comment j`ai suicidé mon cœur
Transcription
comment j`ai suicidé mon cœur
COMMENT J’AI SUICIDÉ MON CŒUR Romain Chevallier Comment j’ai suicidé mon cœur Récit Editions Persée Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence. Consultez notre site internet © Editions Persée, 2015 Pour tout contact : Editions Persée – 38 Parc du Golf – 13 856 Aix-en-Provence www.editions-persee.fr À mes parents, à mes frères et sœurs, à Marco. « J’avais rêvé de quelque chose de si différent de la réalité qui se présentait, mais ce rêve avait été une vision d’aveugle. Ce rêve était un miracle. La matinée prenait fin. Et je me suis souvenu encore une fois que j’étais un touriste ici. » Bret Easton Ellis PREMIÈRE PARTIE CRÉPUSCULE PANORAMA C ommencer un journal intime à mon âge me semble anormal, et si ça me semble anormal, je n’ose pas imaginer ce que penseraient les autres d’une telle anomalie. Alors, cher journal, je ne t’appellerai pas journal. Comme je ne suis doué avec les mots que lorsque ceux-ci ne sont pas contraints de franchir la barrière de mes lèvres – ils ne le font d’ailleurs pas, contraints ou non – le but de ces quelques lignes sera d’être à même de répondre sans trop se fatiguer, tout en disant le maximum de ce qui pourrait être intéressant, à quiconque désirerait me connaître un peu. Une sorte d’examen de passage : voilà qui est César, à prendre ou à laisser. Je survole brièvement ma prime jeunesse (dont je ne garde que de vagues souvenirs), que je passe intégralement dans la banlieue genevoise ou sa région frontalière. Je fais mes classes dans la commune ayant vu grandir mon père, à cinq kilomètres à peine de Genève. J’entre à l’école quand la première de mes sœurs, Fanny, vient au monde. Je suis en mesure de me lamenter au vu du nombre d’années qu’il me reste à effectuer dans mon parcours scolaire quand mon premier frère vient au monde, où on le connaîtra sous le nom de Timothée. Je suis en âge de me masturber, mais ne sais toujours pas ce que je veux faire de ma vie alors que ma 11 deuxième sœur, Hélène, décide de fausser compagnie à l’utérus de ma mère. Âgé en suffisance pour être la malheureuse victime d’une gueule de bois considérable, et ne pas croire mes parents lorsqu’ils m’apprendront la venue prochaine d’un nouvel enfant : mon petit frère François. J’avais alors dix-sept ans, le mariage de mes parents dix-neuf. Mes onze premières années d’élève se déroulèrent plutôt bien ; je comprenais tout très vite et n’avais pas besoin de sortir mes livres pour réviser avant les évaluations. Je n’étais, de loin pas, un élève modèle ; je trichais même parfois, lorgnant discrètement sur les réponses de mon voisin (système rarement gagnant comme la probabilité de copier une réponse erronée est élevée), cachant une liste de vocabulaire ou des tableaux de grammaire allemande dans ma trousse, ou – c’est là le pire que j’aie fait – modifiant le total de points inscrits au crayon à papier par le professeur. Les cinq années suivantes (qui nous mènent à un an de maintenant) furent plus compliquées comme je ne savais toujours pas quoi faire de ma vie et chaque fin d’année ou presque se soldait par un échec, même une fois par une fugue un peu improvisée à la suite d’une connerie de ma part ; je n’osais pas rentrer à la maison tant ma bêtise d’adolescent révolté m’indignait. Et la réaction de mes parents me faisait franchement peur. En d’autres termes, j’ai vécu une enfance et une adolescence tout à fait normales pour un jeune caucasien d’Europe de l’Ouest à la fin du XXe siècle (et au début du XXIe). Je me permets, au cas où le lecteur n’aurait jamais eu l’occasion de me croiser, de faire une brève description physique. De petit et rondouillard étant enfant, je suis passé à grand et filiforme. Pour se faire une image, je ressemble un peu à ces êtres créateurs de clones dans Star Wars. Dans les grandes lignes. Ma tête diffère toutefois, semblant être réellement humaine, ma chevelure châtain clair – que j’essaie tant bien que mal de coiffer sans arriver à mieux qu’un style « saut-du-lit » – surplombe un large front qui, malgré 12 n’avoir pas encore atteint un quart de siècle, laisse déjà apparaître quelques petites rides d’expression. Deux sourcils bruns broussailleux, pas exactement symétriques, dominent mes yeux bleu verts invariablement cernés. Entre eux naît mon nez, que je n’ai pas peur de qualifier d’aquilin. Ma maxillaire inférieure anguleuse et mes joues – lesquelles laissent entrevoir des fossettes lorsque je souris – donnent à mon visage une certaine sévérité. Des lèvres rose foncé et presque parfaitement dessinées, barrées à gauche d’une discrète cicatrice due à un accident durant mon enfance, cachent un sourire un peu gâché par la présence dans ma vie depuis quelques années de la cigarette et du café. Je n’ai pas beaucoup d’amis. La majeure partie de mes connaissances sont mes collègues ou mes camarades de classe, et les personnes que je côtoyais avant – que je tiens officiellement à ne pas remercier ici pour m’avoir fait découvrir les joies du cannabis – je n’ai simplement plus envie de les revoir. Je ne cherche pas non plus vraiment à m’en faire de nouveaux ; je ne vois pas ce que cela m’apporterait. Naître seul, vivre seul (ou le moins accompagné possible), et mourir seul : voilà le secret de mon bonheur face à une humanité avec laquelle je ne partage pas grand-chose. J’essaie autant que possible de me fondre dans la masse en essayant de passer un diplôme, participant à des soirées remplies d’inconnus, buvant plus que lesdits inconnus, roulant quelques pelles et léchant quelques chattes entre quinze et vingt-deux ans, certaines vierges, d’autres usées par déjà trop de visites (ou de visiteurs), ne me souvenant pas de leur prénom le matin, et d’ailleurs je reste rarement jusqu’au matin. Toutes les petites salopes de la ville se retrouvent au ByPass, au Java ou au Platinium pour y retrouver les connards prétentieux faussement pleins aux as, vraiment accros aux salles de musculations et aux protéines en poudre venus là pour retrouver les petites salopes attirées par le champagne gratuit des Ladies’ Night. Comment peut-on prétendre au titre de Lady quand on rentre en 13 boîte ivre d’une bouteille de vodka, pour aller picoler du champagne en dansant à moitié nue sur la piste de danse, avant de tailler une pipe dans les toilettes au premier inconnu qui le demande ? Voilà une chose qui me dépasse vraiment, mais je suis vieux jeu. Je ne sors pas dans ces endroits pour une seule raison : je ne représente aucun intérêt aux yeux de ces filles-là (et l’investissement en argent serait trop important pour des résultats trop improbables). Ces gens ne m’intéressent pas, pas plus que ceux fréquentant les milieux plus underground ne m’intéressent, mais ceux-ci présentent l’avantage de ne pas avoir pour seule réplique « vas-y dégage bouffon ! » (que même une quantité infinie d’alcool ne rendrait pas supportable pour moi), de souvent organiser des bitures extérieures et de préférer la bière à la vodka. Si je n’aime pas beaucoup les autres êtres humains, je n’en oublie pas pour autant de leur être agréable (dans la mesure du possible, et en dehors de toute conviction religieuse) ; je me tais souvent lorsqu’une boutade me vient et qu’elle pourrait être désagréable à certains, soutiens et en rajoute sur les railleries à mon encontre, abonde parfois dans leur sens sur des sujets à propos desquels ils ont tort – par confort personnel, j’évite de me mettre à dos ceux qui m’apprécient en démontant leurs convictions – et rends même parfois service à certains, sans rien attendre en retour. Je ne cherche toutefois pas à approfondir mes relations avec la plupart des humains ; personne ou presque ne fait partie de mon entourage choisi depuis plus d’un an et demi. Chose aussi étrange que frustrante pour un jeune homme entrant tout juste dans la vingtaine : j’ai le sentiment que mes meilleures années sont déjà derrière moi, j’ai transformé le meilleur en pire et j’ose à peine imaginer ce que me réserve l’avenir. Une lueur d’espoir, cependant. Car le début de ce journal, cher lecteur (un journal, si intime soit-il, étant destiné à être lu par qui que ce soit, par un quelconque moyen, à n’importe quel moment, j’ai décidé de m’adresser direc14 tement à vous), n’est pas exactement anodin. Il est mon exutoire. Le canal du fleuve de mes pensées, dont les berges se doivent d’être sacrément violentes. Je ne suis pas vraiment compliqué en ce qui concerne le physique des femmes. J’ai toujours eu un idéal : blonde aux yeux clairs, de taille indéterminée. Pur complexe œdipien, mis à part que ma mère mesure un mètre soixante-cinq. En revanche, sur le plan de ma vision globale d’un couple, pas facile de trouver un avis féminin concordant, ou même conciliant ; il semblerait que mes critères soient ceux d’un autre âge, ou alors de ceux qu’on ne retrouve que dans les films et les romans (pas forcément bons). À mes rares critères physiques – que je précise ici en éliminant d’entrée les naines obèses et les double-mètres anorexiques (l’inverse s’appliquant également), même blondes aux yeux clairs – s’ajoute une seule condition : limiter au maximum le risque d’un enfant trop moche. Rien de bien compliqué, en somme. Mais dans cette phrase « limiter au maximum le risque d’un enfant trop moche » se situe tout le problème ; il me faut une femme prête à s’engager, et pour longtemps. Difficile de trouver plus répulsif pour les jeunes femmes en ce début de millénaire. J’ai beau chercher, je ne trouve pas. Histoire de compliquer un peu les choses, la prétendante doit faire preuve d’une fidélité telle que Lassie en mourrait de jalousie – le genre qu’on ne trouve ni au ByPass, ni au Platinium, ni au Java – et m’apporter une satisfaction sexuelle si grande qu’elle m’ôterait tout intérêt pour youporn – chose dont on ne peut avoir le cœur net qu’une fois un ou plusieurs essais pratiqués – autant qu’intellectuelle ; une fille avec qui je devrais débattre des heures pour la convaincre qu’il faut absolument qu’on couche ensemble au moins une fois avant de savoir si je veux vraiment m’engager et qui finirait finalement par s’en aller, pensant sans doute que toutes ces conneries que j’avais pu débiter à propos de la fidélité et de l’engagement à long terme – qu’elle était à deux doigts de croire 15