Herman Parret Sémio-esthésie de Mantegna. Corps de pierres
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Herman Parret Sémio-esthésie de Mantegna. Corps de pierres
Herman Parret Sémio-esthésie de Mantegna. Corps de pierres, pierres qui pleurent : à propos des trois Sébastiens de Mantegna Siena, Editori Protagon, 2009. [ILL. 1] Le visiteur qui monte au premier étage de la Ca d’Oro à Venise, en regardant à droite, sera fasciné d’un seul coup par le tableau impressionnant d’Andrea Mantegna représentant le martyre de Saint Sébastien. Mantegna, homme de la seconde moitié du Quattrocento, n’a pourtant rien de vénitien. Bien au contraire, c’en est plutôt l’antipode. Le tableau de la Ca d’Oro était d’ailleurs destiné pour Ludovico Gonzaga, évêque de Mantoue où Mantegna était enraciné pendant toute la période de maturité de sa vie. Début 1506, la peste faisait rage à Mantoue et l’on s’adressait au saint dont le corps martyrisé symbolisait la souffrance et la mort. Le Sébastien de Mantegna est de pierre à l’encontre de tant de Sébastiens de la Renaissance vénitienne qui sont des Sébastiens séducteurs, de chair et de belle tournure. L’attrait de la pierre et de la sculpture chez Mantegna contraste avec l’idéal vénitien d’une incarnation dans la tendresse de la chair. Il est vrai que le Sébastien du peintre de Mantoue a la majesté d’une statue et manifeste une inflexible résolution intérieure. Mantegna aime les ruines et les décombres de la ville païenne. Il célèbre volontiers la renaissance du stoïcisme. Grandeur et gravité héritées de la Rome antique, vision austère et hautaine de l’existence. La colonne tronquée chez Mantegna est une colonne ad quem, une finalité à conquérir en ruinant et en pétrifiant. Le Sébastien de la Ca d’Oro se pétrifie dans la souffrance. La rudesse du style de Mantegna ne se laisse pas troubler par la séduction de la grâce, si typiquement vénitienne. On ne voit pas Mantegna à l’aise dans la Venise du milieu du Quattrocento. Certes, il y vécut quelque temps, bien protégé par la famille Bellini: il se liait d’ailleurs d’amitié avec Gentile et Giovanni, et il marie Nicolosa, leur soeur. Mais tôt il part à Mantoue où il s’enracine jusqu’à la fin de sa vie. [ILL. 2] Et pourtant, le Sébastien de Mantegna trouve aujourd’hui sa place dans ce palais vénéto-byzantin splendide qu’est la Ca d’Oro. Dans la magnificence d’une chapelle tout en marbre rose et gris qui soutient un plafond aux écussons Renaissance, encastré dans un autel d’honneur où l’or des rayures enveloppe le verdâtre doux de la pierre marbreuse, au centre de cette richesse mondaine, tout juste au milieu pour que le regard focalise selon la perspective albertinienne des proportions et des équilibres, est mise en scène toute la 1 métaphysique de la souffrance. Sébastien, dans un cercueil d’un modeste bois brunâtre contraste inquiétant du bois et du marbre s’excommuniant, comme la pauvreté et la richesse, la mort et la vie -, Sébastien porte dans son corps mutilé, déchiré, transpercé, toutes les souffrances du monde. Il y a une seule note euphorique dans tant de pessimisme, le chaînon de perles rouges qui orne le cercueil sombre en haut, plus joyau que patenôtre. Reste que les blessures sont profondes, grinçantes, pinçantes, que les organes internes du corps sont durement atteints. Frivolité d’un abondant pagne noué en mille plis et fioritures, élégance même du pas en avant de Sébastien comme d’un acteur qui descend l’estrade et quitte le theâtre des simulacres. Mais cette frivolité, cette élégance n’adoucit pas l’énormité tragique de la condition humaine. [ILL. 3] La chandelle est éteinte depuis longtemps, bien allégoriquement, et Dieu seul est éternel, comme nous l’enseigne la capricieuse banderole qui se déroule du cierge sans flamme. La feuille attachée à la chandelle éteinte en bas à droite nous dit: NIHIL NISI DIVINUM STABILE EST / CAETERA FUMUS - Rien sauf le divin est stable, tout le reste est ephémère. [ILL. 4] La bouche toute petite, ouverte, de Sébastien émet sans doute de déchirantes lamentations qui ne touchent personne dans ce désert pictural. [ILL. 5] Ce visage plat comme un masque-crêpe n’a rien d’angélique, les yeux aux sourcils épais scrutent désespérement l’injustice d’un Dieu quelque part là-haut. La chevelure rousse, épaisse, sale, sauvage, vulgaire, enlève tout brin de noblesse à ce spectacle. On remarque à peine l’auréole mince, transparente, cachée avec honte - ceci n’est pas un saint mais le plus mortel des mortels. Et on assiste en ces lieux à un cynique feu d’artifice de flèches. Quatorze flèches qui massacrent avec tant de variété. Cinq parmi elles, celles qui percent les jambes, sont horizontales. Elles traversent une jambe ou bien les deux en même temps, parfois à fleur de peau, parfois bien ciblées comme celle qui passe par le genou solide. Les flèches supérieures plongent dans la poitrine, dans le ventre. Et le sexe, dont la forme est bien visible, est juste épargné, à peu de distance. Flèches qui pénètrent et sortent ensuite du corps. Le sang coule mais pas abondamment d’un corps robuste mais pas sublime, à l’anatomie archaïque. Ce Sébastien, parmi tant de Sébastiens de la Renaissance, est le plus théologico-métaphysique de tous. L’ambiance ici est trop pathétique pour être vénitienne, trop dysphorique, noire comme ce fond d’obscurité d’où surgit ce corps meurtri. Noirceur d’un fond de cercueil, contrastant en toute force avec le coloris des marbres mondains, noirceur de la mort, noirceur de la peste et ses souffrances. 2 De Padoue à Mantoue sans retour Né en 1430 ou en 1431 à Isola di Carturo, un bourg situé entre Vicence et Padoue, le tout jeune Andrea arrive à Padoue où il trouve une ville raffinée, imprégnée par l’ambiance de l’humanisme et siège d’une des plus anciennes universités de la péninsule. Mantegna fréquente l’atelier de Francesco Squarcione, artiste moyennement connu dont il devient le fils adoptif et le disciple pendant au moins six ans. Les sculptures de Donatello présent à Padoue à cette époque constituaient de stimulants exemples pour Mantegna. Dès le début de sa carrière à Padoue, Andrea est dit peindre in recenti, “à la façon moderne”, en contraste avec le style du gothique international. Ce terme renvoie à la pratique de construire “à l’antique”. La fascination de Andrea pour l’Antiquité le fait promulguer d’emblée l’idéal renaissanciste. Il exécute intensivement des copies de maîtres antiques et dessine dès ses premières années à Padoue selon “les vrais fondements de la perspective”. Andrea étudie également l’anatomie humaine d’après le modèle vivant. Les premières oeuvres de Mantegna témoignent déjà d’une vive réaction de refus de la culture figurative traditionnelle. On disait déjà à l’époque que Mantegna “sculptait en peinture”. C’est vrai que Mantegna démontre aussi et souvent la compétence d’un architecte ou d’un ingénieur. [ILL. 6] La première de ses commandes à Padoue - Andrea a à peine dix-huit ans et consacrera neuf ans à cette tâche - fut la décoration de la chapelle de la Chiesa degli Eremitani, où il peint en fresque les scènes de la vie de Saint Jacques et de Saint Christophe. On se rappelle que cette chapelle a été détruite pendant la seconde guerre mondiale et que seulement quelques fragments iconographiquement exceptionnelles ont été sauvés. [ILL. 7] Inoubliable est la scène qui se joue dans l’ouverture d’une fenêtre au premier étage: une flèche destinée à martyriser Christophe, en retournant miraculeusement, se plante d’un oeil d’un des tortionnaires. Cet épisode se trouve d’ailleurs dans la Légende dorée de Jacques de Voragine dont Mantegna suit rigoureusement le récit. [ILL. 8] Toujours à Padoue, Mantegna peint le Polyptyque de Saint Luc, aujourd’hui à la Pinacoteca Brera, en 1453, l’année où il épouse la fille de Jacopo Bellini. Ce magnifique polyptique est réalisé pour les bénédictins de la Chiesa di Santa Giustina. L’encadrement original en bois sculpté, rehaussé d’or et d’azur, manque [ILL. 9]. Le polyptique comporte une série sculpturale de saints, dont un Sébastien, qui, comme des figurations byzantines, occupent des panneaux tout en or signalisant la présence de Dieu. Au centre, Luc est assis en position de scribe humaniste sur un élégant trône Renaissance. Mantegna a dû observer vers cette époque-là de nombreuses oeuvres de 3 Piero della Francesca et des peintres flamands, surtout Rogier van der Weyden. [ILL. 10] Mantegna et Giovanni Bellini réalisent en 1453 et parallèlement une Prière au jardin des Oliviers. La comparaison des versions de Mantegna et Bellini démontre comment les deux styles picturaux sont déjà extrêmement personnels et en quoi l’organisation spatiale est bien spécifique: le Padouan trouve une nouvelle distribution des actants dans une composition moins tassée que celle de Bellini, mais le Vénitien sera supérieur dans les couleurs. Au printemps de 1460, Mantegna embarque avec sa famille à bord d’un bateau qui lui permet de parcourir les quelque cent dix kilomètres qui séparent Padoue de Mantoue. Il est âgé d’à peine trente ans. Le changement est radical, surtout sur le plan professionnel. Mantegna maintenant doit travailler comme peintre de cour. L’emploi lui offre d’évidents avantages financiers mais le rythme de production imposé par les commanditaires pèse souvent lourd. Mantegna travaille à la cour des Gonzaga jusqu’à sa mort, le 13 septembre 1506, à l’âge de soixante-quinze ans, et il sert trois marquis: Ludovico, règnant de 1445 à 1478, Federico, son fils, qui lui succède en 1484, et Francesco, son petit-fils qui meurt en 1519. A la fin de sa carrière, Andrea se trouve également au service de l’épouse de Francesco, l’exigante Isabelle d’Este. Sauf un voyage en Toscane en 1466-67 et un séjour à Rome en 1489-90 où il peint la chapelle d’Innocent VIII au Vatican, Mantegna ne quitte guère la ville des Gonzaga. A sa mort, Mantegna était sincèrement regretté par les marquis de Mantoue, mais également par Albrecht Dürer. Dürer avait voulu rencontrer Mantegna qui mourut avant que l’Allemand n’arrive sur place. A Mantoue, l’enthousiasme du peintre pour l’Antiquité grandit davantage. C’est ainsi qu’il étudie la science épigraphique et qu’il visite les monuments romains proches du lac de Garde à la recherche d’inscriptions romaines. A part une série de portraits magnifiques dont le plus célèbre est celui du cardinal Ludovico Trevisan, [ILL. 11] Mantegna s’engage dans la décoration à fresque d’une chapelle du Castel San Giorgio de Mantoue représentant La mort de la Vierge (1459), à nouveau selon le récit de la Légende dorée, [ILL. 12] mais surtout de la camera picta ou Chambre des Epoux (1465-74) dans le même château des Gonzaga, [ILL. 13] et du décor du studiolo ou cabinet de travail d’Isabelle d’Este dont certaines toiles seulement sont conservées, Le Parnasse [ILL. 14] et Le Combat des Vices et des Vertus (datés respectivement de 1497 et de 1502). Isabelle d’Este voulait installer dans le studiolo, selon une mode répandue dans les cours italiennes du temps, les objets qu’elle collectionnait par curiosité et avec passion. Les toiles du studiolo, plus frivoles que les figurations canoniques de Mantegna, sont des chefs-d’oeuvre absolues. On ne peut contester que la cour 4 des Gonzaga témoignait d’une culture humaniste et renaissanciste culminante. Leon Battista Alberti réside souvent dans la cité et devient l’ami de Mantegna. C’est évidemment Alberti qui influencera Mantegna vers une géométrisation perspectivale radicale de ses oeuvres. La maturité de Mantegna se situe dans ce dernier quart du Quattrocento. Andrea fonctionne comme le peintre de la cour des Gonzaga et ses ambitions personnelles se développent avec bonheur dans les contraintes de règles de cette cour. Il est vrai que le marquis de Mantoue, en tant que mécène, imposait une activité fébrile à son peintre officiel. Quatre-vingt-dix oeuvres de Mantegna ont été répertoriées dont des tableaux, des dessins et des gravures. [ILL. 15] Le Saint Sébastien du Ca d’Oro compte parmi les tableaux les plus émouvants des dernières années de Mantegna. Après le décès d’Andrea en 1506, le Saint Sébastien fut trouvé dans son atelier. L’attribution du tableau à Mantegna est certaine puisque documentée par des lettres. Il est mentionné pour la première fois dans une lettre, datée le 2 octobre 1506, de Ludovico, fils d’Andrea, au marquis Francesco Gonzaga. Ludovico énumère les oeuvres restées dans le studio de son père, décédé le mois précédent. Elles doivent être vendues, selon la dernière volonté de l’artiste, pour payer la construction et la décoration de sa chapelle funéraire. Il est question dans cet inventaire d’un “Saint Sébastien, lequel notre père voulait faire remettre à monseigneur l’évêque de Mantoue”. La toile que Mantegna avait probablement gardée dans son atelier pendant plusieurs années, était donc destinée à l’évêque de Mantoue. Il est probable qu’il y a eu une réfection partielle de l’oeuvre après la mort d’Andrea. [ILL. 16] C’est ainsi qu’il y a eu un ajout partiel, d’ailleurs fort maladroit, du périzome, probablement pour éviter que Monseigneur Ludovico soit choqué par les poils pubiens de Sébastien. Ce ajout a dû être le travail du fils d’Andrea et peintre nettement inférieur à son père. En tout cas, il est certain que l’oeuvre passe dans les mains de l’évêque en 1507, [ILL. 17] en même temps que le Lamento sul Cristo morto de la Pinacoteca Brera. Le tableau est répertorié plus tard dans la maison du cardinal Bembo à Padoue, un ami proche d’Isabella Gonzaga. Les héritiers de celle-ci vendent le Saint Sébastien à Cornelia Gradigeno en 1807 à Venise. La toile passe ensuite dans les mains du fameux anatomiste et chirurgien Antonio Scarpa (1752-1832), professeur à Padoue. Ce dernier laisse l’oeuvre à ses frères qui la vendent au baron Giorgio Franchetti qui en fit don à la Ca d’Oro. Même si Mantegna destinait son Sébastien à l’évêque de Mantoue dans les derniers jours de sa vie, il n’est pas certain que le tableau avait été commandé par cette personnalité. On ne sait rien non plus sur la date de son exécution. Il faut sans doute situer la date de 5 production du tableau dans la période d’activité extrême de l’artiste. Mais il est difficile d’être plus précis. Il y a des hypothèses divergentes en histoire de l’art mais la plus convaincante va dans le sens d’une datation ultime dans la vie et l’oeuvre de Mantegna. Il y a plusieurs arguments qui suggèrent une datation très tardive dont le principal est stylistique. En plus, la facture du Sébastien est fort ressemblante à celle de la Lamento sul Cristo morto. Cette oeuvre est dite, dans la même lettre de Ludovico Mantegna mentionnée plus haut, se trouver dans l’atelier d’Andrea au moment de sa mort. On ne connaît que fort peu de choses sur cette oeuvre majeure qui fut peut-être peinte pour Ercole d’Este de Ferrara. Ce tableau qui est évidemment beaucoup plus qu’un exercice académique de raccourci, a eu une énorme influence sur des générations d’artistes, comme Sodoma et Annibale Carracci qui ont adoré cette technique du raccourci pour accentuer l’effet émotif, c’est-à-dire cette réalisation de la fusion de l’ingegno perspectivale et du contenu pictural. Une autre ressemblance remarquable est également significative, celle de notre Sébastien avec le Cristo sorretto da due angeli de Copenhague [ILL. 18]. Les deux pièces font partie ensemble de l’époque de la fin de sa vie où Andrea était extrêmement actif. Mais il y a un argument historique bien valable pour une datation de notre Sébastien dans les derniers mois de la vie d’Andrea. La région de Mantoue est atteinte d’une sérieuse peste juste en 1506, événement qui est sans doute à l’origine de l’exécution du tableau. Les Sébastiens de Mantegna Le personnage de Saint Sébastien a été d’une grande importance personnelle pour Andrea Mantegna. Non seulement Andrea a-t-il représenté le récit hagiographique de Saint Sébastien dans un cycle de sept tableaux, malheureusement perdus mais dont on sait qu’ils se trouvaient dans la collection de la Reine Christine de Suède en 1689. Il existait en plus au début du 19ième siècle dans la collection de Giovanni Maldura à Rome un Saint Sébastien que l’on connaît à travers une taille-douce de Filippo Tosetti. [ILL. 19] En plus, Mantegna a peint un cycle de fresques sur la vie de Saint Sébastien dans la Scuola dei Santo Sebastiano e Marco à Padoue, presqu’entièrement perdu mais connu à travers de très mauvaises copies. Le premier Sébastien d’Andrea toujours visible figure sur le Polyptique de Saint Luc [ILL. 20] bien que l’identification du personnage fasse problème: s’agit-il d’un Sébastien ou d’un Saint Julien, on en discute encore. En tout cas, le personnage noblement renaissanciste porte l’épée et la branche de palmier symbolisant génériquement le martyre. Cette figuration illustre sans 6 doute de manière bien prototypique un amalgame, courant au Quattrocento, entre différents saints: Sébastien, Julien et peut-être même Georges. Ce Sébastien présumé, archaïsant et en tout cas vêtu, est de la main d’un Mantegna encore jeune qui n’a pas encore trouvé son propre style si facilement reconnaissable. Viennent ensuite les trois Sébastiens célèbres - ceux de Vienne, du Louvre et de la Ca d’Oro - qui témoignent tous les trois de la maturité artistique de Mantegna. Comme il est fort commun à la fin du Quattrocento, Saint Sébastien est représenté à chaque fois juste après son premier martyre: Sébastien est percé de flèches et subit les souffrances les plus atroces. Le Sébastien de la Ca d’Oro est le dernier des trois tableaux célèbres que Mantegna consacre à notre Saint. [ILL. 21] La première représentation, en ordre chronologique, est le petit tableau au Kunsthistorisches Museum de Vienne. [ILL. 22] Il est signé à l’aide de l’inscription grecque, “TO EPLON / TOU / ANDPEU” (“oeuvre d’Andrea”), ce qui indique bien clairement qu’il faut concevoir cette oeuvre dans l’atmosphère humaniste de Padoue. Il est quasi certain que Andrea ne connaissait pas le grec et on suppose par conséquent qu’un lettré lui traça les caractères afin de les recopier. A Padoue il existait une grande facilité de collaboration entre les scribes et les peintres. Le tableau est une commande du gouverneur vénitien de Padoue, Giacomo Antonio Marcello et il devait fonctionner comme ex-voto de l’épidémie de peste de 1456-57. On sait que le travail n’était pas encore terminé en 1459 puisque le potestat de Padoue fit demander à cette date à Ludovico Gonzaga si Andrea pouvait retarder son départ pour Mantoue, ce qui lui donnerait l’occasion de terminer le San Sebastiano. La figuration de Saint Sébastien offrit à Mantegna la possibilité de peindre un nu idéal sur fond de coulisses romaines. Dans l’angle gauche supérieure le ciel est parcouru d’un nuage en forme de cavalier dans lequel on a cru reconnaître le roi Théodoric qui n’a pourtant aucun lien avec le martyre. Ou bien s’agit-il d’un cavalier de l’Apocalypse avec deux compagnons, allusion à la peste contre laquelle on implorait Saint Sébastien? La colonne où le Saint est attaché, fait partie d’un arc de triomphe romain partiellement détruit. On reconnaît dans ce tableau facilement la passion de Mantegna pour le monde antique. En fait, Mantegna voit dans les ruines antiques les fragments d’une grandeur perçue comme force vitale. Cet arc de triomphe se trouve dans une cour entourée d’une muraille. Des débris de statues et le fragment d’un relief sont disséminés, vraisemblablement pour indiquer la décadence du paganisme et le triomphe du christianisme. Ce triomphalisme à travers le martyre de Saint Sébastien est suggéré par l’arc et par la position des yeux du Saint érigés vers le haut. Le thème du triomphe du christianisme semble bien à l’oeuvre dans les trois représentations que 7 Mantegna a consacrées à Saint Sébastien. Certes, on constate une grande violence dans cette oeuvre, et pourtant le corps nu du saint, montré dans une position contrapontique artificielle, malgré les blessures extrêmes, donne plus l’impression de lascivité que de souffrance. Une participation intérieure ou un engagement personnel du peintre à la souffrance du martyr n’est pas encore vraiment exprimé. [ILL. 23] La seconde représentation de Saint Sébastien par Mantegna se trouve actuellement au Musée du Louvre. Le format du tableau est nettement plus grand que celui de Vienne. Le tableau est exécuté sur toile avec des couleurs si diluées que la texture de la toile passe au travers. Les tons sont gris et blanchâtres. On trouve dans une abondante littérature une controverse substantielle concernant sa datation (en tout cas entre 1480 et 1485). L’artiste s’intéresse déjà plus à l’attitude passionnelle du personnage et à son expressivité. Loin audessus des archers, dont la hauteur des têtes correspond à peu près à celle de l’observateur, le saint se tient debout, tel une statue, sur un fragment de bâtiment ressemblant à un socle. En tant que tableau d’autel, sa composition générale fut conçue dès le départ pour qu’il soit accroché à une hauteur importante. [ILL. 24] L’architecture antiquisante est moins accentuée que dans le premier Sebastiano et l’attention se concentre plus sur la colonne comme endroit effectif du martyre. L’oeuvre est empreinte de détails naturalistes. Le corps du Saint est solide et sa tête semble libre de ses mouvements dans l’espace. L’intérêt de l’artiste s’est focalisé sur le thème même du martyre, et on note dans le tableau du Musée du Louvre que la colonne corinthienne est physiquement très présente. A l’époque de l’exécution du Sébastien du Louvre, Mantegna réalise de précieux recueils de dessin représentant certaines sculptures antiques montrant des batailles de centaures, de faunes et de satyres, sujets profanes par conséquent. [ILL. 25] Une de ces gravures est intitulée Bacchanale à la cuve, un bas-relief antique, fruit de l’imagination fantaisiste, brillante et originale de l’artiste. Le caractère monumental des figures, la profondeur de l’espace, le rythme vital rapproche cette gravure indéniablement du Sébastien du Louvre. Une autre remarque reste à faire. La colonne à laquelle le martyr de la sagittation est lié, fonctionne souvent comme le double de la colonne de la flagellation. [ILL. 26] Ainsi la figure du Christ se superpose à celle de Sébastien: la tradition met d’ailleurs en rapport les flèches qui traversent le corps du martyr aux cinq plaies du Christ de la Passion. La souffrance de Sébastien est bien intense: figuralement le Christ et Sébastien se distinguent à peine dans l’imaginaire de l’artiste. La victime inspire une pitié pareille. Mantegna représente, inconsciemment sans doute, de façon identique les corps du Christ et celui de 8 Sébastien. Lamento sul Cristo morto et surtout Cristo sorretto da due angeli [ILL. 27] suggèrent la même pathémique de la souffrance que l’on retrouve dans les trois Sébastiens du grand maître. Surtout le visage pathétique de toutes ces figures, qu’elles soient des Christs ou des Sébastiens, suggère le synchrétisme iconographique. Cristo sorretto da due angeli, d’une indéniable valeur expérimentale en ce qui concerne la perspectivation, apparaît en transparence, comme un fantôme insistant, sur la scène du martyre de Saint Sébastien. Le Christ est le double déifié, le jumeau latent de Sébastien. Dans les deux cas, l’imagination du spectateur est invitée à participer au même drame, avec l’empathie et compassion. [ILL. 28] Le Saint Sébastien de la Ca d’Oro porte l’intérêt pour la souffrance physique à son sommet. Il y a une progression dans la dramatisation. Le Sébastien de la Ca d’Oro est le seul où aucun arrière-plan sous forme de paysage est visible. L’architecture antiquisante a totalement disparu, tout comme la colonne habituelle. Sébastien se profile dans un vide noir, une niche obscure. Sébastien vibrant de douleur, complètement percé de flèches, semble totalement absorbé par sa souffrance qui s’extériorise à travers la chevelure dans toutes les directions. Le contraste dramatique entre la figure gigantesque témoignant d’une énergie spasmodique interne, et la corniche de marbre monumentale qui enferme la figure du Saint comme dans un cercueil, augmente l’effet tragique de l’ensemble. Les bras du martyr sont attachés au dos, sa tête, à bouche ouverte, est douloureusement levée vers le haut. La jambe de droite est légèrement levée, comme si Sébastien voulait avancer quelque peu et descendre d’une petite plate-forme. La saint sort de la niche sur un sol qui n’est plus défini dans l’espace pictural. Tel une statue rendue à la vie, Sébastien sort du cadre. Les extrémités du pagne flottent autour des hanches et des jambes, ce qui renforce l’effet mouvementé de l’ensemble. A droite, à l’avant-scène, se trouve la chandelle qui vient d’être éteinte. Toutefois, il y a un paramètre purement formel qui nous permet de comparer d’une autre façon les trois Sébastiens de Mantegna. Il s’agit la présence ou l’absence de perspective, comme elle a été théorisée par Leon Battista Alberti, grand ami de Mantegna qui le rencontre souvent à Mantoue. Alberti, dans son traité sur la peinture, le De Pictura, écrit en 1435, avait décrit les critères du génie artistique. Selon lui, l’artiste devait, pour juger son travail, se mesurer à deux modèles: le miroir de la Nature, avec ses lois de la perspective qui gouvernaient également la perception que l’on en avait; et l’exemple de l’Antiquité, non pas simplement à travers les vestiges que l’on peut contempler mais également à travers les témoignages des auteurs anciens. L’idéal artistique qu’Alberti présente dans De Pictura préconise qu’il soit pareillement nourri par l’observation et l’expérience, la théorie et le 9 savoir, mais réfractés à travers l’exemple des Anciens. Mantegna fut le seul parmi les artistes à adopter les prescriptions d’Alberti dans leur entièreté. C’est ainsi qu’il devint le peintre de la Renaissance par excellence. L’artiste de Mantoue apparaît en effet sous les traits de l’observateur de la nature, flore et faune, villes et hommes, d’une implacable précision, tout comme de l’amateur d’antiquités déployant sa connaissance des anciennes cultures. Des trois Sébastiens, seul celui de la Ca d’Oro n’a pas de construction perspectivale puisqu’il n’y a pas de décor et seulement un fond noir. Les deux autres - le petit panneau de Vienne et le chefd’oeuvre du Louvre - appliquent exemplairement la leçon perspectivale d’Alberti. [ILL. 29] On remarque sur le panneau de Vienne un magnifique carrelage noir-blanc dans un temple en ruine. Sébastien est placé sur ce damier comme le pion d’un jeu d’échecs. Le même esprit de géométrisation fait monter le chemin en courbe vers une Cité idéale, Jérusalem sans doute, avec des montagnes vers la droite, se prolongeant dans l’immensité du ciel bleu. [ILL. 30] Le décor du Sébastien du Louvre est plus impressionnant encore, et plus perspectival. Les archers qui se profilent au premier plan vers la droite accentuent la profondeur du fond. Et vers le milieu de cette profondeur on découvre un forum romain, de toute évidence en ruine, surmonté par une montagne fantastique où est placé la Cité idéale. Perchée très haut, cette Cité idéale joint le ciel tourmenté par de gros nuages. Par conséquent, Mantegna guide le regard vers une hauteur, vers un infini dont Sébastien, par la direction de son regard, implore la compassion. Perspectivation dramatique, unique dans la figuration des Sébastiens de la Renaissance italienne. Toutefois, Mantegna economise la stratégie de la perspective dans son dernier Sébastien, celui de Venise, pour se concentrer sur la figure elle-même, évitant ainsi tout plaisir que l’oeil pourrait avoir dans la construction perspectiviste d’un paysage ou d’un arrière-fond. Apparences figuratives de la douleur Pas tous les historiens de l’art sont esthétiquement satisfaits des Sébastiens de Mantegna. On a considéré quelquefois le mouvement exaspéré de la figure comme exagéré et recherché. Pour d’autres, par contre, les Sébastiens représentent exactement l’apothéose de la “métaphysique linéaire” de Mantegna. Nous ne suivons certainement pas les évaluations négatives par certains historiens de l’art et nous entamons dès à présent l’analyse des apparences figuratives de notre Sébastien de la Ca d’Oro. Le martyr, la bouche légèrement ouverte, lève les yeux au ciel en installant ainsi le contact avec l’instance transcendante. Il 10 requiert de l’explication, de la compassion, du soulagement. Du point de vue de la communicabilité interactive, le Sébastien de la Ca d’Oro a le même statut que ceux de Vienne et du Louvre: aucun contact avec le spectateur n’est visé ni aucune auto-analyse. Seule le contact avec la sphère transcendante marque son attention. [ILL. 31] Le Sébastien de Vienne a le visage lisse, sans rides, de jeune homme. Paradoxalement, c’est bien ce Sébastien-là qui devrait souffrir le plus puisqu’une flèche traverse le visage, du cou au front, en laissant couler quelques gou ttes de sang entre les sourcils et sur le nez en haut, et sur la poitrine en bas. Ce n’est pas le cas puisque le visage n’indique aucune pathémisation supplémentaire: la souffrance de l’âme ne semble pas accompagnée par les douleurs du corps. Il y a dans le Sébastien de Vienne une grande noblesse et un équilibre psychologique qui disparaîtra dans les deux autres, ceux du Louvre et de Venise. [ILL. 32] Le Sébastien du Louvre - le protagoniste semble quinze ans plus âgé - aux rides profondes et aux sourcils épais et impressionnants, toujours à la chevelure en boucles bien ordonnée, manifeste sa souffrance physique de façon hyperréaliste. Bien qu’aucune flèche ne soit visible au niveau du torse, le corps apparaît durement frappé. Et pourtant, Sébastien montre une présence imposante dans ce contexte architectural de ruïnes classiques qui mettent encore plus en relief sa dignité morale. [ILL. 33] On franchit une limite avec le Sébastien de Venise, la limite de la folie. Les cheveux en désordre, soufflés vers la gauche par un vent cosmogonique, le visage de Sébastien acquiert une dimension mythologique. La bouche pousse un cri de douleur - une telle représentation est exceptionnelle non pas seulement dans la Renaissance italienne mais dans toute l’histoire des arts plastiques -, un cri de douleur qui se voit synesthésiquement dans la figuration du visage même, des yeux et des sourcils. Il y a de minces gouttes de sang partout sur ce corps blessé par treize horribles flèches. Des gouttes abondantes de sang figurent partout où il y a eu impact des flèches. Il y a des détails particulièrement cruels: la flèche qui entre et sort de la jambe gauche reste visible sous la peau [ILL. 34], et la flèche pénétrant l’autre jambe qui manque tout juste le sexe [ILL. 35]. On est arrivé ainsi à l’extrémité radicale du pôle dysphorique. En effet, on ne voit pas comment aller picturalement plus loin dans la figuration de la douleur physique. Le génie de Mantegna, en ce début du Cinquecento, éclate par sa trilogie de Sébastiens dont notre Sébastien de Venise est, de par sa logique phorique, la pièce maîtresse et culminante. Rappelons en quoi la flèche est primordiale dans la figuration de Sébastien. Les flèches ont été de tout temps le symbole des maladies épidémiques. D’après une très antique 11 croyance la peste était considérée comme décochée par les flèches d’un dieu irrité. Dans l’Iliade déjà, c’est l’archer divin Apollon qui déchaîne le fléau. Et on lit dans le Psaume 7, 13, que Iahvé “bande son arc et apprête ses flèches”. On découvre dans Jacopo de Voragine (fin du 13ième siècle) que Saint Dominique avait vu à Rome le Christ brandissant dans les cieux trois lances contre l’humanité pour détruire en eux les vices. Il y avait dans la pensée populaire chrétienne l’image suggestive des “flèches de pestilence” dont la volonté divine décide parfois de frapper les humains, mais que des intercesseurs puissants et bien choisis peuvent aussi conjurer. Les flèches étant donc considérées comme le véhicule de la maladie, il devient logique dans l’esprit populaire de choisir comme intercesseur en cas d’épidémie un saint qui a le corps transpercé de flèches. En effet, c’est au milieu du Trecento, période de la Grande Peste, la plus mortelle de toutes, qu’apparaît de plus en plus fréquemment la représentation de Saint Sébastien. On sait que Sébastien, selon l’hagiographie communément acceptée, aurait été percé d’une multitude de flèches sans en mourir. Ses dévots concluaient qu’il saurait les immuniser, eux aussi, contre les traits de la peste. Sébastien intercède auprès du dieu de la colère et protège les hommes contre les coups des flèches empestés. Cet horizon hagiographique explique la centralité et la diversité iconographique de “l’arsenal de flèches” que l’on retrouve dans la figuration des Sébastiens de Mantegna. Dès les premiers tableaux de Mantegna, on découvre ce qu’il y a de spécifique à la représentation de la douleur chez lui: la douleur se manifeste dans une sorte d’abandon aux sentiments. On ne peut ne pas remarquer l’affinité des Sébastiens de Mantegna avec la figuration de deux Christs célèbres, [ILL. 36] celui du Lamento sul Cristo morto de Milan et [ILL. 37] celui du Cristo sorretto da due angeli de Copenhague. Il est superflu de rappeler la très appréciée structure perspectivale qui fait que l’image du Rédempteur du Lamento “suit” le spectateur dans chacun de ses mouvements en vertu d’une illusion. Elle est d’une telle virtuosité qu’elle éclipse toute autre valeur expressive. Mantegna fit sans doute ce tableau d’après un modèle vivant. Le corps du Christ est allongé sur une pierre et le drap suit les formes aussi bien de son corps que de la dalle. La figure du Christ semble ciselée: le corps, le drap et la dalle semble faits du même materiau. On a souvent exalté la lumière de livide crépuscule et le lien émotionnel entre l’accélération perspectivale, commençant aux pieds, et l’obligation imposée à notre regard de découvrir les autres plaies en suivant le mouvement du drapé. L’observateur, de façon peu respectueuse, est obligé de regarder la plante des pieds. Du fait de la perspective choisie, le corps se trouve très raccourci. L’observateur regarde le 12 Christ d’en haut, ce qui permet de saisir la dignité de la mort et en même temps la distance divine. Le Cristo sorretto da due angeli montre un Jésus idéalisé dans un contexte abstrait et sans relation narrative avec l’histoire de la Bible. Le paysage est très atmosphérique: à gauche, le ciel rayonne sur Jérusalem et à droite, il perd de sa couleur et devient blafard audessus du mont du Calvaire au crépuscule. Des tailleurs de pierre sont présents dans la partie droite du tableau. Des jaunes, des verts et des azurs âpres s’associent au drame au même titre que l’angoisse des deux anges. Le corps du Christ, bien proportionné, se détache, presque argenté, sur un arrière-plan détaillé. Le Christ incline la tête de façon émouvante avec une expression de profonde souffrance, à la limite de l’agonie. Mantegna, encore une fois, manifeste sa volonté de montrer les émotions d’une façon précise, non abstraite. Il devient l’affirmation d’une énergie criée où la douleur se manifeste dans une contraction continue des formes. Mantegna représente ainsi un hurlement tragique. Ce n’est que Berenson, dans son attitude généralement anti-mantegnesque, qui a pu juger que le visage du Christ est “stupide” et qui déplorait les “simagrées” des anges. Le cri et le hurlement, on le retrouve évidemment avec notre Sébastien du Ca d’Oro. Un frémissement avant de se faire cri parcourt la terrible et imposante figure du martyr. Aucun peintre de la Renaissance italienne a pu représenter mieux le cri de douleur par l’entrouverture de la bouche que Mantegna [ILL. 38]. D’autres exemples de l’expressivité typiquement mantegnesque de la douleur peuvent être ajoutés. Une des figurations les plus émouvantes à ce propos est constituée par le groupe des Saintes Femmes [ILL. 39 et 40] de La Crucifixion, partie de la prédelle de l’autel de Saint-Zénon, du Musée du Louvre. L’action se passe sur un plateau de rochers fissurés sur le Calvaire. Entre la croix de Jésus et celle du bon larron sont situées un groupe de femmes saintes d’une expressivité maximale. Le visage de la Vierge est arrosé de larmes et les femmes accompagnantes font des grimaces de douleurs, la bouche entrouverte. Et il y a également le visage affligé de la Vierge et de Marie Madeleine, à demi cachée, du Lamento sul Cristo morto [ILL. 41]. Mantegna visualise le cri qui sort de la bouche entrouverte: le son de la lamentation s’associe ainsi à la défiguration du visage et aux larmes abondantes dans une seule synesthésie. En revenant à notre Sébastien de la Ca d’Oro, il est évident que Mantegna ne représente pas seulement la douleur de Sébastien martyr mais plus en général l’état de martyre dans lequel tous les êtres humains se trouvent pris. L’artiste s’identifie à Sébastien et à ses atroces douleurs. De toute évidence, Mantegna a eu, à la fin de sa vie, une vision extrêmement pessimiste du destin des hommes. Cette vision 13 trouve son origine, au moins partiellement, dans les vagues fréquentes de peste qui ont régulièrement devasté sa vie. Le texte attaché à la chandelle est explicite à ce propos: Dieu est éternel et tous les hommes sont mortels. Cette interprétation donne un sens profondément tragique au tableau de la Ca d’Oro qui constitue le point d’orgue du parcours artistique et moral de Mantegna. Certains historiens de l’art ne vont pas si loin et interprètent le Sébastien tout simplement comme une figure emblématique ou symbolique: une représentation de la “permanence du monde païen” ou même une simple Vanitas. Il nous semble impossible, par contre, d’interpréter l’oeuvre en faisant abstraction de son incrustation dans la vie de l’artiste. La vision extrêmement pessimiste du destin des hommes dans ce tableau ne peut être expliquée que par les vagues fréquentes de la peste qui ont souvent déstabilisé la vie de Mantegna. On peut ainsi dire que le tableau de la Ca d’Oro constitue le point d’orgue du parcours existentiel du grand peintre. Corps de pierre, pierres capables de pleurer Mantegna suscita plus d’éloges que tout autre artiste de la première Renaissance. Son génie fut très tôt reconnu. Ses contemporains louaient son talent de concepteur et de dessinateur, sa remarquable puissance inventive, l’audace de ses jeux de perspective et surtout son ingegno, c’est-à-dire la qualité et la forme de son esprit. Toutefois, il y a eu des critiques qui se sont montrés extrêmement sévères. Ruskin, par exemple, a déploré chez Mantegna l’engouement effréné pour l’Antiquité, son perspectivisme complexe, et Longhi a pu parler de “mysticisme archéologique” et de “dogmatisme éperdu fondé sur l’Antiquité classique”. Il y avait donc tant de raisons pour le détester et l’historien de l’art Lawrence Gowing nous évoque bien authentiquement Mantegna quand il écrit: “Mantegna est cassant, il est violent et on lui prête une réputation de pédantisme. Dans ses tableaux nous saisissons parfois un reflet sombre de ce tempérament qui fit de lui le peintre le plus difficile à côtoyer avant le Caravage. Lorsqu’on jette un regard en arrière c’est avec étonnement qu’on lit combien Bernard Berenson, l’auteur de Les peintres italiens de la Renaissance, l’a jugé franchement déplaisant. Essayons de comprendre l’homme à partir de quelques autoportaits dont on dispose. Dans la Présentation au Temple (1453-60) le visage qui fait saillie sur la droite est unaniment considéré comme un autoportrait [ILL. 42] assez semblable d’ailleurs à celui généralement reconnue dans le Jugement de Saint Jacques de la Chiesa dei Eremitani (environ 1450) [ILL. 14 43]. Et puis il y a l’inconstestable autoportrait en bronze de la chapelle funéraire dans la Chiesa di Sant’Andrea de Mantoue, datant de 1480-90 et montrant un Mantegna cinquantenaire noble et austère [ILL. 44]. Il est vrai que ce portrait de Andrea est idéalisé selon le modèle romain d’une effigie avec une couronne de lauriers, présentant un mode naturaliste qui laisse beaucoup de place à l’idéalisation auto-commémorative. Cela semble correspondre au caractère de Mantegna ombrageusement conscient de sa valeur, surtout dans l’âge avancée. Mais la continuité caractérielle entre les trois autoportraits est évidente. L’autoportait de la Présentation au Temple, en pendant avec le portrait de sa jeune femme Nicolosa à gauche, tout aussi attentive et pensive que lui, nous présente déjà une vague mélancolie dans les yeux et un sentiment de vie plutôt dysphorique. Le même sérieux se lit déjà du visage de Andrea, peint quelques années plus tôt dans une des fresques de la Chiesa dei Eremitani. Chevelure identique, même bouche et menton, mais surtout mêmes yeux profondément incrustrés qui semblent scruter un monde porteur de problèmes et de maux. L’autoportrait de Mantegna cinquantenaire ne dit pas autre chose. Le regard éteint, la bouche serrée, les traits du visage profondément marqués, le célèbre Mantegna semble projeter dans l’univers autour de lui le mal. Pas de joie dans aucun des trois autoportraits, et s’il y a de la méditation et pas de larmes et de cris, c’est que la souffrance est stoïquement dominée. [ILL. 45] Le goût pour l’Antiquité n’explique pas cette ambiance dysphorique. Il est vrai, le monde antique pour Mantegna n’a rien d’idyllique ou de lyrique. Son intérêt d’ailleurs porte plutôt sur l’architecture terrifiante et sur l’imagerie des pierres. La force glacée de Mantegna correspond à la froideur de la pierre. Cette puissance se transpose dans les corps qu’il peint, corps sans chair, corps de pierre. Le mouvement n’est jamais dans le déplacement de taches de couleur mais dans le déplacement de l’épine dorsale qui s’arque en une courbe rigide et décentre la hanche. Anatomisation progressive du corps qui contraste fortement avec tant d’oeuvres d’art du Quattrocento témoignant d’une douce sensibilité des chairs. Il y a une indomptable fascination de la pierre chez Mantegna: c’est comme si ses personnages naissent de la roche. Cette pierre toutefois n’est pas le matériau jaunâtre qui a servi à la contruction de tant de beauté en Ombrie et en Toscane, mais une pierre blanche et dure, fracturée et fragmentée, pierre archaïque de roches imaginaires. Ce sont plutôt les pierres des vestiges romains, pierres dégradés, pierres de ruines. Les trois Sébastiens de Mantegna sont de véritables éruptions dans la pierre (Saramago, 2002). Les sujets sont conçues comme s’ils étaient des bas-reliefs. Les figures sont taillés et polis comme du marbre, somptueusement 15 parcourus de veines où on ne parvient plus à distinguer oeuvre de nature et oeuvre de peinture. La matérialité de la pratique de la peinture comme sculpture s’impose toujours chez Mantegna. Corps sculptés de pierre, il est vrai, corps forgés de métal même. On ne s’étonne pas que Andrea s’intéresse tant à la gravure où on dessine justement à l’aide de métal. Mantegna ne montre jamais aucune pitié pour les souffrances de ses protagonistes. Le supplice des Sébastiens est sans salut. C’est bien ce qu’il faut puisque la mort s’inscrit dans la vie. Les autoportraits de Mantegna ne dévoilent-ils pas une hostilité minérale des douceurs de la vie? Cette annihilation de la douceur a quelque chose de sublime. La passion fatale de Mantegna, si cohérente, de marquer la souffrance dans la pierre a quelque chose de métaphysique. Pas de grâce lyrique, on l’a dit, mais du sublime dans ces corps qui nous dévoilent toute une métaphysique de la souffrance dans le minéral des pierres de roches imaginairement ruineuses. La pierre chez Mantegna est l’emblème rhétorique de son oeuvre, sa poétique est minéralogique. Ses corps, ses Sébastiens, sont de pierre, des pierres capables de pleurer. 16