comment j`ai suicidé mon cœur

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comment j`ai suicidé mon cœur
 COMMENT J’AI SUICIDÉ MON CŒUR
Romain Chevallier
Comment j’ai
suicidé mon cœur
Récit
Editions Persée
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements
sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence.
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© Editions Persée, 2015
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À mes parents,
à mes frères et sœurs,
à Marco.
« J’avais rêvé de quelque chose de si différent de la réalité
qui se présentait, mais ce rêve avait été une vision d’aveugle.
Ce rêve était un miracle. La matinée prenait fin. Et je me
suis souvenu encore une fois que j’étais un touriste ici. »
Bret Easton Ellis
PREMIÈRE PARTIE
CRÉPUSCULE
PANORAMA
C
ommencer un journal intime à mon âge me semble anormal, et si ça me semble anormal, je n’ose pas imaginer ce
que penseraient les autres d’une telle anomalie. Alors, cher journal, je ne t’appellerai pas journal. Comme je ne suis doué avec
les mots que lorsque ceux-ci ne sont pas contraints de franchir la
barrière de mes lèvres – ils ne le font d’ailleurs pas, contraints ou
non – le but de ces quelques lignes sera d’être à même de répondre
sans trop se fatiguer, tout en disant le maximum de ce qui pourrait
être intéressant, à quiconque désirerait me connaître un peu. Une
sorte d’examen de passage : voilà qui est César, à prendre ou à
laisser.
Je survole brièvement ma prime jeunesse (dont je ne garde que
de vagues souvenirs), que je passe intégralement dans la banlieue
genevoise ou sa région frontalière. Je fais mes classes dans la
commune ayant vu grandir mon père, à cinq kilomètres à peine
de Genève. J’entre à l’école quand la première de mes sœurs,
Fanny, vient au monde. Je suis en mesure de me lamenter au vu
du nombre d’années qu’il me reste à effectuer dans mon parcours
scolaire quand mon premier frère vient au monde, où on le connaîtra sous le nom de Timothée. Je suis en âge de me masturber, mais
ne sais toujours pas ce que je veux faire de ma vie alors que ma
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deuxième sœur, Hélène, décide de fausser compagnie à l’utérus de
ma mère. Âgé en suffisance pour être la malheureuse victime d’une
gueule de bois considérable, et ne pas croire mes parents lorsqu’ils
m’apprendront la venue prochaine d’un nouvel enfant : mon petit
frère François. J’avais alors dix-sept ans, le mariage de mes parents
dix-neuf.
Mes onze premières années d’élève se déroulèrent plutôt bien ;
je comprenais tout très vite et n’avais pas besoin de sortir mes
livres pour réviser avant les évaluations. Je n’étais, de loin pas, un
élève modèle ; je trichais même parfois, lorgnant discrètement sur
les réponses de mon voisin (système rarement gagnant comme la
probabilité de copier une réponse erronée est élevée), cachant une
liste de vocabulaire ou des tableaux de grammaire allemande dans
ma trousse, ou – c’est là le pire que j’aie fait – modifiant le total de
points inscrits au crayon à papier par le professeur.
Les cinq années suivantes (qui nous mènent à un an de maintenant) furent plus compliquées comme je ne savais toujours pas
quoi faire de ma vie et chaque fin d’année ou presque se soldait
par un échec, même une fois par une fugue un peu improvisée à la
suite d’une connerie de ma part ; je n’osais pas rentrer à la maison
tant ma bêtise d’adolescent révolté m’indignait. Et la réaction de
mes parents me faisait franchement peur. En d’autres termes, j’ai
vécu une enfance et une adolescence tout à fait normales pour un
jeune caucasien d’Europe de l’Ouest à la fin du XXe siècle (et au
début du XXIe).
Je me permets, au cas où le lecteur n’aurait jamais eu l’occasion
de me croiser, de faire une brève description physique. De petit et
rondouillard étant enfant, je suis passé à grand et filiforme. Pour
se faire une image, je ressemble un peu à ces êtres créateurs de
clones dans Star Wars. Dans les grandes lignes. Ma tête diffère
toutefois, semblant être réellement humaine, ma chevelure châtain
clair – que j’essaie tant bien que mal de coiffer sans arriver à mieux
qu’un style « saut-du-lit » – surplombe un large front qui, malgré
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n’avoir pas encore atteint un quart de siècle, laisse déjà apparaître
quelques petites rides d’expression. Deux sourcils bruns broussailleux, pas exactement symétriques, dominent mes yeux bleu verts
invariablement cernés. Entre eux naît mon nez, que je n’ai pas peur
de qualifier d’aquilin. Ma maxillaire inférieure anguleuse et mes
joues – lesquelles laissent entrevoir des fossettes lorsque je souris
– donnent à mon visage une certaine sévérité. Des lèvres rose foncé
et presque parfaitement dessinées, barrées à gauche d’une discrète
cicatrice due à un accident durant mon enfance, cachent un sourire
un peu gâché par la présence dans ma vie depuis quelques années
de la cigarette et du café.
Je n’ai pas beaucoup d’amis. La majeure partie de mes connaissances sont mes collègues ou mes camarades de classe, et les personnes que je côtoyais avant – que je tiens officiellement à ne pas
remercier ici pour m’avoir fait découvrir les joies du cannabis – je
n’ai simplement plus envie de les revoir. Je ne cherche pas non
plus vraiment à m’en faire de nouveaux ; je ne vois pas ce que
cela m’apporterait. Naître seul, vivre seul (ou le moins accompagné possible), et mourir seul : voilà le secret de mon bonheur face à
une humanité avec laquelle je ne partage pas grand-chose. J’essaie
autant que possible de me fondre dans la masse en essayant de
passer un diplôme, participant à des soirées remplies d’inconnus,
buvant plus que lesdits inconnus, roulant quelques pelles et léchant
quelques chattes entre quinze et vingt-deux ans, certaines vierges,
d’autres usées par déjà trop de visites (ou de visiteurs), ne me souvenant pas de leur prénom le matin, et d’ailleurs je reste rarement
jusqu’au matin. Toutes les petites salopes de la ville se retrouvent
au ByPass, au Java ou au Platinium pour y retrouver les connards
prétentieux faussement pleins aux as, vraiment accros aux salles de
musculations et aux protéines en poudre venus là pour retrouver les
petites salopes attirées par le champagne gratuit des Ladies’ Night.
Comment peut-on prétendre au titre de Lady quand on rentre en
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boîte ivre d’une bouteille de vodka, pour aller picoler du champagne en dansant à moitié nue sur la piste de danse, avant de tailler
une pipe dans les toilettes au premier inconnu qui le demande ?
Voilà une chose qui me dépasse vraiment, mais je suis vieux jeu. Je
ne sors pas dans ces endroits pour une seule raison : je ne représente
aucun intérêt aux yeux de ces filles-là (et l’investissement en argent
serait trop important pour des résultats trop improbables). Ces gens
ne m’intéressent pas, pas plus que ceux fréquentant les milieux
plus underground ne m’intéressent, mais ceux-ci présentent l’avantage de ne pas avoir pour seule réplique « vas-y dégage bouffon ! »
(que même une quantité infinie d’alcool ne rendrait pas supportable
pour moi), de souvent organiser des bitures extérieures et de préférer la bière à la vodka. Si je n’aime pas beaucoup les autres êtres
humains, je n’en oublie pas pour autant de leur être agréable (dans
la mesure du possible, et en dehors de toute conviction religieuse) ;
je me tais souvent lorsqu’une boutade me vient et qu’elle pourrait
être désagréable à certains, soutiens et en rajoute sur les railleries à
mon encontre, abonde parfois dans leur sens sur des sujets à propos
desquels ils ont tort – par confort personnel, j’évite de me mettre
à dos ceux qui m’apprécient en démontant leurs convictions – et
rends même parfois service à certains, sans rien attendre en retour.
Je ne cherche toutefois pas à approfondir mes relations avec la plupart des humains ; personne ou presque ne fait partie de mon entourage choisi depuis plus d’un an et demi.
Chose aussi étrange que frustrante pour un jeune homme entrant
tout juste dans la vingtaine : j’ai le sentiment que mes meilleures
années sont déjà derrière moi, j’ai transformé le meilleur en pire
et j’ose à peine imaginer ce que me réserve l’avenir. Une lueur
d’espoir, cependant.
Car le début de ce journal, cher lecteur (un journal, si intime
soit-il, étant destiné à être lu par qui que ce soit, par un quelconque
moyen, à n’importe quel moment, j’ai décidé de m’adresser direc14
tement à vous), n’est pas exactement anodin. Il est mon exutoire.
Le canal du fleuve de mes pensées, dont les berges se doivent d’être
sacrément violentes.
Je ne suis pas vraiment compliqué en ce qui concerne le physique des femmes. J’ai toujours eu un idéal : blonde aux yeux
clairs, de taille indéterminée. Pur complexe œdipien, mis à part
que ma mère mesure un mètre soixante-cinq. En revanche, sur le
plan de ma vision globale d’un couple, pas facile de trouver un
avis féminin concordant, ou même conciliant ; il semblerait que
mes critères soient ceux d’un autre âge, ou alors de ceux qu’on ne
retrouve que dans les films et les romans (pas forcément bons). À
mes rares critères physiques – que je précise ici en éliminant d’entrée les naines obèses et les double-mètres anorexiques (l’inverse
s’appliquant également), même blondes aux yeux clairs – s’ajoute
une seule condition : limiter au maximum le risque d’un enfant
trop moche. Rien de bien compliqué, en somme. Mais dans cette
phrase « limiter au maximum le risque d’un enfant trop moche » se
situe tout le problème ; il me faut une femme prête à s’engager, et
pour longtemps. Difficile de trouver plus répulsif pour les jeunes
femmes en ce début de millénaire. J’ai beau chercher, je ne trouve
pas. Histoire de compliquer un peu les choses, la prétendante doit
faire preuve d’une fidélité telle que Lassie en mourrait de jalousie
– le genre qu’on ne trouve ni au ByPass, ni au Platinium, ni au
Java – et m’apporter une satisfaction sexuelle si grande qu’elle
m’ôterait tout intérêt pour youporn – chose dont on ne peut avoir
le cœur net qu’une fois un ou plusieurs essais pratiqués – autant
qu’intellectuelle ; une fille avec qui je devrais débattre des heures
pour la convaincre qu’il faut absolument qu’on couche ensemble
au moins une fois avant de savoir si je veux vraiment m’engager et
qui finirait finalement par s’en aller, pensant sans doute que toutes
ces conneries que j’avais pu débiter à propos de la fidélité et de
l’engagement à long terme – qu’elle était à deux doigts de croire
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