Maislesderniersespoirsdecesquêteurss’évanouissent
lorsquelaplusjoliedame[MissSarah]leurannoncequenousavonsfaitleMont-Blanc.»
MissJemimadonnedesinformationsprécises,vraisemblablementpuiséesdanssonguide,surla
naturegéologiqueduRigi:
Le nagelfluh est formé de matériaux charriés par la Reuss primitive, cimentés et agglomérés en
rocherésistante.Lesnombreusescouchesdenagelfluhalternentavecdescouchesgréseuseset
marneusesplustendre.Alafindel’orogénèsealpine,ellessesontdresséesetorientéesdebiais
tandisquedansl’estduRigilefrontd’unplicalcaireglissaitsurlamolasse.
Reprenonslerécit:«Multiplesserontlesressourcesquenoustrouveronspourconquérirsesflancs
escarpés. Le rythme est d’abord enlevé, puis il ralentit. Nous tentons de marcher par trois, en
battantlamesureàl’aidedenosalpenstocks.»
«Nous passons devant la petite chapelle de la Sainte-Croix, pas plus grande qu’une maison de
vacances.Danslechaletquilajouxte,oùnousnousarrêtons,nousvidonslesgobeletsdecristal,
pleins à ras bord, que tendent nos hôtes aux pèlerins déshydratés que nous sommes. (…) Notre
chemindevientplusombragé,etnousdevonsadmettrequelesoleilsecoucheraavantquenous
n’ayonsatteintleKulm.Nousn’avonspaspenséque14kmenmontagneenvalentàpeuprès20
enplaine.Noussommescependantdécidésàallerjusqu’auboutsansl’aidedemuletsnidechaises
àporteurs.»
«Unearchenaturelleenjambelechemin.Ellesecomposede2énormesblocsdepierredominés
parunpignon,quilestientsolidementamarrésl’unàl’autretoutenproduisantlemeilleureffet.»
[Felsentor]
«Quelqu’unannonceunemaisonenvue.Nousproduisonsungrandeffort,convaincusqu’ils’agit
du Staffel, à une vingtaine de minutes de marche du sommet. Pas de chance, ce n’est que le
bâtimentdecurethermale.»(CelieucorrespondantvraisemblablementàRigiKaltbad,stationqui
connutungrandsuccèsavecl’arrivéeduchemindeferVitznau–RigiKulmen1871).
«Enfin,autermedepatientsefforts,nousaccédonsàunesortedeplateau.Etsiétrangequecela
puisseparaître,toutetracedefatigues’estdissipée–chasséeparl’airenivrantdelamontagne.
Nousmarchonsàprésentàgrandspas,agilesetdégagés,lelongdupicquel’onvoitdisparaître
danslespremièresténèbresdelanuit,etquidominelelacd’unehauteurvertigineuse.Iciencore,
uneélévationnousmasqueunepenteescarpée,aussiabruptequelesbarresdelalettre«W»-la
dernière,dansunderniereffortcaràprésentnousapercevonslasilhouetteduRigi-Kulmau-dessus
denous.»
«Nousnenoustraînonspas[àtable],carilestdéjàdixheures.Atroisheuresdumatin,nousnous
lèverons avec la multitude du Kulm, aussi fervents que des dévots persans pour rendre notre
hommageausoleil.»
«Ouvrantnosfenêtresàdeuxheuresdumatinpouradmirerlesmajestésdel’Oberlandettoute
leur cour, nous recevons en guise d’accueil, la morsure du froid. Ces kilomètres de pyramides
enneigées,sedétachantsurlevided’ungrisprofond,àcetinstantoùlanuitexpireetlejourse
lève, forment dans leur silence, une scène d’une beauté redoutable! Assez émouvante, vous
pouvezm’encroire,etgravantpourtoujoursdansnoscœursuneimpressionsublime.»
«Atroisheures,lesnotessinueusesducormatinalnousparviennent,leuréchograndissantaufur
etàmesurequ’ilapprochedenosportes.(…)enmoinsdedixminutes,laruchebourdonne,etse
lanceàl’assautdespentesherbeusesduKulm.Legroupedesassaillantsestaussidisparatequele
décriventlesguidesetlesarticles.»
«Deux vendeurs ambulants de trousses brodées, stimulés par l’appât du gain, étalent la
marchandise de leurs boutiques improvisées. Hommes crédules qui pensent pouvoir briser le
monopole du lever de soleil sur le Rigi, à l’instant où celui-ci, dans la majesté de son apparition,
émarge des couches brumeuses du petit matin et, de son œil rubis, éclaire le teint de cendre de
l’arènedeglacedecerosecélestequ’onappelle«cuissedenympheémue».
«L’ampleurdecepanoramagrandioseestinouïeet,retenantnotresouffle,nouscontemplonsle
jourseleversurcecirquedecinqcentskilomètresdesommet,devallées,delacs,etdevillages.»
Commentcomprendrel’attractivitéduRigiautempsdeMissJemima?
Le Cook’s Tourist’s Handbook affirmait: «Vous ne verrez jamais plus beau lac de votre vie». La
forme tortueuse du lac des Quatre-Cantons confère au rivage accidenté une proximité quasi
permanente,commesilesmontagnesdescendaientjusqu’àl’eauclairepourytremperleurspieds.
L’unedecesmontagnesestleRigi,quel’onappelleaussila«reinedesmontagnes»(monsregina).
Cependantdansunpaysquipossède48sommetsdépassantles4000m,leRigi,avecses1797m,
faitfiguredesimplebutte.Alorspourquoi1,25millionsdepassagersprennent-ilschaqueannéele
Rigi Bahn qui monte jusqu’à son sommet? Ils veulent tout simplement admirer le panorama à
360°: le Rigi se tient se tient magnifiquement à part des montagnes environnantes, presque
totalemententouréparlelacet,partempsclair,onpeutyvoirtouteslesAlpes–«Toutautour,la
splendeurdumonde»,commentaGoethedanssonjournal.
En1863,ilyavaitenviron1000litsàdispositiondeshôtesduRigiet,20ansplustard,mêmedeux
fois plus. Peu de chose rappellent encore cette période faste du tourisme. L’âge d’or prit fin au
coursdel’été1914,commepartoutenSuissed’ailleurs.Lorsdelarepriseàlafindesannées20,il
étaittroptardpourqueleshôtelsduRigipuissentseremettre.LepremierhôtelduKulmbrûlaen
1935,etlesdeuxrestantscommencèrentàtomberenruine.
En1952,lesgrandshôtelsduKulmétaientlaids,malentretenus,etsigrandsqu’ilsgâchaientla
vue que l’on avait du sommet. Une campagne du Heimatschutz (PatrimoineSuisse aujourd’hui)
baséesurlaventedel’Ecud’orpermitdecollecter330'000francspourrestaurerleRigidansson
étatnaturel.LeReginaMontiumetleSchreiber,quiavaientsymboliséspendantsilongtempsle
triomphedutourisme,furentdémolisetremplacésparunhôtelpluspetitetplussombredansle
styled’unhospicealpin.
Pourle50eanniversaireduHeimatchutz,lesderniersvestigesdeshôtelsfurentréduitsencendre
dans un feu de joie géant au sommet du Rigi. L’âme de la montagne fut sauvée – pour être
finalementvendue10ansplustardsouslaformed’unegigantesqueantenneradio-télécoms…
La plupart des hôtels où nos Anglais ont séjourné ont disparu. Par chance, les propriétaires du
nouvel hôtel Rigi Kulm ont conservé à Schwytz les registres depuis 1816 et, à la demande du
journalisteDiconBewes,ontretrouvélapagedu8juillet1863.
C’est sur ces hauteurs que mon chemin s’écarte de celui de la petite troupe du Junior United
AlpineClubquiredescendducôtédeKussnachtpourembarquerunedernièrefoissurlevapeur
quilesramèneàLucerneoùelleprendletrainpourNeuchâtel,puisParis,avantderegagnerla
terrenatale…
Bibliographie
Touteslescitationsproviennentdupremierouvrageci-dessous:
MORRELJemima.VoyagedanslesAlpesen1863,Cabédita,Yens,1995.
TraductiondeMissJemima’sSwissJournal.ThefirstConductedTourofSwitzerland,Putnam,
Londres,1963(centièmeanniversairedu1ervoyageenSuisse).
BEWESDiccon.UntrainpourlaSuisse,Helvetiq,Lausanne,2014.
FINCKHeinzDieter.ViaCook-EineTourdeSuissezuFuss,perSchiff,perBahn,ViaStoria–
KulturwegeSchweiz,WeberAGVerlag,2013.
RUTTIMANNSylvie,SCHMIDTCarlo&al.Loècheetenvirons,ViaStoria–Centrepourl’histoiredu
trafic,WeberAGVerlag,2013.
TISSOTLaurent.Naissanced’uneindustrietouristique.LesAnglaisetlaSuisseauXIXes.,Payot,
Lausanne,2000.