Du dialogue au discours suivi : aspects des faits de topicalisation en
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Du dialogue au discours suivi : aspects des faits de topicalisation en
Bernard Combettes Du dialogue au discours suivi : aspects des faits de topicalisation en moyen français Le travail que nous présentons ici s’insère dans la problématique générale de la relation qui peut être établie entre les systèmes linguistiques et les faits relevant du niveau discursif, cette relation s’exprimant en particulier dans le marquage de la cohérence textuelle. Cette interaction entre deux domaines d’ordre différent est parfois traité de façon quelque peu simplificatrice, par l’établissement de rapports biunivoques, les marques linguistiques étant présentées comme le résultat du codage d’un type de texte ou d’une opération particulière et, inversement, tel ou tel type de texte entraînant obligatoirement l’apparition de formes linguistiques spécifiques : l’imparfait serait ainsi l’indice du second plan, le texte argumentatif exigerait la mise en œuvre de la catégorie des connecteurs, etc. Il y a là une mise en parallèle qui a, pour le moins, un double inconvénient : d’une part, en effet, les phénomènes linguistiques se trouvent isolés du jeu d’oppositions dans lequel ils entrent, leur prise en compte ne faisant pas appel aux sous-systèmes dont ils font partie ; les notions textuelles, d’autre part, sont acceptées comme des invariants, dont le codage se conformerait à la diversité des langues. L’approche diachronique d’une telle problématique ne peut qu’apporter un éclairage intéressant sur cette question complexe, dans la mesure où il est nécessaire de prendre en considération l’évolution de la langue et les changements qui ont pu survenir dans le champ de la discursivité. Si les opérations cognitives qui sous-tendent les activités de rédaction et de réception des textes nous demeurent pour la plus grande part inaccessibles lorsqu’il s’agit des époques passées, s’il est par exemple difficile, sinon impossible, de déterminer avec une précision suffisante les modalités de l’acte de lecture au moyen âge, nous possédons toutefois assez d’informations sur les conditions de production de certains textes pour pouvoir essayer de caractériser quelques aspects de la cohérence discursive. S’il s’agit par exemple d’étudier le jeu des marques linguistiques dans la démarche de réfutation, le moyen français apparaît comme une période privilégiée ; c’est en effet essentiellement à partir du XIVe siècle que se développe vraiment le discours argumentatif rédigé en français. Limité jusqu’alors Nancy 2 & UMR-ATILF 152 Bernard Combettes aux débats théologiques et à l’enseignement universitaire, ce type de texte mettait en œuvre les ressources, lexicales, syntaxiques, pragmatiques, fournies par le système du latin scolastique ; les événements politiques et, en particulier, la guerre franco-anglaise, entraînent la nécessité d’exprimer en français des opinions qui ne sont plus limitées aux débats d’ordre religieux ou au domaine philosophique. Il n’est pas étonnant que le modèle suivi, tant en ce qui concerne la structuration générale de l’argumentation qu’en ce qui relève des procédés d’expression, soit le modèle latin, dont sont fortement tributaires la plupart des auteurs. Les discours argumentatifs du XIIIe siècle, étroitement liés au contexte de l’enseignement universitaire, se caractérisent par une construction très stricte, conséquence de la situation de communication dans laquelle ils s’insèrent. Qu’il s’agisse des Sommes de théologie ou des cours, la méthode de présentation est celle d’une progression par questions et réponses. Une des meilleures illustrations de la quaestio disputata est fournie par un genre particulier : la dispute De quodlibet, avec son déroulement qui enchaîne la position du problème à résoudre, la succession des arguments et des contre-arguments, la solution donnée par le maître. Ce type de discours, structuré de façon relativement rigide, conditionne fortement l’articulation topique / commentaire ; chaque sous-partie, thème dérivé de l’hyperthème que constitue le sujet soumis à discussion, est annoncée comme une sorte de titre, point de départ du développement. C’est dans ce segment initial, qui contient une opinion rapportée, que l’on peut voir la source du topique qui sera utilisé comme support du commentaire dans le discours suivi. Étant donné que la ponctuation ne forme pas encore un système assez cohérent pour fournir des indications utiles sur la structuration textuelle, il semble en fait difficile d’évaluer dans quelle mesure nous sommes en présence d’un texte « suivi », recomposé, ou d’une simple succession de notes, se conformant au plus près à la progression de l’argumentation. Cet aspect morcelé de ce type de discours, qui hésite entre le texte renvoyant clairement au dialogue et le texte doté d’une certaine unité énonciative, peut être illustré par ce passage d’un quodlibet du XIIIe siècle, dans lequel les séquences qui renvoient aux divers tours de parole sont introduites par de simples indications comme contra, responsio, sortes de didascalies ponctuant le dialogue : 1. Utrum de necessitate fidei sit ponere in Christo aliam formam substantialem ab anima intellectiva Arguitur quod sic : quia non esset […] Contra : quia […] Responsio : dicendum quod […] (Jacques de Thérines, p. 72) Si on doit placer dans le Christ une autre forme … On argumente ainsi : parce que … Du dialogue au discours suivi 153 Contre : parce que … Réponse : il faut dire que … Qu’il s’agisse de questions réellement débattues en public ou de textes suivis, deux caractéristiques apparaissent comme particulièrement importantes pour l’analyse des formes linguistiques : le passage d’une situation de dialogue, effectif ou joué, à un discours monologal, la nécessité de rapporter des opinions et de prendre position sur leur contenu. Cette double caractéristique ne se retrouve évidemment pas dans tous les textes argumentatifs de la période du moyen français ; l’imitation du dialogue n’est pas toujours présente – on pense par exemple aux textes de Christine de Pisan ou de Juvénal des Ursins –, mais l’appui sur l’autorité d’autrui, le recours à la citation commentée sont des procédés constants, qui mettent en jeu l’opération de topicalisation de la même manière que dans les textes en latin. D’un point de vue syntaxique, il s’agira d’observer les changements qui surviennent dans le passage d’un enchaînement de type paratactique, dû au dialogisme, à la construction d’un énoncé complexe, qui met en œuvre des relations de dépendance entre propositions. Le point de départ des structures qui nous intéressent ici est ainsi constitué d’une succession du type : X dit P1 / je dis P2, dans laquelle P2 est un jugement sur P1. L’intégration de la première proposition sous la forme d’un topique dont la deuxième est le commentaire conduit à une structuration comme : sur le fait que X dit que P1, je dis que P2. À partir de ce schéma développé se réalisent des linéarisations concrètes qui mettent d’ordinaire en œuvre des phénomènes d’ellipse, qu’il s’agisse de la non expression de l’introducteur de topique : que P1, je dis que P2, ou de celle du verbe de parole introducteur du commentaire : sur le fait que X dit que P1, P2, ou encore de la suppression de toute formule d’introduction, dans : que P1, P2, qu’il convient d’interpréter comme : quant à ce que X dit P1, je réponds P2. L’état de la documentation ne permet pas de déterminer une chronologie qui placerait ces diverses constructions dans des rapports de succession. Il semble d’ailleurs préférable de considérer que ces tours coexistent dans le discours scolastique durant tout le moyen âge et l’étude de leur création exigerait sans doute la prise en compte de périodes plus anciennes. Pour l’époque qui nous intéresse, on peut légitimement faire l’hypothèse que c’est l’ensemble des schémas possibles qui influence les auteurs dans leur production des textes en français. Avant d’examiner les textes rédigés en français, nous décrirons rapidement les principales caractéristiques de la topicalisation d’une proposition dans les œuvres latines, en prenant nos exemples dans la littérature quodlibetique, une même structuration de l’énoncé se rencontrant dans les autres genres argumentatifs. Dans 154 Bernard Combettes les cas les plus proches d’une organisation de type paratactique, le topique est présenté comme s’il s’agissait d’un titre de rubrique, marqué par l’emploi de la préposition ad, – qui, dès le latin classique, pouvait alterner avec de, avec la valeur de au sujet de, en ce qui concerne, – combinée avec un démonstratif, d’ordinaire illud, ce groupe prépositionnel permettant l’introduction du discours rapporté, soit sous la forme d’une citation directe : 2. Ad illud : voluntas non est causa […] - respondeo : voluntas Dei […] (Pierre de Falco, 102) sur cela : la volonté n’est pas la cause […] - je réponds : la volonté de Dieu […] soit par l’intermédiaire d’une structure subordonnée : 3. Ad illud, quod arguitur quod Deus […], - respondeo : secundum ideam […] (id.105) sur cela, à savoir qu’on avance que Dieu … - je réponds : selon l’idée ..; Si le commentaire, pour sa part, se trouve habituellement introduit par un verbe comme respondeo, il ne faudrait cependant pas voir là une relation identique à celle qu’établirait une structure phrastique hiérarchisée, qui intégrerait le topique comme un circonstant dont la portée correspondrait à : je réponds au sujet de P. Dans d’autres exemples,comme en (7), en effet, un simple substantif, comme responsio ou solutio, assure l’enchaînement, preuve que la succession des énoncés ne constitue pas une unité syntaxique construite, mais renvoie à l’alternance des arguments et des contre-arguments dans une configuration qui veut représenter la situation de dialogue. Plus fréquemment, le groupe initial, introduit par une conjonction, prend apparemment la forme d’une subordonnée, temporelle ou hypothétique (quand / si on dit que …), mais, ici encore, la relation qui unit le topique et le commentaire demeure proche de la parataxe. On peut à nouveau relever l’emploi de respondeo ou de l’adverbe contra, qui permet de mettre les exemples suivants sur le même plan que ce que nous venons de commenter : 4. Si dicat quod non posset resumi, contra : […] (Guerric de Saint-Quentin, 240) s’il dit que …, contre : …, 5. Et cum dicitur quod verum et falsum sunt […], - respondeo : verum […] (Pierre de Falco 107) et lorsqu’on dit que le vrai et le faux […], - je réponds : le vrai […] Du dialogue au discours suivi 155 Une explicitation de ce qui serait un lien de subordonnée à principale est beaucoup plus rare ; nous en avons un exemple avec la corrélation si … tunc (si … alors) dans : 6. Si vero materia dicatur fieri […], tunc dico quod materia potuit […] (id., 240) si on dit que la matière est faite […], alors je dis que la matière a pu […] La parataxe est nettement perceptible lorsque le topique est introduit par quod, que l’on pourrait paraphraser par le fait que, et que l’on ne peut rattacher, ne serait-ce que du point de vue valenciel, aux formes dicimus ou responsio, qui ouvrent le commentaire : 7. Quod quaeritur « In quo differat angelus ab anima ? », responsio : […] (Guerric de Saint-Quentin, 187) (sur le fait) que l’on demande : « en quoi diffère … ? », réponse : […] 8. Quod autem obicitur de anima quod […], dicimus quod […] (id., 190) (sur le fait) qu’on objecte au sujet de l’âme que […], nous disons que […] Certains énoncés constituent des exemples de ce que l’on pourrait considérer comme une « fausse subordination ». Dans les passages suivants, les subordonnées topicalisées, introduites par quod, seraient aptes à jouer le rôle de sujet syntaxique des verbes principaux (falsum est, dicitur), si les relations sémantiques n’imposaient une lecture différente ; ce n’est pas le fait de dire, représenté par quod dicit / dicitur, qui est « faux » ou qui « est dit improprement », mais bien le contenu rapporté dans la proposition initiale : 9. Quod etiam dicit quod Philosophus accipit […], falsum est. (J. de Thérines, 114) (sur le fait) qu’il dit qu’Aristote estime […], c’est faux, 10. Et quod dicitur, « veritas […] », improprie dicitur quia […] (G. de Saint-Quentin, 220) (et sur le fait) qu’on dise : « la vérité […] », cela est dit improprement, car […] Tous ces tours, qu’une interprétation trop « moderne » analyserait comme des cas d’anacoluthe, sont le résultat de l’ellipse des termes qui renvoient au fait de dire, ellipse qui juxtapose des constituants pouvant formellement entrer dans une relation d’hypotaxe, mais correspondant en fait à la succession de deux actes de parole distincts, caractérisés par un changement énonciatif, qui séparent nettement les deux opérations que sont la présentation du topique et le commentaire. C’est une disposition identique et les mêmes relations entre les propositions que l’on observe dans les textes rédigés en français. Bernard Combettes 156 Nous prendrons comme texte témoin le recueil des œuvres polémiques de Jean de Montreuil, qui traitent essentiellement de la question très débattue en ce début du XVe siècle des « prétentions » anglaises à la couronne de France. Certains de ces textes présentent l’avantage d’exister dans une version latine, ce qui permet de constater l’influence très forte du modèle ancien sur la rédaction en français de ce qui constituait, dans cette langue, un genre relativement nouveau. Avant d’examiner les cas, les plus nombreux, qui contiennent un marquage du statut topical de l’élément initial, on notera que la proposition qui forme le topique peut parfois se présenter sous la forme d’un énoncé indépendant, sans expression particulière annonçant qu’elle constitue le support d’un commentaire ; c’est alors l’emploi d’un terme comme réponse, solution, qui souligne le mouvement argumentatif de réfutation : 11. disoient aucuns que […]. Response que c’est chose dicte voluntairement […] (Jean de Montreuil, 168) Lorsqu’une préposition, d’ordinaire à correspondant au latin ad, introduit la proposition contenant la thèse à critiquer, on retrouve l’utilisation des mêmes substantifs, qui signalent le changement énonciatif : 12. Et d’autre part, a ce que aucuns Angloiz opposent d’aucunes dames de France qu’elles […]. Solution : que le roy leur seult faire bailler […] (172) Des séquences identiques surviennent lorsque le topique propositionnel prend la forme d’une circonstancielle, comme dans l’exemple suivant où il convient de donner au marqueur ou une valeur temporelle (quand, au moment où) : 13. Et ou les Angloiz alleguent, comme l’en dit, qu’il est trouvé par le Vieulx Testament que […], response que Saphat n’estoit mie roy […] (173) ou d’une hypothétique : 14. Et se ilz vouloient faire un autre argument de Semiramiz, que elle fu royne […], response que c’est un cas particulier … (173) L’autonomie du topique apparaît également lorsqu’il est constitué d’un groupe prépositionnel à l’infinitif ; dans le passage suivant, l’emploi de pour qui semble laisser attendre un verbe de type dire dans la partie principale de l’énoncé, ne correspond pas à l’expression d’une relation syntaxique particulière, mais signale Du dialogue au discours suivi 157 simplement une nouvelle étape dans l’argumentation, un nouvel acte de parole, qui prend sa place dans l’organisation générale du discours : 15. et pour respondre a ce que aucuns ont aucunefois argué, que […] : c’est chose dite volontairement et qui ne se peut soustenir (275) Il en va de même lorsque le topique prend la forme d’un syntagme nominal, le contenu rapporté étant placé par exemple dans une subordonnée relative : 16. Et quant au traictié de Calais, par lequel aucuns Angloiz dient que le roy de France renonça […] : - Le contraire est tout vray et evident, comme il appert […] (186) Ces exemples, dans lesquels topique et commentaire entretiennent une relation de parataxe, conduisent à considérer que le fonctionnement du groupe initial est réglé prioritairement au niveau de l’ensemble du texte, essentiellement dans sa relation avec le contexte antérieur ; l’organisation thématique prend en quelque sorte le pas sur la hiérarchisation syntaxique, la progression à thèmes dérivés, se développant dans des séquences comme : Ce problème comprend quatre points. Quant au premier … Quant au second …, se traduisant par une succession de titres successifs, présentés comme tels, sans insertion dans une structure phrastique particulière. Comparables, toutes proportions gardées, à des cadres discursifs, ces topiques ont à la fois une portée vers l’aval du texte, dans la mesure où le contexte de droite constitue le commentaire jusqu’à ce qu’un autre marqueur intervienne, et une relation avec l’amont, puisqu’ils entrent dans la progression thématique instaurée dès le début du texte. Comme dans le cas des textes latins, une subordination apparente peut survenir lorsqu’une temporelle ou une hypothétique ouvre l’énoncé. Les deux exemples suivants présentent une articulation identique à celle de (9) et de (10) ; les anaphores pronominales il et ceci ne renvoient pas à l’ensemble du topique, mais seulement au contenu de la « subordonnée » constituant le discours rapporté (il eût eu droit … ; le roi de France s’y lia …) : 17. Et se Edouart disoit que par le moien de ladicte fille il eust eu droit […], il ne se pouoit faire, car ladicte fille […] (211) 18. Et se on dit que le roy de France s’y lia et obliga […], ceci est vrai quant on le fait en liberté et a bonne et juste cause (213) À la différence de conjonctions comme si, qui pourrait se prêter à la construction en hypotaxe, l’utilisation de que comme introducteur interdit toute relation de dépendance syntaxique avec le contexte de droite, et il est même difficile d’en- 158 Bernard Combettes visager une portée sur un verbe de parole ellipsé, ce qui pouvait se faire dans le cas des prépositions à et pour, par exemple (à ce que … (je réponds que) …) ; ce marquage du topique apparaît dans des textes argumentatifs qui n’adoptent plus l’alternance des questions réponses de la disputatio, mais qui conservent néanmoins une structuration textuelle identique : 19. Et que telle chose soit agreable à Dieu, dit le Psalmiste que […] (C. de Pisan, 5) 20. Mais qu’ele soit vraye et qu’il en ait esté des expers en icelle, racompte Aristote que […] (id, 79) 21. que vous en ayés été adverty, vous savés que vous avez fait assembler voz trois estats avant votre sacre (Juvénal des Ursins, 1, 320) On remarquera, dans ces exemples, une variation en ce qui concerne la place du sujet syntaxique – inversion chez C. de Pisan, ordre direct chez Juvénal des Ursins –, là où la nature périphérique du topique laisserait attendre une uniformité de traitement, en l’occurrence l’antéposition du sujet. Nous reviendrons plus loin sur ce point. Cette autonomie du topique, qui ne fait que continuer la structuration que nous avons pu observer dans les textes latins du XIIIe siècle, est encore observable chez un auteur comme Calvin, au milieu du XVIe siècle : 22. Car ce que le peuple pourrait être déclaré innocent, toutefois l’Ecriture déclare que […] (Calvin, 1550 ) Dans les exemples que nous venons d’examiner, le groupe topicalisé était constitué d’une proposition dont l’insertion dans l’énoncé était assurée par des procédés divers ; le contenu rapporté, qui est présenté comme le point de départ de la prédication, prend parfois la forme d’une nominalisation, qui sera alors introduite par un marqueur de type quant à. L’articulation des deux parties de l’énoncé peut s’opérer sans rappel du topique dans le commentaire, ce qui rappelle le caractère paratactique que nous avons observé dans le cas des propositions : dans l’exemple suivant, la relation entre le topique vidanges (évacuation d’une ville) et le commentaire est assurée par l’emploi du verbe vider : 23. Et quant ausdites vidanges, onques a peines les Angloiz ne viderent forteresce, si les François ne la prindrent par force (Juvénal des Ursins, 1, 187) Dans d’autres cas, l’utilisation d’une anaphore peut être interprétée comme un indice de l’intégration progressive du topique dans la structure phrastique : Du dialogue au discours suivi 24. 159 Et quant a la soubmission de Court de Rome sur l’accomplissement du traictié […], ilz nous respondirent la premiere fois sur cecy qu’il n’appartenoit pas que […] (Jean de Montreuil, 199) L’exemple suivant combine les deux possibilités ; le topique (les offres que …), s’il est repris par le pronom le dans le contexte immédiat, n’est plus mentionné dans la deuxième proposition (il faudrait savoir aussi …) : 25. Et quant aux offres que lesdiz Angloiz alleguent estre faictes par […], il fauldroit qu’ilz le monstrassent par lettres […] ; il fauldroit savoir aussi se Bretaigne, Normandie et Flandres estoient si nettement françoises […] (id., 207) Dès le moyen français, apparaît en effet la tendance à faire entrer le constituant topicalisé dans la hiérarchisation de la structure phrastique et à réduire, en quelque sorte, ses propriétés d’élément périphérique en lui accordant les mêmes caractéristiques que les autres syntagmes. Le procédé mis en œuvre pour la réalisation de ce qui pourra être considéré comme les débuts d’une « phrase complexe », dans laquelle les diverses unités entretiennent des relations de dépendance, est identique à celui que l’on peut observer dans le cas des topicalisations nominales, pour lesquelles on assiste en effet également au développement de la reprise du topique par une expression anaphorique. Dans ce resserrement des relations syntaxiques, deux cas sont à considérer : lorsque le verbe de parole introducteur du topique n’est pas exprimé, la proposition initiale étant introduite par que, l’anaphore renvoie à l’ensemble du contenu rapporté et les formes utilisées sont habituellement le démonstratif (ce, cela) et le personnel il, qui conservera jusqu’à l’époque classique cette valeur d’anaphorique : 26. mais que il ne sceust bien que […], il appert par les choses … (Juvénal des Ursins, 2, 38) 27. qu’il eust voulu renoncer, ce n’est pas chose creable … (id., 155) Lorsque le topique est introduit par un verbe de parole, la construction est de type prépositionnel (à ce que vous dites que P) et le renvoi peut se faire à l’acte même de parole, ce qui est souvent réalisé par des anaphores nominales permettant de caractériser le discours rapporté (cet argument, ces raisons) : 28. et ad ce que vous dites que […], cest argument ne conclut pas necessairement (id., 90) 29. et a la seconde conclusion, en laquelle vous avez prové que […], je prends toutes ces raisons pour … (id., 265) 160 Bernard Combettes Les problèmes qui accompagnent la construction de l’énoncé complexe que constitue ce type de topicalisation sont loin d’être réglés à la fin de la période que nous avons prise en compte. C’est ainsi qu’on peut constater, en français préclassique, l’existence de variations qui témoignent des hésitations des auteurs devant ces structures enchâssées. Il est intéressant de comparer, par exemple, les modifications apportées par François de Sales, en 1598, au manuscrit de son traité Défense de l’Estendart de la Sainte Croix. Les propositions placées à l’ouverture de la phrase, même lorsqu’elles remplissent la fonction de sujet syntaxique du verbe principal, sont remplacées par d’autres enchaînements ; passage au discours direct et utilisation d’une anaphore résomptive dans : 30. (Ms) Et ce que le traiteur dit être écrit de […], fortifie encore davantage l’intelligence des Anciens. - Voici ses mots : « […] » . Mais, certes, tout ceci fortifie encore davantage … nominalisation de la subordonnée en le dire : 31. (Ms) Ce que Saint Paul dit les viandes être sanctifiées […] confirme ce que […] - Au demeurant, le dire de Saint Paul, que […], confirme ce que… D’autres exemples montrent la tendance à assimiler les tours topicalisés à des subordonnées circonstancielles à fonctionnement intraphrastique, tendance qui se traduit par l’effacement du verbe de parole introducteur du commentaire et l’établissement de la coréférence entre les sujets des deux propositions successives : 32. (Ms) Mais quant à ce qu’il ajoute de […], je dis qu’il est un grand ignorant - Mais quant à ce qu’il ajoute de […], il montre combien il a peu de connaissance des Anciens L’observation de ce type de variation devrait être continuée sur des textes de l’époque classique, afin de déterminer, en particulier, le degré de grammaticalisation des structures présentant la reprise anaphorique du topique ; ce figement peut être constaté pour les topiques nominaux, et il serait nécessaire d’examiner dans quelle mesure les topicalisations d’un contenu propositionnel suivent la même évolution que l’ensemble des autres constituants périphériques. Nous reviendrons à présent à la problématique générale que nous avons évoquée dans notre introduction, en essayant de voir dans quelle mesure la mise en relation des faits de langue et des structures discursives peut être éclairée par Du dialogue au discours suivi 161 l’approche diachronique, le moyen français présentant l’avantage de correspondre à une période de renouvellement dans chacun des deux domaines. C’est ici la linéarisation des éléments de l’énoncé qui offre le point d’observation le plus pertinent et le plus riche. L’une des grandes caractéristiques du moyen français est le passage d’un ordre de base, neutre, non marqué, de type V2, avec verbe en seconde position, à un état de langue où la forme verbale ne voit plus sa place limitée à la deuxième zone de la phrase, mais peut entrer dans des schémas tels que SOV, XXVS, etc. Il nous semble important de considérer cette évolution comme un changement profond, qui ne concerne pas que la surface de l’énoncé, qui ne se réduit pas seulement à des réajustements dans l’ordre des constituants. C’est en fait la constitution de l’ensemble de la phrase qui se trouve bouleversée, en particulier dans la part respective que jouent les éléments périphériques et le noyau de la proposition. Le moyen français voit se développer des séquences dans lesquelles deux cadres de discours, l’un temporel, l’autre spatial, par exemple, ouvrent l’énoncé, qui demeure fondé sur la progression SV (XXSV), ou des séquences qui détachent le syntagme sujet et le séparent du verbe par des périphériques (SXXV). Ces évolutions de la notion même de « phrase » ont une incidence directe, pourrait-on dire, sur la structure informationnelle, les rhèmes secondaires, rares en ancien français, devenant de plus en plus nombreux dans les diverses zones de l’énoncé. Une autre conséquence s’exerce dans le domaine de la prédication et de l’identification des référents. La syntaxe de l’ancien français en effet, avec l’ordre V2, n’autorise guère une trop grande séparation entre le sujet et le verbe, qu’il s’agisse des progressions à ordre « direct » ou des tours à inversion, dans lesquels le schéma XVSO est de règle, le sujet précédant les compléments essentiels. L’identification du référent s’opère dans le même temps que l’opération de prédication qui s’exerce sur ce même référent ; cette « superposition » des deux activités se trouve renforcée par les nombreux cas où le sujet n’est pas exprimé et où l’interprétation de la forme verbale combine la mise en œuvre des deux opérations. Les enchaînements des phrases des textes d’ancien français conduisent ainsi à ce que l’on pourrait appeler une cohérence « étroite », qui s’établit « pas à pas », sans qu’il y ait d’effet d’attente, de mémorisation d’un référent qui serait le support d’une prédication en suspens. Ce type de progression, caractéristique du texte narratif, qui nécessite souvent le maintien d’un thème constant, peut certes se retrouver dans les discours informatifs. Ainsi, dans le passage suivant, construit sur le modèle du texte narratif, la dimension logique se substituant à la relation chronologique, les groupes propositionnels initiaux (de ce, pour ce) permettentils le rattachement au contexte immédiat, le reste de la phrase constituant une conséquence ou une illustration du contenu de l’énoncé précédent : 162 33. Bernard Combettes De ce s’ensuit il que simplesse ne peut sans discretion estre […] Et pour ce dit l’Escripture de Job qu’il estoit simple et droiturier […]. Et pour ce aussi est expedient en cest propos que […]. Et pour ce dit Ovide que […] (Evrard de Conty, 638) Cette progression n’interdit pas la présence, en zone initiale, d’un contenu propositionnel. Dès l’ancien français, sont attestées des séquences comme : 34. Ce que Esculape ressuscutoit les morts nous signifie que […]. Ce que Appollo pour ceste cause occit les Cyclopiens n’est autre chose a dire fors que […]. Ce que Appollo est en l’ostel du roi Ameteus receus, c’est-à-dire que […] (id., 533) La différence est cependant nette entre ce type de disposition et celle des énoncés que nous avons observés jusqu’à présent. L’articulation de la phrase n’est pas ici celle d’une relation topique / commentaire, ce n’est pas une opinion sur que P qui se trouve énoncée, mais une relation d’équivalence, de paraphrase, entre deux propositions (que P signifie que P), relation qui peut tout naturellement être exprimée dans une construction liée, avec le schéma à verbe second. Ce qui est nouveau dans la textualité des œuvres argumentatives inspirées de la quaestio en latin, c’est la nécessité de prendre en compte l’articulation topique / commentaire dans un cadre renvoyant à la situation de dialogue. L’insertion d’un topique propositionnel dans la structure de l’énoncé, le passage d’un discours de type dialogal à un discours suivi va dans le sens de l’évolution syntaxique. Sans qu’il soit possible de déterminer avec certitude dans quelle direction s’établit la relation de causalité – les structures syntaxiques autorisant l’expression d’une démarche argumentative particulière ou les configurations discursives se grammaticalisant dans des constructions syntaxiques – on constatera que les topicalisations que nous avons examinées vont de pair avec les changements qui affectent l’ordre des constituants. Certes, des exemples comme (19) et (20), que nous avons déjà cités : 19. Et que telle chose soit agreable à Dieu, dit le Psalmiste que […] (C. de Pisan, 5) 20. Mais qu’ele soit vraye et qu’il en ait esté des expers en icelle, racompte Aristote que […] (id, 79) présentent l’ordre V2, mais ils sont loin d’être les plus nombreux, et l’on peut même se demander s’il ne s’agit pas là de phénomènes qu’il faudrait faire dépendre d’une attitude d’hypercorrection, d’une volonté de maintenir l’inversion Verbe Sujet, qui était systématique lorsqu’un complément essentiel est placé avant le verbe, comme un indice de discours soutenu. On remarquera également que ce schéma survient avec des verbes introducteurs de discours rapporté, l’influence Du dialogue au discours suivi 163 des incises de type dit-il ne pouvant être écartée. Dans la plupart des cas, le topique apparaît comme un constituant périphérique, qui n’affecte pas l’organisation du noyau de l’énoncé, mais dont la position dans la zone initiale fait jouer au verbe, indirectement, un autre rôle que dans le système V2, ne serait-ce qu’en raison de la séparation qui survient entre l’opération de référenciation et le marquage des fonctions syntaxiques. Ce n’est pas simplement l’organisation linéaire de la phrase qui se trouve modifiée mais, plus profondément la conception même de la perspective fonctionnelle de la phrase dans sa relation avec la syntaxe. Il convient enfin de rappeler que les groupes topicalisés ne sont pas les seuls à entraîner de tels changements dans l’ordre des constituants. Le fonctionnement des circonstanciels cadratifs produit, toutes proportions gardées, la même influence ; c’est en effet dans le courant du XIVe siècle que la zone initiale de l’énoncé, la partie préverbale, n’est plus réservée à un seul constituant, mais peut s’étendre à l’expression d’une double thématisation, avec, en particulier, la combinaison d’un cadre spatial et d’un cadre temporel, ce dernier étant souvent constitué d’une « subordonnée circonstancielle ». Des schémas du type : quand P, X, SV n’ont pu que favoriser le développement des tours en quant à ce que P, SV, la fonction périphérique d’une proposition en début d’énoncé étant déjà en cours de grammaticalisation dans les textes narratifs et modifiant profondément les propriétés du schéma à verbe second. Sur un plan plus général, l’approche diachronique de ces faits présente, nous semble-t-il, des pistes à explorer pour l’analyse de la topicalisation. Les propriétés de cette structure, sa place dans la construction de l’unité phrase, laissent penser que, dès son origine, l’articulation topique / commentaire met en jeu la dimension énonciative. Il serait intéressant d’examiner dans quelle mesure ces caractéristiques se maintiennent dans le français contemporain. 164 Bernard Combettes Textes cités Christine de Pisan : Livre du Corps de Policie. éd. R. H. Lucas, Genève : Droz. 1967. Evrard de Conty : Le Livre des Eschez amoureux moralisés. éd. F. Guichard-Tesson et B. Roy. Montréal : CERES. 1993. François de Sales : Défense de l’Estendart de la Sainte Croix. 1598. Guerric de Saint-Quentin : Quaestiones de quolibet. éd. W. H. Principe. Toronto : Pontifical Institute of Mediaeval Studies. 2002. Jacques de Thérines : Quodlibets I et II. éd. P. Glorieux. Paris : Vrin. 1958. Jean de Montreuil : Opera, volume II, L’œuvre historique et polémique. éds. N. Grévy, E., Ornato, G. Ouy. Turin : G. Giappichelli. 1975. Juvenal des Ursins : Ecrits politiques. éd. P. S. Lewis. Paris : SHF. 2 vol. 1978, 1985. Pierre de Falco : Questions disputées ordinaires. éd. A.-J. Gondras. Louvain : Editions Nauwelaerts. t. 1. 1968. Bibliographie Bazán, B. C. et al. 1985 : Les questions disputées et les questions quodlibétiques dans les facultés de théologie, de droit et de médecine. (Typologie des sources du Moyen Age occidental 44-45). Tournai : Brepols. 13-149. Combettes, B. 1996 : L’intégration syntaxique de la subordonnée conjonctive topicalisée en français : approche historique. Dépendance et intégration syntaxique. Éd. C. Muller. Tübingen : Niemeyer. 89-96. Combettes, B. 2002 : Texte argumentatif et structures syntaxiques en moyen français : la topicalisation d’une proposition. LINX, Mélanges Michèle Perret. 85-95. Combettes, B. 2004 : Topicalisation d’une proposition et réfutation : approche diachronique. Texte et discours : catégories pour l’analyse. Éds. J.-M. Adam, J.-B. Grize & M. A. Bouacha. 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En Finlande, l’analyse conversationnelle est pratiquée activement dans plusieurs domaines déjà depuis une vingtaine d’années. Cette conférence a pour objectif de présenter quelques observations et résultats obtenus à partir de la langue finnoise au cours de ces deux dernières décennies. Ces dernières années, les chercheurs en analyse conversationnelle d’orientation linguistique ont aussi commencé à se tourner vers ce qu’on appelle la parole institutionnelle, c’est-à-dire vers l’interaction entre un professionnel et un profane. À mon avis, l’étude de la parole spontanée des situations quotidiennes est cependant toujours importante, puisque ce sont ces situations-là qui comportent le plus large éventail de choix linguistiques. On a commencé à appeler cette recherche fondamentale se focalisant sur la parole spontanée des situations quotidiennes la « linguistique interactionnelle ». Selon moi, c’est précisément l’apparition de la dimension interactionnelle au sein de la tradition linguistique centrée sur les codes (et plus tard sur le locuteur) qui est révolutionnaire. On a reproché à l’orientation interactionnelle d’être néobéhavioriste, considérant qu’elle se contente de décrire ou d’enregistrer des signaux triviaux apparaissant à la surface de la conversation. Il s’agit cependant de tout à fait autre chose. L’objectif est de montrer comment les participants à une conversation s’orientent vers la parole l’un de l’autre et ce qu’ils en déduisent par rapport ���������������������� Université de Helsinki Je remercie Mari Lehtinen pour la traduction française de mon texte et Luciane Hakulinen pour la révision du style. 166 Auli Hakulinen aux actes, aux croyances, aux connaissances et aux intentions l’un de l’autre au moment en question. Autrement dit, il s’agit de montrer comment les sens sont créés en coopération. L’analyse détaillée de l’interaction a relevé des aspects non représentatifs du sens qui ne pourraient pas être observés dans des études s’appuyant sur des phrases isolées et sur la propre intuition du chercheur. Un des plus grands résultats de la linguistique interactionnelle a peut-être été de montrer que la conception du contexte est construite à l’intérieur de la langue/parole. Sur le plan de l’interprétation, le contexte pertinent ne se fonde pas (uniquement) sur l’espace physique environnant, mais il relève en dernier lieu de la situation de l’interaction et de la structure des tours, c’est-à-dire de la langue liée au temps. Le contexte est dynamique, il change tout au long de la conversation. Un autre aspect central apporté par l’analyse conversationnelle à la description du sens est l’action. En effet, dans une conversation, il ne s’agit pas seulement de la transmission des sens d’un locuteur à l’autre, mais plutôt d’une série d’actes intimement liés, produits par les différents partenaires. De plus, un locuteur peut effectuer plusieurs actes dans un seul énoncé ou dans un seul tour de parole. Dans mes propres recherches ainsi que dans celles de mes collègues travaillant sur la langue finnoise, nous nous sommes concentrés ces derniers temps sur des traits linguistiques apparemment minimes : zéros, particules, pronoms, ordre des mots. Néanmoins, l’étude de ces phénomènes est très intéressante puisqu’elle nous apprend notamment à prendre conscience de la manière dont notre parole est organisée jusque dans les moindres détails. De même, elle montre comment les tours qui se succèdent indiquent que les partenaires à une conversation comprennent réellement le contexte précédent, en tiennent compte et le façonnent avec leur propre tour. Un tour effectue deux actes : répondre à une question Avant de commencer à traiter des traits minuscules de la langue, je vais relever un type de cas qui montre comment un locuteur peut effectuer deux actes dans un seul tour. Le fait de répondre à une interrogation totale constitue un exemple qui illustre bien ce type de cas. L’étude des réponses modifie au moins deux conceptions simplifiées. Premièrement, certains d’entre vous ont peut-être le même type de souvenir que moi de l’enseignement des langues étrangères à l’école ; il fallait toujours répondre à la question du professeur avec une phrase entière. Effectivement, par exemple au cours de suédois, il aurait été trop facile pour les élèves de répondre à une interrogation totale seulement par la particule ja « oui » ou nej « non ». Dimensions du sens dans la conversation quotidienne 167 Pour cette raison, la phrase interrogative devait toujours être suivie d’une réponse entière, du genre « Est-ce que tu es allée patiner ? » – « Oui, je suis allée patiner ». Cela peut donner l’impression à celui qui apprend la langue que, quelle que soit la situation, il serait correct de répondre à une question avec une phrase entière, même en dehors de la salle de classe. Deuxièmement, les ouvrages de référence et les descriptions typologiques présentent le finnois comme une langue caractérisée par ce qu’on appelle echosystem (« système d’écho »). Dans ce type de langues, il n’y a pas de particule de réponse, mais la réponse à une interrogation totale y est donnée par la répétition du verbe de la phrase interrogative. Autrement dit: 1. Q: R: Tule-t-ko mukaan? veni-sg2-q prt ‘Tu viens avec nous ?’ Tule-n. | E-n (tule). veni-sg1 neg-sg1 ‘Je viens | Je ne viens pas.’ ‘Oui’ ‘Non.’ Lorsque nous avons commencé à rassembler et à étudier des réponses données dans des conversations spontanées pour notre ouvrage Iso suomen kielioppi (« La grande grammaire du finnois »), publié en 2004, la situation s’est évidemment révélée beaucoup plus nuancée. Les questions et les réponses n’apparaissent pas dans un vide ou séparément, mais toujours dans un contexte, dans une certaine phase de la conversation. Il est vrai que parfois la répétition du verbe suffit pour donner une réponse minimale – surtout s’il s’agit d’une question posée dans un but purement informatif (Sorjonen 2001b : 409). De même, il est vrai qu’une phrase entière peut aussi être proposée comme réponse sous certaines conditions. Mais il y a aussi d’autres possibilités. Lorsque celui qui pose la question cherche uniquement une confirmation à sa question, c’est-à-dire lorsqu’il a déjà à l’esprit une alternative privilégiée, il suffit que l’interlocuteur lui donne comme réponse uniquement la particule affirmative joo (« oui » / « ouais »). De même, il existe aussi ce qu’on appelle mixed minimal answer (« réponse minimale mélangée ») du type « répétition du verbe + joo ». Une étude plus profonde a montré que cette alternative était employée par les locuteurs dans un certain type de position séquentielle, c’est-à-dire dans une certaine phase de la conversation. En effet, ce type de réponse implique que la question n’entre pas dans le cadre du sujet proprement dit ou du sujet principal de Il est à noter à ce propos qu’en finnois, la négation est avant tout un verbe auxiliaire. Auli Hakulinen 168 la conversation. Par conséquent, la réponse du type « verbe + joo’ » implique la fin d’une séquence intermédiaire. L’exemple suivant illustre ce phénomène. C’est un extrait d’une conversation téléphonique. 2. [Fixer une date] 1 S : Et me sovittiin sama paikka ‘Alors ������������������������������������������������������ nous avons fixé le même lieu 2V: 3 V :→ Voi-ks sinnes soittaa:,= peut-q y téléphone:r,= 4 S : → Voi joo. peut oui. ’Mais oui.’ ‘Est-ce qu’il est possible d’y téléphoner ?’ 5 V : et jos mä soitan täält niinku kuuen aikaaj ja tota: kysyn alors si je téléphone d’ici prt six vers et euh: demande ‘alors si je téléphone d’ici disons vers six heures et euh : je leur demande’ 6 [(.) ens ] maanantaina,= [(.)lundi prochain’,= [No No mut e-] [Alors Alors mais é-] et kauaks: onks siin:ä mitää järkee enää ↓tulla que combien : est-q y : aucun sens plus ↓venir ‘que combien : est-ce que ça vaut encore le coup de venir’ Dans cet exemple, aux lignes 3 et 4, il y a une paire adjacente (question/réponse ; en angl. adjacency pair) de ce type, qui joue un rôle secondaire par rapport au sujet proprement dit de la négociation. Les fonctions des réponses consistant en des phrases entières sont différentes de celles des réponses minimales ou presque minimales. En plus de répondre à la question qui a été posée, elles traitent aussi un autre facteur qui est inclus dans le contexte ou qui peut en être déduit. Je vais illustrer cela à l’aide de deux exemples, qui sont inévitablement un peu simplifiés ici. Si la réponse est une phrase déclarative dans laquelle l’ordre des mots est S + V (sujet + verbe), aucun élément dans la phrase elle-même ne révèle qu’il s’agit d’une réponse ; la fonction du tour peut être déduite uniquement de sa position séquentielle. Dans l’exemple (3), deux hommes discutent d’un travail difficile consistant à façonner une plaque métallique. Vesa, qui avait donné cette tâche, demande à l’autre si le travail a bien réussi. 169 Dimensions du sens dans la conversation quotidienne 3. [À l’atelier] 01 Vesa::→ Sai-t sä taivu-tettuu kunnolla ne, réussirsg2 tu plier-caus bien celles-ci ‘est-ce que tu as réussi à les plier comme il faut ?’ 02 Sami: → Ne taipu iha:n siististi joo [et siin ei oo] (.) elles ont plié tout à fait facilement oui [alors il y a pas] ‘elles ont plié tout à fait bien oui [alors il y a pas]’ 03 Vesa: [Joo joo:. ] [ouais ouais:. ] 04 Sami: p- rautasahalla et se oli:#:# .hh (.) ei siihen menny tota ni (0.6) ‘à la scie à métaux alors c’était .hh (.) ça m’a pas pris ben euh’ 05 ei siihen menny tun:tiikaa ku ne teki ja taivutteli ’ça m’a pris moins d’une heure pour les travailler et pour les plier’ Sami répond à la question de Vesa avec une phrase affirmative (à la ligne 2). Il est intéressant de noter qu’il n’utilise pas la syntaxe de la question telle quelle, mais il y fait des changements grammaticaux systématiques. Le sujet agentif sä « tu » est remplacé dans la réponse par un sujet patientif inanimé ne « elles », et le verbe transitif (causatif) taivu-tta-a « plier » a été remplacé par le verbe intransitif taipua ayant le même radical. Celui qui répond a également effacé l’implication (c’est-à-dire le sens implicite) de la difficulté, véhiculée par le verbe modal saada (« réussir ») employé dans la question. Le verbe taipu (« ont plié ») est encore mis en valeur par le dérivé fréquentatif taivutteli. Ce type de dérivé minimise l’action et crée l’image de quelque chose de facile. De même, l’adverbe kunnolla (« comme il faut »), qui véhicule un sens normatif, a été remplacé par l’adverbe siististi « bien, facilement », dépourvu d’interprétation morale. De ce fait le participant ayant répondu affirmativement avec une phrase entière a, en même temps, remanié le tour précédent : en effet, sa réponse a effacé les sens implicites véhiculés par la question. Il est également à noter que celui qui répond se lance ensuite dans un commentaire pour justifier sa réponse avec une phrase entière (Hakulinen 2001a). Proposer une explication peut être considéré comme une preuve du fait que la réponse avec une phrase entière n’est pas « conforme aux attentes », c’est-à-dire que le locuteur s’oriente dans une autre direction, ou prend conscience lui-même que sa réponse diffère d’une réponse minimale neutre. En effet, tout comportement qui n’est pas conforme aux attentes et aux normes est généralement expliqué par le locuteur. Auli Hakulinen 170 L’exemple précédent illustre que, bien que la réponse soit affirmative, celui qui répond peut, pour une raison ou pour une autre, chercher à s’éloigner des sens implicites véhiculés par la question. Cela peut être effectué en présentant une assertion personnelle au lieu de répéter le verbe employé dans la question, ce qui signifierait l’adhésion de celui qui répond à tous les sens implicites véhiculés par la question. Un type légèrement différent est constitué par les cas où l’alternative affirmative est soulignée par la particule kyllä (à peu près « mais oui » ou « bien sûr ») placée en tête de phrase. Dans ces cas, il n’est pas usuel d’interpréter la phrase constituant la réponse comme un remaniement (une modification du contenu de la question). Pourtant, ce type de construction implique que celui qui répond s’oriente vers quelque chose de négatif qui est inclus dans le contexte – bien qu’il ne s’agisse pas toujours nécessairement d’une implication véhiculée par la question même (Hakulinen 2001b : 179). L’extrait suivant a été pris dans un débat télévisé portant sur les études féminines – avant tout sur leurs problèmes et leurs faiblesses. Il s’agit ici de la question qui ouvre la conversation, adressée à une partisane des études féminines. Ce type de paire adjacente consistant en une question et en une réponse constitue une pré-séquence typique. Généralement, elle est suivie d’une question difficile et empreinte de sous-entendus, ici adressée aux féministes. 4. [Une interview télévisée avec un défi] 01 Réd. : .hh Päivi Istala, oletteko te (.) feministi. .hh Päivi Istala, êtes-vous (.) féministe ? 02 (1.0) 03 Päivi : mt Kyllä minä olen ↑feministi ja minua voi kyllä myös sinutella. Kyllä je suis féministe et me peut kyllä aussi ’mt Oui je suis féministe et on peut me tutoyer aussi’ 04 Minusta on hassua jos yleisradion toimittajat ’Je trouve qu’il est bizarre que les journalistes de la Radiodiffusion finlandaise’ 05 teitittelevät toisiaan .hh televisio-ohjelmassa. ‘se vouvoient .hh dans une émission de télévision.’ La terminologie utilisée par l’analyse conversationnelle est expliquée par exemple dans Heritage 1984. Dimensions du sens dans la conversation quotidienne 171 En commençant sa réponse par la particule kyllä, Päivi Istala prend position pour l’alternative affirmative de l’interrogation totale. Mais ce n’est pas la seule fonction de ce kyllä apparaissant en tête de phrase : la particule semble écarter une implication négative qui est incluse dans le contexte. Dans ce cas, le contenu de l’implication négative est grosso modo « il n’est pas recommandé d’être féministe », ce qui reste d’ailleurs toujours le sens implicite pratiquement conventionnalisé de ce type de questions. (Cette interview date cependant d’il y a dix ans.) En présentant sa réponse avec une phrase entière, la destinataire revendique d’une certaine manière le droit d’être féministe. La répétition du verbe olen « Je suis » sans le reste de la phrase aurait engagé l’interviewée dans la voie de l’adhésion aux implications négatives que le journaliste masculin agressif a probablement voulu transmettre. Il y a encore un autre moyen implicite à noter dans la réponse : c’est la montée mélodique soudaine (indiquée avec une flèche devant le mot « féministe »). Cela a été considéré comme un signe indiquant que la réponse constitue une réaction à un défi ; de plus, la montée mélodique constitue un signe continuatif. En refusant de répéter seulement le verbe, Päivi Istala se crée un cadre en vue de la suite du débat, projetée par la question qui a été posée. L’autre alternative aurait été une confrontation ouverte : « Je suis féministe, mais pas telle que vous le pensez ». La pause (une seconde) précédant la réponse (à la ligne 2) est significative – elle peut être interprétée comme une marque d’hésitation par rapport à la question, qui est simple en apparence tout en étant empreinte de sous-entendus. Une prise de position suivie d’une réaction minimale Je continue en examinant des réponses minimales, mais dans des cas où la première partie de la paire adjacente est une prise de position. Une prise de position, autrement dit un commentaire évaluant un état de choses, un être ou une personne, présuppose souvent que l’interlocuteur présente dans sa réponse quelque chose qui concorde avec cette prise de position. Je vais examiner brièvement les différentes possibilités existant dans la langue finnoise pour donner une réponse minimale. Ce que ces différentes possibilités ont en commun, c’est la répétition du verbe employé dans la prise de position. Cette situation est représentée dans le schéma. Auli Hakulinen 172 Schéma prise de position : S V X | V S X NP on hieno | on(pa) NP hieno ‘NP est magnifique’ réponse : adv + V niin on V+S on se V (+ V) S + V V + PRT on (on) se on on joo Le verbe seul suffit aussi, mais il peut également être précédé de l’adverbe niin ’ainsi’ ou suivi de la particule joo. Ou bien le verbe est complété par un pronom sujet anaphorique, qui peut se placer soit derrière le verbe : on se, soit devant le verbe : se on. Lorsqu’il existe tant de réponses minimales (ou presque minimales), on peut se poser la question de savoir si elles sont réellement en alternance libre – pour employer une conception structuraliste – ou s’il y a quelque chose qui les distingue. Les deux exemples qui vont suivre visent à montrer qu’il ne s’agit pas d’alternance libre ni de différences idiolectales. La formulation du tour précédent, la nature de l’information qu’ont les participants ainsi que le contexte séquentiel plus large où se situent la prise de position et la réponse constituent des paramètres pertinents par rapport au choix de la réponse. Je ne peux pas donner ici des exemples de tous les types de réponses possibles. Je me contente donc de résumer nos résultats concernant deux ou trois cas (Sorjonen – Hakulinen 2009). La simple répétition du verbe on (« est ») était possible dans la plupart des contextes ; ce type de réponse implique que le locuteur adhère à la position présentée par le locuteur précédent. La réduplication du verbe (on on) était réservée à un nombre plus limité de contextes : elle était employée seulement si le tour précédent comportait un proverbe ou toute autre évidence ou truisme. – Mais la nature du tour précédent ne dicte pas les choix de celui qui répond ; en effet, en employant la réduplication, le locuteur pouvait montrer qu’il considérait le contenu du tour précédent comme un truisme, même si ce n’était pas l’intention de l’interlocuteur. La troisième forme de réponse [V + joo] fonctionnait plus ou moins de la même manière que les cas où on répondait à une question : ce type de réponse terminait le thème indépendamment de la position séquentielle de la prise de position. Dans ce qui va suivre, je vais présenter des exemples de deux autres possibilités : dans ces cas, les réponses comportent un pronom anaphorique en plus du verbe. L’exemple 5 illustre ce type de réponse, qui constitue en fait la variante la plus rare dans le corpus étudié. L’exemple a été noté après une conversation à laquelle Dimensions du sens dans la conversation quotidienne 173 j’ai participé moi-même. Dans cette conversation, nous avons fait l’éloge d’un collègue qui avait donné une excellente leçon probatoire. 5. [Un bon conférencier] 01 A: 02 B: → Se on ihan hirveen hyvä opettaja. il est vraiment terriblement bon professeur. ‘C’est vraiment un très bon professeur.’ Se on. Il est. ’Oui, tout à fait’ Juste avant la conversation, la locutrice B avait décrit la leçon probatoire à laquelle elle avait assisté. La locutrice A, qui n’était pas présente à ce cours, a présenté son tour comme une remarque générale concernant la compétence pédagogique de la personne en question. En répondant à cette prise de position avec une construction du type SV, la locutrice B n’exprime pas seulement qu’elle est d’accord avec la locutrice A, sa réponse met aussi en valeur l’indépendance de la position qui y est présentée. De même, on peut considérer que le tour de B renforce l’évaluation présentée par la locutrice A, puisque c’est bien la locutrice B qui vient de témoigner de l’excellence de son collègue. Ici c’est l’accès à l’information qui influence la forme choisie : les deux locuteurs ont des informations indépendantes sur le sujet dont on parle, ce qui se manifeste aussi dans la formulation de la réponse. Je vais encore présenter brièvement la réponse du type on se, où l’ordre des mots est inverse par rapport au cas précédent. L’implication véhiculée par ce type de réponse est légèrement différente. L’exemple 6 a été tiré d’une conversation téléphonique entre deux femmes d’âge mûr. Juste avant, les locutrices ont parlé de la petite maison de campagne de Leila. En allant à sa propre maison de campagne, Anna était passée par celle de Leila pour vérifier que tout y était en ordre. Ensuite, les deux femmes ont constaté qu’il faisait beau à ce moment-là. Le temps était donc idéal pour passer un week-end à la campagne. 6. [L’automne est beau] 01 Anna: → .hh Kyl se on: syksy on niin mahdottoman kaunis. [h oui il est: ����������������������������������� l’automne est tellement terriblement beau. ‘.hh C’est vrai que l’automne est vraiment très beau.’ 02 Leila: → [On se.= 03 Anna: =.Jo[o 04 Leila: [Kyllä mä vi- ei viikonloppuna menen .hhh mä meen ’Oui je ce we- non ce week-end je vais y aller .hhh je vais ’ Auli Hakulinen 174 05 06 kans t- kääntää ↑maat ja .hh laittamaan kuntoon varmuuden vuoks ’aussi t- retourner la terre et .hhh tout ranger, au cas où ce serait la kaikki jos (.) jos sitte ei tuu enää mennyks. dernière fois que j’y vais.’ Anna termine la discussion concernant le temps par une prise de position universelle sur la beauté de l’automne. Les généralisations universelles concluent typiquement un thème. Néanmoins, pour dire qu’elle est d’accord avec Anna, Leila emploie dans ce cas une réponse du type on se, c’est-à-dire « V + sujet ». Dans notre corpus, les locuteurs ont eu recours à ce type de réponse pour effectuer un changement de point de vue par rapport à ce qui a été présenté par l’interlocuteur. Maintenant, on peut bien se demander comment il est possible d’aborder la beauté de l’automne d’un point de vue différent. Or, la suite de la conversation révèle que les locutrices abordent effectivement le sujet de points de vue différents. En effet, Leila commence à parler de son projet d’aller à sa maison de campagne le week-end suivant (aux lignes 4–6), et elle finit par se plaindre de la grande quantité de travail que l’entretien de cette maison de campagne implique (la suite de la discussion n’est pas incluse ici). Finalement, il s’avère que Leila a l’intention de vendre sa maison. Leila aborde donc le thème de la beauté de l’automne de son propre point de vue : elle s’inquiète de tous les travaux agricoles qui doivent être effectués chaque automne sur le terrain de sa maison de campagne. Moyennant l’implication véhiculée par la réponse du type « V + sujet », la locutrice évite de mettre fin à la discussion sur le thème. Cela lui permet de continuer à parler d’un sujet qui s’y rattache, la vente de sa maison de campagne, qui lui cause trop de travail. Le zéro générique et anaphorique comme choix rhétoriques et interactionnels Je vais maintenant en venir à l’examen de l’indexalité, qui constitue le dernier phénomène traité dans cette conférence. Le terme d’indexalité qui est employé en sémiotique est également utile en analyse conversationnelle. Selon cette conception, la parole est toujours « indexale », c’est-à-dire qu’elle transmet des informations sur les traits contextuels : les attitudes, les réactions et les sensations de celui qui parle. Cette généralisation ne suffit cependant pas pour constituer la base de l’analyse sémantique des traits individuels de la langue. En effet, la distinction entre un indice référentiel et un indice propre effectuée par Michael Silverstein s’est avérée très fructueuse (Silverstein 1976). Dans la recherche finlandaise, cette distinction a été introduite par ma collègue Lea Laitinen. Les Dimensions du sens dans la conversation quotidienne 175 indices référentiels sont donc des éléments ayant un référent. Les pronoms en constituent un exemple typique. Les indices propres, quant à eux, sont des signes qui n’ont pas de référent, mais qui apportent malgré tout dans la conversation une implication ou un sens associatif. Les particules discursives – comme par exemple la particule joo du finnois – ainsi que beaucoup d’indices non-verbaux – comme par exemple l’inspiration, la direction du regard et la prosodie – peuvent être considérés comme des exemples typiques des indices propres. À propos de l’inspiration, les étrangers qui viennent en Finlande remarquent souvent que le finnois, comme les autres langues parlées dans les pays nordiques, peut être parlé aussi en inspirant. Quand on l’entend comme ça, on pourrait penser qu’il s’agit seulement d’une coutume nordique un peu comique. Après avoir examiné ce trait plus en détail dans les conversations finnoises, j’y ai découvert quelques régularités en ce qui concerne l’emploi de l’inspiration, surtout lorsque celle-ci s’associe à une particule. Il y a une occurrence de ce type dans l’exemple 6, à la ligne 3 : Anna, qui avait présenté la première prise de position, énonce ensuite uniquement une particule (.joo), qui est prononcée en inspirant (l’inspiration est indiquée avec un point devant le mot). Comme c’est le cas dans l’exemple 6, l’inspiration peut être employée notamment par un locuteur qui est en train de se retirer de la conversation : ce type d’emploi est peut-être aussi bien iconique qu’indexal. Je vais relever deux indices référentiels, deux zéros. Je veux montrer qu’ils ne servent pas seulement à faire référence, mais qu’ils ont aussi d’autres fonctions. Premièrement, le zéro constitue en finnois un moyen de référence non spécifique employé pour se référer à une personne. Il correspond alors au pronom on du français ; sa signification est dans ce cas-là « n’importe qui ». Lorsque le zéro est en position sujet, le verbe de la phrase est à la troisième personne du singulier. 7. a Tallinnaan Ø pääsee laivalla. ’On peut aller à Tallinn en bateau.’ b On niin kaunis ilma, ettei Ø oikein jaksaisi olla sisällä. ’Il fait tellement beau qu’on n’aurait pas vraiment envie de rester à l’intérieur.’ c Täällä Ø viihtyy/ikävystyy/tekee mieli käydä usein. ’On est bien ici. / On s’ennuie ici. / On a envie de venir ici souvent.’ Néanmoins, ma collègue française, Lorenza Mondada, affirme qu’elle a découvert ce même trait aussi dans certains dialectes du français. 176 Auli Hakulinen Cela est appelé la personne zéro. On a considéré qu’en position sujet, elle fait partie du système des personnes. Elle peut cependant apparaître aussi dans d’autres positions syntaxiques, qui sont typiques d’un référent humain. Le zéro peut par exemple constituer l’objet dans une construction indiquant celui qui « éprouve » quelque chose (8a), celui qui « possède » quelque chose (8b–c) et celui qui bénéficie de quelque chose (8d) : 8. a Katupöly yskittää Ø keväällä. ’La poussière des rues fait tousser Ø au printemps.’ b Olisipa Ø enemmän aikaa. (cf. minulla ‘à moi’) ’Si seulement il y avait Ø plus de temps.’ (cf. ’si j’avais’) c Saunassa Ø on mukavaa. ’Au sauna, Ø on est bien.’ d Tästä tulee Ø sakkoja. ’Cela va avoir pour conséquence Ø une amende.’ e Tämä Ø pitää kirjoittaa uudestaan. ’Cela Ø doit être réécrit.’ Aussi bien dans la position sujet que dans toutes les autres positions syntaxiques illustrées dans les exemples, le zéro est « influencé » (affected, Patient) sur le plan de la sémantique de rôles, et il est toujours « humain », c’est-à-dire, comparable à la première et à la deuxième personnes. Lorsqu’il est employé dans l’interaction, ce type de zéro est fortement expressif. On a avancé que le zéro constituerait un moyen de politesse ; qu’il permet d’éviter la référence explicite à une personne dans différentes situations qui menacent la face, comme par exemple dans les suggestions ou dans les invitations (Hakulinen 1987). Le locuteur (le policier dans l’exemple 8d ou bien le professeur dans l’exemple 8e) ne dit pas « directement » qui aurait une amende ou qui devrait réécrire son texte, mais la situation fait comprendre que le locuteur ne se réfère pas à lui-même mais à celui à qui il s’adresse. Le plus souvent, l’analyse de la politesse a été non empirique ; elle s’est basée sur des exemples inventés de manière introspective, comme ceux que je viens de présenter. L’interprétation du zéro comme un moyen de politesse peut dans certains cas être pertinente, mais elle ne suffit pas pour expliquer toutes les situations dans lesquelles le zéro est employé. Une explication plus intéressante et plus cohérente sur le plan sémantique est donnée par l’analyse interactionnelle. Il n’est pas rare que le locuteur emploie la personne zéro pour parler d’une expérience personnelle, comme c’est le cas dans les exemples précédents (7b–c, 8b). On peut constater que dans ce type de cas, il ne s’agit pas vraiment « d’éviter » une référence explicite, mais plutôt « d’inviter » le récipiendaire à s’identifier à ce qui est dit à l’aide d’un zéro. Le récipiendaire, quant à lui, peut ainsi remplir la place du zéro avec un référent, qui peut être par exemple le récipiendaire lui-même – si celui-ci reconnaît Dimensions du sens dans la conversation quotidienne 177 l’état de choses présenté dans l’énoncé et s’il peut s’identifier à l’expérience qui est transmise (Laitinen 2006 : 225). Dans ce cas, la signification sémanticoréférentielle (autrement dit, le fait que le zéro soit toujours humain, qu’il soit celui qui éprouve, ou « patient », et de plus non spécifique) et la signification indexico-dialogique du zéro (la présentation de la place pour l’identification) sont intimement liées. Comment cela se manifeste-t-il dans la conversation ? Je vais en donner un exemple : il s’agit d’une conversation téléphonique entre deux amies dont le thème est le chagrin de Mia : sa collègue proche, qui va s’installer loin dans une autre ville, vient de passer sa dernière journée au travail. 9. [Le départ d’une amie] 01 Mia: - - ↑ tää on ollu kyllä ‘ça a été vraiment’ 02 yh[tä vollaamista helvetti tää ilta ‘des larmes sans arrêt juron toute la soirée’ 03 Anu: [Voi::: nu:ppu::: [’Oh::: ma peti:::te’ 04 Mia: → s’ tuntuu Ø jotenki nii tyhjälle sen paikka ç’ sent Ø en quelque sorte tellement vide sa place ‘on Ø a l’impression que c’est tellement vide sa place’ 05 → sit taas jonku ai[kaa täs että puis encore un certain [ temps ici que ‘puis encore pendant un[ certain temps ici alors’ 06 Anu: [Nii::, [Oui::, Mia dit qu’elle avait beaucoup pleuré (le temps employé est le passé composé, aux lignes 1–2). Elle reçoit une réponse empathique à ce tour (à la ligne 3). Ensuite, elle donne une explication à ses pleurs. Là, elle utilise le présent au lieu du passé composé qu’elle avait employé avant. De plus, elle emploie la personne zéro (aux lignes 4–5) : on a l’impression que la place de son amie est vide maintenant et à l’avenir. On peut considérer que la référence zéro sert ici à inviter l’interlocuteur à reconnaître l’expérience et à s’y identifier. Et c’est ce qui se passe ici : Anu réagit à cette explication émotionnelle en employant la particule niin (Sorjonen 2001a : 167-). Le fait que le zéro apparaisse souvent dans des explications affectives permet au récipiendaire de montrer s’il s’est identifié ou non à l’expérience décrite. Cela 178 Auli Hakulinen se fait avec le choix de la seconde des deux particules discursives joo / niin – celle qui atteint précisément la dimension affective du tour et y répond affirmativement. Selon ma collègue Marja-Leena Sorjonen, l’autre possibilité, la particule joo, sert, quant à elle, seulement à marquer la réception de l’information factuelle présentée dans le tour précédent. Cette explication s’applique aussi aux cas de politesse : celui qui présente une demande ou une exigence propose une place au destinataire. Si le destinataire accepte cette place, il assume une responsabilité. Le zéro anaphorique dans des contextes affectifs Mon deuxième exemple illustre le zéro anaphorique. Le finnois est ce qu’on appelle une langue pro drop, c’est-à-dire que, sous certaines conditions, le zéro anaphorique peut être employé au lieu du pronom spécifique de la troisième personne. À la différence du zéro générique, le zéro anaphorique ne se réfère pas toujours à une personne. Mais lorsqu’il a un référent humain, son emploi n’est pas lié uniquement à la saillance du référent concerné. Effectivement, il a souvent été avancé que l’alternative zéro est choisie lorsque le référent est particulièrement saillant dans la situation en question. En fait, la saillance constitue uniquement une condition textuelle. Je vais d’abord illustrer le zéro anaphorique à l’aide d’un exemple consistant en une phrase isolée. 10. Mies vakuutti, että _ halusi asian julki ja korosti, ettei _ pelkää mitään. ’L’homme a assuré que _(il) voulait rendre la matière publique et a souligné que _ (il) n’avait peur de rien.’ Nos résultats suggèrent que le zéro anaphorique apparaît en alternance avec un pronom aussi bien dans la conversation quotidienne que dans la narration littéraire, lorsqu’on y rapporte la parole et les pensées d’une manière imitant le style des conversations quotidiennes (Hakulinen et Laitinen 2008). En particulier, lorsque le narrateur ou un participant à la conversation emploie ce zéro pour expliquer les actions, la parole ou les pensées d’une personne, ce choix contribue à transmettre des informations concernant l’attitude du locuteur à l’égard de cette personne, surtout à l’égard de ses pensées. Le zéro peut dans ce cas-là véhiculer notamment de l’ironie, de l’empathie ou de la désapprobation. Ce type d’attitude n’apparaît pas si l’expression comporte un pronom anaphorique explicite. J’ai indiqué la place du zéro anaphorique avec un tiret pour le distinguer des zéros génériques. Dimensions du sens dans la conversation quotidienne 179 Cela est assez clairement illustré par un exemple tiré de l’œuvre de Väinö Linna, intitulée Täällä pohjantähden alla (« Ici, sous l’étoile polaire »). Le passage se situe à la fin de la guerre civile. 11. Pari päivää myöhemmin Emma kävi Koskelassa ja kertoi Hellbergin lähteneen samana iltana. Tapahtumasta hän ei ollut juuri mitään puhunut ja oli muutenkin ollut vaitelias ja synkk������������������������������������������������������������������� ä. Akseli oli jonkin verran kiusaantunut ja pyyteli anteeksi, kun oli sillä tavalla huutanut ”ihmisten huoneissa”, mutta sanoi ikään kuin selitykseksi: – Minun pisti kumminkin niin vihakseni, kun _ rupee veteleen kaikenlaista ja _ puhuu niin kuin hänellä olis asiassa jonkinlaiset tuomarinvaltuudet. (Linna: Täällä pohjantähden alla III) Deux ou trois jours plus tard, Emma passa chez Koskela et elle dit que Hellberg était parti le même soir. De ce qui s’était passé, il n’avait presque rien dit et dans l’ensemble, il avait été silencieux et morne. Akseli était un peu gêné et il s’excusa d’avoir tellement hurlé ”chez les gens”, mais comme pour s’expliquer, il dit : – Je me suis fâché tout rouge, quand _ (il) a commencé à raconter toutes sortes d’histoires et quand _ (il) a parlé comme s’il avait les pouvoirs du juge en la matière. (Väinö Linna : Ici, sous l’étoile polaire III) Dans ce passage, les participants à la conversation sont Emma et Akseli. La personne dont ils parlent, Hellberg, un agitateur communiste qui est de retour de Russie, avait persuadé Akseli d’agir aussi. En employant des formes de la première personne (écrites en italiques), Akseli exprime explicitement son attitude négative envers Hellberg déjà avant la séquence incluant le zéro anaphorique. Tout de suite après, il y a une description des dires déplorables de ce Hellberg au moment où les hommes s’étaient rencontrés (Hellberg avait évoqué de vieilles affaires et critiqué Akseli). Dans cette description (cf. « de ce qui s’était passé », à la ligne 2), on emploie le zéro anaphorique. Dans l’exemple (12), pris dans un poème prosaïque écrit dans un style oral, le référent du zéro anaphorique est un animal, un chien, qui ne sait pas parler ; le narrateur s’identifie à la situation de cet animal. L’emploi du zéro anaphorique traduit l’empathie du narrateur pour le chien : le zéro est précédé d’un pronom logophorique hän indiquant que le narrateur rapporte des pensées du chien, qui s’appelle Reima. 12. Kyllä Nyykvisti tuli ja huuti ”Reima sinä”. Ja anteeks se pyyteli, kyllähän minä anteeks annoin, koiralle, eihän hän voinut tietää, ��������������������������������������������������������������������������� _ oli opetettu varkaita ajamaan ja käymään kiinni. (Maila Pylkkänen : Arvo) Auli Hakulinen 180 Nyykvisti est bien venu et il a crié « Reima toi ». Et il s’excusait, je lui ai bien pardonné, au chien, car il ne pouvait pas savoir, on _ (lui) avait appris à chasser les voleurs et à les attaquer. Dans les conversations quotidiennes, le zéro anaphorique apparaît surtout dans différentes séquences de jérémiades et de commérages. Dans ce type de situations, le zéro semble traduire l’adhésion du locuteur au point de vue – et souvent aussi aux éléments affectifs – présentés dans le tour de parole précédent. Dans l’exemple suivant, cet engagement dépasse même les intentions du locuteur. Les partenaires à la conversation présentée sont des lycéennes. Une des filles, Sanni, vient de changer d’école (elle s’est incrite à un lycée du soir), et elle parle ici de sa première journée dans la nouvelle école. 13. [Nouvelle école] 01 Missu: 02 03 Sanni: 04 Oliksää nyt koulussa vai. ’T’étais à l’école aujourd’hui alors.’ (0.4) No infotilaisuuessa mut ei ei ihan turha (v-) homma ’Ben j’ai assisté à une séance d’information mais non non c’était (v-) complètement inutile’ Emmää oppinu mittään uutta tietoo, ’J’ai rien appris de nouveau,’ 05 (0.2) 06 Missu: Jo[o joo,h 07 Sanni: [Eikä ne osannu neuvoo mua ku mä oon kaks vuatta [’Et ils ne savaient rien me dire parce que j’ai fait deux ans’ 08 09 10 päivälukiossa ku se ei (.) Se kyseinen opettaja ei tienny ’dans un lycée ordinaire et c’est pas (.) Le prof en question ne savait pas’ et mitä: (.) miten ne vastaa toisiaan ni mä en voinu tehä siel mittää: h ‘à quoi: comment ils se correspondent alors je pouvais rie:n faire là-bas’ (.) 11 Missu: <Aijaa.h> Ah bon.h Dimensions du sens dans la conversation quotidienne 12 181 (0.3) 13 Missu: → Ei _ tienny miten ne vastaa toisiaa. ’_Ne savait pas comment ils se correspondent.’ 14 Sanni: 15 16 Nii siis sei ku e#::# Tarvii opon kans soitt:aa ja niinku ’Oui j’ veux dire qu’il #n’a::# Faut appeler l’orienteur et puis’ miten ne kurssit vastaa toisiaan päivälukion ’comment les cours du lycée ordinaire ja il[talukion. et du lycée[ du soir se correspondent.’ 17 Missu: [Joo: joo °justii°,h [’Oui oui tout à fait’ ,h Missu, la destinataire de la séquence narrative, reçoit d’abord l’information donnée par Sanni comme une nouvelle (Aijaa, « Ah bon », à la ligne 11). Ensuite, elle présente une question affective d’étonnement ; dans sa question, elle répète l’énoncé de Sanni, à la différence près qu’elle y remplace le sujet par un zéro anaphorique (à la ligne 13). Le tour de Missu incluant le zéro traduit l’étonnement et la désapprobation de la locutrice. On peut entendre dans ce tour que Missu désapprouve que le professeur n’ait pas su conseiller la nouvelle élève. Le zéro anaphorique implique que la locutrice s’identifie à l’attitude présumablement critique de l’interlocutrice. La suite (aux lignes 14–15) révèle cependant que Sanni n’avait pas présenté son discours comme une critique. Le zéro est donc vide seulement sur le plan syntaxique : à la place du sujet, il n’y a rien dans la phrase. Le sens du zéro n’est cependant pas vide. Que le locuteur choisisse un pronom (hän ou se) ou qu’il choisisse le zéro, il effectue un choix rhétorique. D’un côté, le choix du zéro crée des implications qui transmettent des informations concernant les attitudes et la relation affective du locuteur par rapport à son interlocuteur. D’un autre côté, le zéro peut véhiculer des interprétations concernant la parole ou les pensées de l’interlocuteur, ou de la personne dont la parole et les pensées sont rapportées par ce dernier. Conclusion Dans cette présentation, j’ai cherché à montrer de quels types de sens il s’agit lorsque l’action et l’interaction sont prises en compte dans l’étude de la langue. 182 Auli Hakulinen Dans chaque cas que j’ai traité, le locuteur a effectué deux actes en même temps : en plus de l’acte « principal » qui est présenté explicitement, le locuteur a effectué aussi un autre acte, un acte implicite, qui doit être déduit par l’interlocuteur. En répondant à une interrogation totale avec une phrase entière, les locuteurs n’ont pas seulement donné une réponse affirmative, ils ont aussi remanié l’énoncé ou cherché à éviter des sens implicites véhiculés par la question. Bien sûr, ce type de refus peut aussi être fait explicitement ; c’est ce qui se passe fréquemment dans les débats télévisés, par exemple. Mais nous trouvons intéressant le fait que, surtout dans les conversations quotidiennes, les participants préfèrent recourir à des moyens implicites. Les exemples comportant des prises de position ont démontré qu’en exprimant une opinion concordante par rapport à ce qui a été dit dans le tour précédent, le locuteur peut, encore une fois, donner des indices de la manière dont il se positionne par rapport à l’information présentée : il peut notamment indiquer s’il a un accès égal ou peut-être un accès préalable à cette information ou peut-être s’il voit ce dont on parle sous un autre angle. En ajoutant une particule discursive à sa réponse minimale, le locuteur peut encore laisser entendre qu’il considère que la discussion sur le thème en question est close pour sa part. Les indices référentiels, au moins les zéros génériques et anaphoriques que j’ai eu le temps d’aborder ici, véhiculent aussi d’autres fonctions, en plus de leur potentiel référentiel : ils peuvent notamment servir à inviter l’interlocuteur à s’identifier à la situation qui est décrite ou bien véhiculer des sens implicites concernant l’attitude affective et l’attitude générale du locuteur. – Au total, les dimensions que j’ai cherché à éclairer ici ne donnent pas d’informations sur la réalité extralinguistique, qui est quelque part à l’extérieur, mais sur la réalité mentale : ce que fait un locuteur lorsqu’il ou elle choisit une certaine forme dans le paradigme de différentes possibilités. Ce qu’il fait du tour précédent, et comment il exprime son attitude par rapport à la personne dont on parle. Comment il ne fait pas que dire, mais laisse aussi comprendre. Dimensions du sens dans la conversation quotidienne 183 Bibliographie Hakulinen, A. 1987 : Avoiding personal reference in Finnish. The Pragmatic Perspective. Éd. J. Verschueren et M. Bertucelli-Papi. Pragmatics & Beyond, J. Benjamins : Amsterdam. 141–153. Hakulinen, A. 2001a : Minimal and non-minimal answers to yes-no questions. Pragmatics Vol 11, No.1. 1-15. Hakulinen, A. 2001b : On some uses of the discourse particle kyllä in Finnish conversations. Studies in interactional Linguistics. Éd. E. Couper-Kuhlen et M. Selting. Amsterdam / Philadelphia : John Benjamins. 171-198. Hakulinen, A. et Laitinen, L. 2008 : Anaforinen nolla: kielioppia ja affekteja (Le zéro anaphorique: grammaire et affect). Virittäjä 2. 162-185. Hakulinen, A., Vilkuna, M., Korhonen, R., Koivisto, V. et Alho, I. 2004 : Iso suomen kielioppi (La grande grammaire du finnois). Helsinki : SKS. Heritage, J. 1984 : Garfinkel and Ethnomethodology. Oxford : Blackwell. Laitinen, L. 2006: Zero person in Finnish: a grammatical resource for constructing human reference. Grammar from the human perspective. Case, space and person in Finnish. Éd. L. Campbell et M-L. Helasvuo. Amsterdam / Philadelphia : John Benjamins. 209-231. Silverstein, M. 1976 : Shifters, Linguistic Categories and Cultural Description. Meaning in Anthropology. Éd. K. H. Basso et H. A. Selby. Albuquerque : University of New Mexico Press. 11-55. Sorjonen, M-L. 2001a : Responding in conversation. A study of response particles in Finnish. Amsterdam / Philadelphia : John Benjamins. Sorjonen, M-L. 2001b : Simple answers to polar questions. Studies in Interactional Linguistics. Éd. M. Selting et E. Couper-Kuhlen. Amsterdam / Philadelphia : John Benjamins. 405-431. Sorjonen, M-L. – Hakulinen, A. 2009 : Alternative responses to assessments. Conversation analysis. Comparative perspectives. Éd. J. Sidnell. Cambridge : Cambridge University Press. Auli Hakulinen 184 Conventions de transcription voi °mennyks° oli : <Ahaa> t- ↑ = [ens ] [no m]ut . , .hh h .joo #ee# (.) (1.0), (0.4) mt élément prononcé avec plus d’intensité que dans l’entourage niveau sonore plus bas que dans l’entourage allongement vocalique débit nettement ralenti interruption d’un mot forte montée mélodique à l’intérieur enchaînement immédiat de deux énoncés chevauchement de parole mélodie clairement descendante mélodie légèrement descendante inspiration clairement audible expiration mot prononcé avec inspiration voix craquante micropause (durée 0,2 secondes ou moins) pause silencieuse claquement des lèvres Abréviations grammaticales sg1 sg2 prt neg Q S V X Ø première personne du singulier deuxième personne du singulier particule négation particule interrogative sujet verbe autre constituant de la phrase, par exemple complément circonstanciel zéro générique Jeanne-Marie Barbéris Les déictiques spatiaux dans la narration romanesque : cotexte, contexte et empathie Dans la narration à la 3e personne, certains emplois déictiques conduisent à postuler la présence d’une subjectivité autre que celle du narrateur. C’est le cas dans l’exemple suivant, avec là-haut : 1. Et comme il se sentait maintenant la peau brûlante il rouvrit la fenêtre. Le jour naissait, calme et glacial. Là-haut, les étoiles semblaient mourir au fond du firmament éclairci, et dans la tranchée profonde du chemin de fer les signaux verts, rouges et blancs pâlissaient (Maupassant, Bel-Ami, Ie partie, chap. VII). Là-haut « montre » vers le haut, et induit une orientation du regard dans cette direction, à partir d’une source d’observation constituée par le personnage de Georges Duroy, qui regarde par la fenêtre. Pour rendre compte de cet effet de sens subjectif, une explication est assez souvent proposée : celle du déplacement déictique (deictic shift theory). Pour ses défenseurs (Duchan et al. 1995), il s’agit d’un transfert d’origo (i. e. de centre déictique). Le lecteur abandonne sa propre origo, et se transporte dans le monde raconté. Identifiant son centre déictique à celui du personnage, il calque son orientation visuelle ou auditive sur lui. Cet alignement empathique avec le personnage crée une rupture avec le cotexte narratif, et fait surgir un effet de point de vue, centré sur la subjectivité du personnage. On constate aussi un effet de réel : le lecteur a le sentiment d’être mis en présence du référent. Dans l’exemple (1), le lieu montré, là-haut, permet de localiser déictiquement les étoiles dans le ciel. Cependant, l’hypothèse du transfert déictique a été construite dans le cadre d’une approche cognitive, proposant un modèle explicatif assez général. Travaille-t-on alors sur la construction du monde fictionnel dans son ensemble, ou spécifiquement sur des formes linguistiques ? De nombreuses questions demeurent donc ouvertes, concernant le rapport des déictiques au cotexte, et au contexte d’énonciation. Praxiling, UMR 5267, CNRS et Montpellier 3 ���������������������������������� Notion empruntée à Bühler (1934). 186 Jeanne-Marie Barbéris Seront prises en compte les formes simples ou composées du déictique là, ainsi que de (très rares) apparitions d’ici portant un effet point de vue. Le corpus est constitué des romans de Maupassant collectés dans Frantext (Une Vie, Bel-Ami, Mont-Oriol et Notre cœur), comportant une narration à la 3e personne et au passé. Ici, là, là-bas, là-haut, là-dedans : telles sont les formes retenues. Quatre d’entre elles sont récurrentes dans les narrations de Maupassant – là, là-bas, làhaut, là-dedans. Quant à ici, il reste exceptionnel dans les plages narratives du corpus romanesque. Mais il fonctionne en système avec là et là-bas, et doit à ce titre être considéré, afin de montrer en quoi il contraste avec les formes déictiques en là, d’usage massif dans le corpus. 1. Prolégomènes : quelques cadres pour l’étude, et quelques observations Notre conception explicative des déictiques de point de vue postule un double niveau d’énonciation. Le niveau enchâssant E1/E2 met en rapport un énonciateur-scripteur, avec un énonciataire-lecteur. Le niveau enchâssé [e] est celui du personnage. Dans une narration, la mise en avant de la subjectivité du personnage peut se faire selon deux modalités. Soit [e] est un sujet percevant, origo d’un point de vue, soit c’est un sujet de parole, et on a alors affaire à un discours rapporté (direct, indirect libre…). Il s’agit dans les deux cas de subjectivité, mais les deux types sont à distinguer soigneusement dans le principe. « Qui parle ? » /vs/ « qui perçoit ? ». Dans le deuxième cas, [e] est une origo perceptive, un « point de vue » (désormais PDV). Nous garderons ce terme consacré, PDV, bien qu’il soit dangereusement restrictif. En effet, le sujet perceptif, non seulement capte par la vue, mais par l’audition, l’olfaction, il est affecté par les ambiances (froid/ chaud), les synesthésies, il « ressent » (d’où euphorie/dysphorie), et il agit (d’où implication dans des scénarios). Ce sujet perceptif et expérienciel est, de plus, typiquement muet, « sans parole », à la différence du sujet du discours rapporté. 1.1. Contexte et cotexte Cette étude entend compléter un premier travail sur les formes empathiques de la deixis spatiale à l’intérieur du même corpus (Barbéris, sous presse). Plusieurs questions y avaient été laissées en attente de développement. Nous tenterons d’apporter ici des précisions sur deux points : ��������������������������������������������������������� Même si pratiquement, il existe des lieux d’hésitation : cf. Rabatel (2003), à propos des « comptes rendus de perception ». Les déictiques spatiaux dans la narration romanesque 187 (1) Dans le précédent travail, nous avions avancé, sans la pousser plus avant, une hypothèse explicative : i Au niveau enchâssé, le point de vue du personnage constitue l’origo de la deixis. Dans l’énoncé Là-haut, les étoiles semblaient mourir au fond du firmament éclairci, le lieu à voir, situé là-haut, est visé à partir de l’origo de [e], Georges Duroy. ii Nous attribuons en revanche au niveau enchâssant (interaction scripteur-lecteur) l’ostension proprement dite opérée par le déictique, et l’instruction que celui-ci comporte. Instruction qui peut se gloser sous la forme : « trouvez le lieu montré », « orientez-vous vers le lieu montré », que E1 adresse à E2. Le scripteur invite le lecteur à coopérer, via le texte, à la construction fictionnelle du monde narré. Il lui enjoint une orientation pratique, même si celle-ci demeure du domaine de la mimésis. Notre explication repose donc sur l’idée que le monde racontant (interaction scripteur-lecteur), et le monde raconté, où se situent les personnages, coopèrent en vue de construire le sens. Il s’agit de préciser la fonction du déictique dans ce dispositif. Reste à justifier plus précisément la « distribution des tâches » entre niveau enchâssant et niveau enchâssé, et la manière dont le texte narratif tire parti de son contexte (i. e. de la co-énonciation E1/E2). (2) Restent également à préciser la nature et le rôle du cotexte de ce déictique. Il est frappant que les formes de deixis spatiale empathique fassent constamment appel à une « double présentation », comme celle qui figure dans notre exemple de départ : là-haut est une première formulation de ce qui est décrit ensuite par le circonstant au fond du firmament éclairci. Cet énoncé est à comparer avec la phrase, dénuée de déictique, qui permettrait de décrire le même paysage, mais sans effet PDV: Au fond du firmament éclairci, les étoiles semblaient mourir, ou : les étoiles semblaient mourir au fond du firmament éclairci. Cette double présentation (déictique + circonstant(s) de lieu) est encore plus patente dans des cas comme : 2. Dans l’abîme, là, devant elle, elle entendait maintenant un petit bruit, le vague glissement de la mer sur les roches (Une Vie, chap. VII). 3. Là-bas, derrière la ville ouvrière, s’étendait une forêt de sapins (Bel Ami, IIe Partie, chap. I). Ces deux exemples sont représentatifs de très nombreuses occurrences rencontrées dans le corpus romanesque, fonctionnant selon le même principe de couplage entre monstration de l’espace, et description de l’espace. En (2), le déictique là vient « doubler » les compléments à valeur descriptive dans l’abîme et devant 188 Jeanne-Marie Barbéris elle : il donne l’impression que le regard du personnage plonge « tout au fond » de l’abîme. Cette plongée du regard est obtenue par l’effet de perspective que construit là, à partir de l’origo du personnage, réinvestie par l’origo de l’espace enchâssant, qui vient se superposer, et s’identifier au PDV enchâssé. En (3), le circonstant derrière la ville ouvrière vient semble-t-il préciser le sens du déictique là-bas. Ce déictique, par rapport à un circonstant du type au loin, apporte un effet PDV et un effet de réel. Ces exemples étaient utiles afin d’illustrer un fonctionnement typique et récurrent. Cependant, nous n’avons fait pour l’instant que les gloser, et nous n’avons pas vraiment précisé notre explication. Car nous en sommes toujours à dire que l’espace enchâssant de E1 et de E2, et l’espace enchâssé de [e], se superposent, s’identifient. Mais il reste encore à expliquer pourquoi on trouve à peu près exclusivement des là (et composés), dans le corpus romanesque. Pourquoi, presque aucune place pour ici ? Ici n’est-il pas le digne pendant de maintenant, pour exprimer le lieu-origine du sujet, en correspondance avec le T0 que dénote maintenant ? La réponse qui vient aussitôt à l’esprit, au vu de nos trois premiers exemples, est que là ou ses composés (là-haut, là-bas) y dénotent à chaque fois des lieux éloignés de l’origo. Le sujet, dans son nunc unique, peut en effet percevoir une multiplicité de sources de sensations, visuelles, auditives, etc., proches ou éloignées. Mais on devrait du moins trouver ici pour dénoter le cas où le personnage perçoit un lieu contigu, un lieu qu’il occupe à titre personnel. Or, les choses sont bien plus complexes. En effet, ici est bien un adverbe de discours destiné à exprimer le lieu du sujet. Mais là est son concurrent direct dans cette fonction, comme le montre la possibilité en discours des deux phrases : je suis ici, et je suis là. Le sens de ces deux énoncés n’est sans doute pas absolument semblable. Quelle est alors la différence ? Nous allons essayer brièvement de rendre compte du système des déictiques spatiaux, ce qui permettra de mieux percevoir la nuance entre ici et là, comme expressions de l’« espace du sujet ». 1.2. Ici, là, là-bas Ces trois formes sont généralement définies les unes par rapport aux autres. Ici est toujours déictique (il récupère sa référence dans la situation d’énonciation), tandis que là peut être soit déictique, soit anaphorique. ������������������������������������������������������������������������������������ Dans le cadre d’un récit de fiction, la situation est décrite par le texte narratif. Les déictiques spatiaux dans la narration romanesque 189 Si on considère les emplois déictiques, ici s’oppose à là-bas selon l’axe : proximal /vs/ distal. Mais ici s’oppose également à là – cette fois au niveau énonciatif. En effet, ce n’est pas le même degré de subjectivité qui est mis en cause, dans la prise en charge de l’ostension, selon qu’on emploie l’une ou l’autre forme adverbiale. Du moins, telle est l’explication que nous proposons pour rendre compte de la différence entre ces deux déictiques (Barbéris 1998). La subjectivité dans le langage gagne selon nous à être étudiée selon un modèle graduel. À côté d’une subjectivité pleine et entière – une subjectivité en soi-même (ipse) – fondée sur les positions personnelles explicites et distinctes je/tu/il(elle), on propose de reconnaître également une forme de subjectivité émergente : une subjectivité en même (idem), où les positions personnelles ne sont pas distinguées les unes des autres, mais regroupées au sein d’un complexe intersubjectif. L’expression grammaticale la plus directe de cette forme condensive de subjectivité, en français, est le pronom on. Le déictique là, exprimant la co-orientation vers un objet commun d’attention, s’inscrit également dans la subjectivité en même. Là est donc le déictique de l’espace partagé, de la perception collective et de la co-présence attentionnelle. Cette collectivité permet d’inclure, selon nous, le PDV des instances enchâssantes E1/E2 dans le même espace perceptif que le PDV enchâssé de [e]. C’est donc une propriété du déictique là en langue, qui permet cet effet de discours : l’alignement des points de vue, la superposition des schémas corporels et des schémas expérienciels gérant le vécu des sujets E1/E2, et du sujet représenté [e]. C’est par ce canal que passe à nos yeux la fictionnalisation de l’espace du roman, en ce qui concerne les PDV transitant par la deixis spatiale. En raison de sa valeur identificatoire, là joue comme un « attracteur » pour la subjectivité enchâssante et la capte dans son espace, dans la sphère expériencielle du monde raconté. Ici constitue en revanche un déictique « égotique », définissant l’espace du soimême. Il indique le « territoire spécifique du sujet qui parle en tant que je » : un ego qui se pose comme distinct de son autre, à la différence de la subjectivité identificatrice et de l’espace collectif que porte la deixis en là. Ici, c’est « le lieu que je désigne », le lieu privé et spécifique qu’un ego s’approprie. Remarquons qu’on ne trouve pas, en discours, de forme *ici-haut qui pourrait se transposer en là-haut dans la narration (ou qui se maintiendrait telle quelle dans le DIL et le PDV). Là-bas n’est pas la transposition en récit d’ici-bas. Ici dedans ����������������������������������������������������������������������������������������������� Sur cette distinction, et sa pertinence dans d’autres langues que le français, voir l’article « Subjectivité en même / en soi-même », in Détrie et al. (2001). 190 Jeanne-Marie Barbéris est rare en discours, c’est là-dedans qui s’impose presque toujours. Là-haut, làbas, là-dedans sont donc des formes de discours, irréductibles en quelque sorte, elles doivent demeurer telles quelles dans le récit à la 3e personne, et y constituent des indices de PDV. C’est ce qu’on constate dans le corpus, comme le montrent les exemples (1) à (3). Si on veut éviter l’effet PDV lié à ces formes, il n’y a qu’une solution : ne pas les faire apparaître. 2. Ici et là empathiques chez Maupassant 2.1. L’exception (ici) confirme la règle (là) Si on examine les narrations à la 3e personne dans l’ensemble des romans répertoriés dans Frantext, malgré l’extension du corpus, on rencontre seulement deux emplois narratifs d’ici, pour désigner le lieu où se trouve l’observateur : l’occurrence cidessous, et une autre du même ordre, dans Notre Cœur . Partout ailleurs, c’est là (et ses composés) qui prévalent. 4. Jeanne rêve à son avenir et à l’amour, accoudée à la fenêtre de sa chambre, au château des Peuples. Elle imagine l’élu de son cœur. Alors, un peu calmée, elle laissa flotter son esprit au courant d’une rêverie plus raisonnable, cherchant à pénétrer l’avenir, échafauder son existence. Avec lui elle vivrait ici, dans ce calme château qui dominait la mer. (Une Vie, chap. I ) Pourquoi l’adverbe ici, précisément dans ce passage ? Il s’agit du lieu du sujet Jeanne, et appartenant à elle seule, ce que vient marquer le déictique en soi-même. Certes, c’est avec lui que Jeanne veut vivre ici, avec l’homme aimé, mais cet ici, le château des Peuples, elle le conçoit d’abord comme son bien propre, où elle accueillera son futur époux. Le château a en effet été donné à Jeanne par son père. L’adverbe transpose, dans l’espace du récit, une vision égotique du « territoire », actualisée à partir de l’origo de Jeanne. En somme, ce elle vivrait ici est l’écho d’un je vivrai ici, où résonne l’espèce de rêve d’appropriation euphorique vécu par le personnage à ce moment. La 3e personne elle se situe spatialement, à travers le déictique ici, comme si elle était un je. La théorie du transfert déictique (Duchan et al. 1995) s’applique bien à un tel cas, puisque le lecteur doit se transposer dans un espace autre, afin de pouvoir s’identifier à une entité subjective spécifique, distincte, qui se dit comme telle ������������������������������������������������������������������������������� L’explication proposée pour (4) est reconductible, pour la deuxième occurrence. Les déictiques spatiaux dans la narration romanesque 191 par l’emploi d’ici. Cette construction égotique de l’espace est corroborée par le cotexte, qui indique un changement d’attitude psychologique de Jeanne ; celle-ci se livre désormais à une rêverie plus raisonnable, et cherche à pénétrer l’avenir, à échafauder son existence. Ajoutons que ce passage peut être de plus interprété comme un discours indirect libre, dans la mesure où il livre un contenu de pensée, comme l’indiquent les formules introductrices que nous venons de citer. C’est donc un des nombreux cas où la distinction de principe proposée en introduction – entre le « qui perçoit ? » et le « qui parle ? » – devient délicate, les pensées étant traitées dans le roman comme des « paroles intérieures » que le texte verbaliserait. Mais, nous l’avons souligné d’entrée, c’est l’espace déictique en là qui caractérise massivement les narrations empathiques chez Maupassant. Et c’est donc dans cette forme qu’il faut aller chercher les explications fondatrices du système de la deixis spatiale empathique en français. Là – en tant qu’il implique une subjectivité en même – est particulièrement apte à soutenir l’empathie. À proprement parler, là et ses composés, en tant qu’adverbes de PDV, ne recourent pas à un mécanisme de transfert d’origo, puisque leur valeur première est de nature identificatoire. Certes, l’immersion des instances E1/E2 dans l’espace existentiel de niveau [e] est fictionnelle. Mais elle repose sur la définition en langue des adverbes étudiés, qui implique une vision co-orientée de l’espace perçu. Elle repose aussi sur une raison d’ordre pratique : la nature collective de l’origo. Ce qui est « à percevoir » s’adresse indifféremment à tous ceux qui sont là pour être affectés par la sensation, et qui s’alignent en direction des mêmes objets de perception. La monstration dans l’espace reste toujours, selon nous, en rapport avec un modèle praxéologique : celui qui unit étroitement le « guide » et « celui qui est guidé », comme dit Bühler (1934). Dans ce type d’activité, la coopération entre protagonistes, la coorientation des regards et des corps, et l’alignement intersubjectif sont de règle. De même, lorsqu’il s’agit de comprendre, concrètement, expérienciellement, les orientations dans l’espace que décrit le roman, c’est le « schéma corporel sensible » du scripteur et du lecteur qui sont mis en action – comme l’indique également Bühler, lorsqu’il parle de la Deixis am Phantasma (monstration d’un objet absent, imaginaire). �������������������������������������������������������������������� Les descriptions orales d’itinéraires le confirment (Barbéris 2008). 192 Jeanne-Marie Barbéris 2.2. Un cas emblématique : le là existentiel En contraste avec l’emploi très exceptionnel de l’ici de PDV, nous allons illustrer à présent un emploi empathique récurrent de la forme simple là, en vue d’exprimer un espace partagé. Les instances enchâssantes E1/E2 se voient invitées à entrer dans cet espace et à éprouver empathiquement les expériences euphoriques ou dysphoriques du sujet enchâssé [e]. On nommera ce là « existentiel ». Il est bien en effet le véhicule d’une expérience, où les sujets participants se voient chargés de toutes les implications de l’« être-là » : ils baignent dans une ambiance, et leur être s’assimile tout entier à ce que signifie cet Umwelt. En voici quelques illustrations (dans les exemples extraits d’Une Vie, les pronoms anaphoriques elle et lui désignent Jeanne) : 5. […] et elle resta là, rêvassant, presque sans songer, alanguie jusqu’au cœur, avec une envie de se coucher, de dormir pour échapper à la tristesse de ce jour (Une Vie, chap. VI). 6. Il [Massacre, le vieux chien] restait là tout le jour, presque immobile, se retournant seulement de temps en temps avec un grognement sourd (Une Vie, chap. XIII). 7. Elle restait là des jours entiers, immobile, les yeux plantés sur la flamme, laissant aller à l’aventure ses lamentables pensées et suivant le triste défilé de ses misères (Une Vie, chap. XIV). 8. Et il lui sembla que l’enfant était là, devant elle, avec ses cheveux blonds, collant son petit front contre le mur pour qu’on mesurât sa taille (Une Vie, chap. XIV). 9. Et tout le monde s’assit au pied d’un arbre, sur l’herbe du fossé. Ils restèrent là longtemps, causant doucement, de tout et de rien, dans une languissante torpeur de bien-être (Mont-Oriol, Ie partie, chap. V). On constate que l’effet PDV se produit aussi bien en discours indirect (ex. 8) qu’en phrase indépendante. Loin que l’insertion dans une complétive affaiblisse l’effet PDV, il le potentialise. Car l’expression introductrice est il lui sembla que : la soumission de la scène au PDV du personnage est ainsi explicitée. L’expression opacifiante place la « vision » sous l’emprise de Jeanne. Elle revit fantasmatiquement une présence, ce que traduit, dans le récit empathique, là, devant elle. Procédant à la manière du conteur épique, E1 se place « derrière le personnage », en alignement empathique avec lui, mais c’est lui qui procède à l’ostension, en coénonciation avec E2. Le gain obtenu est l’effet de réel. ������������������������������������������� Cette désignation est due à Michèle Perret. Les déictiques spatiaux dans la narration romanesque 193 Rappelons le mécanisme en jeu, selon l’hypothèse exprimée ci-dessus (point 1) : i l’origo de la vision est le personnage. ii La source de l’instruction déictique, et l’accent d’insistance appliqué à cette expression déictique, est en revanche E1, enjoignant ainsi à E2 de fictionnaliser l’espace, via la deixis, et de participer à la vision, grâce à la valeur empathique, identificatrice, de là. Origo déictique /vs/ source de la prise en charge de l’instruction déictique : les deux niveaux de fonctionnement énonciatif ne doivent pas être confondus. Il est temps de rappeler que dans le cas du PDV, on a affaire à un sujet perceptif et à un sujet d’expérience qui ne parle pas : il vit simplement son appréhension du monde, accompagnée de tous les sentiments positifs ou négatifs qu’implique son expérience. Il n’y a donc pas lieu de supposer que dans l’ex. 8, Jeanne formule in petto une monstration là, dans une sorte de discours indirect libre/discours intérieur « il est là, devant moi ». C’est le texte narratif qui traduit à travers le déictique l’illusion de présence vécue par Jeanne, afin que le lecteur puisse percevoir lui-même, grâce à l’effet de réel causé par la monstration, cette présence, et qu’il entre dans l’espace existentiel de Jeanne. Les autres exemples d’expressions existentielles se présentent en phrase indépendante. L’être-là constaté, perçu, n’est plus alors relayé par le regard du personnage, mais est destiné à être perçu directement par les protagonistes de l’espace enchâssant E1/E2 : Jeanne demeure/reste là « devant eux », « avec eux », en somme. Autre observation sur les extraits ci-dessus : l’apparition régulière, à la suite des expressions être là, rester/demeurer là, de constructions détachées, contribuant à la description des scènes où baigne le sujet [e], et des attitudes qu’il y adopte : épithètes détachées, participes présents accompagnés de leurs expansions diverses, infinitifs, constructions absolues (ex. 7 : les yeux plantés sur la flamme), compléments marquant des circonstances accompagnantes. Ainsi se construit l’effet d’ambiance propre au là existentiel. La nature statique, passive de cet être-là est soulignée par les larges expansions syntaxiques en fin de phrase, qui impriment au texte un tempo ralenti, alangui. Dans le roman Une vie, les expressions rester là/demeurer là sont clairement le symbole de l’inertie du personnage sur le plan actanciel. Cruauté supplémentaire : la description étroitement parallèle du déclin de Jeanne, et de la décrépitude du vieux chien Massacre (comparer les ex. 6 et 7). L’espace vécu existentiellement est tantôt dysphorique (cf. les occurrences concernant Jeanne), tantôt euphorique (exemple 9, Mont-Oriol). 194 Jeanne-Marie Barbéris Dernière remarque : là peut exprimer un PDV, et, conjointement, récupérer cotextuellement sa référence. Là montre l’espace où demeure le sujet [e] et où vont se placer à titre fictionnel E1/E2, et en même temps, le scripteur E1 indique au lecteur E2 quel est ce lieu montré, par des expressions descriptives placées dans le cotexte d’avant, ou d’après. N’y a-t-il pas une inconséquence à proposer une telle analyse ? Ne dit-on pas, en bonne méthode, que là est tantôt déictique (il récupère sa référence dans la situation), tantôt anaphorique (il récupère sa référence dans le cotexte) ? Voici l’explication que nous proposons. Dans le cas du dialogue romanesque, il existe des frontières nettes entre discours enchâssant (narration), et discours enchâssé (paroles des personnages). Si un là apparaît dans la réplique d’un personnage, en discours direct, on trouve tout normal de récupérer cotextuellement la référence de cet adverbe dans le cotexte narratif, qui a décrit le décor où se place le personnage [e], et de considérer, parallèlement, que là est déictiquement visé à partir de l’origo du personnage, dans les paroles du dialogue. Dans le cas du PDV, la subjectivité s’exprime dans des phrases où, conjointement, se développe la narration, narration qui décrit par ailleurs « objectivement » l’environnement spatial, et les particularités de la scène en cours. Les traces de subjectivité empathique dans la narration objective jouent en quelque sorte sur les deux plans, alors que les insertions de discours rapporté dans la narration permettent de les séparer. Le texte montre subjectivement, et décrit objectivement, dans une sorte d’entrelacement des deux plans. Nous n’assimilerons pas, cependant, l’effet de réel produit dans la narration empathique par le déictique là et ses composés, avec l’effet « réaliste » des déictiques à référence situationnelle dans les dialogues. C’est que le récit empathique repose sur une stylisation très particulière, où les déictiques jouent comme des balises, des marqueurs diffusant de la subjectivité à l’intérieur du texte narratif. Cette « subjectivisation » de la narration de style empathique est très différente des effets de sens construits par l’alternance narration / discours direct des dialogues. Ce qui caractérise la narration empathique, c’est que la prise en charge de l’ostension n’est plus du ressort du personnage [e] (comme dans le cas de la deixis en discours direct) : elle passe sous la responsabilité de E1/E2. Nous avons essayé de montrer à travers le fonctionnement contextuel (appel à l’interaction enchâssante, et construction de l’effet de réel) et cotextuel (association de l’expression déictique avec diverses expressions descriptives) de la deixis spatiale en là, comment deux mondes réussissent à se superposer, par un effet d’homologie, ������������������������������������������������ Effet réaliste d’ailleurs souvent assez atténué. Les déictiques spatiaux dans la narration romanesque 195 et d’isomorphisme, entre les schémas praxiques du monde enchâssant (i. e. de la sphère E1/E2), et ceux du monde enchâssé (du personnage [e]). Des remarques voisines ont été faites à propos de l’adverbe temporel maintenant, par G. Fauconnier (1984 : 176 sqq.), s’inspirant lui-même des analyses de M. Vuillaume. Cependant, l’isomorphisme entre temps du monde enchâssant, et temps du monde enchâssé, et l’isomorphisme au niveau spatial, entre monde racontant, et monde raconté, sont de deux ordres différents. Le temps est abstrait, et linéaire. L’espace est muldimensionnel. Pour un seul et même maintenant, et une seule origo, combien de perspectives spatiales différentes, donnant lieu à des expressions de nature déictique : ici, là, là-bas, là-haut, à droite, à gauche, tout droit, en bas, en haut… La deixis temporelle ne réclame pas autant d’explicitations cotextuelles que la deixis spatiale : la schématisation du temps du niveau racontant et celle du niveau raconté peuvent se superposer sans autre commentaire. Le texte s’appuie directement sur l’intuition du lecteur, et sur l’insertion de celui-ci dans la linéarité du flux temporel. L’espace est plus concret. Il faut donc « faire voir » à ce lecteur ce qui est montré, par l’explicitation verbale de l’environnement spatial. 2. 3. Mise en perspective de l’espace et temps du parcours textuel Terminons par cette série d’exemples : 10. Le grand soleil s’enfonçait doucement là-bas, vers l’Afrique invisible, l’Afrique, la terre brûlante dont on croyait déjà sentir les ardeurs (Une Vie, chap. V). 11. Elle restait debout sur le quai, l’œil tendu sur la ligne droite des rails qui fuyaient en se rapprochant là-bas, là-bas, au bout de l’horizon (Une Vie, chap. XIV). 12. [vision de la chaîne des monts d’Auvergne] Et là-bas, tout là-bas, entre deux cimes, on en apercevait une autre, plus haute, plus lointaine encore, ronde et majestueuse, et portant à son faîte quelque chose de bizarre qui ressemblait à une ruine (MontOriol, Ie partie, chap. II). Les là existentiels étudiés dans la section précédente faisaient appel à une saisie expérientielle et affective de l’ambiance, insérant fictionnellement la relation E1/ E2 dans le même espace vécu que [e]. Les extraits ci-dessus ramènent au premier plan la perception. Un verbe de vision est impliqué (ex. 12) ; et l’ex. 11, avec l’expression l’œil tendu sur, exprime encore une fois un regard qui plonge dans la profondeur d’une perspective. Autre différence entre les deux séries d’exemples : le là existentiel implique une présence de l’origo [e] à l’intérieur de l’espace montré par les expressions être 196 Jeanne-Marie Barbéris là, rester là, et permet une insertion fictionnelle de E1/E2 dans ce même espace, grâce au phénomène de prise en charge de la deixis dans le hic et nunc de la lecture. En revanche, dans les exemples 10 à 12, on a affaire à la monstration d’un lieu éloigné dans lequel ne se positionne pas l’origo [e]. Un PDV est cependant mis en jeu par l’adverbe là, car la source du regard (le personnage) est forcément impliquée dans la vision. Aligné sur cette origo, E1 montre l’espace vers lequel s’oriente la perception du personnage [e], et ainsi implique énonciativement la source de perception qui se trouve active au moment de la lecture – celle de E2 – ce qui produit l’effet de réel. L’instruction déictique de E1 enjoint à E2 de « voir » l’espace éloigné que scrute le personnage [e]. On rejoint ici un cas de figure déjà illustré par les trois premiers exemples cités au début de l’article. Cependant, les exemples 10 à 12 présentent quelques particularités, par rapport aux exemples 1 à 3. On constate ici l’isomorphisme entre le parcours textuel (déroulement temporel des unités de la phrase au cours de l’écriture, puis de la lecture) et le parcours du regard qui s’enfonce dans la profondeur du paysage. Les « couplages » relevés dans le point 1 n’avaient pas seulement pour fonction de jouer entre deux niveaux, celui de la deixis empathique et celui de la description objective du décor. L’accumulation des expressions spatiales, les ajustements successifs auxquels procède le texte descriptif par des ajouts syntaxiques, interviennent aussi dans le rythme du texte, et rendent significative sa progression, temporellement instanciée. Les exemples 10 à 12 ne sont jamais que des cas particulièrement élaborés de ce type d’aménagement rythmique. On peut parler de clausules déictiques, dans les ex. 10 et 11, car la phrase se termine de manière modulée, ralentie, « en paliers ». En 12, ce sont au contraire des déictiques et un circonstant détachés en position frontale. Dans les deux cas, le rythme modulé se veut parallèle au processus qui conduit fictionnellement le regard du lecteur dans les profondeurs du paysage : il est iconique de ce processus, et enrichit l’effet de réel produit dans le hic et nunc de la lecture. Les répétitions, dans les noms de lieu (appositions de l’ex. 10), et surtout dans le déictique (ex. 11 et 12) figurent la dimension croissante de l’éloignement. Là-bas varie en degré dans l’ex. 12 (tout là-bas), ce qui souligne également la gradualité de la progression, et l’atteinte par le regard du point le plus éloigné. L’isomorphisme entre parcours textuel et successivité des étapes narratives a déjà été remarqué (par ex. Fauconnier 1984). Dans la description des référents spatiaux, la position statique de l’observateur immergé dans un espace (cf. le cas du là existentiel), ou la progression du marcheur, ou bien encore celle de son regard, tout cela se nourrit également du temps signifiant du texte qui les porte, en s’enrichissant cependant de la complexité des apports de l’expérience spatiale, qui réclame un traitement spécifique de la représentation. Les déictiques spatiaux dans la narration romanesque 197 Nous retiendrons de cette réflexion la prédominance, dans la deixis spatiale en là, du modèle de la co-orientation, de l’alignement, sous le signe de la subjectivité en même (idem). Cela permet de comprendre la raison pour laquelle là (et ses composés) prédominent à ce point dans le corpus romanesque de Maupassant. Ils permettent directement l’empathie, sans transposition « d’un sujet à un autre », puisque le sens de là en langue implique une position déictique identificatoire. Nous avons tenté de mieux comprendre le processus d’énonciation qui soustend cette deixis empathique, accordant notre attention au rôle joué respectivement (1) par le dispositif de co-énonciation scripteur-lecteur, (2) par le point de vue enchâssé du personnage. Nous pensons aussi avoir montré plusieurs dispositifs spécifiques, de nature récurrente, construisant une interaction entre le déictique et son cotexte. Les déictiques spatiaux empathiques contribuent à la fictionnalisation du monde narré, en superposant deux niveaux d’organisation expériencielle : monde du narrateur/du narrataire, et monde du personnage, et en jouant sur leurs homologies. Bibliographie Barbéris J.-M. 1998 : Identité, ipséité dans la deixis spatiale : ‘ici’ et ‘là’, deux appréhensions concurrentes de l’espace ? L’Information grammaticale 77. 28-32. Barbéris J.-M. 2008 : La deixis spatiale dans les descriptions d’itinéraires piétons : comment s’orienter dans l’espace de la ville ? Éd. M. Vuillaume. Cahiers Chronos 20. Amsterdam & New York : Rodopi. 199-219. Barbéris J.-M. sous presse : La deixis spatiale dans la narration à la 3e personne : là, un adverbe empathique ? Actes du XXVe Colloque International de Linguistique et de Philologie Romanes. Innsbruck, ���������������������������������������������������������� 3-8 septembre 2007. Tübingen : Niemeyer Verlag. Bühler K. 1934 : Sprachtheorie. Iena : Fischer. Détrie C., Siblot P. et Verine B. (Éds) 2001 : Termes et concepts pour l’analyse du discours. Une approche praxématique. Paris : Champion. Duchan J., Bruder G. et Hewitt L. (Éds) 1995 : Deixis in Narrative. A Cognitive Science Perspective. Hillsdale (N.J.) : Lawrence Erlbaum. Fauconnier, G. 1984 : Espaces mentaux. Paris : Éd. de Minuit. Rabatel A. 2003 : Le dialogisme du point de vue dans les comptes rendus de perception. Cahiers de praxématique 41. 131-156. Corpus d’étude Romans de Maupassant répertoriés dans la base de données FRANTEXT : Une Vie (1883), Bel-Ami (1885), Mont-Oriol (1887), Notre cœur (1890). Katarína Chovancová Pour une pragmatique de l’écriture interactive en ligne : le statut de l’énoncé dans le tchat Les discussions sur Internet (le tchat), soulèvent l’intérêt par leurs caractéristiques énonciatives hétérogènes. Les questions qui émergent quand on travaille sur ce type d’écrit spontané sont nombreuses : les conditions de production, les innovations graphiques, les articulations syntaxiques, les aspects pragmatiques. Toutefois, on peut considérer qu’une des interrogations principales est la suivante : dans ce mélange de messages difficilement déchiffrables, jouant sur les écarts par rapport à la norme standard, sur la recherche de l’innovation et sur la volonté de se démarquer, comment se fait-il que les « tchateurs » arrivent à se comprendre ? Dans cet article, nous nous poserons plusieurs questions relatives au statut de l’énoncé dans le tchat. Premièrement, sera évoqué le problème de ses frontières. Deuxièmement, celui de la distinction entre l’alinéa et l’énoncé, donc entre les lignes de dialogue et les unités de sens. Ces problèmes seront abordés après deux remarques préliminaires : l’une qui concerne l’univers spatial du tchat, l’autre qui porte sur son statut typologique intermédiaire, caractérisé par l’oralité et la scripturalité en même temps. Les exemples présentés seront tirés du corpus d’extraits de discussions de tchat, enregistrés par nous-même au cours de l’année 2003 et 2006. L’espace du tchat Le tchat, comme d’autres types de la communication médiée par ordinateur, se caractérise par un espace nouveau, différent de celui que l’on expérimente dans d’autres types de texte. En tant que récepteurs de textes écrits, nous étions habitués à ce que ces derniers apparaissent sous nos yeux sur des pages imprimées. Depuis un certain temps, on commence à s’habituer à ce qu’ils apparaissent à l’écran. Évidemment, l’écran et la page sont fondamentalement différents du point de vue Université Matej Bel, Banská Bystrica, Slovaquie ����������������������������������������������������������������������������������������� On utilise aussi les termes « médiate » ou « médiatisée ». Nous avons opté pour le terme proposé par Panckhurst (1999). 200 Katarína Chovancová de la stabilité qu’ils sont capables de confier au texte véhiculé. L’écran, quoique stable et fixe en soi, sert de cadre pour des mots en mouvement perpétuel, aux paroles sans cesse modifiées, aux textes en train de se construire, toujours ouverts, dont l’existence est, notamment dans le cas du tchat, éphémère et peu durable. La discussion de tchat défile dans une fenêtre qui est dotée de contours bien clairs ; pourtant, cette discussion affichée n’a ni de début, ni de fin. Son début et sa fin sont identifiés de façon différente par chacun, dans la mesure où chaque participant les associe subjectivement aux moments de son entrée et de son départ du « salon de tchat ». Le tchat est donc une expérience énonciative, dans laquelle l’espace d’affichage est perçu de manière individuelle. Toutefois, l’espace de la discussion sur Internet ne se limite pas à l’espace d’affichage (d’écriture et de lecture à l’écran). Parallèlement, il existe un autre espace, physique, défini par l’existence réelle des tchateurs (le chez soi, l’école, le bureau, etc.). Ce sont les endroits où l’on se trouve physiquement lorsqu’on tchate ou lorsqu’on navigue sur Internet. Cet entourage physique joue un rôle non négligeable : non seulement les tchateurs y font référence dans leur discours, mais leur environnement vital représente un cadre donnant naissance à des interactions « réelles », simultanées à celles qui se déroulent en ligne. Ces interactions réelles représentent souvent une contrainte importante (une interruption, un empêchement) par rapport à la discussion en ligne. Or, le tchat n’est pas une activité énonciatrice simple ; elle se déroule sur plusieurs plans. Ce qui apparaît à l’écran, production assez complexe en soi, n’est qu’une partie de la réalité du tchat plus large. La spatialité (tout comme la temporalité) du tchat est donc relative. Nous soutenons, par conséquent, que la notion de l’énoncé, traditionnellement conçu comme produit de l’énonciation, est, dans un certain sens, remise en question par ce type de discussion. Cette remise en question découle d’une discordance entre les paramètres spatiaux de l’énoncé produit et ceux de l’énoncé affiché. Paramètres énonciatifs hétérogènes La discussion en direct sur Internet est classée par la plupart de théoriciens parmi les discours mixtes, hybrides ou contaminés, en tout cas ceux qui sont caractérisés par des paramètres apparemment contradictoires, relevant de l’oralité et de la scripturalité à la fois. Nous proposons de considérer l’oral et l’écrit non seulement comme deux réalisations matérielles différentes d’un discours, mais de voir derrière eux des stratégies énonciatives de nature essentiellement distincte (Chovancová 2008 : 86). La co-présence des locuteurs, la possibilité d’interlocution, la présence d’une Pour une pragmatique de l’écriture interactive en ligne 201 instance médiatrice, autant de paramètres qui viennent marquer les discours du point de vue de leur caractère au sens général, dépassant leur réalisation matérielle. Si on admet que les discours écrits sont le plus souvent associés à un ensemble de paramètres précis (non interlocution, non co-présence, et l’existence de l’instance médiatrice) et les discours oraux par un ensemble de paramètres contraires (interlocution, co-présence et l’absence de l’instance médiatrice) on se rend compte que les discussions en ligne mélangent la matérialité écrite et les paramètres énonciatifs typiques plutôt pour les discours oraux. La perspective que nous adoptons pour pouvoir positionner approximativement le tchat du point de vue de la typologie textuelle et discursive, ainsi que du point de vue de son éventuelle généricité, s’inspire des théories de Findra (2004) et de Patráš (2002), qui proposent de caractériser les textes par une série de binômes de paramètres opposés. À l’issue de ce type d’approche appliquée aux discussions sur Internet, on souscrit à l’hypothèse selon laquelle l’oralité est le paramètre crucial pour déterminer les propriétés des textes concrets (Patráš 2002 : 7 et 29). Il est important de souligner que le tchat révèle plus que cette tension basique entre l’oral et l’écrit, plus qu’un métissage des traits dichotomiques. La communication en presqu’immédiat, non préparée, très ancrée dans le contexte situationnel utilise un ensemble de moyens d’expression et de faits de communication très hétérogène. Ce qui plus est, ce type d’objet communicationnel complexe « se défend » de se laisser saisir en employant les critères traditionnellement utilisés dans les essais classifiants ou typologisants, depuis longtemps présents en linguistique textuelle ou en stylistique. L’alinéa et l’énoncé La question de l’émergence du sens dans ce flux de messages tapés dans la hâte et visualisés dans un apparent désordre, pleins d’erreurs non volontaires, ainsi que de graphies nouvellement inventées, peut être envisagée à partir de l’examen du statut et de la structure de l’énoncé et des rapports entre l’énoncé et l’alinéa. Ces deux unités de dialogue, dont une (énoncé) est résultat du travail énonciatif fait par le locuteur-scripteur lui-même et l’autre (alinéa) ne résulte de ce travail qu’en ������������������������������������������������������������������������������������� Pour la pré�������������������������������������������������������������������������� sentation de la théorie des binômes de traits distinctifs, voir l’ouvrage Štylistika slovenčiny de Findra����������������������������������������������������� ainsi que différents travaux des membres de l������� ’école sociolinguistique de Bansk������������ á Bystrica. Katarína Chovancová 202 partie, ne se correspondent pas toujours. Cela signifie que les lignes de dialogue ne véhiculent pas toujours des idées complètes et le sens, il faut le chercher et le recomposer en s’appuyant sur certains indices. Or, comment doit-on lire le tchat ? Plusieurs questions partielles s’imposent. La première est celle de l’identification des frontières de l’énoncé : où commence-t-il exactement ? Quel est le point où on peut considérer l’énoncé comme clos ? Comment définir les rapports entre les frontières globales de l’énoncé et les bornes intérieures qui le structurent davantage ? Cette dernière question se pose d’autant plus que la réalisation linéaire des énoncés ou de leurs fragments s’accompagne du chevauchement des messages émis par des énonciateurs différents, ce qui entraîne le risque de mauvaise compréhension. Les bornes Quant à la frontière initiale de l’énoncé, on aurait tendance à l’identifier spontanément au début de l’alinéa. Un regard plus attentif montre cependant que ce n’est pas tout à fait le cas. Le début de l’alinéa contient d’abord des éléments qui n’ont pas été émis par le locuteur-scripteur : il s’agit le plus souvent, selon le dispositif technique du tchat qu’on a choisi d’observer, de deux ou trois éléments : le temps de l’émission du message, le pseudo de l’émetteur, et éventuellement le pseudo du récepteur visé. Dans l’exemple 1, l’alinéa débute donc par l’indication du pseudo de l’émetteur entre les crochets 1. <PeterPan> ca va Diana et toi ? et dans l’ex. 2, en slovaque, par l’indication du temps d’émission du message, suivie du pseudo de l’émetteur (krehka) et celui du destinataire (fifo) 2. (10:21:20 krehka) fifo: zostatok, ci ostatok ?? xii ....taky yy..koncek !!)))))) [la traduction française possible du message serait la suivante : le reste ou les restes? lol.... une fin, en tout cas] ����������������������������������������������������������������������������������� Très sommairement, nous utiliserons ici le terme d’énoncé pour désigner les unités de dialogue, dotées d’un sens relativement complet, porteuses de valeur pragmatique, correspondant à un ou plusieurs « actes » au sens de Roulet. En revanche, nous parlerons de l’alinéa en nous référant aux unités graphiques correspondant à des lignes du dialogue telles qu’elles s’affichent à l’écran. Pour une pragmatique de l’écriture interactive en ligne 203 Ces éléments qui marquent le début de l’alinéa du point de vue technique ne peuvent pas être vraiment pris en compte dans l’analyse de la structure de l’énoncé. Ils ne jouent qu’un rôle en quelque sorte secondaire dans la construction du sens. L’énoncé, tel qu’il nous intéresse, commence après le pseudo de l’énonciateur. Quand on veut tchater, il faut donc s’habituer à cette lecture sélective. De plus, dans la plupart des cas, l’alinéa est perçu différemment par l’émetteur et par le récepteur. Tandis que le récepteur perçoit les mots qui lui sont adressés par l’émetteur en même temps que les indications techniques ouvrant l’alinéa, l’émetteur construit son énoncé sans s’occuper de ces éléments initiaux qui seront rajoutés automatiquement à son message quand il aura appuyé sur la touche « entrée ». Nous insistons sur cette différence entre le début de l’alinéa et le début de l’énoncé ; le premier vient se rajouter au second. Le début de l’alinéa, tel que nous l’avons montré, a peu à voir avec le processus de l’énonciation, sauf qu’il en marque quelques circonstances, car il dépend uniquement du dispositif technique. La distinction entre l’énoncé et l’alinéa est observable également quand on veut identifier la/les frontière(s) finale(s) de l’un et de l’autre. Dans certains cas, la fin de ligne est imposée par le système ; l’ordinateur limite le nombre de caractères qui peuvent être tapés sur une ligne. Là où le passage à la ligne se fait en fonction de la décision de l’émetteur, il marque soit la fin de l’énoncé complet (ex. 3), soit la fin d’un fragment de l’énoncé (ex. 4) : 3. <diana1> les chats c est justement l endroit pour partager ses opinions 4. <ColibrY> si tu savai <ColibrY> ce dont ej susi capable Ce dernier exemple dévoile le problème de l’incomplétude des énoncés, qui est important dans le processus de la construction du sens dans le tchat. Dans tous les cas, le passage à la ligne est une marque conclusive, une espèce de ponctuant final. On constate qu’il s’agit d’une marque obligatoire dans le marquage de la fin de l’énoncé entier, ainsi que dans le marquage de la fin du fragment de l’énoncé. Cette marque peut néanmoins être accompagnée d’autres, telle que la ponctuation finale au sens traditionnel, présente notamment dans le �������������������������������������������������������������������������������������� Dans certains tchats, même le pseudo du destinataire est marqué automatiquement. Dans ce cas, il y a une réelle différence entre l’énoncé tel qu’il est composé par l’énonciateur et tel qu’il est perçu par son destinataire : ce dernier peut avoir affaire – au début de la ligne – à trois éléments au lieu de deux (le temps de l’affichage de l’énoncé, le pseudo du destinateur, le pseudo du destinataire). 204 Katarína Chovancová cas des énoncés ou des fragments d’énoncé à valeur interrogative ou exclamative. Dans beaucoup de cas, cependant, le passage à la ligne constitue la seule marque de ponctuation finale. La distinction entre l’énoncé et l’alinéa est nécessaire d’autant plus qu’elle ne peut pas être ramenée à la question des frontières initiale et finale. Les rapports entre les deux types d’unités sont plus complexes et se manifestent le plus souvent quand il s’agit d’examiner la fragmentation, procédé crucial dans l’énonciation tchatée. Les (non-)correspondances Pour expliquer la fragmentation, il convient de faire la distinction entre l’alinéa, l’énoncé et le fragment de l’énoncé en distinguant deux cas de figure : celui où l’énoncé correspond (par sa frontière finale) à l’alinéa (ex. 3 et 5) : 5. <GiOvAnNi_77> MelleSy jt’en prie on se mari qd ? tu fai koi ce we ? axxelle t invité bien sur et celui où cette correspondance n’est pas réalisée (énoncés fragmentés, ex. 4 et 6) 6. <+anna_qbc_hate_pv> pi jai deja donner un cou de pied a un messieur <+anna_qbc_hate_pv> qui parlait a ma mere Cas de figure 1 : l’alinéa correspond à l’énoncé Dans le premier cas de figure, l’alinéa correspond à l’énoncé. Il s’agit des cas où l’alinéa, après les éléments initiaux, engendrés automatiquement, contient un énoncé qui véhicule un sens relativement complet, et qui s’intègre plus ou moins bien dans le contexte conversationnel. Cependant, la structure d’un tel énoncé peut être très variée. Cette variation structurelle de l’énoncé peut être envisagée en distinguant, au sein de l’énoncé, deux types d’éléments, du point de vue de leur valeur pragmatique. A. Tout d’abord, les éléments à fonction prioritairement phatique, pragmatique et / ou organisatrice, qui ne véhiculent pas de contenu propositionnel proprement dit ou pour lesquels ce rôle n’est que secondaire B. Ensuite, les éléments dont la fonction primaire est de véhiculer l’information et d’assurer la progression thématique, et cela par le moyen d’une structure syntaxique plus ou moins « complète », plus ou moins « élaborée ». À cette fonction primaire peuvent s’ajouter, en second lieu, des fonctions phatiques et organisatrices. Pour une pragmatique de l’écriture interactive en ligne 205 La distinction entre les deux types d’éléments selon la fonction pragmatique prédominante permet d’aller plus loin et d’identifier, à l’intérieur des énoncés, des zones : les zones marginales (initiale et finale), réservées prioritairement aux éléments du type A et la zone centrale, réservée aux éléments du type B. Les éléments qui apparaissent dans les zones marginales peuvent également figurer, sous certaines conditions, dans le corps de l’énoncé. Ces occurrences nous intéressent dans la mesure où elles correspondent aux points de jonction entre les segments à l’intérieur de l’énoncé. C’est le cas de l’ex. 7 où on distingue deux segments grâce à l’enchaîneur et. 7. <+made_in_77> axxelle je t’aime et jaai pa fumé Il n’est pas pour autant exclu que l’énoncé ne soit constitué que par un ou plusieurs éléments qui figurent typiquement dans les zones marginales (les ponctuants, les organisateurs ou les termes d’adresse, ex. 8, 9, 10). Il peut s’agir, par exemple, d’un message constitué uniquement par un terme d’adresse : 8. <timal_ki_la_> mdr DMX93 9. <coco2675> lucass 10. <Full_Metal_Alchi> MelleSy huhu ptdr On peut faire l’hypothèse que la répartition en zones permet au récepteur de s’appuyer, dans le processus de la lecture, sur les zones centrales pour extraire l’information véhiculée par le message. Précisons encore que les éléments susceptibles de figurer (et figurant, de façon récurrente) dans les zones marginales de l’énoncé sont des salutations, des termes d’adresse, des ponctuants, des marques d’émotions (interjections, exclamations et tout élément assimilé), etc. La qualification des ressources structurantes des zones initiale et finale montre les valeurs pragmatiques différentes de ces deux marges. La marge initiale sert à situer le discours par rapport aux énoncés précédents, en d’autres termes de l’intégrer dans l’ensemble de la conversation. La zone finale sert, en revanche, semble-t-il, essentiellement à indiquer le degré de clôture / de complétude de l’énoncé véhiculé par l’alinéa. C’est elle qui permet de comprendre s’il s’agit d’un énoncé complet ou bien d’un fragment. Nous avons envisagé jusqu’ici pour la plupart l’ « alinéa-énoncé », donc celui qui peut être défini « par la négative comme un alinéa non fragmenté » (Pierozak 2003 : 846). Parmi ces énoncés, on en trouve qui sont segmentés à l’intérieur (on peut les appeler, avec Pierozak, « énoncés du type 2 en 1 » ou « énoncés Katarína Chovancová 206 complexes », s’il y a plusieurs segments). Les segments qui forment le corps de l’énoncé peuvent être distingués à la base de critères différents, par exemple selon le récepteur visé : • le destinateur : les segments dans l’exemple suivant ont des destinataires différents (MelleSy et Axelle). Dans l’exemple 11, la 1ère partie du message est destinée à MelleSy, la 2ème à Axxelle. 11. <GiOvAnNi_77> MelleSy jt’en prie on se mari qd ? tu fai koi ce we ? axxelle t invité bien sur Ou encore, les segments diffèrent par leur orientation pragmatique (ex. 12, 13, 14) • l’orientation pragmatique : dans ce cas-là, les segments correspondent à des actes de langage primaires différents (dans l’exemple 12, il s’agit d’un segment à valeur interrogative ya une femme seul, suivi d’un autre, à valeur d’un ordre tapper 75. Les exemples 13 et 14 manifestent une structure semblable) : 12. <robeu_ch_sex> ya une femme seul tapper 75 13. <timal_ki_la_> je le savai tu kiff ? !loll 14. <LL__LaDy_LiaH__LL> mais euhh arete de débalé ma vi !! Jonathan_77_971 lool t ki ?!! Les segments de l’énoncé sont soit • non marqués 15. <bomeccam28> ki conai misscaline28 ???? je la recherche !!!!! 16. <MelleSy> WismerhilL mon futur mari !! contente de te revoir !! ca va bien ?? t’aurai pas oublié notre nuit de noce mdr soit • marqués par un élément verbal figurant typiquement dans la zone marginale (tel ou koi et mdr – dans les exemples suivants) 17. <Goss_bo_95> Ya pa dmeuf ici ou koi venez en pv 18. <+MeufPepere> Made_in_77 pa ce soir mdrr la semaine pro L’emploi des ponctuants, des organisateurs, des termes d’adresse et assimilés à l’intérieur du corps de l’énoncé est justifié, précisément, par ce rôle de balisage des frontières internes des segments. Pour une pragmatique de l’écriture interactive en ligne 207 Cas de figure 2 : l’alinéa ne correspond pas à l’énoncé Nous envisagerons maintenant les cas où la correspondance entre l’alinéa et l’énoncé n’est pas réalisée. En pratique, cela signifie prendre en considération les cas où un énoncé correspond à plusieurs alinéas, étant divisé en plusieurs parties dont chacune se trouve sur une ligne séparée. Dans ces cas, l’énonciation se fait, pour ainsi dire, en étapes. Les parties d’un même énoncé peuvent se succéder immédiatement, mais il est plus fréquent, comme on va le voir, que leur continuité se voie interrompue par des alinéas intercalés, produits par d’autres tchateurs. Regardons les ex. 19, 20, 21 et 22 qui illustrent le phénomène de fragmentation. 19. <+anna_qbc_hate_pv> pi jai deja donner un cou de pied a un messieur <+anna_qbc_hate_pv> qui parlait a ma mere 20. <Doc_> non mais t’as pas honte <Doc_> à ton age 21.������������������������ <+made_in_77> meufpepere <+made_in_77> okay <+made_in_77> je <+made_in_77> note <+made_in_77> tinkiete <+made_in_77> tu sai <+made_in_77> koi <+made_in_77> na tu <+made_in_77> sai <+made_in_77> pa <+made_in_77> lol 22. <@FireFox> Change le ! <@FireFox> Stp �������������������������������������������������������������������������������������� Le cas en quelque sorte opposé est représenté par les énoncés correspondant à un seul alinéa, mais ayant une structure plus complexe, consistant en plusieurs segments à valeur énonciative ou pragmatique différente. ��������������������������������������������������������������������������������� Les alinéas dans les exemples 19 à 22 n’ont pas été interrompus par des messages intercalés. Dans ces cas, le degré de chevauchement est donc négligeable. La situation est différente pour l’exemple 23, choisi délibérément pour montrer le chevauchement. 208 Katarína Chovancová Dans tous ces exemples, nous n’avons pas tenu compte, pour les raisons pratiques de présentation, des messages intercalés. Ainsi, nous ne présentons que les fragments sélectionnés qui forment un seul énoncé. En réalité, ce type de fragments n’apparaît presque jamais dans le corpus l’un tout de suite après l’autre. L’exemple 23 montre le chevauchement qui est la propriété constitutive du dialogue tchaté. Il s’agit d’un extrait non modifié, tel qu’il figure dans le corpus, avec la numérotation d’origine. Les alinéas 182, 187, 193 et 194 dans l’exemple suivant (23) montrent une certaine continuité sémantique : 23. B182 <+made_in_77> lafonsdeee ouai grave j’ai pété mon pare brise g le sum 183 <seg> Voici le h t t p : / / A X L2 5 0 5 . s k y b l o g . c o m - le blog ki vous rendra riche en 2-3 semaines max. Ca coute rien d’aller voir. Surpassez votre flamme de retaper l’adresse. Ca peut changer votre vie B184 <WismerhilL> g ma voiture B185 <axxelle> MelleSy de chagrin ... B186 <crise2neige> le garden c’est à chier B187 <+made_in_77> a coze d’une boule de neige B188 <loubina> mouahhhhh made_in_77 B189 <DMX93> t inkiete jlai prend tous un part un B190 <DMX93> merci kan mm B191 <Full_Metal_Alchi> Bob_Leponge_19 tu sais la vie hein elle est faite de plein d’aleas (: B192 <MAROCAIN78> grev de qui B193 <+made_in_77> jvai porté plainte contre seat B194 <+made_in_77> lol Dans des cas comme celui-ci, le repérage et la reconstitution de l’énoncé complet se fait grâce à des éléments lexicaux en rapport de proximité. Cela signifie que l’on arrive à interpréter le discours de Madein77 grâce à la présence de certains items lexicaux, tels que mon pare brise (182) et porté plainte contre seat (193). À part la proximité lexicale, la reconstitution du sens repose aussi sur les zones marginales et elle se fait notamment à partir des éléments qui figurent au début des fragments successifs (tel que, dans l’ex. 24, l’enchaîneur et si) : 24. <+Tipp_Ex> monsieur gere les priorités... <+Tipp_Ex> et si il a le temps... <+Tipp_Ex> il va nous caser... Pour une pragmatique de l’écriture interactive en ligne 209 L’exemple (25) montre, en revanche, que le jeu de la fragmentation peut se jouer à plusieurs. On s’aperçoit que cette suite de messages est produite par deux énonciateurs : Tippex qui en produit les quatre premiers et MeufPepere écrit le message reformulateur final. Celui-ci ne peut être compris qu’en relation à ce qui a été dit précédemment par Tippex. 25. <+Tipp_Ex> il sait pas... <+Tipp_Ex> il verra... <+Tipp_Ex> tres bien... <+Tipp_Ex> de mieux en mieux ... <+MeufPepere> En gro i veu pa Tipp_Ex Les raisons d’être pragmatiques des énoncés fragmentés sont diverses. On peut considérer « qu’en production, le tchateur, en faisant le choix de disposer typographiquement son énoncé ainsi, veut orienter (voire faciliter) simultanément le décodage, en réception. [...] La frappe de la touche « entrée », lors de l’élaboration textuelle, aide toutefois aussi l’énonciateur lui-même à structurer son discours. » (Pierozak 2003 : 808) On segmente son énoncé pour maintenir l’attention de l’interlocuteur sur une étendue textuelle plus grande, ainsi que pour en faciliter la réception. L’examen des fragmentations relevées dans le corpus laisse cependant croire que les tchateurs fragmentent leurs énoncés également pour empêcher une éventuelle ambiguïté de leur propos. Cette désambiguïsation peut se faire en ayant recours à deux stratégies majeures : • la reformulation : la valeur pragmatique du deuxième message (ou d’un des fragments suivants, s’il y en a plusieurs) est de reformuler le premier. Il peut s’agir de l’auto- ou de l’hétéroreformulation marquée ou non marquée 26. <+made_in_77> najoua lol t ma femme bientot on espere <+made_in_77> enfin jespere 27. <+Tipp_Ex> tu vas porter une jupe MeufPepere ?? <+Tipp_Ex> tailleur quoi ... • l’ajout : le message d’ajout apporte une précision ou bien il est doté d’une autre valeur métalinguistique (dans l’exemple 28, c’est je kiff qui est censé éclaircir l’intention non agressive de l’énonciateur et du deuxième alinéa de l’exemple 29 qui est censé accentuer le caractère ludique de l’échange) Katarína Chovancová 210 28. <+made_in_77> nan MeufPepere c chaud les marrons <+made_in_77> lol <+made_in_77> jkiff 29. <+Tipp_Ex> tu sais que j’aime pas ne pas etre rasé de pres... <+Tipp_Ex> comme dans la pub... <+Tipp_Ex> mdrr. L’émergence du sens dans la discussion de tchat Réussir à communiquer dans le tchat demande une certaine connaissance du média, la maîtrise des mécanismes d’énonciation qui sont propres à celui-ci, une bonne orientation (au niveau de la réception, tout comme au niveau de la production) dans l’ensemble d’éléments qui contribuent à la construction de l’univers spatiotemporel du « salon ». Le dialogue affiché n’est pas facile à suivre. Le plus souvent, les tchateurs sont obligés de recomposer les messages qui ont été émis bout par bout ; les pièces d’une même unité de sens sont séparées par d’autres lignes, d’autres messages. Même si on arrive à retrouver le fil conducteur, on est confronté à des fragments d’information, à caractère syntaxique rudimentaire, auxquels il faut redonner du sens en parcourant de nouveau le texte précédent ou même en les lisant à haute voix. Si le tchateur novice n’est pas familier avec les manières dont se structure le dialogue, il ne réussira qu’avec difficulté à entrer en discussion et à trouver des co-locuteurs. L’émergence du sens dans le tchat dépend ainsi de la maîtrise des éléments qui renvoient à tout ce qui fait sa spécificité : l’expressivité et la création verbales, la structure peu rigoureuse de l’échange, le rôle crucial de la deixis, l’importance des structures-cadre à fonction exclusivement phatique, les éléments stéréotypés qui forment une propriété commune de la communauté linguistique qui se crée au fur et à mesure dans chaque « salon » et qui est formée de tchateurs habitués. On pourrait dire avec Pierozak (2003 : 917) que l’énoncé tchaté est un objet de nature variable, possédant des contours non déterminés et jouant sur des schémas structurels différents. La conscience de cette variabilité de l’énoncé tchaté, de ses schémas structurels et de ses valeurs pragmatiques est essentielle pour une pratique réussie de ce mode de communication. Pour une pragmatique de l’écriture interactive en ligne 211 Bibliographie Chovancová, K. 2008 : Les discussions en direct sur Internet : conditions d’énonciation, propriétés linguistiques, aspects pragmatiques. Thèse de doctorat. Université Rennes 3 – Haute Bretagne. Findra, J. 2004 : Štylistika slovenčiny. Martin : Osveta. Panckhurst, R. 1999 : Analyse linguistique assistée par ordinateur du courriel. Internet communication et langue française. Éd. J. Anis. Paris : Hermès science publications. 55-70. Patráš, V. 2002 : Interdisciplinárne kooperácie. Banská Bystrica : FHV UMB. Pierozak, I. 2003 : Le « français tchaté ». Une étude en trois dimensions – sociolinguistique, syntaxique et graphique – d’usages IRC. Doctorat nouveau régime, Lille-Thèses. Roulet, E. et al. 1987 : L’Articulation du discours en français contemporain. 2e édition. Berne : Peter Lang. Chantal Claudel Représentation des marqueurs de politesse du japonais en français 1. Introduction Cette étude rend compte de la façon dont, dans des œuvres littéraires françaises : Madame Chrysanthème (1887) de P. Loti et L’honorable partie de campagne (1924) de T. Raucat, une vision de l’éthos hiérarchique japonais est donnée à voir dans des tournures linguistiques françaises modelées à dessein pour permettre la mise en scène d’une forme de déférence éloignée de celle en vigueur dans la culture française. Certes, le passage de formules rituelles d’une langue à une autre est toujours délicat tant les stigmates de la culture qui les a vues naître sont profonds, mais il ne s’agit pas ici de traductions. Les romans analysés sont des originaux qui, bien que rédigés en français, comportent certains traits frappés du sceau de l’étrangeté en raison de la place accordée à la déférence. L’impact de facteurs contextuels, en l’occurrence la langue/culture japonaise, sur certaines structures linguistiques utilisées dans ces romans est indéniable. Aussi, en prenant pour point de départ la déférence en japonais, on se propose de dégager comment certaines formes grammaticalisées (suffixes, adjectifs, etc.) du français entrent en résonance avec la catégorie de la politesse. En d’autres termes, on envisage de pointer la façon dont la déférence du japonais peut se réaliser dans des formes créées pour l’occasion, car peu usitées ou inusitées entre natifs, à partir du potentiel de la langue française. Après avoir présenté certains des moyens dont dispose le locuteur japonais pour exprimer la politesse, on procède à l’analyse des formes linguistiques employées en français par Loti et Raucat pour représenter des aspects de la déférence inhabituels dans cette langue/culture. Université Paris 8 – Syled-Cediscor (Paris 3) 214 Chantal Claudel 2. Cadre d’analyse 2.1. L’expression de la politesse Sur le plan linguistique, la politesse peut se réaliser de manières extrêmement variées selon les langues considérées. Outre les termes d’adresse, les locuteurs ont à leur disposition les niveaux de langue, les affixes de politesse et les formules rituelles (cf. Kerbrat-Orecchioni 1994 : 90). Les formes qui caractérisent l’adresse en japonais au regard du français vont être introduites afin de cerner la valeur attribuée aux différentes unités et de mesurer l’écart que le passage d’une langue à l’autre est susceptible d’engendrer. 2.1.1. L’adresse Les locuteurs français et japonais se positionnent ou interpellent leur interlocuteur en recourant à un répertoire lexical et morphosyntaxique qui diffèrent. Le français comprend un éventail de procédures infiniment moins étendu que le japonais : la possibilité d’interchangeabilité des formes linguistiques (vous et tu appelant généralement un vous ou un tu en retour) participe à la limitation du choix allocutoire. Quant aux indices de la personne du japonais, ils traduisent la réalité socio-affective (lexèmes référant au statut, à la profession, à la position dans la structure familiale, formes de déférence, etc.) et permettent de se situer ou de situer l’autre en fonction de la place de chacun dans la structure familiale, hiérarchique, sociale (cf. infra). Corrélativement, la diversité d’emploi des termes du français est moindre au regard de celle du japonais. En effet, les formes d’adresse sont, dans cette langue, aussi variées que les paramètres à l’origine de leur réalisation : cadre (formel vs informel), nature de la relation, sexe, âge, etc. Il convient cependant de préciser qu’on se place dans la représentation seulement, car, dans les faits, une distinction existe entre situation formelle vs informelle, une même personne pouvant employer des formes distinctes vis-à-vis d’un même interlocuteur selon les circonstances et le lieu de l’interaction. 2.1.2. L’expression des rôles interlocutifs en japonais Pour référer à l’interlocuteur ou au délocuté en japonais, la panoplie de marqueurs existant est bien plus destinée à rendre compte du type de relation qui unit les uns aux autres, qu’à mettre en avant un individu en particulier (cf. Claudel 2002 : 170). De nombreux désignatifs renvoient en priorité à des rôles interlocutifs. En ce sens, ils appartiennent à la deixis sociale. Représentation des marqueurs de politesse du japonais en français 215 Ces « rôles interlocutifs traduisent le lien intrinsèque existant entre personnes – ou participants – de la réalité sociale et marques linguistiques. [Les formes en question] ne peuvent donc pas être saisies indépendamment de cette réalité. Les rôles interlocutifs font, en outre, surgir un axe relationnel asymétrique, car à la différence de ce qu’offrent les pronoms personnels du français, les termes d’adresse et de désignation du japonais n’autorisent pas l’interchangeabilité des rôles […] » (ibid. : 176). 2.1.2.1. La déférence C’est le cas du registre de langue dans lequel s’inscrit la catégorie de la déférence ; une catégorie qui s’articule autour de données sociologiques et psychologiques (cf. Ide 1982 : 366). Les facteurs sociologiques renferment : « le milieu social, le statut social de chacun, les rapports entre les protagonistes, le degré de politesse et le souci stylistique » (Aoki 2001 : 131). Les données psychologiques comprennent : « l’affectivité (intimité, proximité, éloignement), le sentiment de gratitude, la conscience d’appartenance à un groupe (intérieur/extérieur) » (ibid.). Outre des paramètres statutaires, le registre de langue comprend le degré de distance (proche vs éloigné) et la place respective de chacun dans différentes sphères d’appartenance : régionale, professionnelle, sociale, etc. Trois ordres composent la déférence : les sonkeigo (langage honorifique), les kenjôgo (langage d’humilité) et les teineigô (langage de politesse). Plusieurs critères permettent le déploiement de ces formes. L’un d’eux concerne les portées interlocutoire et/ou délocutoire de l’énoncé. La dimension interlocutoire se matérialise dans des formes honorifiques et d’humilité, tandis que les formes de délocution se réalisent dans le langage de politesse. Parallèlement, l’actualisation de formes de déférence dépend de phénomènes comme le sentiment d’appartenance à un groupe – lequel sous-tend les notions d’intériorité/extériorité, distance/intimité – ou le mode de positionnement de chacun dans la hiérarchie. 2.1.2.2. Les préfixes o et go Un des modes d’expression de la déférence se réalise dans l’emploi des préfixes o et go, lesquels signalent l’interlocuteur ou le délocuté. Ces marqueurs obéissent Cf. également Coulmas (1992 : 313). La déférence n’implique pas uniquement l’humilité du locuteur, mais suppose aussi la mise en avant de la supériorité de l’interlocuteur (cf. Matsumoto 1988 : 413). �������������������������������������������������������� Cf. Wlodarczyk (1996 : 279) ; voir également Tsujimura et alii (1992). Chantal Claudel 216 à des usages socio-relationnels et véhiculent une valeur de respect, de modestie ou de politesse. Ils peuvent servir à désigner des objets inanimés (o-shio, votre sel), des actions (o-denwa, votre appel téléphonique, go-ryokô, votre voyage) ou des personnes (o-tomodachi, votre ami). De la sorte, ils indiquent que le lexème précédé de o ou de go, appartient au domaine du partenaire interlocutif. L’utilisation de o et go est fluctuante. Comme l’illustre le bref aperçu cidessous, o/go accompagnent certains noms (cf. Kuwae 1980). La plupart sont des noms de parenté ou de relation : Respect okaasan (votre mère) goshujin (votre époux) gokazoku (votre famille) Humilité haha (ma mère) shujin (mon mari) kazoku (ma famille) Neutre haha / haha-oya otto kazoku Ils se rencontrent également avec certains termes de la vie courante. Ils ont en ce cas une valeur de politesse ou de respect : Politesse ou respect ofuro (le bain) ocha (le thé) oniwa (le jardin) otegami (la lettre) Neutre furo cha niwa tegami En résumé, l’emploi de o ou go avec un nom s’effectue avec une entité animée ou inanimée. Ces particules signalent la sphère de l’interlocuteur aussi bien que celle du délocuté. 2.1.2.3. Les escortes de prénoms, de patronymes, etc. En japonais, le nom propre (prénom ou patronyme) est généralement accompagné d’un lexème qui relève de critères d’âge ou de proximité relationnelle ou affective (nom et/ou prénom + kun / chan / san etc.). Les patronymes peuvent aussi être employés avec un terme qui dénote la position de l’interlocuteur ou, comme c’est le cas également avec un nom de métier, la qualité – formelle/neutre – de la relation O est généralement employé avec les mots d’origine japonaise, tandis que go accompagne, en principe, les termes d’origine chinoise (cf. Makino et Tsutsui 1997 : 346). �������������������������������������������������������������� Ils peuvent également accompagner des verbes et des adjectifs. Représentation des marqueurs de politesse du japonais en français 217 (nom propre + san/sama). Ces lexèmes n’ont pas d’équivalent en français. Ils sont fréquemment traduits par un appellatif (mademoiselle, madame ou monsieur) dépouillé de la valeur relationnelle contenue dans les termes japonais : « Sur des lettres anciennes […] deux caractères qui signifient son nom : “Kikou-San” (Chrysanthème madame) » (Loti 1990 : 127). Si l’usage du prénom est réservé aux intimes, la mention du seul nom, sans l’adjonction d’un lexème du type san, kun ou chan etc., est une démarche « comparable à l’utilisation du prénom anglais » (Nakane 1974 : 41). Il n’est donc employé qu’entre proches. San peut aussi être adjoint aux noms de métiers ou à des titres comme dans sakana-ya-san (poissonnier), shichô-san (maire) etc. à l’instar de ce qui se passait en français au siècle dernier : monsieur l’ingénieur, madame l’institutrice etc. « Récemment, par calque de l’anglais, Monsieur s’emploie (1966) suivi d’un nom qui désigne l’activité, la compétence de la personne en cause, ou la charge qui lui est confiée. » (Dictionnaire historique de la langue française : entrée sieur 1993). Ceci posé, voyons comment Loti et Raucat ont, par un phénomène de calque, transposé ces tournures dans leurs œuvres pour mettre en scène un « éthos déférentiel » (cf. Kerbrat-Orecchioni 1994 : 123) et livrer une image stéréotypée de la langue/culture censée être représentée. 3. Éléments de contextualisation des données Une rapide présentation du contexte d’émergence des romans desquels sont extraites les occurrences précède l’analyse des corpus. Les fragments analysés sont issus du roman de Julien Viaud, alias Pierre Loti (1850-1923), Madame Chrysanthème et de celui de Roger Poidatz, alias Thomas Raucat10 (1894-1976), L’honorable partie de campagne. La sortie, en 1887, du roman de Loti coïncide avec un engouement pour le japonisme. L’émergence de ce mouvement fait suite à l’ouverture du Japon et à sa présence à l’exposition universelle de Paris de 1878. 10 Sama implique un niveau de déférence plus élevé que san. Cette date situe l’émergence de cet emploi. À propos de l’éthos, voir Kerbrat-Orecchioni (1994 : 72-88). Un nom forgé à partir d’une phrase japonaise : Tomaro ka (Vais-je rester ?) 218 Chantal Claudel C’est après un séjour au Japon11 que Loti écrit Madame Chrysanthème. L’exotisme caricatural véhiculé par le roman est dénoncé par Victor Segalen (18781919) qui voit dans cet auteur, comme dans tous ceux qui s’essayent au « prêt-àporter de l’esprit » (Amossy 1991 : 9), « [des] pseudo-Exotes » qu’il qualifie de « Proxénètes de la Sensation du Divers » (op. cit. 1995 : 755). Une étiquette que Segalen aurait également pu appliquer à Raucat12 dont le livre est présenté par ses éditeurs comme une « parodie de roman japonais ». Les deux auteurs ont en commun leur expérience du Japon et une certaine connaissance de la langue13. Le rapport de Loti à ce pays et à sa langue transparaît dans certains passages de son roman : « […] depuis que j’habite avec elle, au lieu de pousser plus loin l’étude de cette langue japonaise, je l’ai négligée, tant j’ai senti l’impossibilité de m’y intéresser jamais… » (p. 109). Tout en avouant sa désaffection pour le japonais, le personnage de Loti affirme néanmoins que « [d]ans la langue de ce peuple poli, les injures manquent complètement ; quand on est très en colère, il faut se contenter d’employer le tutoiement d’infériorité et la conjugaison familière qui est l’usage des gens de rien. » (p. 135) La connaissance approximative de Loti ne l’empêche nullement, comme Raucat, de s’essayer à la transposition d’une certaine vision des comportements linguistiques japonais en français. 4. La mise en scène d’un « éthos déférentiel » Cette partie introduit les stratégies mises en œuvre pour exprimer le sémantisme de la déférence par la transposition en français de ce que les auteurs se figurent être les tournures japonaises, de même que l’analyse des effets pragmatiques produits par cette transposition. 4.1. Les appellatifs Parmi les moyens employés par les auteurs pour représenter la déférence, les lexèmes japonais san et chan précédés d’un prénom ou d’un nom japonais (ex. 1 et 2), l’appellatif madame, mademoiselle ou monsieur suivi d’un nom de parenté 11 Entre le 8 juillet et le 12 août 1885. 12 Pilote de formation, Thomas Raucat est envoyé comme instructeur au Japon après la première guerre mondiale. Au cours de son voyage de retour en Europe, il écrit son roman qui, à ses dires, constitue « en quelque sorte un raccourci de [s]on année et demie de vie au Japon » (Raucat 1984 : 6). 13 Dans la préface de l’édition de 1990 du livre de Loti, B. Vercier indique : « Il [Loti] a même pris soin d’apprendre un peu la langue avant de débarquer […] » p. 8. Représentation des marqueurs de politesse du japonais en français 219 (ex. 2), d’un nom de métier (ex. 3), du patronyme “traduit” ou non (ex. 4 et 5), du prénom ou encore d’un terme caractérisant une personne (ex. 6) occupent une place de choix : 1. 2. Alors, deux jours plus tard, j’ai emmené trois de mes amies, Kimi-San, Shizue-San et O-moto-san* […] * Mademoiselle Prince, mademoiselle Rivière-Paisible, mademoiselle HonorableSource : prénoms féminins (T. R. p. 21)14 […] Ce sera Otoku-San* mon intime amie […]. J’ai eu le plaisir d’inviter aussi une dame voisine qui est mariée. Le grand air fera du bien à elle et à monsieur son petit garçon. * Mademoiselle Honorable-Bienfait (prononcer Otoksane) (T. R. p. 13) 3. – Entrez, dis-je, messieurs les tatoueurs ! (P. L. p. 221) 4. mademoiselle Petite-Tortue et Fuji-Chan1 Mademoiselle Petite-Glycine (T. R. p. 187) 1 5. – Entrez, entrez, monsieur Kangourou ! (P. L. p. 110) 6. […] il demanda donc à monsieur l’étranger de lui en indiquer […] un. (T. R. p. 96) 4.1.1. Un procédé humoristique Ces stratégies d’emploi des appellatifs ne sont pas étrangères au français comme l’attestent certains passages de romans des siècles passés15. Ce mode de désignation d’un tiers absent ou de l’interlocuteur est une marque de respect vis-à-vis de celui-ci. Aussi, comme le note Lacroix : « Autrefois, le domestique bien stylé parlait à ses maîtres à la troisième personne » (1990 : 86 cité par Coffen 2002 : 109) ; une démarche également utilisée avec certains noms de professions : 7. monsieur le professeur Kamei (T.R. p. 108) 14 Les extraits cités sont suivis des initiales de l’auteur : Thomas Raucat, T. R. et Pierre Loti, P. L. 15 Cf. notamment Scarron, Le roman comique : « […] Monsieur l’Intendant […] Messieurs de la ville » (1958 : 534), « […] Messieurs de l’embuscade » (ibid. : 538). Chantal Claudel 220 Dans le corpus cependant, la majorité des occurrences contient un appellatif suivi d’un nom de métier, d’un terme caractérisant, d’un nom d’oiseau etc., une démarche étrangère aux usages français (cf. supra exemple 3) : 8. Si Taro-san avait été le petit garçon d’un monsieur militaire ou d’un monsieur de la noblesse, monsieur le chef de gare serait sorti de son bureau blanc pour lui faire tout visiter avec cérémonie (T.R. p. 145) 9. Tant pis pour mesdames mes amies ! (T.R. p. 35) 10. Messieurs les emballeurs, sur ma prière, ont envoyé dans la soirée plusieurs petites caisses ravissantes […] (P. L. p. 218) 11. Monsieur le Cri-cri ne chante pas et n’a encore rien mangé. (T. R. p. 35) A-t-on jamais vu dans cette langue/culture des tatoueurs (ex. 3), des déménageurs (ex. 10) ou un oiseau (ex. 11) être considérés avec déférence ? Aussi, plutôt que de voir dans l’emploi de ces appellatifs la mise en scène d’un éthos déférentiel, on en déduit un écart avec les pratiques en français destiné à véhiculer une note d’humour et, parallèlement, à introduire une touche d’exotisme. 4.1.2. Des effets d’exotisme Le recours à un appellatif peut entraîner un effet d’exotisme. C’est notamment visible dans l’emploi des noms propres dont le sémantisme témoigne d’une volonté de faire croire qu’ils procèdent d’une traduction du japonais. La démarche adoptée par Raucat se conforme à celle employée pour passer d’une langue à l’autre. Parmi les termes choisis pour constituer un nom propre, certains sont de ceux que l’on peut rencontrer en japonais (Mori-ko chan, Haruko chan). Petit (cf. ex. 12) dans ce contexte a donc un rôle de préfixe comme le signale le tiret qui le sépare du terme auquel il s’adjoint. Son sens correspond à celui du caractère ko qui signifie « enfant » et qui entre généralement dans la composition du prénom d’une fille en japonais : 12. mademoiselle Petite-Forêt (T.R. p. 191) Mademoiselle Petit-Printemps (T.R. p. 203) Les noms retenus par Loti sont plus fantaisistes. Outre que leur emploi est éloigné des pratiques françaises, ils désignent des termes (cf. ex. 13) qui ne peuvent apparaître dans la construction d’un prénom en japonais. Ils apportent néanmoins Représentation des marqueurs de politesse du japonais en français 221 une note de crédibilité doublée d’une touche d’exotisme de par leur référence à la nature : 13. mademoiselle Œillet (P. L. p. 66) mademoiselle Jasmin (P. L. p. 75) madame Prune (P. L. p. 175) Une autre procédure empruntée par Loti consiste à recourir à la transposition de noms dont la sonorité permet une traduction éloignée de leur sens effectif, les caractères destinés à les transcrire ayant une signification étrangère aux homophones finalement retenus, comme c’est le cas en 14 où satô est traduit par le mot correspondant à sucre, bien qu’il s’écrive avec deux caractères différents de ceux employés pour le patronyme japonais Satô : M. Sucre et madame Prune*, […] deux impayables, échappés de paravent, habitent au-dessous de nous […] * En japonais : Sato-San et Oumé-San. (P. L. p. 101) 15. madame Très-Propre (P. L. p. 128 et 217) 16. madame L’Heure (P. L. p. 129 et 217) 14. Que la démarche provienne d’une ignorance de Loti – qui fournit parfois en note la traduction japonaise (ex. 14) – ou d’une volonté délibérée de livrer en français la traduction correspondant à une réalité phonétique japonaise importe peu. L’effet d’étrangeté est garanti, de même qu’une forme de disqualification de la société représentée : quel sérieux accorder à une madame Très-Propre ou à une madame L’Heure ? 4.1.3. Une portée ironique Les conditions d’emploi et la fréquence d’apparition des appellatifs contenus dans les romans analysés laissent moins entrevoir la volonté de véhiculer une valeur de respect que d’introduire une forme d’ironie. Celle-ci transparaît dans la répétition (ex. 17) ou dans le foisonnement de formules (ex. 18) : 17. Monsieur mon oncle a voulu que jusqu’au bout tout fût fait. […] il a fait venir un auto-taxi qui a reconduit à la maison madame ma tante, mademoiselle ma cousine et moi. (T.R. p. 20) Chantal Claudel 222 18. On m’a présenté à l’honnête monsieur le grand-père charpentier, puis à l’honorable et nombreuse famille. (T.R. p. 31) La moquerie peut également être perçue dans des fragments où le terme qui suit l’appellatif est inattendu comme l’illustrent les exemples supra 3, 5, 10, 11. En définitive, les procédures analysées soulignent certaines intentions des auteurs dont celle visant à tourner en dérision des manières de faire/d’être de la société représentée. Parallèlement, il ressort de l’approche de l’emploi des appellatifs une utilisation moins destinée à assurer l’existence d’un éthos déférentiel qu’à véhiculer des représentations à l’écart de celles ayant généralement cours dans la société française à des fins humoristiques, exotiques et/ou ironiques. 4.2. Les formes de déférence Dans le corpus, plusieurs termes permettent d’exprimer la déférence. L’analyse de leur emploi va permettre la mise en lumière de phénomènes tout à fait spécifiques. 4.2.1. L’« Auguste » Famille L’une des procédures employée par Raucat pour exprimer la déférence consiste à recourir à l’adjectif auguste. Historiquement, ce terme renfermait le sens de « digne de respect », qui, bien que « courant dans la langue classique » est devenu archaïque (cf. Dictionnaire historique de la langue française 1993). Dans Le Petit Robert, il est aussi précisé qu’auguste peut avoir un sens ironique. En conséquence, l’emploi de ce terme participerait à donner au roman cette tonalité voulue par son auteur (cf. supra 3). Ceci étant, dans les énoncés recensés, auguste contient aussi sa valeur, désormais désuète, de respect à l’endroit d’un dignitaire. Il n’est appliqué qu’à la famille impériale : 19. l’Auguste Famille de Sa Majesté l’Empereur (P. L. p. 36) l’Auguste Famille (P. L. p. 36) Ce traitement d’exception est renforcé par la présence de majuscules inusitées par ailleurs. 4.2.2. « Honorable » : un prédicat honorifique La mise en scène de la déférence est également décelable dans l’utilisation faite de l’adjectif honorable ; un moyen de suggérer si ce n’est un mode relationnel Représentation des marqueurs de politesse du japonais en français 223 asymétrique, du moins une atmosphère policée et assez inhabituelle en français, tout autant au siècle dernier que de nos jours16. Honorable est, en ce cas, antéposé et retrouve une des valeurs qui lui a longtemps été assignée, celle d’épithète honorifique. Selon le Dictionnaire Historique de la Langue Française (1993), celle-ci disparaît « officiellement en 1791 par décision de l’Assemblée législative ». Dans le corpus, le terme accompagne des substantifs animés et inanimés aussi hétéroclites que servante, industriel, baignoire ou maison de prostitution. Or, si l’on se reporte au Dictionnaire de l’Académie française17, la valeur de courtoisie que véhicule honorable est contextuellement limitée. Son emploi en tant que « terme de civilité » n’appartiendrait plus qu’au « langage parlementaire »18. Et de citer les exemples suivants : « L’honorable préopinant. Mon honorable collègue, mon honorable ami vous a dit, Messieurs, que… […]. » 4.2.2.1. « Honorable » vs « o/go » Dans ce contexte, la valeur du terme honorable ne correspond pas vraiment à celle de o/go. En dehors de différences d’ordre morphologie : honorable étant une unité lexicale et o/go des morphèmes grammaticaux, on constate d’autres écarts. Honorable est polysémique : postposé il est défini comme relatif à ce qui est estimable. Le signifié d’honorable renferme aussi une valeur de déférence à l’instar de o/go, mais l’emploi de ce terme est limité à des animés, à la différence des préfixes japonais qui s’adjoignent à des termes référant aussi bien à des animés (de toutes sphères sociales) qu’à des inanimés. Pour finir, les morphèmes japonais et français se distinguent dans leur emploi. O/go sont en usage au quotidien dans toutes les couches de la société, alors qu’honorable, dans sa valeur adjectivale antéposée est vieilli (cf. supra 4.2.2.). Il est en outre limité à une communauté sociolangagière et peut exprimer l’ironie. 16 Est-ce cependant vraiment dans ce sens que ce terme a récemment circulé dans le slogan d’une publicité pour la boisson énergisante Red Bull : Nous demandons à l’honorable académie de bien vouloir nous apprendre le bon usage de la langue française. (in Le Figaro du 18 avril 2008) ? 17 8e édition de 1932-1935. (cf. http://fr.wiktionary.org/wiki/honorable#.C3.89tymologie. Consulté le 6 mars 2008) 18 Ce que confirme le Dictionnaire Historique de la Langue Française (op. cit.) « […] depuis le XIXe s. (V. Hugo, 1829), honorable s’emploie comme terme de déférence, dans la langue parlementaire […] ». Chantal Claudel 224 o/go Statut Morphème grammatical morpho(préfixe) logique Signification Monosémique (déférence) Référent Emploi honorable (adjectif ) Polysémique selon sa position : antéposée : marque de déférence postposée : synonyme de “estimable” Spécifique (animé) Non spécifique (animé, inanimé de différentes sphères) Courant / Toujours en Pour sa valeur adjectivale antéposée : usage dans l’ensemble de la restreint à une époque, à une communauté communauté sociolangagière (les parlementaires) Emploi ironique stabilisé dans les dictionnaires courants 4.2.2.2. « Honorable » en discours Dans le corpus, l’emploi d’honorable ne coïncide pas avec la description qui vient d’être présentée de ce terme. Son mode de fonctionnement se rapproche de celui de o/go dans la mesure où, comme les préfixes japonais, il accompagne des animés quel que soit leur statut ou des inanimés : 20. Mes honorables-clientes (T. R. p. 18) Cette honorable-mission (T. R. p. 84) l’honorable-baignoire (T. R. p. 111) l’honorable-thé (T. R. p. 94) Tous ces exemples peuvent trouver un équivalent de sens en japonais et être traduits en langage honorifique (o-kyakusama, go-shimei, o-furo, o-cha). Ce n’est cependant pas le cas des fragments suivants qui empruntent pourtant la même démarche : 21. L’honorable-servante Mizu-San (T. R. p. 202) une honorable maison de prostitution (T. R. p. 32) Le choix des termes soumis à l’honorification témoigne du tour ironique apporté par l’auteur. L’incongruité repose sur le renversement opéré par lequel une personne de rang inférieur (une servante) ou un lieu généralement déconsidéré (une maison de prostitution) font l’objet de révérence. Représentation des marqueurs de politesse du japonais en français 225 Parallèlement, toutes les occurrences recensées (à l’exception de celle composée avec maison de prostitution) comportent un tiret entre honorable et le substantif. Ce mécanisme contribue à souligner la dépendance de cette unité avec le nom postposé. La redondance du phénomène témoigne du changement de classe morphologique d’honorable qui, dans le contexte étudié, perd sa qualité d’adjectif pour adopter celle de préfixe : 22. l’honorable-occidental (T. R. p. 115) l’honorable-industriel (T. R. p. 114) l’honorable-Gouvernement (T. R. p. 51) Ce phénomène concerne également l’adjectif vénérable dont l’emploi est néanmoins circonscrit à des animés appartenant à la sphère religieuse : 23. il y a un vénérable-prêtre (T.R. p. 153) La présentation des propriétés d’honorable dans le tableau supra a permis de constater l’absence de recouvrement possible entre o/go et ce morphème. Mais, à la lumière des analyses qui précèdent, un rapprochement est désormais envisageable entre ces entités (cf. tableau infra). Les points de rencontre entre les marqueurs japonais et français sont perceptibles aussi bien au niveau morphologique que sur le plan de la signification et des référents qu’ils accompagnent. Seules les modalités d’emploi diffèrent. Et pour cause, l’effet recherché par les romanciers français est moins destiné à rendre compte de la réalité des rapports inter-relationnels japonais qu’à distraire le lecteur au détriment de la communauté à laquelle ce dernier n’appartient pas. Statut morphologique Signification Référents Emploi o/go (rappel) Morphème grammatical (préfixe) Monosémique (déférence) Variés (animés, inanimés de différentes sphères) Courant Honorable (dans le corpus) Valeur de préfixe Monosémique Antéposé : déférent Variés (animés, inanimés de différentes sphères) Ironique / parodique 226 Chantal Claudel Conclusion L’usage déviant de la langue caractérise le travail du romancier et renvoie à la fonction poétique du langage. Dans les extraits analysés, l’emploi inhabituel de certaines tournures nécessite des ajustements d’où un enchevêtrement de phénomènes en usage en français à une époque reculée et de mécanismes censés représenter la politesse japonaise. Ce mélange de procédures désuètes d’une part, et de tournures fabriquées, empruntées ou calquées de l’autre, illustre de quelle façon une catégorie comme l’honorification, absente du système linguistique français, peut être codifiée dans cette langue. L’analyse montre que l’objectif poursuivi par les auteurs étudiés est moins de rendre compte d’un éthos déférentiel conçu comme spécifique de la société japonaise, que d’offrir un tour exotico-comique, voire, ironique à leur roman. Les tournures « à la japonaise » ne participent-elles pas au détournement du sens en abaissant l’entité concernée plutôt que de l’élever, à l’inverse de ce qui se passerait en japonais ? Dans une perspective plus large, cette étude sur la représentation de la politesse témoigne de la manière dont un système linguistique peut « donner à voir » une réalité culturelle étrangère à ce système. Bibliographie Amossy, R. 1991 : Les idées reçues, Sémiologie du stéréotype. Paris : Nathan. Aoki, S. 2001 : La catégorie de la déférence en japonais. Faits de langues 17. 131-136. Claudel, Ch. 2002 : Comparaison du genre interview de presse en français et en japonais : une approche énonciative et pragmatique à travers la notion translangagière de figure. Thèse en Sciences du langage. Université Sorbonne nouvelle-Paris 3. Coffen, B. 2002 : Histoire culturelle des pronoms d’adresse : vers une typologie des systèmes allocutoires dans les langues romanes. �������������������� Paris : H. Champion. Coulmas, F. 1992 : Linguistic etiquette in Japanese society. Politeness in Language, Studies in its History, Theory and Practice. Éd. �������������������������������������������������� J. Watts Richard, S. Ide et K. Ehlich. Berlin/ New York : Mouton de Gruyter. 299-323. Dictionnaire historique de la langue française. 1992. Paris : Le Robert. Ide, S. 1982 : Japanese sociolinguistics, Politeness and women’s language. Lingua 57. 357385. Kerbrat-Orecchioni, C. 1994 : Les interactions verbales, III. Paris : A. Colin. Kuwae, K. 1985 : Manuel de japonais, Volume 2. ��������������������� Paris : L’Asiathèque. Makino, S. et Tsutsui, M. 1997 : A dictionary of basic Japanese grammar. Tôkyô ������ : The Japan Times. Représentation des marqueurs de politesse du japonais en français 227 Matsumoto, Y. 1988 : Reexamination of the Universality of Face: Politeness Phenomena in Japanese, Journal of Pragmatics 12. �������� 403-426. Nakane, C. 1974 : La société japonaise. Paris : A. Colin. Scarron 1958 : Le roman comique, in Romanciers du XVIIe siècle. Paris : Gallimard. La Pléiade. Segalen, V. 1995 : Essai sur l’exotisme. Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont. 745781. Tsujimura, T. et alii. 1992 : Keigo no yôho [L’utilisation des termes de déférence]. Tôkyô : Kadokawa shoten. Wlodarczyk, A. 1996 : Politesse et personne, Le japonais face aux langues occidentales. Paris : L’Harmattan. Corpus Raucat, T. 1952 : L’honorable partie de campagne. Paris : Gallimard. (1924, 1ère éd.). Loti, P. 1990 : Madame Chrysanthème. Paris : GF-Flammarion. (1887, 1ère éd.). Claire Doquet-Lacoste « J’en ai plein, des gâteaux préférés. » Représentations de l’oralité enfantine dans la littérature de jeunesse : l’exemple du récit en je Introduction La littérature de jeunesse contemporaine répond à de nouvelles normes linguistiques liées à la relation que le livre cherche à établir avec ses jeunes lecteurs. À la fonction moralisatrice et édifiante dévolue jusqu’aux années 1950 au livre pour la jeunesse (c’est l’époque des livres d’images) succède aujourd’hui une fonction d’aide à l’entrée dans la lecture – qui plus est, la lecture littéraire – qui incite les auteurs à s’adresser à leurs lecteurs en tant qu’enfants, des enfants qui, comme le souligne Elzbieta, sont déjà des êtres complets et non des adultes en miniature. À ces très jeunes lecteurs, il est désormais convenu de proposer de vraies lectures dont la complexité, si elle n’a pas tout à fait les mêmes manifestations que dans la littérature pour adultes, en adopte certaines des formes les plus courantes. Ainsi, comme a pu le montrer Poslaniec (1999), la consécration de la littérature de jeunesse comme forme littéraire s’est accompagnée voici une quarantaine d’années, au moins en France, de l’écriture à la première personne, rarissime jusque là. Cette apparition est concomitante à celle d’une forme spécifique, l’album, qui connaît aujourd’hui un gros succès éditorial et paraît apprécié à la fois du jeune public et des adultes. L’album pour la jeunesse a ceci de spécifique qu’il fait cohabiter textes et images dans un rapport d’interaction où les deux codes sémiotiques se complètent l’un l’autre. Alors que les anciens livres d’images se présentaient le plus souvent comme un texte que des images viennent illustrer, dans l’album texte et image racontent une histoire, créent des univers qui alimentent, parfois en concurrence mutuelle, l’imagination du lecteur. Item CNRS, UMR 8132 - Université de Bretagne Occidentale ����������� Elzbieta, L’Enfance de l’Art. éd. du Rouergue, 1997. 230 Claire Doquet-Lacoste Je voudrais examiner ici quelques caractéristiques de cette nouvelle forme littéraire, en m’appuyant sur des albums pour la jeunesse d’auteurs français majeurs et écrits à la première personne. Ce qui m’intéresse particulièrement dans cette catégorie d’albums est le décalage entre l’auteur du texte, toujours un adulte, et le personnage auquel est attribuée la voix narrative, qui est le plus souvent un enfant. En plus du travail d’écriture que le roman a développé au XXe siècle – en particulier le monologue intérieur, où apparaît un discours qui fait effort pour ressembler aux pensées des personnages, mais aussi toutes les formes simulant l’oralité que le roman n’avait jusque là pas intégrées, le pacte de lecture antérieur reposant sur l’idée d’un « je » écrivant auquel ont succédé, depuis Dujardin et Joyce d’une part, Céline de l’autre, un « je » pensant et un « je » parlant – l’auteur pour la jeunesse qui souhaite faire parler à la première personne un narrateurpersonnage enfant est confronté à la nécessité de mimer l’énonciation orale, mais enfantine. Difficulté supplémentaire : il la mime pour des enfants, c’est-à-dire des lecteurs qui d’une part manient le langage même de son personnage, d’autre part n’ont pas acquis une connivence assez grande pour pactiser de façon certaine avec cette oralité écrite, faite d’ellipses et d’implicites. Je me propose d’observer ici des textes pour enfants à la première personne pour tenter d’y déceler la manière dont est représentée l’énonciation orale enfantine. Que retrouve-t-on, dans ce simulacre de parole d’enfance, des authentiques traits de l’oralité enfantine ? Comment le « faire oral », doublé du « faire enfant », se manifeste-t-il ? Comment se gère la double nécessité de mimer un oral enfantin, avec le caractère décousu et fragmentaire qu’on lui connaît, et celle de ne pas perdre le lecteur, donc de maintenir la cohérence narrative ? Les albums étudiés sont : Moni et moi de Flora et Thierry Dedieu, Les deux goinfres de Philippe Corentin, Cassandre de Rascal, Moi et rien de Kitty Crowther. Ce choix est à la fois raisonné (il repose sur la notoriété des auteurs et sur la qualité de leur production) et en partie dû au hasard : sans doute d’autres ouvrages auraient-ils eu leur place dans ce corpus qui demande évidemment à être élargi dans le cadre de recherches plus approfondies. ������������������������������������������������������������������������������������ Concernant les auteurs, on peut se demander pourquoi Claude Ponti, Tomi Ungerer et Elzbieta, par exemple, ne figurent pas dans le corpus. C’est qu’ils n’écrivent pas à la première personne, ou que quand ils le font, leur propos n’est pas de mimer l’énonciation orale enfantine. Représentations de l’oralité enfantine dans la littérature de jeunesse 231 1. Dispositif énonciatif des albums étudiés Les albums du corpus sont tous des albums fictionnels au sens large, c’est-à-dire qu’ils mettent en scène des événements fictifs et une voix narrative également fictive. Pour autant, ils ne relèvent pas de la fiction au sens donné par Kate Hamburger (1977) mais plutôt de la feintise : la construction du sens repose sur l’acceptation par le lecteur du paradoxe selon lequel celui qui dit je, et qui censément est à l’origine de tous les énoncés formant le texte et mimant des énoncés tenus hors fiction, est irréel ; tout en étant imaginaire, je assume des énoncés qui ont l’apparence de la réalité et la lecture est fondée sur la feintise au sens où le lecteur feint de croire à cette réalité et accepte de s’identifier au point de vue subjectif de l’instance énonciative. Dès lors, une des questions linguistiques est la manière dont fonctionne la référence dans ce dispositif où la tâche du lecteur est particulièrement complexe : admettre la réalité d’un énoncé pseudo-réel tout en sachant qu’il ne relève pas de la réalité. Eu égard à la distinction proposée par Benveniste entre le discours et l’histoire, les textes auxquels nous avons affaire relèvent tous du discours : emploi du présent, de pronoms et d’adverbes déictiques, désignation des personnages de type déictique (noms propres sans référenciation préalable et appellatifs « papa » ou « maman »). Au contraire des textes hybrides bien connus, où cohabitent la première personne et le passé, ou encore la 3ème personne et le présent, et qui ont conduit certains auteurs à proposer des aménagements à la distinction de Benveniste (Simonin-Grumbach, 1977 par exemple), ceux-ci sont entièrement du côté du discours, ils comportent toutes les formes « commandées par l’énonciation » que sont les shifters et le présent d’énonciation. Ils comportent aussi, le plus souvent, des occurrences de formes illocutoires : questions et adresses au lecteur. On trouve par exemple des questions dans Cassandre, où l’amorce d’un dialogue avec le lecteur est tentée à plusieurs reprises : 1. Vous ne me croyez pas ? (Cassandre) 2. attendez, je vais le chercher… (Cassandre) Plus fréquemment, des adverbes et des pronoms et déterminants à valeur déictique renvoient à la situation d’énonciation, également figurée par l’image (les mots soulignés renvoient à des éléments figurant sur l’illustration) : 3. Voilà, je vous présente Martin. (Cassandre) 4. Voici ce que j’y ai trouvé (Moi et rien) 232 Claire Doquet-Lacoste 5. Mon plus préféré, c’est celui-là. (Les deux goinfres) 6. Ici, il n’y a rien. (incipit de Moi et rien) 7. Ici, c’est le jardin. (Moi et rien) On observe ici un système particulier, caractéristique de la littérature : la création d’un espace énonciatif singulier, fonctionnant en autonomie par rapport à la situation énonciative première de la lecture, comparable à ce que Bakhtine (1979) a théorisé avec l’opposition entre genres premiers et genres seconds. Bakhtine prend l’exemple d’un dialogue (genre premier) qui, reproduit dans un roman (genre second), peut conserver les marques de l’oralité et de la spontanéité mais qui change de référence : ce n’est plus dans le réel qu’il est ancré, mais dans ce réel fictif que constitue le roman. Ici, nous n’avons pas affaire à une forme complète de discours rapporté puisque l’ensemble du texte, pour chaque album, est précisément un discours à la première personne. Pourtant la réflexion bakhtinienne me paraît appropriée à ce corpus en ce que le discours des personnages est bien posé comme tel, le livre rapportant en quelque sorte ce discours. Ce qui atteste de ce rapport, c’est l’illustration : elle comporte toujours, dans nos cinq albums, des représentations du personnage énonciateur, ce qui fait que le lecteur a sous les yeux non seulement un discours, mais l’image de son origine. La Bande Dessinée présente un dispositif similaire en montrant des personnages et leurs paroles dans des bulles. Ici, c’est plus complexe puisque le livre se comprend en juxtaposant deux niveaux de représentation différents : directement les paroles d’un personnage, qui fonctionnent linguistiquement comme un monologue intérieur et qui, dans un roman non illustré, favoriseraient l’identification du lecteur à ce personnage ; et simultanément la représentation de ce personnage, qui sans cesse vient rappeler au lecteur que ce n’est pas lui l’énonciateur mais un Autre radical. Cet Autre lui parle, l’interroge, lui montre des choses : comme je l’ai indiqué plus haut, les adverbes, pronoms et déterminants déictiques (soulignés dans l’exemplier) renvoient, sans exception, à une portion de l’image (un petit ours dans Cassandre, une poupée de chiffon dans Moi et rien, un gâteau au chocolat dans Les deux goinfres). Il me semble donc que l’album, avec la spécificité de son double codage sémiotique, forme un système clos dans lequel peuvent se développer des formes discursives qui seraient difficilement accessibles aux très jeunes lecteurs sans les images qui les supportent. Le discours qui est tenu ici est clairement déictique mais à l’intérieur du livre, dans le système de repérage que les images constituent. Au moment d’évoquer la distinction entre histoire et discours, Benveniste signale la nécessité de distinguer aussi l’énonciation parlée de l’énonciation écrite (Benveniste, 1974 : 88). Jenny Simonin s’est attaquée avec bonheur à cette question (Simonin-Grunbach, 1975) Représentations de l’oralité enfantine dans la littérature de jeunesse 233 et propose différents élément distinctifs du discours oral et du discours écrit qui tiennent au fait qu’à l’oral, les éléments de la situation d’énonciation auxquels renvoient les shifters sont co-présents au discours alors qu’à l’écrit, le texte doit les indiquer. Ainsi, elle constate que les shifters sont beaucoup plus présents à l’oral qu’à l’écrit et considère comme caractéristique de l’oral l’usage déictique de ce (Corblin, 1987) et l’utilisation de le à valeur de fléchage avec extraction implicite (Fuchs & Pêcheux, 1970, cf. Giancarli 2004 pour une recension récente), comme en (6) et (7) par exemple. La double structure sémiotique de l’album permet à des énoncés écrits de fonctionner, de ce point de vue, comme des énoncés oraux, puisqu’un fonctionnement déictique est favorisé par la co-présence des images. L’album met en place un dispositif énonciatif tout à fait singulier qui permet l’existence d’un texte répondant à certaines caractéristiques de l’oral. 2. Représentations de l’oral : caractéristiques lexicales et traits de l’enfance Le langage enfantin est doxiquement caractérisé par des spécificités lexicales, soit lexématiques soit phonologiques. Du point de vue phonologique, on observe fréquemment des décalages entre la prononciation enfantine et la prononciation standard, ce qui conduit certains auteurs, en particulier en bande dessinée, à réorthographier les mots selon la prononciation attribuée à l’enfant. Du point de vue lexématique, le parler enfantin se caractérise par l’emploi de lexèmes spécifiques répertoriés par la plupart des dictionnaires et qui font du langage enfantin un type de français marqué. Dans les ouvrages que nous examinons ici, on ne trouve pas d’occurrence de ces lexèmes spécifiques, ni de mimétisme d’une supposée prononciation enfantine. Cela n’empêche pas l’oralité d’être marquée, le plus souvent à travers des spécificités syntaxiques : - Négation incomplète (absence de « ne ») : dans Moni et moi et Les deux goinfres. �������������������������������������������������������������������������������������������� On peut citer la série Titeuf, très connue aujourd’hui, mais le mécanisme est beaucoup plus ancien. ����������������������������������������������������������������������������������������� Le groupe de recherche Franqus de l’Université de Sherbrooke, élaborant un dictionnaire du français standard en usage au Québec, a répertorié ainsi dans ses « emplois associés au discours enfantin » des mots comme Papi, Mamie ou coco (désignant un œuf), le discours enfantin étant présenté comme domaine circonscrit d’un usage spécifique de la langue, au même titre que le style littéraire, les emplois ironiques, etc. 234 Claire Doquet-Lacoste - Discours rapporté avec verbe de citation subséquent sans inversion du sujet (« Ça c’est drôle », j’ai dit à Baballe », Les deux goinfres ; « Je dois réfléchir, je lui ai dit » et « Tu as de la chance que je t’aime, Martin, je lui ai dit », Cassandre) et précédé de que (« Alors comme ça, c’est vous qui avez mangé ma petite fille ? » qu’il nous dit comme ça, pas sympa », Les deux goinfres), tournure « réputée très vulgaire » (Blanche-Benveniste, 1997 : 109). - Emplois non standard d’adverbes (« Déjà qu’on avait envie de vomir, ça nous a énervés », « je peux en manger plein si je veux. Plus même. », « Mon plus préféré, c’est celui-là », Les deux goinfres ; « Seulement, Cassandre est têtue », Cassandre). - Collocation propre au langage enfantin (« On a fait la bagarre », Les deux goinfres). La parole enfantine apparaît également à travers des expressions qui ne relèvent pas d’un marquage lexical ou syntaxique spécifique mais qui témoignent de la manière de voir le monde propre à l’enfance en particulier l’absence d’évidence du caractère définitif de la mort : 8. J’ai été morte pendant au moins vingt secondes. C’est dur d’être mort tout le temps. (Cassandre) 9. Les parents de Moni sont morts pour toujours. (Moni et moi) Ce genre d’expression, qui reflète une conception du monde spécifique, repose également sur la non conformité de l’usage linguistique : aspect accompli avec le verbe mourir, complémentation temporelle de ce verbe (20 secondes / tout le temps / pour toujours) dont le sémantisme implique en principe l’absence de bornage. Les auteurs utilisent donc, pour exprimer l’étrangeté d’une idée, des formules marginales à la langue, formules qui signifient aussi, au-delà d’elles-mêmes, la radicale étrangeté de leur énonciateur présumé – un héros enfant – au locuteur et au système dans lequel s’inscrit le discours : la langue écrite. Frédéric François a observé ce décalage en travaillant sur l’articulation entre l’identité de l’enfant et celle de l’élève : « l’école a été dominée par des hommes pour qui justement la ����������������������������� On trouve chez Claude Ponti (L’Arbre sans fin. Paris : Ecole des Loisirs, 1991) un processus similaire dans un discours indirect libre d’une petite fille devant la dépouille de son aïeule : « Grand-Mère est bizarre. Elle est là et il n’y a plus personne dedans. » L’auteur a témoigné de sa source, la parole de sa propre fille, dans le choix de ce genre d’expression. Représentations de l’oralité enfantine dans la littérature de jeunesse 235 langue écrite était le médium privilégié. D’où le risque permanent d’oublier les façons d’être, de faire, de ressentir qui ne sont pas liées à ce médium privilégié. » (François, 2005 : 15). C’est, me semble-t-il, ce risque que les auteurs tentent d’éviter, ou à tout le moins de contourner, lorsqu’ils construisent un discours en tension à la fois avec leur propre discours d’adultes et avec l’usage normé de la langue. 3. Représentations de l’oral : dislocations et étirement énonciatif Les textes analysés ici sont marqués par une discontinuité syntaxique aux formes nombreuses et variées. On y trouve : - - - Des dislocations à gauche, les éléments disloqués pouvant être : - Des GN sujet : « Bouboule, c’est moi » « Ça, c’est drôle », « nous, on venait de finir nos gâteaux », « la mer, c’était même pas de l’eau », « la menthe ça me fait vomir » (Les deux goinfres) ; « Cassandre, c’est ma meilleure amie » « Cassandre, elle a tout » « Moi, c’est Marie-Paule », « Mort, c’est quand on ne respire plus », « Martin, il est venu tout seul » « Maman et moi, on s’est vite mises à l’ouvrage » « Moi, avec Martin, j’ai de grandes conversations » « Mais moi, je préférais garder mon petit bonhomme » (Cassandre) - Des GN attribut : « Ce que je préfère c’est lui raconter des histoires » (Moni et moi) ; « Mon plus préféré, c’est celui-là », « Mon plus préféré comme chien, c’est Baballe » (Les deux goinfres) - Un GN complément direct avec ou sans reprise pronominale : « PipiCaca, je l’appelle » (Cassandre) « la chantilly j’aime bien » (Les deux goinfres) - Des circonstants déictiques « Ici, c’est le jardin » (Moi et rien) ; « Hier, ici, c’était pas comme ça » (Les deux goinfres) Des dislocations à droite, les éléments disloqués pouvant être : - Un GN sujet : « il m’a vite manqué, Martin » « C’est long, tout un weekend… » « C’est pas un échange, ça ! » (Cassandre) - des GN complément direct « Ça les a tout surpris, ces gros pleins de crème », « j’en mange beaucoup, des gâteaux », « j’en ai plein, des gâteaux préférés » (Les deux goinfres) - des GN complément indirect « Pas du tout… même que j’ai un petit peu faim » lui ai-je répondu à ma maman » (Les deux goinfres) Des extractions Claire Doquet-Lacoste 236 - De circonstants : « C’est ici que Papa faisait germer les graines » (Moi et rien) ; - De GA attribut « C’est dur d’être mort tout le temps. » « C’est vrai que moi aussi parfois je l’envie » (Cassandre) « c’est vrai que j’en mange beaucoup » (Les deux goinfres) - De GNS « C’est elle qui a reçu le plus de cadeaux de toute l’école » (Cassandre) L’ensemble de ces structures est attesté dans les études sur l’oral (Gadet 1992, Blanche-Benveniste 1990 et 1997) et l’on constate ici que c’est classiquement le GNS qui est détaché et thématisé. De même, l’extraction d’adjectifs attributs est courante à l’oral, quel que soit le registre de langue. Dans leur projet de faire parler leur personnage enfant, les auteurs emploient donc spontanément des structures syntaxiques qui reflètent effectivement les constats empiriques. Comme l’a montré Combettes (1983), la thématisation créée par le détachement permet d’assurer entre les phrases un lien que la logique ne fait pas forcément apparaître nettement. C’est particulièrement vrai dans Les deux goinfres, où l’on observe le plus de traits lexicaux de l’oral familier et où l’interaction entre texte et images est sans doute la plus forte et la plus surprenante, l’interprétation se faisant précisément au sein de la relative contradiction entre images et texte. Ici, la progression à thème linéaire est un instrument de la cohérence textuelle : elle permet au lecteur de passer d’un thème à l’autre sans heurt, tout en reflétant le discours enfantin fait de reprises et de retours. Ce mécanisme est également à l’œuvre dans Cassandre où la thématisation porte presque toujours sur les trois personnages principaux de l’histoire : la narratrice, sa meilleure amie Cassandre et son ours Martin. Dans les deux ouvrages, il se donne comme reflétant l’énonciation en temps réel, avec ses mécanismes de saillance et de reprise, compensant peut-être l’effet de rupture d’un discours intérieur qui n’en est pas vraiment un : dans Cassandre comme dans Les deux goinfres, l’énonciateur s’adresse clairement au lecteur, soit par des interpellations à la deuxième personne (« vous ne me croyez pas ? » Cassandre) soit par des propos clairement adressés (« Attention ! Je ne mange pas n’importe quoi ! » Les deux goinfres). Le détachement concerne souvent des phrases de type commentatif, où l’on quitte franchement le reflet d’un discours intérieur pour un discours adressé (« Bouboule, c’est moi » Les deux goinfres, « Moi, c’est Marie-Paule » Cassandre), éventuellement avec usage de déictiques renvoyant à l’image (« Mon plus préféré, c’est celui-là » Les deux goinfres ; « Moi, c’est Marie-Paule » Cassandre ; et dans Moi et rien : « Ici, c’est le jardin »). Dans ces cas-là, le texte paraît s’inscrire dans le feuilletage du livre, commentant les images, apparaissant comme en temps réel au gré du feuilletage. Il me semble que l’abondance des détachements (dans Les deux goinfres 27% des Représentations de l’oralité enfantine dans la littérature de jeunesse 237 propositions comportent un détachement, elles sont 17% dans Cassandre), parti pris de la non concision, peut refléter l’étirement énonciatif de l’oral. C’est peutêtre donc moins en tant que trait authentique de l’oral qu’en tant que moyen de figurer l’étirement énonciatif que le détachement est utilisé par les auteurs. 4. Retour sur le dispositif énonciatif global. La syntaxe comme écho aux images Avec nos dernières observations, nous allons revenir aux premières considérations tenues ici, eu égard au dispositif particulier d’alliance entre texte et image et à la création par les images d’un espace de référence qui permet au texte un fonctionnement déictique. Outre les dislocations que nous venons d’évoquer, et qui reflètent le temps de l’énonciation, les textes observés comportent des présentatifs en « c’est » ou « il y a » qui fonctionnent toujours en référence à l’image, par exemple : 10. « Avant c’était Lan Nhi. Maintenant c’est Moni. » (Moni et moi) 11. « il y a moi » (Moi et rien) 12. « C’est plus la chambre de maman. » (Les deux goinfres) Les textes comportent également des phrases nominales : 13a « Une petite sœur adoptée. » (Moni et moi) 13b « Un bébé qui ne sort pas de son ventre, mais un bébé qu’elle aime d’avance. » (Moni et moi) 14a « Rien et moi. » (Moi et rien) 14b « Heureusement, comme cela les racines prendront forme avant le froid de l’hiver » (Moi et rien) 14c « Un lilas ! » (Moi et rien) 15a « L’ours, les patins, Pipi-Caca et toute sa garde-robe, plus la belle robe à fleurs jaunes avec le petit ruban rose… » (Cassandre) 15b « Pour rien » (Cassandre) 16a « Pas tous les gâteaux ! » (Les deux goinfres) 16b « Et nous voilà dans la cabine d’un vieux gâteau mal sucré. » (Les deux goinfres) 238 Claire Doquet-Lacoste (14b), (15a), (15b) et (16a) ne renvoient pas à l’image, ils assument une fonction anaphorique ou de reprise. Dans les autres exemples, la phrase nominale s’inscrit dans la linéarité du discours mais elle renvoie également à l’image correspondante. En (13a), (13b) et (14a), les phrases nominales prolongent le prédicat de la phrase précédente et l’illustration leur fait écho. En (13c) et (15b), c’est le lien avec l’illustration qui est le plus saillant. Ce lien entre texte et image permet une énonciation hachée, de type paratactique, qui fait écho à la structure du monologue intérieur, sans pour autant paraître trop absconse pour de jeunes lecteurs. À titre d’exemple, voici le début de Moni et moi (les retours à la ligne correspondent aux changements de pages) : Je vis avec papa, maman et Moni, ma petite sœur. Une petite sœur adoptée. Mes parents ne sont pas les vrais parents de Moni. Elle est d’ailleurs. Papa et maman ne peuvent plus avoir d’enfants. Mais maman a décidé d’en avoir un quand même. Un bébé qui ne sort pas de son ventre, mais un bébé qu’elle aime d’avance. J’étais d’accord. Je voulais une petite sœur, même si ce n’était pas ma vraie sœur, car c’était quand même une sœur. La succession de phrases verbales et nominales produit un effet de segmentation textuelle, déjà analysé par Noailly (2002 : 42) dans la prose d’Aragon comme typique de la transcription de monologues intérieurs : comme si l’auteur invitait le lecteur à suivre la pensée du personnage – en train de se constituer et inséparablement de s’énoncer. Cette segmentation produit une sorte d’effet de réel où domine l’impression que la pensée se déploie en direct. La double structure sémiotique de l’album renforce cet effet, en particulier dans Moni et moi, en doublant le texte d’images qui fonctionnent parallèlement : des images très sobres, statiques, dont aucune ne raconte une histoire mais qui, présentées séquentiellement, donnent à imaginer ce que raconte le texte. L’effet de segmentation textuelle se double d’un effet de segmentation iconique, les images apparaissant comme une série de photogrammes non contigus sur la pellicule et livrant quelques instantanés de l’histoire. La problématique de la cohérence textuelle vs l’énonciation échevelée du monologue intérieur est ici proposée non pas par une syntaxe simulant, à coup de détachements et d’extractions, la succession des événements de l’oral mais au contraire par une esthétique du non lié qui saisit des flashes plutôt qu’une continuité, toujours en référence à l’univers que créent les images et qui, présent lors de la lecture, permet un fonctionnement de type déictique. Représentations de l’oralité enfantine dans la littérature de jeunesse 239 Il est courant d’opposer l’oral à l’écrit du point de vue du mode de production : alors qu’à l’oral toute parole proférée fait partie de l’énoncé, à l’écrit au contraire les possibilités de retour dans le texte pour modification créent une non coïncidence entre ce qui a été énoncé pendant l’écriture et ce qui apparaît comme l’énoncé une fois le texte fini. Le GARS a étudié ces décalages et propose trois « caractéristiques essentielles » de l’oral par rapport à l’écrit (Blanche-Benveniste 1997 : 23) : les entassements paradigmatiques, les allers et retours sur l’axe des syntagmes et l’abondance des incidentes, qui sont souvent des reformulations partielles de ce qui vient d’être dit. On trouve dans les textes du corpus examiné ici des traces de cette impossibilité de l’oral à effacer le dit, qui conduit à ces entassements, reformulations et retours sur le déjà dit énumérés par Blanche-Benveniste. Certaines phrases nominales ressemblent aux « allers et retours sur l’axe des syntagmes » où se joue la reformulation partielle d’une phrase ou d’un syntagme : c’est le cas dans Moni et moi, en (12a), où la phrase nominale précise le GN « ma petite sœur » de la phrase précédente ; c’est aussi le cas dans Moi et rien (13a) où la phrase nominale vient préciser « il y a moi ». En revanche, (14b) ne se laisse pas interpréter comme un aller et retour sur l’axe des syntagmes mais plutôt comme un ajout manifesté dans le texte final par le point séparant la phrase initiale (« Et je lui donnerai Martin et tous ses habits ») de la nominale subséquente (« Pour rien »). On est donc plus proche ici de la configuration décrite par Noailly, les deux dispositifs pouvant se ramener à une figuration de l’énonciation orale, qui se reformule sans jamais s’effacer et dont la prosodie suit en temps réel le cheminement mental du locuteur. Conclusion À partir de cette brève étude de quelques œuvres de la littérature de jeunesse française, il me semble donc que la représentation de l’énonciation enfantine peut se caractériser, moins par un lexique ou des traits d’enfance comme cela pourrait être attendu que par la figuration de modalités de l’énonciation orale, qui est vue comme en temps réel, avec l’ensemble des mécanismes de reprise, redite et discontinuité qu’on lui connaît, mais aussi comme lieu de la déixis, favorisée ici par la spécificité du genre, l’album de jeunesse. Les constats faits plus haut, renforcés par l’étude – qui ne peut être exposée en détail ici, faute de place – de la disposition du texte sur les pages, permettent de typer les livres selon la représentation de l’oral à laquelle ils donnent lieu, les uns reposant plutôt sur une représentation de la durée de l’énonciation (Les deux goinfres, Cassandre) les autres sur une juxtaposition qui crée des effets de syncope reflétant le caractère syncopé de la pensée (Moni et moi, Moi et rien). La forme littéraire de l’album, outre l’espace référentiel qu’elle crée, 240 Claire Doquet-Lacoste favorise l’appréhension du temps énonciatif : les énoncés sont disposés de page en page de manière irrégulière et souvent en disharmonie avec la structure syntaxique. C’est encore par le recours à l’oral, pour lequel la macrosyntaxe a réinstancié la notion de période, que l’on peut expliquer ce découpage du texte. Ouvrages constituant le corpus Corentin, P. 1999 : Les deux goinfres. Paris : Ecole des Loisirs. Crowther, K. 2000 : Moi et rien. Paris : Ecole des Loisirs. Flora & Dedieu, T. 1997 : Moni et moi. Paris : Seuil. Rascal 2007 : Cassandre. Montréal : Les 400 coups. Diffusion Le Seuil. Bibliographie Benveniste, E. 1974 : Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard, tome 2. Berrendonner, A. 1990 : Pour une macrosyntaxe. Travaux de linguistique 21. 25-36. Blanche-Benveniste, C. 1990 : Le Français parlé - Études grammaticales. Paris : CNRS. Blanche-Benveniste, C. 1997 : Approches de la langue parlée en français. Paris : Ophrys. Combettes, B. 1983 : Thématisation et progression thématique dans les récits d’enfants. Langue Française, n°38. 74-86. Corblin, F. 1987 : Indéfini, défini et démonstratif. Paris : Droz. François, F. (ed.) 2005 : L’Institution pédagogique, l’écrit et le sujet en formation. Langage et société, n°111. Paris : MSH. Fuchs, C. & Pêcheux, M. 1970 : Lexis et méta-lexis. Application au problème des déterminants. Considérations théoriques à propos du traitement formel du langage, Documents de linguistique quantitative, 7. Paris : Dunod. Gadet, F. 1992 : Le français populaire. Paris : PUF. Giancarli, P. (Don) 2001 : Le fléchage (spécifique et générique) : opération seconde ou opération double ? Cycnos, Volume 18 n°2, mis en ligne le 15 juillet 2004, URL: http://revel.unice.fr/cycnos/document.html?id=44. Hamburger, K. 1977 : Logique des genres littéraires. Paris : Seuil 1986. Morel, M.-A. & Danon-Boileau, L. 1998 : Grammaire de l’intonation. L’exemple du français. Paris : Ophrys. Neveu, F. 2006 (éd) : Approches de la discontinuité syntaxique et énonciative. L’information Grammaticale 109. Noailly, M. 2002 : L’ajout après le point n’est-il qu’un simple artifice graphique ? Figures d’ajout. Éd. J. Authier-Revuz et M.-C. Lala. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle. Poslaniec, C. 1999 : L’évolution de la littérature de jeunesse, de 1850 à nos jours au travers de l’instance narrative. 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Le présent article pointera les zones de dérapage possible où l’écrit se fait oral et l’oral écrit dans les productions en français et lancera des pistes pour une mise à profit croisée de ces dérapages en FLM et en FLE. Oralité des pratiques d’écriture en FLM Sans aller jusqu’à faire, à l’exemple de certains auteurs, deux langues différentes du français oral et du français écrit, on ne saurait nier que le passage de l’oral à l’écrit constitue une difficulté majeure pour les usagers francophones. La transition laisse de nombreuses traces. Les passages des travaux écrits de francophones, inscrits, qui plus est, dans une orientation universitaire de langue et littérature françaises, apprenants FLMS1 en fournissent de nombreux exemples. Il s’agit d’extraits de Université Libre de Bruxelles Je renvoie à la quadripartition (FLMS1-FLMS2-FLES1-FLES2) que je propose pour affiner la tripartition (FLM-FLE-FLS) dans mon article Les français parlent aux français (2003). J’y réunis les critères biographiques (M pour « maternelle » et E pour « étrangère ») et scolaires (S1 et S2) pour définir au mieux la situation de l’apprenant par rapport à la langue cible (le français). Les apprenants FLMS1 (« français langue maternelle scolarisé 1 ») sont des élèves francophones scolarisés en français, les FLMS2 (« français langue maternelle scolarisé 2 ») sont des élèves francophones scolarisés dans une autre langue que le français, les FLES1 (« français langue étrangère scolarisé 1 ») sont des élèves non francophones, qui ne parlent pas le français à la maison, mais qui sont scolarisés en français dans les mêmes classes que les élèves FLMS1, les FLES2 242 Anne-Rosine Delbart dissertation, genre des plus contraints, dont les étudiants connaissent les exigences tant structurelles que stylistiques. Leur rédaction a fait en outre l’objet d’une relecture distanciée : la copie de chaque étudiant a été relue par un condisciple qui annotait les points faibles ou les erreurs du texte dont l’auteur était ainsi avisé. Les étudiants pouvaient ensuite reprendre leur travail chez eux et le peaufiner. Malgré ces relectures, on relève encore beaucoup de négligences ou d’écarts par rapport à la norme écrite standard et des productions relevant plutôt d’un écrit informel, assez éloigné de la langue soutenue attendue dans une dissertation, dont l’un des objectifs est précisément de vérifier la compétence intellectuelle et culturelle certes, mais aussi langagière. Nous pointerons les déviances lexicales, morphologiques et syntaxiques. Les italiques soulignent les écarts sanctionnés. Le lexique dans les copies n’opère pas toujours la sélection adéquate dans les registres de langue malgré l’absolution parfois recherchée derrière des guillemets paratonnerres : 1. Et c’est à ce moment-là que les écrivains flanchent et modifient quelque peu la réalité. (copie 15/2/2008) 2. Personne ne devrait se permettre de mettre tous les écrivains « dans le même sac », vu qu’en tant qu’êtres humains chacun est unique et différent. (copie 6/12/2007) L’incongruité ou l’inélégance des répétitions ne sont pas non plus traquées par les apprentis scripteurs : 3. Que serait devenu le Salambô de Flaubert sans son voyage de jeunesse qu’il a entrepris étant jeune? (copie 15/2/2008) 4. Le lecteur adopte le rôle de témoin, confident ou juge des faits relatés et fait confiance à l’auteur au niveau de la véracité des faits. (copie 6/12/2007) La non-maîtrise morphologique s’affiche principalement dans le choix des modes et des temps, et repose essentiellement sur des bévues orthographiques : 5. « Romanciers » n’eut-il pas été plus clair et plus précis? (copie 15/02/2008) 6. Bien que nous avons constaté que l’autobiographie a évolué vers des romans de fictions tels que l’auto-fiction, elle a, également, pu évoluer vers de vrais récits autobiographiques. (copie 6/12/2007) (« français langue étrangère scolarisé 2 ») sont des élèves non francophones scolarisés dans une autre langue que le français. Le transfert des registres dans les usages écrits et oraux 243 7. Il faut du courage pour se mettre à nu, se dévoiler, ne fusse qu’une partie de son passé. (copie 6/12/2007) 8. Elle façonne le moule qu’il revêtera plus tard pour entrer dans la vie. (copie 25/04/08) 9. C’est une partie très importante pour un écrivain qui fondra sa culture qui lui servira dans ses futures œuvres. (copie 25/04/08) Les focalisations, les reprises, les ruptures de constructions, les maladresses dans la récupération référentielle des pronoms sont le lot régulier des défaillances syntaxiques dans les textes proposés par les étudiants : — rupture de construction : 10. C’est grâce à ses professeurs et de son excellence à l’étude qu’il va se détacher de celle qu’il appelait « maman fléau » et écrire. (copie 25/04/2008) — renvoi référentiel incorrect : 11. De plus les autobiographies d’écrivains n’ont pas toujours pour but de transmettre le vrai, mot pour mot, mais de jouer avec son lecteur sur base de son vécu. (copie 6 /12/2008) — construction des phrases : 12. Par son irrespect des règles propres à la théorisation de l’autobiographie qui prend comme modèle « Les confessions » de Rousseau qui n’étaient pas à l’époque déterminé par des normes. On pourrait se demander si l’autobiographie ne s’apparente pas plutôt à l’autofiction. (copie 15/02/2008). On remarque aussi la présence insistante ou la réinvasion intempestive de l’énonciateur. Le je est omniprésent dans le texte argumentatif des étudiants : je crois que, je pense que, etc., sans compter l’usage abusif des connecteurs. Scripturalité des productions orales en FLE Les apprenants FLE (FLES2 selon mon modèle) ont — ou ont eu — en général moins de contacts avec la langue orale spontanée. Les dialogues présents dans les manuels que l’on demande parfois encore aux étudiants de mémoriser comme dans la vieille tradition des méthodes audio-visuelles sont d’une oralité factice et ne sont en fait que préparatoires à la maîtrise de structures syntaxiques écrites. Pour les étudiants FLE, on a dès lors une situation inverse qui se profile avec la 244 Anne-Rosine Delbart pratique d’un oral trop écrit. Les résultats des recherches des projets LANCOM et ELICOP menées à l’initiative de la Katholieke Universiteit Leuven (K.U.L.) en Belgique flamande le confirment (voir Flament-Boistrancourt et Geert, 1999 et les sites LANCOM et ELICOP référencés en bibliographie). Les professeurs de FLE, tout comme les élèves, ressentent le besoin d’être confrontés à la réelle variété des productions orales en français. Un tout récent ouvrage édité par Chantal Parpette et Anne-Marie Mochet, L’oral en représentation(s), pose bien le problème de la description des usages oraux, de leur enseignement et de leur évaluation en classe de FLE. Françoise Gadet y reprend en deux images le rapport au style des nonnatifs : ils sont pris dans une espèce de dilemme qui consiste pour eux à parler « comme un livre » ou « faire le caméléon » (2008 : 20) : Le premier rôle a l’inconvénient de condamner le non-natif à être le seul à parler d’une manière qui, comme le formulait Martinon en 1927, « n’est compliment que dans la bouche des ignorants » (ie, ceux qui négligent la différence, pourtant importante dans une langue de littératie, entre oral et écrit). Et il risque toujours de trahir l’origine livresque de son savoir, comme ce professeur britannique de français, locuteur absolument remarquable, dont la perfection a fini par buter ; certes une seule fois en une heure de conférence, mais c’était sur un point de style. Employant l’expression familière partie de jambes en l’air, il a fait la liaison entre jambes et en l’air, liaison recherchée qui trahissait à coup sûr l’origine livresque de sa connaissance, car elle est tout à fait déplacée dans une expression aussi ordinaire. Quant au second pôle, il faut que l’apprenant, comme l’enseignant qui enseignerait le style, soient bien conscients du risque d’impair social, pragmatique ou interactionnel. Car, les formes ordinaires, familières ou populaires étant acquises par les natifs dans des pratiques sociales réitérées, et toujours contextualisées, ils sont eux-mêmes souvent incapables d’en formuler abstraitement les règles d’emploi, les contraintes ou les choix préférentiels. Et le non-natif risque d’apparaître au mieux comme un caméléon, au pire Le projet, présenté sous le sigle LANCOM (LANgue et COMmunication), s’inscrit dans le contexte de l’observation de savoir-faire communicationnels en français. À partir d’enregistrements vidéo, un corpus de français parlé a été constitué. Il s’agit d’un corpus différentiel (francophones vs néerlandophones) d’interactions verbales réalisées en français. Je renvoie le lecteur à l’adresse suivante : http://bach.arts.kuleuven.be/ elicop/ProjetLANCOM.htm ELICOP (ÉTude LInguistique de la COmmunication Parlée). Le site ELICOP donne un aperçu de tout ce qui a été entrepris ces dernières années au Département de Linguistique de la K.U.Leuven dans le domaine de l’analyse linguistique du français parlé, en particulier par la constitution d’un corpus automatisé mis à la disposition des chercheurs. (http://bach.arts.kuleuven.ac.be/elicop) Martinon, P. 1927 : Comment on parle français. Paris : Larousse. Le transfert des registres dans les usages écrits et oraux 245 comme un singe savant, parce que quels que soient ses efforts, il est toujours guetté par le décalage ou le faux-pas. Notre réflexion se centrera maintenant sur une des questions soulevées par les organisateurs du colloque : de quelle manière s’utilisent certaines structures grammaticales à l’oral et à l’écrit ? On s’attachera plus particulièrement à l’interrogation, qui est assurément comme le dit Françoise Gadet « une zonevedette des travaux variationnistes sur le style » (2008 : 25), mais l’interrogation nous conduira aussi aux frontières du discours rapporté. Interrogation écrite en FLM Mon hypothèse de départ sur la production écrite des scripteurs FLM (FLMS1) que j’ai à évaluer est qu’ils auraient trop tendance à écrire comme ils parlent ou plus précisément à se contenter pour l’expression écrite de la transcription immédiate de leur réflexion ou émotion. Cette spontanéité proche jusqu’à un certain point de l’oral est compréhensible dans la mesure où en langue maternelle la parole est de loin antérieure à l’écriture et c’est à l’école que revient l’enseignement de l’écrit, un enseignement jamais fini, toujours améliorable et extrêmement contraignant. Observons d’un peu plus près un petit échantillon des traces écrites d’interrogations — directes et indirectes — chez les usagers francophones (j’ai retranscrit les textes sans modifier la ponctuation ni l’orthographe) : 13. Est-ce que ces académiciens se croient-ils toujours au 17e siècle ? (copie 9/11/1999) 14. Paul Valéry aborde le problème de la création littéraire et dans quelle mesure celleci est-elle originale. (copie 15/02/1999) 15. Ce point de vue nous amène à nous demander pourquoi relit-on certaines œuvres. (copie 10/11/2000) 16. Demandons nous pourquoi les écrivains content-ils leur existence au public, est-ce pour relancer leur carrière, pour se mettre en lumière, pour appeler au secours, pour exorciser une douleur ? ou... Et pourquoi les lisons nous ? (copie du 13/02/2008) 17. On devrait alors se demander si toutes les autobiographies d’écrivains sont des projets de vérité pour la postérité et se rapprochent de la réalité ou, au contraire, est-ce qu’elles basculent inévitablement dans la fiction. (copie 13/02/2008) Que remarquons-nous ? On a une contamination des constructions des systèmes interrogatifs. L’inversion semble rester, dans l’esprit des scripteurs, le registre de 246 Anne-Rosine Delbart l’interrogation soutenue, adaptée à la langue écrite. Pour un texte qu’ils savent stylistiquement exigeant, les étudiants tendent à mettre des inversions partout : après est-ce que (exemple 13), en interrogation indirecte (exemples 14, 15, 16). La ponctuation mal maîtrisée conduit à des erreurs syntaxiques. Voyez l’exemple 16 : le texte ne présente pas de point, mais une virgule à la fin de la première partie de la phrase qui est une interrogation indirecte (Demandons nous pourquoi les écrivains content-ils). La présence de la virgule suppose que la suite du texte s’inscrit toujours sous la dépendance de demandons-nous. Or, l’apparition du point d’interrogation après douleur, nous montre que le scripteur est passé en construction directe de l’interrogation (est-ce pour relancer leur carrière, pour se mettre en lumière, pour appeler au secours, pour exorciser une douleur ?). La construction directe se poursuit : ou... Et pourquoi les lisons nous ? L’exemple 17 présente aussi une rupture de construction : la seconde interrogation aurait dû se construire sous la dépendance de si en interrogation indirecte, ce que ne fait pas le scripteur qui passe à une construction en est-ce que mais ne ponctue pas sa phrase avec un point d’interrogation. Les études (Terry 1970, Gadet 1989) ont montré que l’interrogation la plus fréquente à l’oral est l’intonative. C’est elle aussi qui l’emporte dans une nouvelle forme d’écriture : celle des textos. Est-ce que serait déjà une forme écrite ou, à tout le moins, moins spontanée. Cette information en confrontation avec les pratiques écrites de mes étudiants met un bémol au jugement d’oralité que je posais intuitivement sur leurs textes qui ne comportent pas d’interrogations simplement intonatives. D’autre part, on constate que le réinvestissement à l’écrit de l’inversion, marque sûre de l’interrogation soutenue, contamine aussi les interrogations indirectes. Ce qui est un écart par rapport à la norme témoigne au fond de la volonté, mal maitrisée certes, mais d’une réelle volonté de différenciation des registres. Françoise Gadet appliquait les deux images du « singe savant » et du « caméléon » aux apprenants FLE. J’oserais recourir quant à moi aussi à l’image du caméléon pour les apprenants FLM, en empruntant toutefois le caméléon à Romain Gary, tel qu’il l’évoque dans La nuit sera calme (1974, 167) : Il y avait une fois un caméléon, on l’a mis sur du vert et il est devenu vert, on l’a mis sur du bleu et il est devenu bleu, on l’a mis sur du chocolat et il est devenu chocolat et puis on l’a mis sur un plaid écossais et le caméléon a éclaté. Le plaid écossais, c’est l’existence assimilée par les locuteurs francophones de la variété des registres et le souci de la respecter à l’écrit, mais, confrontés à ce plaid des registres, les apprentis scripteurs opèrent des transferts qui éloignent leurs productions du respect de la norme. Le transfert des registres dans les usages écrits et oraux 18. 247 Quitter la ville présente une pauvreté si désolante que se pose la question quel charme caché pourrait bien dévoiler ce livre (copie13/02/2008) L’exemple 18 nous permet d’embrayer sur un autre élément de confusion notable dans le passage à l’écrit : la question du discours rapporté. Cette phrase qui émet un jugement de valeur sur le roman de Christine Angot, Quitter la ville, a un énonciateur (celui à qui appartient l’énonciation, en l’occurrence l’étudiant qui a rédigé la copie). Le discours rapporté apparaît dans la mesure où cet énonciateur se fait le porte-parole de celui qui prononce effectivement un discours – que l’on pourrait appeler, à la suite de Marc Wilmet, un discoureur . Le discoureur, dans l’exemple 18, peut être unique et identique à l’énonciateur qui se pose la question (« quel charme caché pourrait bien dévoiler ce livre ? ») ou bien l’énonciateur se fait le porte-parole de plusieurs autres discoureurs qui se posent la même question (on, l’ensemble des lecteurs de Christine Angot). Reste maintenant à l’énonciateur le choix de masquer ou de rendre au plus juste de leur expression les paroles prononcées par le discoureur. Ce choix entraîne différentes options syntaxiques. Dans son dernier ouvrage publié, Grammaire rénovée du français (2007 : 205-208), Marc Wilmet met en lumière cinq stades du discours rapporté, cinq choix offerts à l’énonciateur pour rendre un discours. Premier choix : l’énonciateur peut mettre en sourdine les propos du discoureur, reprendre l’esprit du discours sans pour autant en reprendre la lettre et on aurait affaire là à un « discours narrativisé » (Wilmet 2007 : 205). L’étudiant (énonciateur) n’a pas fait le choix d’un discours narrativisé du type : Quitter la ville présente une pauvreté si désolante que se pose la question du charme de ce livre. Deuxième choix : l’énonciateur peut syntaxiquement lier les propos du discoureur (ce qui conduirait au classique discours indirect). Cela n’a pas été le choix de l’étudiant-énonciateur : il manque de savoir derrière le mot question si le scripteur voulait une interrogation indirecte, « discours rapporté ligaturé » (Wilmet 2007 : 207) : Quitter la ville présente une pauvreté si désolante que se pose la question de savoir quel charme caché pourrait bien dévoiler ce livre. Voir Marc Wilmet, Grammaire rénovée, 2007, 205 : « Le discours rapporté suscite à l’ombre de l’énonciateur un candidat à l’énonciation que nous conviendrons de nommer discoureur. » 248 Anne-Rosine Delbart Troisième choix : l’emboîtement du discours avec les signes de ponctuation requis (deux points, guillemets, point d’interrogation) qui rendent le traditionnel discours direct. L’énonciateur n’a pas « emboîté » les propos du discoureur (Wilmet 2007 : 207) : Quitter la ville présente une pauvreté si désolante que se pose la question : « Quel charme caché pourrait bien dévoiler ce livre ? » Cinquième choix : l’absorption du discours par l’absence des marques d’emboîtement (Wilmet 2007 : 205). Il s’agit pour l’énonciateur de reprendre tel quel un mot ou des mots prononcés ou prononçables par le discoureur : Pierre lance un timide bonjour à Marie. Des illustrations du « discours absorbé » se rencontrent par exemple chez La Fontaine : À ces mots, on cria haro sur le baudet. La Grammaire rénovée reprend aussi un exemple de Fallet (Wilmet 2007 : 205) : Fais-lui toutes tes excuses. Dis-lui je t’aime, reviens veux-tu, ton absence a brisé ma vie. L’étudiant dans sa copie a donc fait du discours absorbé sans le savoir comme Monsieur Jourdain, dans Le Bourgeois Gentilhomme de Molière, faisait de la prose sans le savoir. Syntaxiquement, l’analyse de sa phrase devient qu’il a fait de quel charme caché pourrait bien dévoiler ce livre, en l’adjoignant à question, un qualifiant de question : Quitter la ville présente une pauvreté si désolante que se pose la question quel charme caché pourrait bien dévoiler ce livre. Une qualification un peu audacieuse assurément et qui risque de ne pas recevoir l’agrément du correcteur. L’absorption a de fortes chances d’être mal digérée... Interrogation orale en FLE Voyons maintenant les productions interrogatives du côté des non francophones. Les non francophones, eux, influencés par leur pratique scolaire de l’oral qui n’est pas antérieure à la pratique de l’écrit, mais le plus souvent concomitante, auront davantage tendance à exporter à l’oral des tournures typiques de l’écrit. Ces remarques rejoignent et éclairent les productions des non francophones qui, eux, à l’oral auraient tendance à formuler les interrogations avec inversion. J’emprunte au Le transfert des registres dans les usages écrits et oraux 249 corpus LANCOM des productions d’interrogations à l’oral (Flament-Boistrancourt et Cornette 1999 : 143) : 19. Pouvez-vous m’expliquez le chemin ? 20. Savez-vous le chemin pour une cabine téléphonique ? 21. Voulez-vous me donner votre nom et votre numéro de téléphone ? Cette construction rejoint aussi, il ne faut pas l’oublier, les structures interrogatives de la langue maternelle des apprenants néerlandophones. De cette pratique orale des apprenants FLE qui sans être fausse sonne bizarrement, les observateurs concluent tous aujourd’hui à la nécessité d’introduire dans les classes de FLE un oral réel et non fabriqué. Interrogation écrite en FLE L’écrit, lui, verra des marques d’interrogations intonatives chez des étudiants de niveau avancé qui sont plus à l’aise à l’oral et exportent alors un registre inadéquat dans un autre : 22. Dans le roman La disparition de la langue française, Assia Djebar se demande quelle langue parle un homme qui rentre en Algérie après avoir passé vingt ans à Paris. Il parle arabe ou français ? (Travail de fin d’études, 2007). 23. Premièrement on peut se poser la question ou ce n’était plus intéressant quand on a invité autres partis politiques, wallons et flamands, pour traiter le sujet de cette conférence. ça donnerai une vue globale, moins subjective. Deuxièmement on peut se poser la question ou la conférence a répondu sur la question « Quel avenir pour la Belgique ? » Ou on n’est pas resté trop dans l’histoire et très peu dans l’avenir ? (copie d’un apprenant ERASMUS UCL, niveau C1) 24. Comment une « mauvaise » chose peut être utile ? (copie 25/04/2008) Nous avons observé plus haut que les étudiants FLM ne produisent pas à l’écrit d’interrogations intonatives, sauf lorsqu’ils veulent rendre explicitement un dialogue ou un discours enfantin, par exemple. Je remercie Geneviève Briet, Directrice du Département de français à l’Institut des langues de l’Université catholique de Louvain (UCL), de m’avoir donné à lire les copies de ses étudiants. 250 Anne-Rosine Delbart Conclusion : FLE-FLM, des bénéfices en chiasme De ces constats croisés, on peut retirer des bénéfices en chiasme, qui se résumeraient grossièrement à plus d’oralité en FLE et plus d’écriture en FLM. Plus finement, je dirais que l’accent doit être mis dans l’apprentissage sur la distinction des registres en FLE et sur le retour à une pratique du registre soutenu en FLM. On a sans doute un peu trop pris au mot Raymond Queneau quand il demandait plus de place pour l’oral à l’écrit : Le français parlé n’a droit, jusqu’à présent, qu’au dialogue, et même depuis quelques années, au narratif dans le roman. Mais il demeure toujours frappé d’indignité nationale : il n’a pas le droit d’exprimer des « idées ». (Bâtons, chiffres et lettres, 1965 : 58) Ces dernières années, l’écrit formel a été laissé de côté au profit d’une ouverture compréhensible elle aussi (Claude Hagège rappelait dans Le français et les siècles que l’école ne devait pas laisser aux commerçants, aux publicistes la langue attractive et se concentrer sur une exploitation très formelle du français) sur des pratiques plus relâchées de la langue dans la littérature, la BD, la chanson, le slam. Il est entendu que l’exigence d’écriture en FLE croîtrait avec l’avancement dans la maîtrise du français. Des étudiants de niveau C1 et surtout C2 doivent s’approcher des compétences des locuteurs maternels en fonction bien entendu de leur spécificité professionnelle. Les écrivains de langue maternelle non française qui ont fait choix du français pour rédiger toute ou une partie de leur œuvre littéraire (Beckett, Ionesco, Cioran, Bianciotti, Huston, Littell, Gao, entre autres) offrent à mon sens aux scripteurs FLE et FLM de précieux modèles d’exploitation rigoureuse et décontractée du français. Je terminerai par une citation de l’un deux, le Libanais Salah Stétié, issu d’un milieu arabophone, fils, comme il le dit luimême, de la langue arabe, qui a eu envie de se marier avec le français et qui est conscient que les locuteurs français venus d’ailleurs sont désormais avec les Français de souche, « les témoins et les légataires, les possesseurs et les nouveaux inventeurs » du français (2000 : 15). Le transfert des registres dans les usages écrits et oraux 251 Bibliographie Chevalier, J.-Cl. 1969 : Registres et niveaux de langue : les problèmes posés par l’enseignement des structures interrogatives. Le français dans le monde 69. 34-41. Dabene, M. (dir.) 1990 : Des écrits (extra)ordinaires, LIDIL 3. PUG. Delbart, A.-R. 2003 : Les français parlent aux français. Langue et communication en classe de français. J.-M. Defays, B. Delcominette, J.-L. Dumortier, V. Louis (éds.). CortilWodon : Proximités, Éditions modulaires européennes. 25-39. Flament-Boistrancourt, D., Cornette, G. 1999 : Bon français ou vrai français ? Une étude de l’acte de question menée à partir d’un extrait du corpus LANCOM : Les scènes du baby-sitting. Travaux de Linguistique, 38. 119-152 Flament-Boistrancourt, D., Debrock, M. 1996 : Le corpus LANCOM : bilan et perspectives. I.T.L.Review of Applied Linguistics, Publication de l’Université de Louvain-K.U. Leuven 111-112. 1-36. Gadet, Fr., Lureau, S. (dir.) 1983 : Norme(s) et pratique(s) de l’oral. Le français aujourd’hui 101. Gadet, Fr. 1989 : Le français ordinaire. Paris : Armand Colin. Gadet, Fr. 2008 : Le livre, le caméleon ou le singe savant. L’oral en représentation(s). Décrire, enseigner, évaluer. Ch. Parpette, M.-A. Mochet (éds.). Cortil-Wodon : Proximités, Éditions modulaires européennes. 17-32. Gary, R. 1974 : La nuit sera calme. Paris : Gallimard. Gueunier, N. 1975 : Les niveaux de langue en milieu scolaire. Le français dans le monde 112. 6-12. Hagège, Cl. 1987 : Le français et les siècles. 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Bruxelles : De Boeck. http://bach.arts.kuleuven.ac.be/elicop http://bach.arts.kuleuven.be/elicop/ProjetLANCOM.htm Françoise Dufour & Bénédicte Laurent « Y’a bon Banania ! » : quand le discours publicitaire subsume les représentations des sens linguistiques La figure du « tirailleur sénégalais », dans les textes coloniaux, puis dans la publicité Banania qui le choisit comme effigie, enfin dans les controverses autour de la rémanence du caractère raciste d’une mémoire coloniale, constitue un cas d’école pour l’analyse de la représentation du sens linguistique selon les contextes et les genres discursifs. Notre contribution analyse comment le sens de cette représentation emblématique de la culture coloniale française se construit dans les textes et se capitalise dans le nom Banania et le slogan « y’a bon ! », qui cristallisent les enjeux socio-historiques véhiculés par une mémoire interdiscursive. Le corpus comprend des textes coloniaux fondateurs de la représentation discursive du tirailleur (début du XXe siècle), des gravures et photographies de l’époque, les différentes recompositions de la publicité Banania et enfin les contrediscours de la période contemporaine. 1. La petite histoire de Banania dans la grande histoire coloniale française L’histoire débute en 1909 avec la découverte par le journaliste P.-F. Lardet, lors d’un voyage au Nicaragua, d’une boisson héritière du tchocoalt des Mayas et des Aztèques, un mélange de cacao, de farine de banane, de céréales pilées et de sucre. La poudre chocolatée instantanée est commercialisée en 1912 sous le nom de Banania. L’image d’une Antillaise encadrée de régimes de bananes qui figure sur la boîte a pour vocation d’évoquer, comme le nom, une des principales propriétés du produit, la banane qui fait écho aux colonies, fierté française à l’époque. L’argument publicitaire est alors la « vigueur », « l’énergie » et la « force » pour les clientèles cibles que sont les enfants. Avec la première guerre mondiale et l’appel à la « force noire » d’Afrique pour défendre la mère-patrie, le tirailleur sénégalais, admiré pour son dévouement PRAXILING UMR 5267 CNRS-Montpellier 3 254 Françoise Dufour & Bénédicte Laurent patriotique, remplace l’Antillaise. L’image du tirailleur sur les boîtes de chocolat s’inspire de la masse importante d’iconographie et de récits coloniaux de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Les textes brossent le portrait des recrues noires qui participent à la conquête de l’Empire colonial français et qui, bien que venant de différentes parties de l’Afrique, prennent le nom de « tirailleurs sénégalais ». Le corps des tirailleurs est créé officiellement en 1857 par un décret de Napoléon III. Cette force d’appoint s’étoffe au rythme de l’extension de l’empire colonial. C’est pendant la mission Congo-Nil dite mission Marchand (1896-1899) que les 150 tirailleurs engagés révèlent leurs qualités militaires et Marchand défilera alors en héros national à Longchamp le 14 juillet 1899, à la tête de ses tirailleurs. Ce succès donne à Charles Mangin l’idée de constituer une réserve coloniale stratégique de 100 000 tirailleurs, une « force noire », qui se concrétise en 1915 pour pallier la « crise des effectifs » militaires. La Grande Guerre, puis la Deuxième Guerre mondiale amèneront ainsi la France à faire appel à des recrues de la « plus grande France ». L’anecdote raconte qu’un tirailleur blessé à la guerre, employé à l’usine de Courbevoie, aurait bu un jour du Banania et se serait exclamé, avec un grand sourire, « Y’a bon ! ». En 1915, le tirailleur devient l’emblème de la marque ; coiffé d’une chéchia rouge au pompon bleu, symbolisant les couleurs du drapeau français, il s’affiche au verso des boîtes avec le slogan sur un fond jaune, couleur de la banane. Le sourire radieux du tirailleur évoque à l’époque la « fraîcheur de l’enfance, la force de la guerre et l’exotisme de l’Afrique coloniale » (Watin-Augouard 2002 : 81). La poudre Banania est expédiée aux poilus du front par wagons entiers. En 1925, avec la nouvelle direction de la société, Banania élargit ses cibles à la famille, les sportifs et les hommes d’affaires. « L’ami Y’a bon », redessiné par l’affichiste Sepo, remplace définitivement l’Antillaise (1935). Toutes les dizaines d’années, les traits du visage s’atténuent, de « l’ami au sourire poupin » en 1957 (Watin-Augouard 2002 : 81) jusqu’au visage en forme d’écusson (1977). Les couleurs restent inchangées. En 1980, le visage du tirailleur est remplacé par différents visuels (image d’enfant etc. ) puis revient sous les traits atténués d’un enfant noir. Le slogan « Y’a bon Banania » est abandonné en 1977, bien que renouvelé auprès de l’INPI (Institut National en Propriété Industrielle) en 1996 et 2004, puis radié en 2005 suite à une assignation en justice de la société Nutrimaine, nouvelle �������������������������������������������������� Plus de 160 000 recrues d’Afrique noire forment l’Armée indigène qui intervient à Verdun et dans la Somme et qui subira de lourdes pertes (notamment au Chemin des Dames). « Y’a bon Banania ! » 255 propriétaire de la marque depuis 2003, par le collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais, pour message raciste : La Société NUTRIMAINE, propriétaire de la marque « BANANIA », continue d’utiliser des clichés insultants pour les personnes de couleur noire, en exploitant l’image du tirailleur sénégalais et son fameux slogan « Banania Y’a bon » créés au début du siècle dernier, pour illustrer ses campagnes publicitaires de Boissons chocolatées (Communiqué du Collectif DOM reproduit par Ogres 2005). En revanche, la marque Yabon, on ne peut plus évocatrice du slogan historique, existe toujours… 2. Un stéréotype colonial qui traverse les genres Les textes coloniaux construisent la figure du tirailleur par la récurrence de traits identificatoires que les publicitaires reversent dans les matériaux linguistique de la marque et sémiotique du visuel : - les particularismes physiques et l’uniforme coloré du tirailleur ; - la bravoure, le dévouement au drapeau français ; le caractère discipliné et soumis à la hiérarchie militaire ; - la gaîté, l’insouciance ; les comportements enfantins voire primitifs, auxquels est relié le langage tirailleur, autrement dit le « petit nègre ». 2.1. Le « rire banania » ou la culture de la différence La représentation du tirailleur dans les textes coloniaux comme dans les publicités, se fonde sur des jeux de formes et de couleurs : un grand gaillard au teint d’ébène vêtu d’un uniforme bleu foncé et coiffé d’une chéchia au joyeux ton rouge vif (Sonolet 1911 : 37). Les différences physiques : les « visages d’encre », le « teint d’ébène », « leurs bouches aux lèvres rouges et épaisses, découvrant d’admirables rangées de dents blanches » (Galland 1900), sont les premières marques d’altérité qui désorientent la communauté française : L’un de ces phénomènes est notre inaptitude à distinguer sur les épaules d’un nègre autre chose qu’une boule noire agrémentée d’un peu d’émail blanc – les dents, les yeux – destiné, semble-t-il, à suggérer : par ici, la face ! (Cousturier 1920 : 18). 256 Françoise Dufour & Bénédicte Laurent Cet énoncé pointe les étapes d’un processus de stéréotypie : d’abord, une « inaptitude » de la communauté culturelle, énonciatrice des discours, à reconnaître : des « inconnus chez moi » ; puis le repérage de quelques éléments de différenciation sur lesquels s’appuie une identification généralisante construisant l’altérité, notamment, les contrastes de couleurs : noir de la peau, blanc des dents, rouge de la chéchia, bleu de l’uniforme… La première représentation du tirailleur Banania se veut figurative. Moins stylisée que celles qui lui succèderont, elle s’appuie sur un interdiscours colonial. Les détails de l’uniforme sont fidèles aux descriptions des textes : la large culotte blanche, la chéchia « rouge vif » (Sonolet 1911 : 37) et le bleu foncé de la vareuse (couleur qui est reprise dans le gland de la chéchia), répondent à la fois à une quête d’exotisme et au renforcement du patriotisme. L’exotisme de l’accoutrement réside notamment dans l’élément d’altérité que constitue la « chéchia classique, cette prestigieuse chéchia » (Mangin 1910 : 302), dont « l’écarlate flambante » (Sonolet 1911 : 38) permet d’identifier les tirailleurs « au fond de la brousse » (Mangin : ibid.), comme dans la plaine de la Somme. Le « pantalon indigène vaste et flottant » (Sonolet ibid.), représenté par la publicité sur sa première affiche, est parfois remplacé sur les photos et les gravures par une sorte de collant, une culotte « étriquée » perçue comme « parfois ridicule » (Mangin ibid.). Sont également reçus comme des signes d’altérité et d’exotisme « leurs chansons bizarres et leurs étranges mélopées » (Galland 1900 : 33). Dès les premiers visuels, la publicité Banania accorde une place de choix à la bouche souriante qui occupe presque la moitié du visage et au fil de la symbolisation graphique, le « rire banania » devient le trait physionomique principal. C’est contre la stéréotypie qu’il produit que se révolte Senghor dans son « Poème liminaire » aux Hosties noires, adressé à ses « frères noirs » morts pour la France : « vous, tirailleurs sénégalais » et qui, par ricochet, se veut un pamphlet à l’endroit des élites blanches qui, en n’honorant pas les Africains noirs morts pour la France, les méprisent et les déshonorent : Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ? Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux Je ne laisserai pas – non ! – les louanges de mépris vous enterrer furtivement. Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France […] Titre de l’ouvrage de Lucie Cousturier (1920). « Y’a bon Banania ! » 257 car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas classique (Senghor 1940 : 55). La formulation senghorienne « rire banania » témoigne de la capitalisation des représentations dans le nom de produit Banania, dont Senghor relève l’interaction avec le « rire ». La réduction péjorante opérée par le « rire banania sur tous les murs de France » constitue, pour l’écrivain sénégalais, un affichage public du mépris à l’égard des tirailleurs noirs. Les structures phrastiques négatives du poème sont traversées d’interdiscursivité. Les premières négations de constituant sont des « marqueurs de différenciation » (Culioli 1990 : 100) qui déterminent un extérieur, une figure d’altérité, par inversion des caractéristiques du type blanc : « pas sérieux », « pas classique », « sans honneur ». L’identité culturelle du noir est construite à rebours dans un processus de dialectique du même et de l’autre, par négation des traits typiques du blanc (Dufour à paraître). Ce caractère rieur, interprété comme marqueur de l’insouciance, du manque de sérieux, est donné comme constitutif de la figure du tirailleur dans les textes coloniaux : […] insouciants et gais sous l’écarlate flambante de la chéchia (Sonolet 1911 : 38) ; […] à propos de tout, et surtout à propos de rien, des fusées d’éclats de rire […] (Galland 1900 : 32) Ces traits d’éternelle gaîté et d’insouciance, qui constituent le stéréotype du tirailleur Banania, sont des topos de la formation discursive coloniale, participant de la métaphore de l’enfance (voir infra 2.3.), comme en témoigne le discours cidessous : Les Noirs du Soudan sont de véritables grands enfants. Comme eux, ils sont naïfs, insouciants, menteurs, ingrats ou reconnaissants, dominés par les appétits matériels. [...] D’une nature très gaie, ils rient à tout propos (Humbert 1891 : 13). Ce trait n’est pourtant pas systématiquement repris dans les gravures de l’époque et il apparaît encore moins sur les photographies, qui affichent la gravité des soldats face à la bataille et à la mort. Aux « louanges de mépris » que représente ce « rire banania » répondent des négations de proposition à valeur dialogique : « je ne laisserai pas – non ! », « vous n’êtes pas des pauvres vides sans honneur ». Cette mise en mots du stéréotype par le nom Banania pointe le dialogisme de la nomination du nom propre et la capacité de « condensation des voix, des représentations » (Laurent 2006 : 44) du nom publicitaire. Le nom interagit avec son contexte sémio-linguistique (les couleurs, les formes représentées, le slogan), ainsi qu’avec le contexte de l’idéologie coloniale qu’il contribue à mettre en saillance. Les 258 Françoise Dufour & Bénédicte Laurent enjeux socio-historiques, qui se cristallisent en lui, sont constitutifs de la formation discursive coloniale, comme « espace de dissensions » (Foucault 1969 : 203). Si le stéréotype peut être décrit comme des « images dans notre tête » (Lippmann 1922 cité par Amossy et Herschberg Pierrot 1997 : 26), une gestalt (une forme globale signifiante), cette « représentation sociale, [ce] schème collectif figé […] correspond à un modèle culturel daté » (Amossy et Herschberg Pierrot 1997 : 64), qui se capitalise dans le nom lui-même. La formulation « rire banania » donne au nom de produit, graphié sans majuscule, une fonction d’antonomase. L’unité lexicale banania devient une caractérisation de rire qui produit une catégorisation discriminante pour le groupe social désigné. 2.2. Le dévouement à la patrie : l’ambivalence de l’argument Les valeurs patriotiques, de bravoure, de courage, de dévouement, des tirailleurs à la cause patriotique et à leurs chefs, valeurs symbolisées en publicité par les couleurs du drapeau, sont abondamment évoquées dans les textes : […] l’audace et la bravoure des soldats indigènes recrutés dans nos colonies, […] leur dévouement à la France (anonyme 1899) ; On ne se doute pas, en France, de la fidélité que témoignent, à l’égard de notre drapeau, ces humbles mais braves soldats nègres : ils l’aiment d’un amour qui pourrait faire rougir l’indifférence de plus d’un Français au patriotisme trop tiède. Mourir pour le drapeau leur semble, à ces Français d’outre-mer, la chose la plus simple du monde (Galland 1900 : 32) ; […] véritables soldats de conquête, aptes aux coups de main téméraires, durs à la fatigue et à la souffrance, ils sont susceptibles aussi de l’héroïsme le plus sublime et des plus sublimes dévouements (Pont-Pinet 1904 : 218) ; […] toujours prêts à aller combattre pour nous […] portant leur orgueil de soldats français avec la même crânerie que leur chéchia écarlate […] (Sonolet 1911 : 38 et 40) ; […] leur courage intrépide et leur attachement profond à la France (Fily 1950). L’explication du dévouement des « serviteurs coloniaux de l’Empire » (Jauffret 1994 : 159) est trouvée dans le caractère naturellement et culturellement soumis du noir : sa mentalité passive, docile, qui le soumet d’instinct aux volontés du maître (Sonolet 1911 : 39). �������������������������� « pictures in our heads », Public opinion. « Y’a bon Banania ! » 259 La mise en discours de ces traits, qui rendent le tirailleur sympathique aux yeux de la population française, produit un double effet. D’une part, en exacerbant les valeurs patriotiques des récepteurs, elle a une valeur d’acte performatif auprès de l’opinion publique : elle est supposée aiguillonner le « patriotisme trop tiède » des Français. D’autre part, la posture de soumis permet de donner justice à la domination : les dominés/colonisés/noirs sont « soumis à une nation bienveillante » (Fily 1950 : 4) qui recueille les bienfaits de sa « mission civilisatrice ». La mise au pinacle de ces valeurs sert la communauté énonciatrice elle-même. Elle plaide en faveur de la politique coloniale française et en particulier de la présence d’Africains noirs sur le territoire français. Cette présence noire n’est pas toujours bien acceptée, en particulier lorsque la patrie en danger sur ces propres terres semble requérir un recentrage sur la défense intérieure. La publicité s’emploie à vulgariser le message patriotique en le diffusant à une large échelle « sur tous les murs de Paris » (Senghor 1940 dans 1948/1990). Bien que ce ne soit pas son objectif premier, elle s’institue ainsi en relais de la propagande coloniale auprès du plus grand nombre. Lorsque la mémorisation de cette figure emblématique de la colonisation s’éloigne, la marque continue à afficher le symbole en le stylisant en visage noir souriant avec la chéchia. La représentation qui n’est plus évocatrice pour les jeunes générations joue sur l’exotisme du personnage attaché au petit-déjeuner des familles françaises. Elle reste ancrée dans une stéréotypie infériorisante et racialisante contre laquelle le collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais se mobilise, en précisant que : son intention n’est pas de nuire aux activités de l’entreprise de Nutrimaine et ne demande pas l’annulation de la dénomination Banania mais bien des marques et représentations qui associent le terme Banania avec le dessin du tirailleur et/ou l’expression Y’a bon (Collectif DOM cité par Ogres 2005). 2.3. « Y’a bon Banania ! » : de la représentation animalière au stéréotype infantilisant Le caractère dominé du tirailleur est clairement affiché dans la représentation infantilisante inscrite dans les textes et dans sa reprise publicitaire. Dans les textes, les comportements culturels des tirailleurs – gaîté, chants, danses – sont interprétés comme des signes de primitivité. La rencontre avec ces « inconnus » constitue, en première instance, un véritable choc pour la population française qui a priori leur fait « un large crédit d’horreur » comme en témoigne Lucie Cousturier (1920 : 8). ������������������������������������������������������������ L’auteure a enseigné le français aux tirailleurs sénégalais. 260 Françoise Dufour & Bénédicte Laurent La méfiance, l’ignorance, la peur génèrent « contre ces envahisseurs du Sud, nos défenseurs improvisés, une colère peu patriotique » (p. 7). Le stéréotype animalier se construit à partir d’un cliché antérieur à l’expérience pratique des premiers contacts entre les tirailleurs et la communauté française : – Qu’allons-nous devenir ? gémissaient les fermières ; nous ne pouvons plus laisser la volaille près de ces chapardeurs, ni faire sécher notre linge sur les haies, ni laisser mûrir les fruits sur nos arbres. Nous ne pourrons plus laisser nos petites filles aller sur les chemins, parmi ces sauvages. Nous n’oserons plus sortir seules, nous-mêmes, pour faire de l’herbe ou du bois. Pensez ! si l’on était prises par ces gorilles ! (Cousturier 1920 : 8-9). Cette assimilation des recrues noires à des « singes » est alimentée par les discours des gradés : – Que voulez-vous ? ce n’est pas la peine de s’en faire et de s’abrutir à expliquer les choses. Ils ne peuvent pas comprendre, ce sont des singes ! (ibid. : 11). La circulation des discours vantant les qualités militaires du tirailleur, ainsi que les contacts sociaux avec ces nouvelles populations, ont transformé les a priori négatifs en bon accueil de « l’ami y’a bon », serviable et dévoué. Le stéréotype animalier s’est alors déplacé vers celui de l’enfant : […] elle renoncèrent, dès le premier bonjour échangé avec les étrangers, à dire « ce sont des singes » pour affirmer « ce sont des enfants » (ibid.). Ces différents stéréotypes qui réfèrent à des stades d’évolution de l’animal au primitif, puis au premier stade de développement humain, sont constitutifs de la formation discursive coloniale (Dufour 2007 : 481-487) : Nos braves Soudanais égayaient, par leurs enfantillages – les nègres sont de grands enfants – les plus mélancoliques des passagers (Galland 1900 : 32) ; […] ces humbles soldats de couleur aux âmes enfantines, à ces primitifs jusque-là voués à la misère et à l’esclavage (Sonolet 1911 : 40). En publicité, la cooccurrence de la banane, du tirailleur noir en bonne voie d’assimilation et le produit Banania, issu d’une élaboration industrielle, convoque l’interdiscours du noir initialement « sauvage », peu évolué ou au mieux enfantin se nourrissant de bananes, et « civilisé » par la colonisation française. Les consommateurs peuvent lire, dans cette image de l’autre, le miroir inversé de « Y’a bon Banania ! » 261 leur propre image de sujet d’une nation civilisée et civilisatrice…, la flatterie de l’ego étant potentiellement un déclencheur d’acte d’achat. La publicité transmet également la promesse faite aux enfants des citoyens blancs de la transmission de la force et de la vigueur noire supposées trouver leur origine dans la nourriture bananière. C’est surtout dans la représentation du langage tirailleur que les textes, comme le discours publicitaire, font état d’une représentation du soldat noir peu évolué. Dans tous les tours de parole, le tirailleur s’exprime dans ce « langage naïf, mais sincère » (Galland 1900 : 32), qui a été qualifié de « langage tirailleur » ou « petit nègre » : « Nous, Français aussi… nous, peau noire, mais avoir, comme blancs, sang rouge… nous, savoir verser sang pour drapeau français… » (Galland : ibid.). […] voici que l’un d’eux s’illumine d’un bon sourire, en même temps qu’une voix au timbre enfantin nous dit : « Bonjour, moussié ». Nous reconnaissons un ancien boy, transformé par sa tenue militaire, son attitude raidie et les habitudes de sa nouvelle profession. « Comment, Moussa, c’est toi ! Content faire tirailleur ? – Oui, moussié, moi y a bien content » (Sonolet 1911 : 38). Son langage nous confirme cette observation, déjà faite, que les tirailleurs disent : y a bon, pour dire : j’aime ; y a content, y a moyen, pour dire : je veux, je peux (Cousturier 1920 : 18). Ce langage est immortalisé dans l’énoncé « y’a bon Banania ! », slogan de la marque jusqu’en 1977. L. Cousturier donne deux sources à ce jargon militaire, « que l’on a appelé le “petit nègre” » : […] celle, d’abord, des recrues bambaras qui ont indiqué, par leurs balbutiements en présence de notre langue, leurs préférences de formes et de mots ; deuxièmement, celle des instructeurs blancs, qui ont adopté l’espéranto militaire (Cousturier 1920 : 82). Ce que ne dément pas Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais (1916), manuel qui indique aux gradés les règles du « langage tirailleur » : Leur connaissance [des règles fixes de ce langage] facilitera la tâche des nombreux gradés européens versés dans les troupes noires, leur permettra de se faire comprendre en peu de temps de leurs hommes, de donner à leurs théories une forme intelligible pour tous et d’intensifier ainsi la marche de l’instruction (p. 5). 262 Françoise Dufour & Bénédicte Laurent L. Cousturier soutient que les formes de ce langage ont été intentionnellement stabilisées par ces mêmes gradés, qui ne prévoyaient la pratique du Français par les tirailleurs que pour des besoins militaires : Leurs instructeurs ont su généraliser un espéranto, ou « petit nègre », propre à la fabrication et à la livraison de soldats par les plus brèves voies possibles. À cela se bornait leur rôle ; ils n’arrivaient point à prévoir que ces soldats voulussent parler le français en France (Cousturier 1920 : 82). Ce qui semble confirmer l’énoncé suivant du manuel : Mais ce qui importe avant tout c’est de fixer le moule dans lequel il faudra couler la phrase française pour la rendre intelligible à nos tirailleurs connaissant quelques mots de notre langue (Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais 1916 : 6). Le langage tirailleur est construit à partir de phrases simples composées de mots et d’expressions faciles à prononcer et à comprendre : Donner toujours à la phrase française la forme simple qu’a la phrase dans tous les dialectes primitifs de notre Afrique Occidentale (Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais 1916 : 5). Les constructions syntaxiques, qui se réduisent aux structures : sujet + verbe + attribut ou complément, s’articulent à partir du prédicat verbal : y a. Pas d’article, de genre, d’adjectif épithète, de démonstratif, de conjugaison, d’inversion ; non plus de synonymes, ni de polysémie. Les exemples donnés dans le manuel parlent d’eux-mêmes (p. 14) : Le tirailleur malade est arrivé : Tirailleur y en a maladie y a venir Ces dix tirailleurs sont bons : ça tirailleurs dix y a bon Ils sont mauvais : ça y en a là y a pas bon. Ce type de structure langagière peut être assimilé à une forme de « protolangage » (Bickerton 1990), un système de communication fonctionnel, de type « fossile », attribuée aux sociétés primitives. C’est un mode de communication langagier rudimentaire, qu’utilisent les individus ne pouvant ou n’ayant pu acquérir le langage standard. On le trouve dans les communications des primates, dans le langage des enfants de moins de 2 ans : « papa parti », celui des enfants sauvages et dans les pidgins (Bickerton 1990 : 110-118). D’un point de vue linguistique, l’écart entre une représentation prédiscursive de niveau 1, c’est-à-dire un schéma « Y’a bon Banania ! » 263 prédicatif de type notionnel et la formulation linguistique de niveau 2 (Culioli 1990 : 22) est ainsi réduit au strict minimum et l’expression linguistique suit au plus près l’acte pratique qu’elle désigne : Faire toujours l’acte que l’on indique ; user d’une mimique aussi expressive que possible ; le geste doit toujours accompagner la parole (Le français tel que le parlent les tirailleurs sénégalais 1916 : 33). L’association publicitaire du slogan « y’a bon Banania ! » avec l’image du tirailleur en train de boire un bol de chocolat fournit une illustration iconographique de ce type de communication. C’est précisément contre cette association que les collectifs d’opposition ont lutté : Le visuel actuel, un jeune Africain qui représente le petit-fils du tirailleur, ne pose pas de problème en lui-même. C’est son association avec le slogan qui aurait été perçue comme dévalorisante. (Président de Nutrimaine cité par Guenneugues 2006). Le maintien du nom Banania, associé à l’effigie noire, mieux toléré, est argumenté par les propriétaires de la marque comme une forme d’héritage que la société française métissée doit au tirailleur : Dans un premier temps, nous avons donc redonné de la force au packaging en réinterprétant le personnage qui pourrait être le petit-fils du tirailleur sénégalais. Il symbolise le métissage et la nouvelle image de la France (Romet citée par Mazzoli 2004). Le réinvestissement de cet héritage culturel colonial, dans la permanence du nom et du symbole graphique, témoigne de la cristallisation des enjeux historiques, puis sociaux qui construisent une « culture postcoloniale » (Blanchard et Bancel 2005). 3. Conclusion La figure du tirailleur constitue un discours argumentatif qui vise à aiguillonner le patriotisme français en plein cœur de la Grande Guerre et à justifier le projet colonial auprès de l’opinion publique française. Le discours publicitaire, par la conjugaison des traits sémiotiques et linguistiques, s’appuie sur le développement d’une culture de la différence répondant à une quête d’exotisme. Le stéréotype Banania, qui amuse les enfants autant qu’il flatte, chez 264 Françoise Dufour & Bénédicte Laurent leurs parents, les valeurs de l’identité française, instrumentalise les effets positifs de la mission civilisatrice au service d’une propagande commerciale. Le nom Banania, ancré dans la formation discursive coloniale, constitue une forme de discours transverse qui condense les représentations et les voix des différentes couches discursives. Alors que la représentation du tirailleur appartient au passé, le dialogisme de la nomination maintient le lien avec une mémoire interdiscursive coloniale. Cette mémoire objet de polémiques se reconstruit par le biais de la représentation publicitaire comme scène d’expression et tribune de discussion. Le sens produit et rejoué en discours par cette figure emblématique de la colonisation française, au fil de ses recompositions et de ses contestations, participe de la construction d’une culture postcoloniale. Bibliographie Amossy R. et Herschberg Pierrot A. 1997 : Stéréotypes et clichés. Paris : Nathan Université. Bickerton D. 1990 : Language and Species. Chicago : The University of Chicago Press. Culioli A., 1990 : Pour une linguistique de l’énonciation. Gap et Paris : Ophrys. Blanchard P. et Bancel N. 2005 : Culture post-coloniale 1961-2006. Autrement : Paris. Davidson I. 2005 : Beyond mysticism ? Review of Jackendoff R. (2002). Foundations of Language. 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Céline Guillot Écrit médiéval et traces d’oralité : l’exemple de l’adverbe or(e) Introduction Le problème de l’oralité au Moyen Âge, et plus spécifiquement du caractère plus ou moins oralisant des textes médiévaux ou d’une partie d’entre eux, a été maintes fois abordé déjà (Zumthor 1983, 1984 et 1987 notamment, et Rychner 1955 pour les chansons de geste), et il s’agit là d’une question essentielle pour notre connaissance de ces documents, du point de vue externe de leurs conditions de production, de réception et de diffusion autant que du point de vue interne de la langue qu’ils nous donnent à étudier. Mais malgré les études importantes déjà menées sur le sujet, le vaste champ des marques d’oralité présentes dans les textes médiévaux – et de ce que ces marques peuvent nous apprendre sur la façon dont on parlait au Moyen Âge – reste encore largement en friche. Notre étude n’abordera cette question qu’à travers le fonctionnement d’un marqueur particulier, l’adverbe déictique temporel or(e), dont la valeur sémanticoréférentielle sera abordée dans la section 1. Pour contraster les différents contextes d’emploi de or(e) et leur relation possible au degré d’oralité des textes dans lesquels il se trouve, nous ferons appel à différents systèmes de catégorisation des documents médiévaux (section 2). Dans un troisième temps, l’analyse des occurrences de or(e) dans le corpus nous permettra de tirer des conclusions provisoires sur son fonctionnement et de mettre ces caractéristiques internes en relation avec les catégories textuelles définies au départ. ������������������ Université de Lyon Céline Guillot 268 1. Description de or(e) : aspects sémantico-référentiels et syntaxiques 1.1. Or(e), adverbe déictique Issu du nom temporel latin hora, l’adverbe médiéval or(e) réfère au moment de sa propre énonciation, et de ce point de vue, il correspond à peu près exactement à l’adverbe maintenant qui l’a remplacé en français moderne. Or(e) est donc un déictique ou un symbole indexical (Kleiber 1986, 1994), dont le référent s’identifie toujours grâce au contexte spatio-temporel de sa propre occurrence. Comme la plupart des autres expressions déictiques (je, tu, (i)ci, etc.), or(e) réfère de façon immédiate ou transparente, l’identification du référent s’opérant du simple fait de l’énonciation de l’adverbe, sans apport d’informations supplémentaires. Le caractère déictique de or(e) permet de comprendre sans peine pourquoi on le rencontre si fréquemment dans les textes médiévaux dans les passages au discours direct (Buridant 2000 : 517). On a également remarqué à plusieurs reprises (Ollier 1988 et 1995, Buridant 2000 : 517) que l’adverbe temporel or(e) était utilisé dans des énoncés caractérisés par une implication forte du locuteur. Ollier (1988), qui analyse une série d’exemples dans les parties narratives des œuvres de Chrétien de Troyes, montre que la mention de l’adverbe, quand elle est associée à celle d’un verbe de jugement, instaure « un jugement de valeur, dont l’énonciateur, même s’il n’est pas l’agent du procès, s’institue le sujet prédicatif dans la mesure exacte où cela engage de sa part un certain comportement » (Ollier 1988 : 210). Dans le récit, or(e) fonctionne souvent comme une marque du discours indirect libre, comme c’est le cas dans l’exemple (1). Il instaure alors l’un des protagonistes du récit comme énonciateur de ce discours. 1. Et la reïne n’i est ele a cele joie qu’an demainne ? Oïl voir, tote premerainne. Comant ? Dex, ou fust ele donques ? Ele n’ot mes si grant joie onques Com or a de sa bien venue et ele a lui ne fust venue ? (Chrétien de Troyes, Lancelot, v. 6820-6826, cité par Ollier 1988 : 211) ������������������������������������������������������������� M.-L. Ollier propose de voir dans l’énoncé qui commence avec or une manière de citation de ce que pense la reine : « la présence de OR vient tout autant légitimer ici l’énonciation d’un prédicat (« J’éprouve la plus grande joie de son heureux retour ») que seule la reine est en mesure de s’attribuer, et qui, de ce fait, l’engage. », Ollier 1988 : 211. Écrit médiéval et traces d’oralité : l’exemple de l’adverbe or(e) 269 Ces caractéristiques sémantico-référentielles de or(e) font naturellement de cet adverbe un candidat idéal pour l’étude des traces d’oralité présentes dans les textes médiévaux, et c’est l’hypothèse qui est explicitement formulée dans Perret (2006). 1.2. Or(e), adverbe de phrase et d’énonciation Du point de vue syntaxique et positionnel, trois grands contextes d’emploi de or(e) sont à distinguer (Ollier 1988, 1989, 1990 et 1995, Reenen et Schøsler 1995) : ou bien or(e) fonctionne comme un adverbe de constituant qui date le procès exprimé par le verbe de la proposition (exemple 2), et dans ce cas il peut occuper à peu près toutes les positions dans la proposition à l’exception de la position initiale ; ou bien or(e) est placé en position initiale, comme dans les exemples (3) et (4). Dans ce cas, il peut soit jouer le rôle d’un adverbe de phrase et constituer le thème sur lequel porte le propos qui suit, soit être un adverbe d’énonciation et porter sur le dire (et non sur le dit) de l’énoncé. Dans ce dernier cas, en même temps qu’il établit un lien sémantico-logique avec la proposition qui précède, or(e) permet d’ancrer, d’actualiser dans le présent du locuteur l’énonciation de l’énoncé dans lequel il se trouve. C’est ce dernier contexte d’emploi qui sera au centre de notre étude, et c’est d’ailleurs celui qui a généralement retenu l’attention des linguistes. 2. « Mais, par l’apostre que requierent palmier, Tels se fait ore et orgoillos et fier Cui je metrai tel corone en son chief Dont la cervele l’en vendra tresqu’as piez » (Couronnement de Louis, v.15111514) 3. « Sire Tristran, por Deu le roi, Si grant pechié avez de moi, Qui me mandez a itel ore ! » Or fait senblant con s’ ele plore (Béroul, Roman de Tristan, v. 5-8) 4. Dist a ses omes : « Or ai je trop perdu, Quant par tel ome est Corsolz confonduz » (Couronnement de Louis, v.11911192) ������������������������������������������������������������������������� P. van Reenen et L. Schøsler (1995 : 409) constatent que les graphies de or(e) varient partiellement en fonction de ces critères syntaxiques et positionnels : la graphie or est celle que l’on trouve typiquement en position initiale, ore(s) se rencontre plutôt en dehors de cette position. 270 Céline Guillot 1.3. Or(e) et effet de rupture Les études de Marie-Louise Ollier (en particulier Ollier 1995) ont insisté sur l’effet de rupture souvent associé à l’usage de or(e) en discours. Contrairement à si, qui marque le plus souvent la continuité thématique et discursive, l’adverbe or(e) joue généralement le rôle d’un opérateur de discontinuité à l’intérieur du discours. Ce point sera repris plus bas, mais il importe à présent de relier ce rôle discursif de l’adverbe à son caractère déictique, indexical ou token-réflexif (Reichenbach 1947). La fonction indexicale de or(e), qui implique que l’adverbe fait intervenir le contexte de sa propre énonciation dans l’identification de son référent, explique que l’entité (abstraite) ainsi désignée se trouve du même coup détachée et isolée de son site référentiel : « Une telle procédure référentielle, qui consiste à attirer l’attention de l’interlocuteur sur un référent à (re)trouver par token-réflexivité, a pour résultat d’isoler le référent, de le rendre autonome par rapport à la structure situationnelle dans laquelle il se trouve. » (Kleiber 1987 : 114-115 et Kleiber 1994 : 200). Ces quelques caractéristiques générales de la sémantique et de la syntaxe de or(e) ayant été définies, il importe à présent d’étudier plus en détail son fonctionnement dans un corpus de textes médiévaux. Ce travail nous permettra de comparer les contextes d’emploi de or(e) dans différentes catégories de textes, et de tester en même temps l’hypothèse déjà mentionnée (Perret 2006) d’une corrélation possible entre l’emploi de or(e) et le degré d’oralité des textes dans lesquels il se trouve. 2. Catégorisation externe des documents médiévaux La démarche que nous suivons dans cette étude vise à décrire les unités textuelles de notre corpus grâce à des catégories définies a priori, cette catégorisation préalable permettant à la fois de comparer/contraster les caractéristiques internes des textes (et en premier lieu le fonctionnement de or(e)) et d’interpréter les résultats obtenus lors de cette comparaison. Dans cette perspective, nous utiliserons différents critères et systèmes de catégorisation, dont certains ont déjà été employés lors d’études précédentes (notre méthodologie et certains de ces critères sont exposés dans Guillot et al. 2007). 2.1. Domaines et genres textuels Notre catégorisation des textes en domaines et genres textuels repose sur un ensemble de catégories « traditionnelles », issues des traditions discursives, ����������������������������������������������������������� C’est également la thèse qui est défendue dans l’étude sur si de Marchello-Nizia 1985. Écrit médiéval et traces d’oralité : l’exemple de l’adverbe or(e) 271 temporellement définies (Jauss 1970) et faisant l’objet d’un consensus dans une collectivité donnée (Lee 2001). Les catégories de domaines et genres textuels que nous utilisons ici ont été présentées à plusieurs occasions déjà (notamment dans Guillot et al. 2007, et Lavrentiev 2007) et ont été élaborées dans le cadre du développement de la Base de Français Médiéval (ENS LSH Lyon). Dans l’optique que nous adoptons, le domaine textuel se définit relativement à la fonction et à la destination principale du texte. Les domaines représentés dans le corpus retenu pour cette étude sont au nombre de trois : littéraire, didactique et religieux (les domaines historique et juridique ne sont pas représentés). Quant aux genres textuels, ils sont plus directement liés à la forme interne des documents et sont de types très variés pour la période médiévale. Nous avons donc été contrainte de limiter notre corpus et avons choisi de comparer pour cette étude des chansons de geste (genre épique) avec une vie de saint (genre hagiographique), un bestiaire (genre bestiaire), un traité de comput (genre comput) et quelques textes poétiques (genre lyrique). 2.2. Aspects médiaux et communicatifs Le second point de vue que nous aborderons dans la caractérisation et la classification des textes médiévaux concerne plus directement la question de l’oralité au ���������������������������������������������������������������������������� La description d’un ensemble de textes médiévaux à l’aide de ces catégories traditionnelles est actuellement en cours dans le cadre du projet de la Base de Français Médiéval à l’École normale supérieure Lettres et sciences humaines de Lyon, et plus spécifiquement au sein du projet CORPTEF (« Corpus représentatif des premiers textes français ») soutenu par l’Agence nationale pour la recherche. Plusieurs membres qui collaborent à ce projet ont beaucoup participé à l’élaboration de ces catégories, et tout spécialement Frankwalt Möhren (Dictionnaire étymologique de l’ancien français, Université de Heidelberg), Françoise Vielliard (École nationale des Chartes, Paris) et Serge Lusignan (Université de Montréal). Qu’ils en soient vivement remerciés ainsi que l’ensemble des membres du projet, de même que les participants au CCFM (Consortium international pour les corpus de français médiéval), qui ont abordé ces questions dans plusieurs réunions communes et ont proposé des normes de description pour les documents médiévaux français (http://ccfm.ens-lsh.fr/). ���������������������������������������������������������������������������������������� La liste des valeurs génériques utilisée dans le cadre du projet de la Base de Français Médiéval est accessible à l’adresse suivante : http://ccfm.ens-lsh.fr/spip.php?article26. Cette liste s’appuie assez largement sur la typologie établie par R. Bossuat dans son Manuel bibliographique. Elle est assez proche aussi des typologies utilisées dans différents manuels et travaux de référence sur la production littéraire et documentaire du Moyen Âge, en particulier le Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters et l’Inventaire systématique des premiers documents des langues romanes. 272 Céline Guillot Moyen Âge et s’inspire directement de l’approche développée par P. Koch et W. Österreicher (1990 et 2001). Dans cette approche, les critères de classification des textes médiévaux sont directement liés aux conditions de production et de circulation des textes et finalement à la façon dont s’opère progressivement le passage à l’écrit dans les langues vulgaires. La perspective de Koch et Österreicher conduit à distinguer deux points de vue qui sont trop souvent confondus dans notre exploitation des textes : les aspects médiaux et les aspects communicatifs. Les aspects médiaux sont relatifs au canal utilisé dans la production et/ou la diffusion des documents. Un discours peut être écrit (code graphique) ou être le produit d’une interaction orale (code phonique), mais il peut aussi s’agir d’un texte écrit et lu à haute voix ou à voix basse, d’un texte récité, joué, chanté, etc. L’aspect médial de l’acte langagier doit être nettement différencié de ses caractéristiques communicatives qui, elles, ont trait au mode de conception du message lui-même. De ce point de vue, les discours peuvent être caractérisés et situés les uns par rapport aux autres sur une échelle de la distance communicative, certains relevant plutôt du type proximal (les interactions orales mais aussi le tchat par exemple), d’autres du type distal (l’écrit scientifique, mais aussi le sermon). Il existe bien une relation privilégiée entre les aspects médiaux et les aspects communicatifs des productions langagières, l’écrit étant par nature plutôt associé au pôle de la distance communicative, l’oral étant au contraire naturellement plus proche de la proximité communicative. Mais il importe d’établir une distinction nette entre ces deux niveaux d’analyse, particulièrement pour la période médiévale où les textes écrits font souvent l’objet de performances orales. Dans ce dernier cas, on considèrera à la suite de P. Koch 1993 qu’on a affaire à des relations de transcodage, et on parlera de textes écrits à vocation orale ou de « scripturalité à destin oral ». S’il y a des traces d’oralité dans les textes médiévaux, certaines d’entre elles sont donc vraisemblablement liées à cette opération de transcodage, le passage d’un code à un autre pouvant avoir des conséquences plus ou moins importantes sur le mode de conception du texte et la distance communicative qui le caractérise. ������������������������������������������������������������������������������������������ Cette distinction est importante pour la période médiévale, puisqu’on sait que la lecture s’est très longtemps accompagnée d’un mouvement des lèvres, d’abord à voix haute puis sans doute à voix basse. ����������������������������������������������������������������������������������������� En raison de l’absence de données suffisamment fiables à ce sujet, nous ne parlerons pas ici de la question de la mise par écrit des textes ayant circulé d’abord sous forme orale. 273 Écrit médiéval et traces d’oralité : l’exemple de l’adverbe or(e) Les critères définis par Koch et Österreicher (2001 : 586) pour mesurer le degré de distance communicative discursive sont présentés dans le schéma suivant : 1. communication privée communication publique 1. 2. interlocuteur intime interlocuteur inconnu 2. 3. émotionnalité forte émotionnalité faible 3. 4. ancrage actionnel et situationnel détachement actionnel et sit. 4. 5. ancrage référentiel dans la situation détachement réf. de la situation 5. 6. coprésence spatio-temporelle 6. 7. coopération communicative intense coopération communicative minime 7. 8. dialogue monologue 8. 9. communication spontanée communication préparée 9. 10. liberté thématique fixation thématique 10. séparation spatio-temporelle L’application de ces différents critères doit permettre de définir le degré de distance communicative de chaque discours et de le situer par rapport à d’autres sur une échelle, les éléments de la colonne de gauche caractérisant la proximité communicative maximale et ceux de la colonne de droite la distance. Nous retiendrons de cette liste surtout le point 5 qui concerne l’ancrage référentiel dans la situation de communication. L’adverbe déictique temporel or(e) participant directement à cet ancrage, sa présence dans un texte constitue donc un trait qui oriente le discours vers le pôle proximal. 2.3. Vers et prose On sait depuis les travaux de P. Zumthor que le caractère versifié ou non des documents médiévaux n’est pas sans lien avec le degré d’oralité de ces documents, les textes qui sont chantés ou qui, plus généralement, font l’objet d’une performance orale étant le plus souvent écrits en vers. Cette donnée doit de ce fait également être prise en compte dans l’exploitation et l’analyse des textes médiévaux. 2.4. Présentation du corpus d’étude Les textes qui composent notre corpus ont été choisis en fonction des paramètres que nous venons d’énumérer. Dans une première phase de la recherche, nous avons limité ce corpus au XIIe siècle dans le but de parvenir à une diversité des données suffisante pour cette période du français. Nous avons également été amenée à nous 274 Céline Guillot concentrer pour commencer sur les textes en vers, ce qui limite naturellement la portée des résultats de notre étude dans son état actuel. Les textes que nous avons retenus dans ce cadre sont au nombre de neuf. Les textes qui faisaient sans doute l’objet d’une performance orale sont indiqués en italiques : Domaine littéraire genre épique roman Chanson de Roman de Roland ; Tristan de Gormont et Béroul Isembart ; Couronnement de Louis genre lyrique Chansons de Conon de Béthune ; Chansons de Blondel de Nesle Domaine didactique comput bestiaire Comput de Bestiaire Philippe de de Thaon Philippe de Thaon Domaine religieux hagiographie Voyage de saint Brendan Les occurrences de l’adverbe or(e) ont donc été étudiées dans l’ensemble de ces textes, à la réserve près que nous avons limité notre étude aux contextes dans lesquels or(e) était placé en position initiale, avant le verbe (généralement en seconde position en ancien français). Ont également été pris en compte les énoncés – significativement moins fréquents dans les textes – dans lesquels l’adverbe se trouvait intercalé entre un élément subordonnant (se, quant, etc.) ou coordonnant (et, mais, etc.) et le verbe. 3. Analyse du corpus L’analyse du corpus d’étude a permis de définir deux traits distinctifs du fonctionnement de or(e) dans ces textes : sa fréquence dans le discours rapporté d’une part, le rôle essentiel qu’il joue dans la structuration du discours d’autre part. 3.1. Or(e) dans le discours rapporté Seront successivement envisagées deux situations de discours rapporté, le discours direct et le discours indirect. ������������������������������������������������������������������������������������ Nous considérons que les chansons de Conon de Béthune constituent un seul texte, de même que les chansons de Blondel de Nesle. Écrit médiéval et traces d’oralité : l’exemple de l’adverbe or(e) 275 3.1.1. Or(e) dans le discours direct La fréquence d’emploi de notre adverbe dans le discours direct est tout à fait remarquable dans un grand nombre de textes narratifs du XIIe siècle, et tout spécialement dans les chansons de geste. Le texte de la Chanson de Roland illustre bien ce phénomène, puisque sur 31 occurrences de or(e) en position initiale, 22 d’entre elles se trouvent dans le discours direct (70,9%). Cette tendance se retrouve dans Gormont et Isembart (mais les fréquences de ce court fragment sont trop basses pour qu’on puisse en tirer des conclusions)10, ainsi que dans le texte du Couronnement de Louis (29 occurrences sur 35, soit 82,8%). Un examen attentif des énoncés montre que les occurrences de or(e) qui apparaissent dans ces textes ont toujours pour énonciateur l’un des personnages du récit. L’adverbe or(e) ne se rencontre donc pas dans les formules d’appel de l’auteur/du récitant à son public, formules dont on a montré qu’elles étaient caractéristiques du style épique et qu’elles devaient être liées au contexte pragmatique de la performance. Il est vrai que Marnette (1998) a souligné déjà que ces appels à l’auditoire étaient relativement rares, voire inexistants, dans les chansons de geste les plus anciennes. La fréquence remarquable de or(e) dans le discours direct est également caractéristique du seul roman en vers de notre corpus, le Tristan de Béroul (72 occurrences sur 101, soit 71,3% des occurrences), et dans une moindre mesure du Voyage de Saint Brendan.11 Or(e) se trouve donc majoritairement dans le discours direct dans tous les textes narratifs de notre corpus, ce qui exclut apparemment les textes lyriques et didactiques12. Les textes de poésie lyrique présentent toutefois un cas de figure relativement intéressant. Il s’agit de textes écrits à la première personne qui constituent un monologue de taille variable (malgré la présence épisodique de passages au discours direct du type de ceux qu’on rencontre dans les chansons de geste ou les romans en vers). On constate toutefois qu’il n’est pas rare de voir l’adverbe temporel utilisé lorsque l’auteur met en scène une sorte de dialogue intérieur 10������������������������������������������������������������ Elles représentent en effet 6 occurrences sur un total de 8. 11��� Le Voyage de Saint Brendan comporte trop peu d’occurrences de notre adverbe (16 occurrences de or(e) en position initiale, dont 9 en discours direct), pour que les fréquences y soient significatives. 12�������������������������������������������������������������������������������������� Ces chiffres ne varieraient pas beaucoup si l’on prenait en compte les contextes dans lesquels or(e) ne se trouve pas en position initiale. Dans ce cas aussi l’adverbe est le plus souvent utilisé dans le discours direct. 276 Céline Guillot (exemple (5))13, de dialogue fictif soit avec l’être aimé (exemple (6)), soit avec son auditoire, soit avec une autre personne : 5. Et se j’ai les mauz quis, Jes doi bien endurer. Or ai je trop mespris ! Ainz les doi mieuz amer ! (Blondel de Nesle, Chanson XI, v. 16-22) 6. Dame, lonc tans ai fait vostre servise, La merci Deu ! c’or n’en ai mais talant (Conon de Béthune, Chanson IX, v. 17-18) 3.1.2. Or(e) dans le discours indirect Le seul texte de notre corpus qui fasse usage de l’adverbe or(e) dans le discours indirect est le Tristan de Béroul. Or(e) se rencontre dans le discours indirect introduit par un verbe de dire (exemple (7)), parfois en l’absence du subordonnant que (exemple (8)), soit dans le discours indirect libre (exemple (9)) : 7. Iriez s’atorne, sovent dit Qu’or veut morir s’il nes ocit (Béroul, Roman de Tristan, v. 1985-1986) 8. Li rois de l’arbre est devalez ; En son cuer dit or croit sa feme (Béroul, Roman de Tristan, v. 287-288) 9. Tristran l’acole, si la beise ! Liez est que ore ra son esse (Béroul, Roman de Tristan, v. 547-548) Ces différents contextes d’emploi de or(e) ont un trait caractéristique commun : la représentation d’une situation d’interlocution est chaque fois corrélée à l’usage de l’adverbe, cette situation supposant la présence d’un énonciateur (qui peut être l’auteur du texte comme l’un des personnages du récit) et d’un allocutaire. Or(e) semble donc préférentiellement utilisé dans des contextes d’adresse, et il semble même être une marque explicite que l’énoncé dans lequel il se trouve est adressé à quelqu’un. Ainsi pourrait s’expliquer aussi l’usage de or(e) dans les énoncés injonctifs en ancien français14, la mention de l’adverbe entraînant d’une certaine façon l’implication directe du destinataire. Ainsi s’explique également 13������������������������� La présence de l’adverbe ainz dans cet exemple conforte l’hypothèse d’une représentation d’un dialogue intérieur. 14������������������������������������������ Il est très fréquent de trouver l’adverbe or(e) antéposé à un impératif ou un subjonctif d’ordre dans les énoncés médiévaux (cf. par exemple l’énoncé (11)). Écrit médiéval et traces d’oralité : l’exemple de l’adverbe or(e) 277 sa fréquence d’apparition, dans certains textes du moins, au moment même où l’énonciateur commence à s’adresser à son allocutaire. 3.2. Or(e), marqueur de structuration textuelle 3.2.1. Or(e), introducteur du discours rapporté Parmi les différents textes qui composent notre corpus, la Chanson de Roland se distingue assez nettement des autres en ce que or(e) y est utilisé avec une fréquence importante en tout début de discours direct (10 des 22 occurrences de or(e) en discours direct) : 10. E dist dux Naimes : « Or ad Carles grant ire. » AOI . (Chanson de Roland, v. 2944) Dans ce type d’énoncé, or(e) semble être utilisé pour indiquer que le discours direct commence avec lui. Rien ne précède sa mention, et en particulier aucun des termes d’adresse dont on sait qu’ils servent généralement au Moyen Âge à repérer le début d’une telle séquence. C’est donc la mention de l’adverbe temporel lui-même qui marque l’entrée dans le discours rapporté. La fréquence de ce type d’énoncé est également importante dans le texte de Béroul : 11. Tristran li dist : « Or escoutez. Si longuement l’avon menee, Itel fu nostre destinee » (Béroul, Roman de Tristan, v. 2300-2302) Cette situation est à rapprocher de celle que l’on rencontre dans le discours indirect, libre ou non, puisque l’adverbe temporel est dans ce cas aussi placé à l’endroit du texte où débute le discours rapporté. Il est parfois même utilisé en lieu et place de que pour représenter le passage du récit au discours rapporté. On sait par ailleurs la porosité de la frontière entre discours direct et indirect dans les textes médiévaux (Marnette 2006). 3.2.2. Or(e), introducteur d’une nouvelle séquence discursive Il est un autre type de contexte, caractéristique d’autres textes, dans lequel or(e) assure manifestement le rôle d’une marque de structuration du discours. Il s’agit d’énoncés formulaires qui sont utilisées dans les deux textes didactiques de notre corpus, le Comput et le Bestiaire de Philippe de Thaon : 12. Monoceros griu est, En franceis un cor est. Céline Guillot 278 Beste de tel baillie Jesu Crist signefie […]. Or oëz briev[e]ment Le signefiement. (Philippe de Thaon, Bestiaire, vers 417 – 433) Ces formules d’adresse directe de l’auteur à son auditoire, que l’on rencontre à intervalles très réguliers dans ces deux textes, sont toujours placées à l’articulation de deux parties distinctes du raisonnement de l’auteur. Dans le cas du Bestiaire par exemple, Philippe de Thaon indique par ce moyen qu’il va passer à un autre aspect de la description ou de la signification symbolique que recouvre tel ou tel animal. L’articulation d’une séquence à l’autre s’opère à peu près exclusivement par ces formules, dont la fréquence est très importante dans les deux œuvres15. On peut s’étonner de rencontrer dans deux textes didactiques, dont rien n’indique qu’ils aient jamais donné lieu à une quelconque performance orale, ces formules que l’on donne généralement pour caractéristiques des textes épiques. Leur présence dans ces textes invite donc à la plus grande prudence dans les liens qu’il est possible d’établir entre la performance orale d’un texte et les marques d’oralité présumée qui s’y trouvent. Ces quelques remarques doivent être complétées par les analyses déjà présentées dans Ollier (1988) sur l’usage de or(e) en récit, et dans Ollier (1995) sur son emploi dans le discours direct. Dans tous les contextes étudiés, l’adverbe établit un lien avec le contexte qui précède tout en indiquant, d’une façon ou d’une autre, une forme de discontinuité avec ce contexte. Conclusion Au terme de cette étude partielle, il paraît nécessaire de distinguer deux types et deux niveaux d’interlocution différents dans les textes médiévaux : le discours rapporté, que l’on pourrait définir comme une forme littéraire de l’oralité mettant en jeu les discours des protagonistes du récit, et le discours pris en charge par l’auteur du texte dans les moments où il s’adresse directement à son auditoire/ 15������������������������������������������������������������������������������������� La fréquence de ces séquences avait été repérée déjà par Marchello-Nizia 1985 : 37 ; on en trouve 24 occurrences dans le Bestiaire, sur les 37 occurrences de or(e) que comprend le texte (ce qui correspond à la totalité des occurrences de or(e) quand il est en position initiale) ; on en trouve 61 occurrences dans le Comput sur le total des 77 occurrences de or(e). Écrit médiéval et traces d’oralité : l’exemple de l’adverbe or(e) 279 lecteur16. Il semble que l’adverbe temporel or(e) soit majoritairement utilisé dans ces deux types de contexte, dans une assez grande variété de textes, pour la période du XIIe siècle du moins. À ce titre, il semble devoir être mis au nombre des marques représentatives de la proximité communicative et de l’oral représentés, à cette période de l’histoire du français. Par ailleurs, l’étude a également montré qu’à cette même période les formules d’adresse directe au public se rencontrent dans les textes dans lesquels cette adresse ne correspond pas à une réalité concrète, et qu’elles pouvaient être absentes des textes qui, eux, faisaient vraisemblablement l’objet de performances orales (chansons de geste, vies de saints, poésie lyrique). Il est donc manifeste que le caractère écrit et non spontané des documents qui nous sont parvenus doit nous conduire à moduler le rapport que nous pouvons établir entre l’oralité représentée dans ces textes et leur degré d’oralité réelle. Il n’en reste pas moins que le recours à l’adverbe or(e) à des fins de structuration discursive est tout à fait caractéristique de l’ensemble des textes de notre corpus17. Il montre que les marques caractéristiques de l’oralité représentée – ou du moins l’une d’entre elles – sont communément utilisées par les auteurs comme un moyen de structurer et d’organiser leur production écrite. On ajoutera à cela que l’alternance entre le récit et l’oral représenté est elle-même largement utilisée comme mode de structuration des textes narratifs, en particulier dans les chansons de geste. Jean Rychner (1955) avait déjà constaté la fréquence du discours direct dans les énoncés à visée conclusive placés à la fin des laisses du Roland18 : 13. Empeint le bien, parmi le cors li passet, Que mort l’abat el camp pleine sa hanste. Dist Oliver : « Gente est nostre bataille » (Chanson de Roland, laisse 97) On sait que ce mode de structuration du discours, caractéristique des textes les plus anciens, laissera place en moyen français à l’emploi de marques, telles ci ou la série des démonstratifs, qui feront cette fois appel au code graphique et à la matérialité du livre. 16���������������������������������������������������������������������������������������� Cette distinction recouvre ce que Perret 1988 appelle « énonciation première » (adresse de l’auteur à son public) et « énonciation seconde » (oral représenté). 17�������������������������������������������������������������� Notre étude a cependant été limitée à quelques occurrences de or(e). 18���������� « Dans le Roland, par exemple, une cinquantaine de laisses se terminent par un vers qui exprime comme le commentaire ou la conclusion qu’une personne ou un groupe de personnes donne à un discours ou à une question. » Rychner 1955 (rééd. 1999) : 72. 280 Céline Guillot Bibliographie Biber, D. 1988 : Variation across Speech and Writing. 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Notre perspective est de comprendre comment et à partir de quoi chaque support « travaille » le sens des altérités dans son discours. Nous considérons que c’est par le commentaire dans l’énonciation qu’il est possible d’évaluer le sémantisme des faits d’altérité dans les discours, ainsi que les réactions politico-sémantiques en chacun d’eux. Nous abordons ces aspects par les marques d’altérité que le locuteur pose dans son dire. Le commentaire dans l’énonciation est l’expression de ce qui altère la communication entre le locuteur et l’allocutaire. Il est ce dont l’énonciateur se met à distance. Dans notre étude, il s’agit d’une distanciation par rapport à des représentations extérieures qui traversent et habillent de manière implicite le discours citant. Cette distanciation correspond à l’idée qu’a le locuteur de ce qui traverse son dire. Elle s’effectue selon les propres représentations du locuteur. C’est à travers l’étude de la nature des retours dans l’énonciation, nous appuyant sur le modèle de J. Authier-Revuz, qu’il nous a semblé possible d’observer la valeur �������������������������������� Forell - Université de Poitiers �������������������������������������������������������������������������� Notre corpus comprend quatre titres de la presse quotidienne française : Présent, Le Figaro, Le Monde et La Nouvelle République du Centre-Ouest (NR). Présent est un journal d’extrême droite, il est proche du Front national. Le Monde est un journal dit de « centre-gauche ». Le Figaro est le support de la droite républicaine. La NR est un journal régional a priori apolitique. Ce corpus est homogène temporellement (quelques mois avant une échéance électorale), thématiquement (l’insécurité), discursivement (le discours journalistique), circonstanciellement (la campagne présidentielle). Il est hétérogène quant à son lectorat (militants, hommes du monde socio-politique, décideurs, citoyens lambda). 284 Fred Hailon des représentations du FN possiblement convoquées dans les discours de la presse. Sur le plan sémantique, ces mises à distance peuvent renvoyer à un accord ou à un désaccord du locuteur par rapport à la réalité qu’il nomme. Ainsi, nous évoquerons tout d’abord la nature et les spécificités de faits d’altérité dans le contexte discursif électoral. Nous étudierons leur recontextualisation. Nous observerons ensuite des effets de sens dans le cas de topographies de la délinquance. Nous considérerons des altérités énonciatives qui, à travers un processus de resémantisation, peuvent recouvrir ou rejeter les représentations du FN. 1. Nature et spécificité de la recontextualisation 1.1. L’instanciation du rapport de mise à distance C’est de manière spécifique à chaque support que le discours journalistique modalise des faits d’altérité pour leur donner sens dans le citant. Le sens est contextuellement posé. Il se réalise en fonction de l’idéologie du support (Marnette 2004 : 62) et peut avoir en surplomb une idéologie constituante, dans notre hypothèse celle du Front national. Il s’établit dans les conditions sociales de production des discours dans un rapport entre deux systèmes de représentation. Il s’établit selon deux « domaines de pensée » (Pêcheux 1975 : 89) dans un rapport entre énonciation citante et énonciation citée. Le rapport d’une altérité et de sa réactualisation dans le discours intégrateur pose qu’une représentation se construit en fonction d’une autre, possiblement pour d’autres représentations que celles discursivement rapportées (Bonnafous et Fiala 1986). La mise en fonctionnement de l’énonciation, c’est-à-dire l’instanciation de représentations, permet selon le contexte d’emploi une construction particulière de la réalité par le discours (Séguin 1994 : 37). Précisément, pour notre étude, la prise en compte du contexte d’emploi des modalisations autonymiques (MA) comme traces de l’altérité permet de comprendre ce qui fait commentaire dans le discours citant, et pour quoi et par quoi les locuteurs commentent et se commentent. L’étude du contexte permet aussi d’appréhender la réalité discursivement et socialement établie par les locuteurs-journalistes : ce que cela veut dire de modaliser un mot plus qu’un autre, ce que cela veut dire de représenter tout en le commentant un discours ou un mot et non un autre. Il s’agit d’aborder en cela ce que les dires construisent comme réalités idéologiques, par quel travail sémantique et pour quelle sémantisation interrelationnelle. Sens autre(s) de faits d’altérité dans la presse 285 1.2. Exemples de recontextualisations de dires La réactualisation de représentations par le citant a pour effet de pointer l’autre tout en s’en démarquant. Elle permet un commentaire dont on peut saisir le fonctionnement, notamment dans cet extrait de l’article du Monde du mercredi 20 février 2002 : 1. M. Chirac décrit une France gagnée par « la peur » et préconise la création d’un ministère de la sécurité [titre] C’est dans cet esprit que devraient, selon le président-candidat, être élaborées « deux grandes lois de programmation », respectivement consacrées aux « forces de sécurité » et à la justice. [je souligne]. Le locuteur du Monde parle de justice en usage, contrairement à « forces de sécurité » qu’il modalise, sans y ajouter de glose. Dans ce cas, le commentaire non exprimé est à interpréter par le lecteur dans la réception. Celui-ci instaure une différence dans la représentation de son discours à propos des « deux grandes lois de programmation » chiraquienne. « Forces de sécurité » est commenté dans l’énonciation du locuteur comme pouvant être un élément du dire de Chirac. La glose interprétative peut être comme dit Chirac. Justice n’est pas modalisé. « Forces de sécurité » au contraire est marqué et marquant. Cette désignation correspond à une certaine manière de dire de son temps : celui d’une campagne présidentielle basée sur le thème de l’insécurité. On pouvait parler avant de forces de police ou de forces de l’ordre, ces expressions existaient jusqu’alors de manière transparente dans la communication. Dans cet extrait, la monstration du dire de l’autre correspond à une nouvelle lexicologie qui elle-même renvoie à un renouveau politique. Le journaliste du support de centre-gauche tient à distance la manière de dire empruntée sécuritaire. À titre de comparaison, dans l’article du Figaro du mardi 19 février, le locuteur rapporte le dire chiraquien, mais sans montrer de signes de réaction : 2. Sécurité : le plan Chirac [titre] Le parlement sera saisi très rapidement – dans les deux mois – de deux lois de programmation sur cinq ans, l’une pour les forces de sécurité, l’autre dans la justice. [je souligne]. Deux lois de programmation et forces de sécurité sont en usage, tout comme justice. La sensibilité énonciative et politique du journaliste n’est pas affectée. Nous avons une possible ambivalence entre des mots allusifs et des mots pris en charge par le discours du locuteur-journaliste, les deux modalités de dire semblant se confondre. 286 Fred Hailon La valeur du dire chiraquien n’est pas « retravaillée » par l’énonciation citante. Elle s’impose comme acquise dans le support de droite. L’expression chiraquienne, au contraire du Monde, paraît convenir au journaliste du Figaro. Dans Présent, le pointage a d’autres finalités, comme le montre cet extrait de l’article du jeudi 25 octobre 2001 : 3. Une raison de lire Présent [titre] Présent, lui, hors du « consensus dominant » et du conditionnement ambiant, sélectionne l’actualité et soulève les vrais problèmes en quatre pages. Mais comme il joue un air différent, on l’accuse […] d’être trop négatif, comme un prophète de malheur… [je souligne]. Le syntagme « consensus dominant » est modalisé alors que conditionnement ambiant ne l’est pas. L’altérité sans glose de « consensus dominant » peut renvoyer interprétativement à une modalisation du discours à lui-même en X’, comme on dit. Elle peut être encore une modalisation interdiscursive de retournement du discours approprié où il s’agit de prendre une position critique par rapport aux manières de dire des autres, ainsi d’attaquer l’autre avec ses propres mots. Cet autre peut être dans ce cas une possible voix doxique. Le locuteur de Présent retourne les mots (consensus dominant) qu’il considère comme impropres. La doxa est retournée car inadaptée à dire les choses. Le commentaire pourrait être interprétativement du type comme dit l’opinion courante à tort. On trouve dans cette configuration le caractère polémique de l’écriture d’extrême droite (Angenot 1982, Honoré 1986). Là aussi, une différence existe dans les manières de dire. Une différence s’instaure entre le fait de représenter en le commentant dans son énonciation le dire autre (« consensus dominant »), et le fait de montrer comme transparent le discours, dans le cas de conditionnement ambiant en usage. Ce qui est effectif pour l’un, représenter et commenter dans le cas « consensus dominant », ne l’est pas pour l’autre. Ce choix n’est pas sans signification. Le dire est montré comme autre parce qu’il est propre à porter le commentaire du locuteur citant, c’est-à-dire le retournement polémique : Présent n’est pas dans le consensus dominant ; nous parlons d’insécurité et d’immigration (nous soulignons). Ce commentaire permet une réappropriation des représentations du FN. De même, c’est en tant qu’il va de soi pour le locuteur du support d’extrême droite de parler de conditionnement ambiant, qu’il ne modalise pas son discours. Ces mots sont propres à l’idéologie du journal. Ils sont déjà chargés négativement. La distance que le locuteur-scripteur prend en commentant les manières de dire autre – mais aussi le fait qu’il modalise sans source, ni référence – ne lui permet pas de se détacher d’une implication personnelle de dire. Sens autre(s) de faits d’altérité dans la presse 287 2. Les valeurs de resémantisation des dires Le processus de resémantisation permet de rendre compte des valeurs de mises à distance dans l’énonciation. Ce processus touche à l’économie de l’altérité des discours. Nous observerons ce phénomène dans cette partie à partir des discours de la presse sur les topographies de l’insécurité et plus particulièrement dans un second point sur une topographie de l’insécurité formalisée en cité « sensible ». Nous observerons comment le discours citant donne le sens de l’altérité qu’il exprime dans son énonciation pour chercher à refaçonner le sien au final. 2.1. Les modalités du commentaire du sémantisme dans l’énonciation Des effets de sens se jouent pour accord ou pour désaccord avec les représentations en circulation, dans notre étude autour de l’insécurité à travers le guillemétage et l’absence de commentaire explicite. L’analyse de ces effets permet de rendre compte de l’efficience de la mise à distance, c’est-à-dire encore ce par rapport à quoi les locuteurs s’identifient et ce dont ils se ressaisissent. Elle permet de comprendre plus précisément dans notre hypothèse ce que les locuteurs partagent ou ne partagent pas des représentations du FN. Considérons cet extrait de l’article du Figaro du samedi 30 et dimanche 31 mars 2002 dans le cas où l’identification aux représentations du FN semble confirmée : 4. Insécurité Dans l’île où Lionel Jospin se rend ce week-end, la criminalité augmente fortement en zones urbaine et touristique [surtitre] L’insécurité explose aussi en Guadeloupe [titre] Une raison d’espérer, pourtant : ici, pas encore de «zones de non-droit». Pointe-àPitre, le 22 mars dernier : le sous-préfet Thierry Le Lay, en charge de la sécurité publique, est sur le terrain, pour une opération coup de poing dans le ghetto de Boissard. [je souligne]. La modalisation de « zones de non-droit » autorise plusieurs commentaires métaénonciatifs susceptibles d’émaner de différentes sources, de la police avec une possible glose du type comme on dit dans la police, d’un dire de l’hexagone avec une glose du type comme on dit dans l’hexagone ou encore du FN avec une glose du type comme on dit au FN. Sur ce point, nous trouvons par exemple dans les textes de campagne (2002) du FN pour illustrer notre hypothèse d’une possible modalisation d’emprunt et d’une possible correspondance entre discours : Ces «quartiers en sécession», la France en comptait un seul en 1993. Fin 2000, le chiffre dépassera sans doute vingt. Toutes ces zones de non droit, est-il besoin de le préciser, Fred Hailon 288 sont très majoritairement, voire quasi exclusivement occupées par des étrangers. [je souligne] (Argumentaires du FN de la campagne électorale de 2002, L’actualité de l’immigration, page 4, ligne 11, sur www.frontnational.com). Zones de non-droit n’est pas modalisé ici. Il reste en usage. Le fait d’altérité observé peut aussi renvoyer à une modalisation de l’adéquation dans la nomination : interprétativement, il faut nommer « zones de non-droit » les lieux de l’insécurité. Le mot zones de non-droit est adéquat pour parler de la chose (l’insécurité). L’indétermination interprétative de la modalisation de « zones de non-droit » inscrit une ambivalence entre deux types de non-coïncidences, ici entre la non-coïncidence du discours à lui-même et entre la non-coïncidence mots-choses (Authier-Revuz 1995). L’hésitation est possible entre une MA de l’interdiscours et une MA de l’écart dans la nomination. Dans ce cas, il n’est pas question du seul rapport de transmission de discours à discours ce que serait une modalisation d’emprunt, ou encore du seul rapport de transmission d’un dire d’un énonciateur à un autre ce que serait le discours rapporté. Nous sommes aussi dans un rapport du mot à la chose. Ces valeurs de non-coïncidence peuvent se superposer les unes aux autres. Ainsi, dans cet extrait, « zones de non-droit » peut renvoyer à la manière de dire des autres. Cet emprunt peut être approprié à l’objet du dire du locuteur-journaliste. Il peut être déterminé par l’objet visé et propre à commenter la réalité de la situation, ce qu’on pourrait paraphraser en : ces « zones de non-droit » (pour parler comme le FN) sont l’insécurité (en surtitre). Cette modalisation peut également pointer l’adéquation dans la nomination. Pour le locuteur, le mot zones de non-droit est la bonne référence pour comparer l’insécurité outre-Atlantique (ici, pas encore de) à l’insécurité en France (l’insécurité explose aussi en Guadeloupe en titre) où il semble s’agir véritablement de zones de non-droit. L’ambivalence existe entre une manière de dire d’un discours autre et un auto-commentaire. Plus précisément, elle va dans le sens d’une adéquation du dire autre et d’une adéquation des propres mots du locuteur au monde. Pour le journaliste du Figaro, la désignation de « zones de non-droit » semble bien adaptée à l’insécurité. À l’opposé, considérons dans l’article de La NR du mardi 4 septembre 2001 ce passage : 5. La folie des armes [titre] Des bandes rivales veulent de plus en plus fréquemment y développer « leurs » territoires qu’elles placent en coupe réglée pour s’y livrer, à leur aise, au trafic de la drogue. [je souligne]. Sens autre(s) de faits d’altérité dans la presse 289 La modalisation de « leurs » peut renvoyer interprétativement à l’usage de dire des dites bandes en comme ils disent. Il peut s’agir encore d’un dire approprié en tant qu’il s’impose à l’énonciateur. La glose peut être comme on dit dans le discours dont je parle (avec on stéréotypique). La modalisation de « leurs » peut aussi référer à un défaut dans la nomination : interprétativement, si on peut dire « leurs » pour la République française une et indivisible. Nous sommes dans les termes de la Convention républicaine du 22 septembre 1792. Dans le discours du locuteur, le mot (leurs) ne correspond pas à la « chose républicaine » française. À travers ces ambivalences, le locuteur cherche à recharger sémantiquement le dire commun ou un dire autre pour d’autres représentations propres à porter la réalité de la situation sociale. Le déjà-dit des bandes et/ou de la doxa est recontextualisé en fonction de ce que le locuteur a à dire, c’est-à-dire l’impossible indivision de la République. Le journaliste mobilise une représentation autre et le travail sémantique sous-jacent pour son compte. Ce « jeu » permet d’aller à contresens des représentations véhiculées. Il n’y a pas de territoires hors de la République. Dans ce cas, l’indétermination des valeurs de la MA est propre à souligner le caractère inadapté de la représentation. Cette indétermination est rendue possible par le travail sur le sens de l’altérité qui traverse le dire du locuteur citant et dont il se méfie. Par son commentaire méta-énonciatif, le locuteur-journaliste reprend le mot pour l’interroger sur sa pertinence. Ainsi, le retour dans l’énonciation se fait par rapport à la manière de dire des autres, dans notre cas possiblement par rapport à la manière de dire de la doxa et/ou de celle des bandes. Ce retour peut consister à « dé-nommer » pour « re-signifier » un réel idéologiquement insatisfaisant qui ne passe pas par la fidélité du journaliste de La NR aux représentations sécuritaires en cours, car trop proche de l’idéologie du FN. Le discours citant fait travailler la valeur des altérités représentées. Il leur donne idéologiquement sens en les re-signifiant. Le sens est réengagé discursivement selon ce que les locuteurs-journalistes ont à dire de ce qui circule qu’il énonce. Le locuteur peut ainsi se tenir à distance des représentations en circulation tout en y participant. C’est à travers l’exercice de médiation entre espace public et parole politique qu’il commente. Dans notre étude, dans le contexte des thèses de l’insécurité, les faits d’altérité y sont « resémantisés » par chaque commentaire de la circulation des représentations qui sont possiblement celles du FN. 290 Fred Hailon 2.2. Exemples de réévaluations sémantiques par rapport à un point de vue idéologique autre (FN) : l’étude de topographies de l’insécurité Dans notre corpus, nous comptons de nombreuses formes en N’ « X ». Parmi ces formes « des lieux communs des discours » (Authier-Revuz 1995 : 481), certaines associent cité à la MA de « sensible » : 6. La police plus que jamais prise pour cible dans les banlieues [titre] Autre zone de non-droit, la cité des Tarterêts à Corbeil-Essonnes (Essonne) où, lundi soir, une équipe de policiers de la BAC (Brigade anti-criminalité) locale, poursuivant les occupants d’une voiture volée, s’est retrouvée prise au piège dans la cité « sensible », où une quarantaine de « jeunes » les ont aussitôt caillassés. [je souligne] (Présent, vendredi 8 février 2002). Dans cet extrait de Présent, le travail de monstration de « sensible » se fait à travers ce que le locuteur a à dire de la représentation discursivement rapportée. Dans notre cas, « sensible » apparaît comme une MA interprétative exprimée dans un syntagme nominal fragmenté cité « sensible ». « Sensible » peut y être interprétativement une MA du déjà-dit des autres discours : cité comme on dit « sensible » ou cité dite « sensible ». Cette MA peut aussi relever interprétativement d’une MA motschoses des « stéréotypes du défaut du dire » (Authier-Revuz 1995 : 650) : cité disons « sensible » ou cité pour ainsi dire « sensible ». Dans le cas d’une MA interdiscursive, « sensible » peut interprétativement avoir la valeur d’un déjà-dit à dénoncer. Il s’agirait pour le locuteur de pointer l’inadéquation du discours autre (doxa) par rapport à la réalité des choses : le caillassage de la police. Le contexte de l’article est celui du travail de la Brigade anti-criminalité (BAC) dans une autre zone de non-droit (mot du locuteur), la cité des Tarterêts à Corbeil-Essonnes. Pour le locuteur, nous sommes bien dans une délinquance de territoires. Dans le cas où « sensible » prend interprétativement la valeur d’un écart entre le mot et la chose, il peut s’agir :– soit d’un tic stéréotypique qui irait du « côté de l’invitation à accepter en commun l’incertitude du dire de X’ » (Authier-Revuz 1995 : 650) pour disons X’ ; – soit d’un tic qui a « valeur d’une réserve affectant le dire, réserve quasi exclusivement liée à un défaut d’adéquation » (Authier-Revuz 1995 : 651) pour pour ainsi dire X’. À travers ces deux modalisations, l’énonciateur exprime le manque. Le mot (sensible) ne correspond pas à la chose (l’insécurité). L’ambivalence de « sensible » va dans le sens d’une inadéquation du mot – comme mot de la doxa et comme mot de l’énonciateur – au réel qu’il nomme. Le mot est en dessous de la réalité sociale, il est euphémique. Il ne s’agit pas de « sensibles » comme le dit la doxa et comme je le dis, mais plutôt de zone non-droit. La circulation s’effectue ainsi du défaut comme mot autre au défaut comme mot « à soi » pour Sens autre(s) de faits d’altérité dans la presse 291 laquelle existent en surplomb les représentations du FN. Cette représentation assimile les banlieues à des lieux de la délinquance ethnique et rejette la vision communément admise. Pour le locuteur, la problématique sociale des banlieues est faussée, celle de l’ethnicité est jugée idéologiquement plus satisfaisante. Le journaliste de Présent cherche à casser l’euphémisation de cité sensible pour d’autres manières de nommer jugées plus pertinentes. Considérons maintenant dans Le Figaro une forme stéréotypique en N « X » qui associe aussi cité à « sensible » : 7. Insécurité La patrouille avait été appelée en banlieue pour une prétendue agression. Elle a été reçue par quarante voyous armés de pierres [surtitre] Chasse aux policiers à Strasbourg [titre] Quand les trois policiers du commissariat central de Strasbourg sont partis […] en direction du Hohberg, cité « sensible » du quartier de Koenigshoffen, ils ne s’attendaient certes pas à un tel accueil. [je souligne] (Le Figaro, vendredi 2 novembre 2002). La MA de « sensible » dans les syntagmes cité « sensible » peut relever interprétativement du déjà-répété des autres discours : cité comme on dit « sensible ». Cette MA peut être également, interprétativement, une MA mots-choses des stéréotypes du défaut du dire : cité disons « sensible ». Il peut s’agir d’y défaire la topographie des lieux de l’insécurité, à moins que cela ne fasse que la souligner, ici à propos de l’agression de policiers dans une banlieue strasbourgeoise (Hohberg). L’ambivalence de « sensible » pointe l’inadéquation du mot à la chose. « Sensible » en tant que mot de la doxa que le locuteur fait sien nomme de manière insatisfaisante le monde. À travers cette ambivalence, le locuteur cherche là aussi à recharger sémantiquement le dire commun au profit d’autres représentations propres à dire la réalité de la situation sociale. Le déjà-dit de la doxa est réengagé sémantiquement : il s’agit de désordre social plutôt que de considérations névralgiques. La recontextualisation s’effectue dans un réseau actanciel qui enserre les mots insécurité, banlieue, voyous, cité, quartiers en usage. Dans ce contexte, la désignation de « sensible » passe pour euphémique. La nouvelle représentation instaurée, sémantiquement rejouée, semble aller du sensible vers la délinquance. Le rapport sémantique d’une représentation pour une autre se réalise à travers l’économie du déjà-dit, ce déjà-dit passant pour inadapté car impropre à décrire l’état des choses, ici l’état de violence des banlieues. « Sensible » est rechargé idéologiquement par ce désaccord sur ce qu’il nomme et dit du monde de manière insatisfaisante. Ce détour des représentations et de leur signifiance permet la création d’une nouvelle identité de discours. Celle-ci relève du discours sécuritaire. Fred Hailon 292 Par ailleurs et pour finir, les expressions paradoxales, euphémiques, en 6 et 7 ont en écho une réalisation remarquable dans l’article de Présent du vendredi 14 décembre 2001 : 8. Question d’actualité [titre] Pendant la session du conseil régional d’Ile-de-France du 13 décembre, J.-Y. Gallou a interpellé J. P. Huchon sur l’islamisation de la France. Il a affirmé que cette islamisation ne relevait pas du fantasme mais « d’une pure, criante et dangereuse réalité ». [chapeau introductif] La « sensibilité » de nos banlieues est-elle en train d’envahir nos prétoires ? [je souligne]. Le locuteur modalise « sensibilité ». La modalisation peut interprétativement avoir la valeur d’un dire commun stéréotypé : « sensibilité », comme on dit. Or, en fait, on ne dit pas cela. Il ne s’agit pas de la manière de dire de la doxa. « Sensibilité » peut être aussi interprétativement une MA mots-choses des stéréotypes du défaut de dire : pour ainsi dire « sensibilité », par exemple. Il pourrait s’agir d’une invitation à accepter en commun le mot sensibilité pour parler des banlieues bien que le mot ne corresponde pas à la chose. Il ne s’agit pas de sensibles – comme on dit dès lors que l’on parle de territoires pour caractériser les banlieues –, mais de sensibilité – comme on dit cité sensible, comme on dit entre nous, lecteurs et locuteurs de Présent – pour évoquer l’islamisation de la France, les Musulmans. La MA de « sensibilité » dit l’appartenance au religieux et non plus une unique topographie de l’insécurité. Le « sensible » est placé là sur le plan de l’identité confessionnelle. Le glissement sémantique – de l’insécurité à la religion – se réalise par le déjàdit des autres discours. Ce déjà-dit est à reprendre du fait même qu’il donne une image tronquée de la réalité sociale. L’ambivalence en 8, comme en 6 et en 7, va dans le sens d’une inadéquation du mot de la doxa comme mon mot. Si le je dis du locuteur entre en écho avec le on dit (doxique), cet écho est à commenter dans son énonciation du fait même qu’il nomme mal. L’euphémisation ne concerne plus la topographie de l’insécurité (les lieux de la délinquance), mais une topographie à orientation religieuse (l’islamisation des banlieues). La dénomination de « sensibilité » à propos des banlieues valide autre chose que la sensibilité en elle-même et de ce qu’elle dit du monde. Le détournement de la caractérisation de « sensible » par la dénomination de « sensibilité » et le détournement sémantique de « sensibilité » conduisent à une nouvelle représentation du malaise des banlieues. En 8, la synonymie de « sensibilité » est ainsi contextuellement suggérée. La resémantisation idéologique y crée un jeu de substitution des représentations et de détour de sens. Sens autre(s) de faits d’altérité dans la presse 293 3. Pour conclure Le locuteur montre idéologiquement dans son dire une désignation autre. Il lui fait prendre sens dans sa représentation du monde, ici à propos des banlieues. Les locuteurs par la marque sur « sensible » dans les formes interprétatives (N « X »), mais aussi en « X », dans le contexte sécuritaire cherchent à marquer et/ou à déconstruire ce qui s’en dit. Le paradoxe peut s’effectuer dans le but de créer d’autres représentations plus propices à dire le réel, ce que les ambivalences observées rendent possibles. Le discours citant fait travailler dans son dire une représentation autre, rapportée. Il lui donne sens d’une manière idéologiquement satisfaisante en la repolitisant. Les représentations y sont réengagées sémantiquement dans et à travers ce rapport. Bibliographie Angenot, M. 1982 : La parole pamphlétaire. Paris : Payot. Authier-Revuz, J. 1995 : Ces mots qui ne vont pas de soi. Paris : Larousse. Authier-Revuz, J. 2004 : La représentation du discours autre : un champ multiplement hétérogène. Le discours rapporté dans tous ses états, sous la direction de L. Rosier, S. Marnette et J.-M. Lopez Muñoz. Paris : L’Harmattan. 35-53. Bakhtine, M. 1977 : Le marxisme et la philosophie du langage. Paris : Minuit. Bonnafous, S. et Fiala, P. 1986 : Marques et fonctions du texte de l’autre dans la presse de droite et d’extrême droite (1973-1982). Mots 12. 43-63. Flahaut, F. 1975 : La parole intermédiaire, Paris : Seuil. Honoré, J.-P. 1986 : La « hiérarchie » des sentiments. Description et mise en scène du Français et de l’immigré dans le discours du Front national. Mots 12. 129-157. Kleiber, G. 1997 : Sens, référence et existence : que faire de l’extra-linguistique ? Langages 127. 9-37. Krieg, A. 2000 : Analyser le discours de presse. Mises au point sur le « discours de presse » comme objet de recherche. Communication 1. 75-97. Marnette, S. 2004 : L’effacement énonciatif dans la presse contemporaine. Langages 156. 51-63. Moirand, S. 2007 : Les discours de la presse quotidienne. Paris : PUF. Muhlmann, G. 2004 : Du journalisme en démocratie. Paris : Payot. Parret, H. 1991 : De l’(im)possibilité d’une grammaire de l’hétérogène. Le sens et ses hétérogénéités. Paris : CNRS Editions. 11-25. Pêcheux, M. 1975 : Les Vérités de La Palice. Paris : Maspéro. Séguin, E. 1994 : Unité et pluralité de l’analyse du discours. Langage et société 69. 36-52. Van Dijk, T. 2006 : Politique, idéologie et discours. Semen 21. 73-102. Anna Jaubert Le dialogue théâtral ou la spontanéité revisitée Les discours représentent une appropriation de la langue ; or, dans le mouvement qui la porte d’un code linguistique partagé vers un emploi singulier, cette appropriation est déterminée au premier chef par des configurations génériques. Ces configurations cristallisées par les genres de discours sont les conséquences formelles d’un certain type d’énonciation, qui lui-même s’inscrit dans une situation de communication. Ainsi, entre les « genres premiers » liés à l’activité humaine, et leur réinvestissement par des « genres seconds », littéraires (Bakhtine 1984 : 265), d’intéressantes variations se dessinent. L’étude qui suit dégagera certains points sensibles du dialogue théâtral marqué par une mimesis conversationnelle, mimesis qu’il faut se garder de confondre avec une reproduction réaliste. En effet, une situation de communication bien particulière engendre ici un décalage énonciatif : le dialogue théâtral est soumis au « trope communicationnel » tel qu’il a été défini par C. Kerbrat-Orecchioni (1986). Dans ce cadre, les interactions verbales sont une représentation à l’évidence biaisée, et cela se traduit par d’étranges reconditionnements : l’insistance du préfixe re- est ici motivée. Ces reconditionnements se logent au sein des répliques, ainsi que dans leur enchaînement. Il y a des scènes d’anthologie qui en maximalisent les effets. On pense au montage verbal présidant aux célèbres quiproquos qui sont évidemment des infractions caractérisées à la règle de vraisemblance. Aux antipodes du quiproquo, ce sont les marques d’une connivence, mais d’une connivence tout aussi artificielle, surjouée, qui transgressent elles aussi la vraisemblance. Dans les deux cas, la transgression est soumise à des règles, à des conventions. Le contexte générique, qui d’abord cautionne le choix d’une « attitude de locution », en l’occurrence celle de l’échange dialogal, entraîne l’exagération des traits que cette attitude revêt dans sa pratique ordinaire. Comment cette exagération fait-elle sens et sur quelles figures privilégiées s’appuie-t-elle dans le théâtre classique qui pourtant se voulait officiellement un théâtre de la vraisemblance ? Interruptions, astéismes ou hyperboles, reformulations, bons mots, on ne peut ici passer en revue toutes les ������������������������������������������ Université de Nice, Bases, Corpus, Langage 296 Anna Jaubert figures dont il use couramment, et parfois abuse. Deux points retiendront notre attention : en premier lieu, les conditions particulières de l’exercice du langage sur scène, c’est-à-dire le contexte spécifique et reconnu du texte théâtral. Nous analyserons ensuite quelques exemples de réaménagement des codes linguistiques sous l’effet d’usages imaginaires de la langue. Ce réaménagement peut aller jusqu’à l’exploitation de certaines limites de rendement, limites linguistiques ou limites discursives en charge de la stylisation du discours. 1. Le discours théâtral et son contexte, ou « le spectateur en dialogue » Si on part du fait qu’un discours s’inscrit dans une situation d’énonciation qui le conditionne, et que réciproquement cette situation se marque par des traces dans les énoncés produits, on rapportera les stratégies discursives au cadre énonciatif au sein duquel elles se déploient. J’ai naguère proposé l’analyse de ce cadre comme un préalable à l’interprétation (Jaubert 1990). Il se trouve qu’en contexte littéraire, le cadre énonciatif devient lui-même une stratégie, et le concept-clé est alors celui de scénographie : il fixe l’idée que le discours littéraire « prétend instituer » la situation d’énonciation qui le rend pertinent (Maingueneau 1993 : 122). Or que se passe-t-il pour le langage dramatique ? Le théâtre, on le sait, est considéré comme le genre mimétique par excellence. Le cadre formel de son énonciation ressemble à première vue à celui d’une interaction ordinaire, avec les relations de personne fondées sur le couple je/tu, qui caractérisent le dialogue (Benveniste 1966 : 225-236). À ceci près que le dialogue est justement représenté, et que cette représentation implique une porosité des niveaux actantiels soigneusement contrôlée. Le dialogue est en l’occurrence un échange de répliques, et non une simple succession d’interventions : la terminologie spécialisée est pertinente, ces répliques s’adressent au-delà des interlocuteurs intra-fictionnels, au spectateur qui est dans la salle. Nous sommes en réalité dans une situation de trilogue, déterminée par le phénomène de la double adresse, où toujours les personnages parlent d’abord « pour la galerie ». Cette porosité des niveaux actantiels fait classiquement surface dans des stratégies conventionnelles comme le monologue ou l’aparté, mais ce n’est là que la partie visible de l’iceberg. Ces stratégies faciles à repérer, et d’ailleurs aisément caricaturables, mettent en évidence le mode de fonctionnement du langage dramatique, gouverné par le phénomène caractéristique annoncé en introduction, le trope communicationnel (Kerbrat-Orecchioni 1986 : 131 et suiv.). Le dialogue théâtral ou la spontanéité revisitée 297 Ainsi, le discours théâtral repose sur une stratification énonciative : il émane, en amont de sa source apparente, d’une source cachée, et il s’adresse, au-delà de sa cible apparente, à une cible cachée, le public dissimulé « dans une ombre propice » (Larthomas 1972 : 241). Et si l’on s’attache à la pertinence des propos tenus, la hiérarchie de ces destinataires est même inversée, le destinataire « additionnel », c’est-à-dire le public, est en fait le destinataire principal, d’où l’invocation d’un « trope », figure du détournement. Mais il y a davantage : le phénomène qui se cristallise dans le monologue et l’aparté est en réalité omniprésent, à l’état plus ou moins diffus. La double adresse habite et informe tout le discours dramatique, jouant ouvertement ou subrepticement avec les clauses de la mimesis. Sur une scène qui représente les actions comme si elles avaient véritablement lieu indépendamment de notre présence, la double adresse fondamentale ne s’avoue pas. Officiellement, il n’y a pas d’autre circuit communicationnel que celui qu’actualisent les échanges entre les protagonistes de la fiction. Dans cette perspective, des propos qui à l’évidence n’ont pas de destinataire dans le monde représenté, ne peuvent qu’être adressés à soi-même : c’est ainsi qu’on est censé interpréter le monologue où le locuteur est seul en scène. Pour l’aparté, deux cas de figure se distinguent, avec chaque fois un jeu de scène éclairant : soit le locuteur tient à cacher ce qu’il dit aux personnages présents, en fait à préserver in extremis le secret d’une pensée qui lui aurait échappé, soit il pratique la « messe basse », c’est-à-dire la confidence sélective. On mesure le poids des conventions : dans la vraie vie parler seul à haute voix est pour le moins insolite (même si la technologie moderne, et notamment les téléphones portables mains libres ont modifié l’image du discoureur solitaire), ce comportement reste le signe d’une perturbation. Quant au secret de notre pensée, nous le préservons, non pas grâce à l’aparté, mais beaucoup plus efficacement par le silence. Ces artifices se légitiment en vérité par un changement de niveau actantiel : en l’espèce, la remontée clandestine du niveau intrafictionnel, au niveau de la communication adressée aux spectateurs. Mais pour respecter le contrat de l’illusion théâtrale qui feint d’ignorer notre existence, les auteurs classiques se sont évertués à normaliser l’anomalie par des circonstances particulières internes à la fiction : émotion du personnage, qui en arrive à s’oublier, naïf qui veut se préparer à un rôle, maniaque enclin à donner une consistance verbale à ses fantasmes, ou carrément en proie à une hallucination comme l’Avare sous le choc du vol de sa cassette. Pour autant, l’entorse à la vraisemblance conversationnelle n’est pas gommée, et le détournement de destination reste évident. Ici, le spectateur ne peut plus passer pour le récepteur « additionnel » d’un discours qu’il ne ferait que « surprendre » (Larthomas 1972 : 242) : il apparaît bien comme celui à qui ce discours s’adresse. 298 Anna Jaubert Feinte avouée est à moitié pardonnée : la convention qui couvre les énonciations littéralement déviantes, est récupérée, et en même temps dénoncée sur le mode ludique, au sein même de la fiction, par des détournements au deuxième degré. La double adresse se met alors elle-même en scène. La célèbre tirade de Chrysale dans Les Femmes savantes de Molière 1. C’est à vous que je parle, ma sœur, Le moindre solécisme en parlant vous irrite ; Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite. Vos livres éternels ne me contentent pas… Molière, Les Femmes savantes, II, 7, est une protestation qu’il n’a pas le courage d’adresser directement à son dragon d’épouse, Philaminte, qui vient de congédier sa fidèle servante pour un motif futile. De même Sganarelle transforme Dom Juan en simple témoin des remontrances que, très prudemment, il prétend destinées à un maître imaginaire (alors que ce maître ressemble trait pour trait au véritable). Ce décalage pragmatique suscite à l’occasion d’intéressantes conséquences formelles. Dans la scène 5 de l’acte IV de Tartuffe, Elmire s’est mise dans une situation délicate : pour confondre l’hypocrite qui la courtise sous le toit même de son bienfaiteur, elle a demandé à son mari d’assister à leur entrevue, caché sous la table, et surtout de mettre fin à la scène dès qu’il serait édifié ; mais le mari tarde à réagir, pour le plus grand amusement du spectateur. Elmire s’efforce de l’alerter en toussant, et ses paroles à double sens sont adressées en apparence au dévot entreprenant, mais en réalité au mari invité à sortir enfin de sa cachette et à faire cesser la plaisanterie. 2. Elmire (après avoir encore toussé) Enfin je vois qu’il faut se résoudre à céder, Qu’il faut que je consente à tout vous accorder, Et qu’à moins de cela je ne dois point prétendre Qu’on puisse être content et qu’on veuille se rendre. Sans doute, il est fâcheux d’en venir jusque-là, Et c’est bien malgré moi que je franchis cela ; Mais puisque l’on s’obstine à vouloir m’y réduire… Molière, Tartuffe, IV, 5 Son discours sophistiqué joue sur des effets de syllepse : il exploite le flou référentiel du pronom on, et la toux elle-même qui l’accompagne est pour Tartuffe le signe d’une irritation de la gorge (il propose aimablement un bâton de réglisse), alors que pour le mari, elle se veut un signal. « L’honnête » Elmire fait preuve en la circonstance d’une belle duplicité (observée par C. Kerbrat-Orecchioni 1986 : 132- Le dialogue théâtral ou la spontanéité revisitée 299 133), mais le discours au théâtre obéit moins à la vraisemblance qu’aux impératifs de la dramaturgie. C’est aussi le service de la dramaturgie qui motive l’aparté. Le second degré, comme toujours, est éclairant ; dans Nicomède de Corneille Arsinoé exploite un simulacre d’aparté. Rappelons brièvement la situation : le prince Nicomède s’est cru victime d’un attentat que sa belle-mère, Arsinoé, aurait commandité. Les traîtres Métrobate et Zénon, surpris dans leur tentative, ont en effet accusé la reine, mais de fait ils étaient là encore en service commandé. Nicomède, ainsi manipulé, croit confondre son ennemie par des insinuations (soulignées par mes italiques) : 3. Arsinoé — Seigneur, vous êtes donc ici ? Nicomède — Oui, Madame, j’y suis, et Métrobate aussi. Arsinoé — Métrobate ! ah ! le traître ! Nicomède — il n’a rien dit, Madame, Qui vous doive jeter aucun trouble dans l’âme. Corneille, Nicomède, I, 3. Comme Arsinoé est maîtresse du jeu, elle avoue ensuite à sa confidente qu’elle a seulement simulé la frayeur (« j’ai fait de l’effrayée »), une simulation qui mettait justement à profit l’image de marque de l’aparté, celle d’une parole échappée sous le coup de l’émotion : son aparté n’était qu’une comédie d’aparté ! On mesure à quel point les stratégies discursives prennent sens dans un contexte, et à quel point la représentation théâtrale exploite des codes spécifiques. Loin de restituer notre réalité brute, elle projette une action intelligible qui finalise le discours. Ainsi nous faut-il prendre en considération la réinvention des codes. 2. La réinvention des codes Dans la réalité, le fait de surprendre une conversation ne nous garantit nullement sa bonne compréhension. Et c’est bien naturel : le récepteur additionnel y a moins de chance qu’au théâtre, tout simplement parce qu’il est alors réellement additionnel. Un film de F.F. Coppola, Palme d’or à Cannes en 1972, illustrait certaines contraintes de notre accès au sens. Ce film, La Conversation, était un thriller construit sur une enquête par tables d’écoute (allusion alors transparente au scandale du Watergate, qui avait contraint le président Nixon à démissionner). Or cette enquête, destinée à prévenir un assassinat, échoue, et l’échec s’explique parfaitement : une conversation enregistrée laisse à certains signes leur opacité, car ces signes, les embrayeurs, ne donnent accès à la référence que si tous les paramètres de l’énonciation (qui parle, quand, où ?) sont identifiés. De plus et 300 Anna Jaubert surtout, une conversation n’est pas programmée pour construire une intrigue cohérente… et faire la joie d’un récepteur second. Dans la formule « mimesis conversationnelle », il y a donc plus de mimesis que de conversation. En vérité c’est de dialogue, au sens large englobant le polylogue, qu’il s’agit, et le dialogue est tout autre chose que de la conversation : la conversation peut se dire « à bâtons rompus », alors que le dialogue porte en lui l’idée d’une construction (par exemple « le dialogue social »), le sentiment d’une dynamique qui l’oriente en fonction de sa finalité. Et notre imaginaire des discours accentue même leur dissemblance. On sait comment Ionesco, dans sa Cantatrice chauve, représente l’inconsistance de la conversation, et l’exploite dans une pièce qui enchaîne les répliques sans queue ni tête, une pièce sous-titrée significativement « anti-pièce ». Cette réinvention des codes est selon nous la marque de fabrique des genres seconds. Elle s’adosse à un imaginaire de la situation discursive, et cet imaginaire tend à maximaliser certains traits perçus comme caractéristiques du genre concerné. Il faut alors se poser la question « que mime-t-on ? », car savoir ce qu’on mime permet de faire émerger la médiation du modèle imaginaire, et nous aide à comprendre le processus de la stylisation. Il y a peu, j’ai analysé les traits marquants de la rumeur liés à sa situation de communication, et faisant d’elle, précisément, un genre de discours (Jaubert, à paraître). Ce genre de discours, s’il vient à se transposer, à se « secondariser », dans un genre littéraire, se signalera alors par la stylisation de ces traits marquants. Ainsi, au théâtre, ou à l’opéra, la rumeur est-elle figurée comme un bruit qui enfle, qui se répand, et qui ne demande qu’à s’orchestrer. On pense à la célèbre tirade de Bazile faisant l’éloge de la calomnie dans le Barbier de Séville : 4. Bazile La calomnie, monsieur ! Vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens près d’en être accablés. Croyez qu’il n’y a pas de plate méchanceté, pas d’horreurs, pas de conte absurde, qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande ville en s’y prenant bien : et nous avons ici des gens d’une adresse !... D’abord un bruit léger, rasant le sol comme une hirondelle avant l’orage, pianissimo, murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait ; il germe, il rampe, il chemine, et riforzando de bouche en bouche il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ? Beaumarchais, Le Barbier de Séville, Acte II, sc. 8. Le dialogue théâtral ou la spontanéité revisitée 301 La description d’une propagation irrépressible, croissante, inquiétante, est éloquente. Elle met l’accent sur le milieu ambiant dans lequel se développe un tel discours, autrement dit encore, sa situation de communication, et surtout elle thématise la matérialité phonique qui à la fois le porte et l’exemplifie, transfigurant le fait de langue en fait de style. Dans un contexte où la rumeur théâtralisée affiche encore une spectaculaire orchestration, observons le début de la pièce Amadeus de Peter Shaffer. 5. Vienne […] Deux individus d’un certain âge arrivent en courant, d’un côté et de l’autre de la scène. Ils portent eux aussi de longs manteaux et les hauts chapeaux de l’époque. Ce sont les Venticelli, ces rapporteurs des événements, des rumeurs et des racontars, que nous retrouverons tout au long de la pièce. Ils ont un débit rapide – fébrile même à leur première apparition –, si bien que cette scène prend l’aspect d’une ouverture orchestrale à la fois accélérée et menaçante. Ils s’adressent parfois l’un à l’autre, parfois au public, mais toujours avec l’intensité de ceux qui ont été les premiers à connaître une nouvelle. Venticello1. : Incroyable ! Venticello 2. : Incroyable ! Venticello 3. : Incroyable ! Venticello 4. : Incroyable ! Les Chuchoteurs : Salieri... Venticello1. : On le dit ! Venticello 2. : Je l’entends ! Venticello 3. : Il l’entend ! Venticello1. : On l’entend !! Venticello1. : Incroyable ! Venticello 1-2-3-4. : Incroyable ! Les Chuchoteurs : Salieri !... Venticello 2. : On l’entend partout ! Venticello1. : Toute la ville en parle. Venticello 3. : l’Opéra Venticello4. : Le Prater Venticello1. : Tous les cafés. Venticello 2. : Les bouges mal famés Venticello1. : Même Metternich le répète Venticello 2. : Même Beethoven, son ancien élève. Venticello 3. : Mais pourquoi maintenant ? Si longtemps après ? Venticello 4. : Trente deux ans ??? Venticello 3: Trente deux ans !!! Venticello 1-2-3-4. : Incroyable ! Les Chuchoteurs : Salieri !... 302 Anna Jaubert Venticello1. : On dit qu’il le crie tout au long de la journée. Venticello 2. : On dit qu’il le hurle sans cesse toute la nuit Venticello 3. : Il reste cloîtré dans sa chambre Venticello 4. : Il ne sort plus jamais. Venticello1. Pas depuis un an. Venticello 2. : Plus longtemps. Plus longtemps. Venticello 3. : Il a bien soixante dix ans ! Venticello 2. : Plus que ça. Plus que ça. Amadeus de Peter Shaffer, Acte I, sc. I. Toutes les principales caractéristiques de la rumeur (soulignées par mes italiques) sont ici explicitement verbalisées : l’excitation à l’idée de détenir une information inédite, sensationnelle, ce que le jargon journalistique appelle un « scoop » (voir la didascalie et les « incroyable » 7 fois, « impossible, « invraisemblable »), l’autorité du passeur, avec une mise en abyme des passeurs spontanés, Metternich et Beethoven, par des passeurs « professionnels » (les Venticelli), l’approximation des faits (« Plus longtemps. Plus longtemps », « Plus que ça. Plus que ça » ). La suite de la scène, non reproduite, souligne d’autres caractéristiques du genre : l’importance de l’enjeu et le parfum du scandale (« Quelle histoire ! », « Quel scandale ! »), l’effet de résurgence : la rumeur s’éteint, refait surface (« On n’en a pas déjà parlé autrefois ? »), l’affinité avec le potin (« On sait très bien de quoi il est mort, Mozart. – Syphilis bien-sûr »), le jugement à la réception et les germes de la croyance (« Et pourtant ? » « Et qui sait ? »). La concentration des traits et la traduction linguistique du statut officieux et incertain de la rumeur signent une stylisation du discours, comprise comme le fond du sujet rappelé à la surface. Bien comprise d’ailleurs puisqu’à la fin on apprend de Salieri qu’il a lui-même initié la rumeur destinée à le tirer de l’oubli. D’autres exemples confirment que la « secondarisation » du genre en contexte littéraire et sa stylisation vont de pair. Les limites de rendement discursives en sont le vecteur efficace. Le marivaudage est preneur de ces limites de rendement, qui s’illustrent souvent dans les scènes d’aveu. L’une d’elles nous montre Arlequin et Lisette fort embarrassés. Domestiques qui ont pris les habits de leurs maîtres respectifs, chacun croit sous son déguisement que l’amour qu’il inspire à l’autre est un inespéré « présent du ciel » : comment maintenant avouer sa véritable identité ? 6. Lisette – Ah, tirez-moi d’inquiétude ! En un mot qui êtes-vous ? Arlequin – Je suis… N’avez-vous jamais vu de fausse monnaie ? Savez-vous ce que c’est qu’un louis d’or faux ? Eh bien, je ressemble assez à cela. Lisette – Achevez donc, quel est votre nom ? Le dialogue théâtral ou la spontanéité revisitée 303 Arlequin – Mon nom ? (À part) Lui dirai-je que je m’appelle Arlequin ? Non ; cela rime trop avec coquin. Lisette – Eh bien ? Arlequin – Ah dame, il y a un peu à tirer ici ! Haïssez-vous la qualité de soldat ? Lisette – Qu’appelez-vous soldat ? Arlequin – Oui par exemple, un soldat d’antichambre. Lisette – Un soldat d’antichambre ! Ce n’est donc point Dorante à qui je parle enfin ? Arlequin – C’est lui qui est mon capitaine. Lisette – Faquin ! Arlequin, à part – Je n’ai pu éviter la rime. Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, Acte III, sc. 4. Le moins que l’on puisse dire est qu’Arlequin est loin d’avoir répondu « en un mot » ! Sa réticence à se dévoiler explique l’énoncé inachevé « Je suis… », et ses réponses biaisées, sous forme interrogative ou métaphorique, prolongent au-delà du vraisemblable le doute de Lisette (« ce n’est donc point Dorante… enfin ? »), une Lisette qui d’habitude pourtant a l’esprit vif. Le décalage dans l’enchaînement des répliques entretient ce jeu des prolongations : le Oui d’Arlequin (« Oui, par exemple, un soldat d’antichambre ») ne constitue pas la réponse attendue à l’interrogation partielle de Lisette, il est un appui post-énonciatif à la réplique antérieure d’Arlequin, qui continue sur sa lancée. Cet aspect mécanique du discours entre dans le protocole du malentendu au théâtre : Arlequin est tout entier appliqué à résorber par petites touches le mystère encombrant de son identité. L’effet qui en résulte est celui d’une énonciation suspendue, provisoire, réorientable en fonction des réactions du partenaire de l’échange. La prudence qui tente de protéger l’acte de parole difficile par excellence, l’aveu, derrière des « actes préparatoires », se stylise en forme d’aimable caricature de ces actes préparatoires. Une telle stylisation met en évidence le ressort même de l’effet-« échange vivant », et de ce que l’on impute un peu trop vite à l’oralité dans le langage dramatique : il s’agit à l’évidence bien davantage de montrer l’assujettissement du discours à une situation qui évolue sous nos yeux, et qui est elle-même construite par le discours. Chez Beaumarchais, un autre phénomène discursif flirte avec la limite de rendement : les énoncés syntaxiquement et sémantiquement incomplets affichent la désinvolture du badinage, et l’extrême connivence requise par un tel discours (Jaubert 1994 : 50-54). La fameuse « clarté française » à la Vaugelas postulait une complétude de l’expression, un caractère explicite de la communication honnête ; mais ce que les mots ne disent pas, le paraverbal (gestuelle, mimique, données situationnelles…) peut l’exprimer. Les théoriciens rappellent que le texte de théâtre est un « texte à trous » (Ubersfeld : 1996) : la stylisation, toujours elle, maximalise 304 Anna Jaubert la part des pointillés ; le langage dramatique fait de la connivence un présupposé, et par là il requalifie le principe de coopération. Le dialogue devient une véritable chorégraphie, mettant en scène ce que j’appelle des « enjambements énoncifs », c’est-à-dire la répartition d’un contenu énoncé sur des répliques successives : 7. La Comtesse – Enfin, ma pauvre Suzanne, mon époux a fini par te dire… Suzanne – Que, si je ne voulais pas l’entendre il allait protéger Marceline. Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte II, sc. 1 Le propos est pris en charge par deux énonciateurs, le second se coulant dans le moule phrastique programmé par le premier. Le contraste question-réponse s’en trouve effacé. Ailleurs, c’est l’esprit d’à propos qui est rebrodé, comme dans une joute oratoire : 8. Suzanne – lorsque Monseigneur enleva la sienne de chez le docteur et qu’il l’épousa par amour, lorsqu’il abolit pour elle un certain droit du seigneur… Le Comte – Qui faisait bien de la peine aux filles ! Ibid., Acte I, sc. 8, ou encore, c’est notre attente qui est surprise : les démêlés entre Bazile et Figaro, qui rivalisent en variations sur proverbes, tiennent plus du ballet que de l’affrontement sérieux : 9. Bazile, à lui-même. – Ah ! Je n’irai pas lutter contre le pot de fer, moi qui ne suis… Figaro – Qu’une cruche. Ibid., Acte II, sc. 23. Manifestement le dialogue théâtral tend à marquer le principe de coopération, soit par défaut, soit par excès. Cette marque s’inscrit dans une variation linguistique qui a un impact sur l’image de la cohérence discursive. On s’aperçoit vite que l’ordre de cohérence qui s’impose s’écarte du modèle lisse de la complétude des phrases à l’écolière, pour promouvoir un imaginaire de l’interaction stylisée, où la logique du dialogue repose largement sur une connivence représentée, figure métonymique de la connivence englobante avec le spectateur qui est au fondement même du genre. à cet égard, la représentation du sens linguistique passe par une situation de communication, et par le style du discours. Le dialogue théâtral ou la spontanéité revisitée 305 Bibliographie Bakhtine, M. 1984 : Esthétique de la création verbale. Paris : Gallimard. Benveniste, E. 1966 : Problèmes de linguistique générale I. Paris : Gallimard, Tel. Dort, B. 1995 : Le jeu du théâtre. Le spectateur en dialogue. Paris : POL. Jaubert, A. 1990 : La lecture pragmatique. Paris : Hachette, HU. Jaubert, A. 1994, Connivence et badinage dans le Mariage de Figaro. La référenciation inachevée, L’Information grammaticale 61, mars. 50-54. Jaubert, A. à paraître : La rumeur est-elle un genre de discours ?, Discours rapporté et circulation des discours. Québec, Laval : Nota Bene. Kerbrat-Orecchioni, C. 1986, L’implicite. Paris : A. Colin. Kerbrat-Orecchioni, C. et Plantin, C. (dirs) 1995 : Le trilogue. Lyon : PUL. Larthomas, P. 1972 : Le langage dramatique, sa nature, ses procédés. Paris : A. Colin. Maingueneau, D. 1993 : Le contexte de l’œuvre littéraire. Paris : Dunod. Ubersfeld, A. 1996 : Lire le théâtre, I, II, III. Paris : Belin. Andrea Landvogt Donner un (nouveau) sens aux échanges représentés. Pour une théorie du montage évaluatif 1. Le potentiel évaluatif du montage Le montage est une technique filmique qui consiste essentiellement à recomposer des éléments sémiotiquement hétérogènes et préalablement décontextualisés. Ce réassemblage témoigne non seulement d’un acte intentionnel du côté de la production, mais conditionne également la constitution du sens par le spectateur au moment de la réception�. Nous ���������������������������������������������������� nous proposons donc d’esquisser les conditions cadres de la fonction évaluative de cette technique filmique. Nous nous baserons ici sur deux textes audiovisuels : le portrait télévisé « Chirac » de Patrick Rotman et le film de cinéma « Dans la peau de Jacques Chirac » de Karl Zéro et Michel Royer. Les deux films datent de la même année (2006), ils sont centrés autour du même protagoniste et traitent du même sujet : la vie de Jacques Chirac. Dans la mesure où ils ont recours aux mêmes photos d’époque et aux mêmes films d’archives, ils semblent être prédestinés à la comparaison. Toutefois, certaines différences sont à souligner. 1) 2) 3) Les formats sont différents : le film de Rotman, réalisé pour la télévision, est subdivisé en deux émissions : « Le jeune loup » (1 h 43) et « Le vieux lion » (1 h 46) ; il dure donc 209 min au total. Le film de Zéro et Royer, conçu pour le cinéma, ne dure qu’ 1 h 28. La réception est différente : le public cible et la situation de réception d’une émission de télévision se distinguent profondément de ceux d’une œuvre cinématographique. Le style des deux œuvres est très différent comme l’indiquent déjà les deux couvertures : �������������������� Universität Würzburg �������������������������������������������������������������������������������������� Sklovskij (1969) a montré que la transposition d’éléments décontextualisés produisait un effet d’aliénation. Elle permet une nouvelle manière de perception et avec ceci un ‘changement sémantique singulier’ (ibid., 32). Andrea Landvogt 308 Chirac Dans la peau de Jacques Chirac de Karl Zéro et Michel Royer de Patrick Rotman fig. 1 Le film de Rotman est une biographie qui entreprend de documenter la vie de Chirac dans un style traditionnel. Les thèses émises par la voix over du narrateurréalisateur sont corroborées à l’aide de nombreuses « preuves d’authenticité », comme des interviews avec d’anciens compagnons de route de Chirac ou des facsimilés d’images tirées de journaux de l’époque. Le film de Zéro et Royer, en revanche, est une œuvre satirique qui se moque de l’homme politique en adoptant une attitude (pseudo-)autobiographique, le narrateur étant imitateur de voix. Son discours fait alterner les aveux souvent trop confidentiels et les commentaires critiques acides qui semblent être proférés par Jacques Chirac lui-même (cf. Landvogt et Sartingen 2008). Il n’est donc pas surprenant que les deux approches – documentariste-chroniqueur versus docu-satirique – impliquent un maniement des documents sources ainsi qu’un cadre contextuel foncièrement divers. Si le contexte joue un rôle essentiel dans toute interprétation d’échange communicatif, il ne faut pas oublier que ce même contexte filmique est par nécessité une construction artificielle. Sa constitution repose sur le montage, technique de recontextualisation loin d’être impartiale. Pour illustrer ce fait, il convient de regarder une petite séquence commune aux deux films et de comparer les évaluations que celle-ci subit grâce au contexte filmique que les réalisateurs lui procurent respectivement.� M. Chirac, ganté de cuir noir, est en train de monter un escalier à l’aide de béquilles. Il s’arrête au milieu pour saluer des journalistes et leurs caméras en leur faisant un signe de la main droite. fig. 2 Pour une théorie du montage évaluatif 309 Rotman situe la séquence dans sa chronologie. Il accrédite l’épisode de l’accident de voiture par un bon nombre d’images :� fig. 3 Ces images sont accompagnées d’une voix over du narrateur, racontant l’accident de M. Chirac : Narrateur (Rotman) : « Le 26 novembre 1978, la voiture de Chirac dérape sur une plaque de verglas en Corrèze. Atteint de plusieurs fractures à la jambe, le président du RPR frôle la paralysie. Jacques Chirac est transféré à l’hôpital Cochin. Bientôt, Pierre Juillet et Marie France Garraud sont au pied du lit. Ils soumettent au blessé, qui souffre le martyre, la mouture d’un discours sur l’Europe qui entrera dans l’histoire sous le nom ‘l’appel de Cochin’. C’est une diatribe violente contre l’Europe qui dénonce ‘le parti de l’étranger’. [...] L’effet de l’appel de Cochin est désastreux pour le président du RPR. Giscard traitera Chirac d’agité et l’épithète va lui coller à la peau. [...] Au bout de six semaines, Jacques Chirac sort de l’hôpital et reprend ses activités. Pendant des mois, le maire de Paris doit marcher avec des béquilles. C’est en boitant que Chirac fait campagne aux élections européennes de juin 1979. » (Rotman, émission I, 1:28:15-1:30:02). Pour souligner les propos de la voix over, Rotman insère des images d’actualité de l’époque comme discours graphiques « convoqués »�. Le ���������������������������� tout est privé de bruits diégétiques, mais accompagné d’une musique sérieuse. Dans cette séquence, tout est utilisé pour confirmer et authentifier le discours tenu par la voix over du chroniqueur. ������������������������������������������������������������������� Nous déterminons les séquences en question avec les indications de heures:minutes: secondes sur la version DVD. ��������������������������������������������������������������������������������� Pour le concept du ‘discours convoqué’, cf. notamment De Proost (2005) et Vérine (2008). 310 Andrea Landvogt Comparons maintenant cette mise en scène de Rotman avec l’extrait de Zéro et Royer. La séquence est plus courte que celle décrite en fig. 3 : les derniers plans (illustrés ici par les 3 derniers images de fig. 3) sont identiques, mais le commentaire d’accompagnement change complètement de genre : Chirac (Gustin) : « […] après mon accident de voiture. Regardez, on dirait un film d’horreur... [clic ... clic ... clic ...] » (Zéro et Royer, 1:11:25-1:11:43) Les deux réalisateurs ont employé le montage pour suggérer une nouvelle lecture de l’événement. Grâce au commentaire de la voix over, l’attention du spectateur est focalisée sur un détail : le gant noir de Chirac. Grâce à l’évocation du genre « film d’horreur », ce gant devient un symbole funeste. De plus, le volume exagéré du bruit de béquilles, iconiquement justifié par la séquence suivante, rappelle les stratégies de suspense des films d’horreur. Pour conclure, on peut dire qu’ici, c’est la contextualisation artificielle par le montage – notamment au niveau de la voix over et des bruits – qui change notre interprétation de la séquence et le sens attribué aux images présentées. Afin de mieux saisir les répercussions du montage, dont l’évidence est attestée dans cet exemple, il faut d’abord préciser certains aspects fondamentaux du texte filmique. 2. Le film – un texte audiovisuel multimodal et multicodal Dans les médias audiovisuels, les codes linguistiques – graphique (écritures) et phonique (paroles proférées) – ne sont pas essentiels. Le rôle secondaire du verbal dans le film est évident : on peut imaginer un film sans paroles, mais ����������������� il n’existe pas de film sans images. La complexité sémiotique inhérente du texte filmique complexifie les paramètres contextuels et leurs relations ainsi que les effets de sens qu’ils sont capables de susciter. Dans l’ensemble, nous concevons les différents codes d’une scène filmique comme des contextes mutuels, en essayant de ne privilégier aucun code par rapport aux autres. Tout changement intervenant dans le jeu contextuel des codes simultanés et de leur enchaînement est donc susceptible d’entraîner des modifications de l’ensemble – qui ensuite conditionnent l’interprétation qu’un spectateur favorisera au moment de la réception. Cette contextualité mutuelle significative est liée à la particularité des textes audiovisuels, car il s’agit de textes multimodaux s’adressant toujours à deux modes de perception, l’ouïe et la vue. ������������������������������������������������������������� Dans la mesure où les films muets utilisent généralement des inserts pour diriger l’interprétation des spectateurs, le code verbal graphique gagne en importance. Pour une théorie du montage évaluatif 311 Les médias audiovisuels sont par essence des systèmes de communication multicodaux puisqu’ils emploient plusieurs codes simultanément. Au niveau auditif, ils se servent de bruits d’ambiance, de musiques et, bien sûr, des paroles proférées par des voix dont l’émetteur peut figurer soit dans le champ (diégétique et simultanée), soit hors champ (non-diégétique et simultanée), à moins qu’il ne s’agisse d’une voix over non-diégétique et non-simultanée (Bordwell et Thompson 2007 : 373). Aux trois codes de la bande son – bruits, musiques et paroles – s’ajoutent ceux de la bande image. Au niveau visuel, on trouve d’abord un deuxième code linguistique – les écritures, figurant à l’intérieur des images montrées, ou des inserts graphiques, insérés entre deux scènes ou bien en surimpression. Et puis, il y a, bien sûr, le code iconique, c’est-à-dire les images en mouvement. Le code iconique se fonde sur d’autres systèmes sémiotiques comme la mimique ou le gestuel, mais aussi la mode, la photographie, la peinture, l’architecture et la construction de l’espace (cf. Barthes 1994). Le potentiel sémantique apporté par chaque code contribue à un jeu d’interrelations contextuelles : souvent, les messages se confirment et se complètent – parfois ils contrastent entre eux et se démentent. Par la suite, nous examinerons ces interrelations co-textuelles. 3. Le film et ses co(n)textes Dans les médias audiovisuels, nous avons affaire à deux types de contextualité : d’une part le contexte extratextuel d’un film, qui tient compte de la constellation de l’énonciation audiovisuelle, d’autre part les diverses relations définissant le cotexte intratextuel. 3.1. Le contexte extratextuel du texte filmique Parmi les facteurs pertinents du contexte extratextuel d’un film, on compte les formes de diffusion (p. ex. les institutions responsables de la diffusion, télévision et cinéma) et les supports (p. ex. les DVD-vidéo). Il faut également tenir compte des conditions techniques et discursives des instances de la production qui constituent le cadre d’action pour le metteur en scène ainsi que les conditions et circonstances de la réception, c’est-à-dire les spectateurs, dont chacun est à son tour censé actualiser le potentiel sémantique offert par le film. Quant à la situation énonciative, le média filmique implique une « énonciation différée » (Perret 2006 : 12). Pour les films de télévision, le moment de la réception diffère autant de celui de la production que pour les films de cinéma. Or, le décalage caractéristique des énonciations différées s’avère pertinent pour 312 Andrea Landvogt l’attribution du sens. Dans une énonciation verbale face-à-face d’échange direct, le contexte s’interprète facilement. Les interlocuteurs, se trouvant au même endroit au même moment, partagent un même contexte extratextuel, de sorte que même les références situationnelles faites à l’aide d’embrayeurs ne gênent pas l’attribution du sens. Cependant, il n’en est pas de même pour les situations d’énonciation différée comme p. ex. pour les textes écrits à un certain moment, mais lus plus tard. Dans ce cas, le contexte de la production diffère de celui de la réception ; parfois les interlocuteurs ne partagent pas le même univers discursif. L’attribution du sens à un énoncé linguistique utilisant des références relatives peut alors poser problème. Afin d’assurer la bonne interprétation, les facteurs contextuels pertinents doivent être verbalisés et délivrés comme informations méta-énonciatives.� Il en est de même pour des textes filmiques, enregistrés et composés à certains moments, mais vus plus tard. Souvent, eux aussi, ils exigent des informations contextuelles supplémentaires. 3.2. Le co-texte intratextuel du texte filmique À ces facteurs extratextuels s’ajoute le co-texte intratextuel d’un texte filmique. Selon la définition de Catford (1965 : 94), on entend par « co-texte » le contexte langagier d’un passage. Il s’agit d’une sorte de contexte construit à l’intérieur du texte, notamment dans les passages qui devancent ou suivent le passage en question. Leurs relations relèvent donc primordialement de la linéarité du texte. En s’appuyant sur la distinction de Catford, les relations qu’un passage textuel entretient avec les passages précédents ou suivants, qui peuvent influer sur son sens, seront appelées relations co-textuelles – même si, dans le cas du texte filmique, elles ne sont pas toujours de nature verbale ni de nature linéaire. Nous considérons donc comme critère essentiel de la co-textualité le fait qu’il s’agisse de relations à l’intérieur du texte. Les relations co-textuelles d’un roman, en revanche, s’inscrivent toujours dans la linéarité du texte et sont forcément de nature linguistique puisque le texte du roman est monocodal ; les informations sont toutes fournies dans le même code. Mais quittons le domaine extra-filmique pour revenir à l’analyse de la (co-)textualité filmique.� 3.2.1. Les co-textes linéaires monocodaux Le film étant un texte multicodal, on peut y distinguer plusieurs sortes de relations co-textuelles, dont certaines s’inscrivent toujours dans la linéarité. Toutefois, il s’y distingue des co-textes relevant d’un même code et des co-textes appartenant à différents codes sémiotiques. Pour une théorie du montage évaluatif 313 Ainsi, les images successives sont en relation co-textuelle monocodale puisqu’elles relèvent toutes du code iconique. Il en est de même pour les relations co-textuelles entre les répliques qui se suivent : elles sont également de nature monocodale, ainsi que les relations co-textuelles entre les différentes musiques d’accompagnement consécutives, etc. 3.2.2. Les co-textes linéaires transcodaux Une image peut annoncer une information qui sera formulée explicitement dans la scène suivante ou vice versa ; une musique funeste peut précéder des images de calamités, etc. Là, il s’agit aussi de relations co-textuelles puisqu’elles se jouent à l’intérieur d’une séquence, voire d’un film. Toutefois, les composants de l’information étant transmis grâce à différents codes, il s’agit cette fois d’une cotextualité transcodale. Dans la mesure où la co-textualité transcodale relève surtout de la contiguïté des scènes, elle s’inscrit également dans la linéarité du déroulement du film, comme les exemples monocodaux nommés ci-dessus. Cependant, les relations intratextuelles – p. ex. la reprise, la confirmation, le contraste ou la contradiction – se forment grâce aux éléments empruntés à des codes différents. 3.2.3. Les co-textes simultanés transcodaux Il faut en outre considérer, dans un échange verbal oral et direct, les éléments qu’on compterait en raison de leur nature non-verbale parmi les facteurs contextuels d’un énoncé linguistique. Il s’agit des informations concernant les interlocuteurs, le lieu et le temps d’énonciation, mais aussi la dimension paralinguistique comme la mimique ou la gestuelle, par exemple. Or, ces facteurs font partie du texte filmique : ils sont représentés simultanément par divers codes qui, ensemble, constituent les scènes d’un film. Par conséquent, la nature de ces facteurs est intratextuelle : ils appartiennent également au co-texte filmique. Dans la mesure où chaque code influe sur l’autre, leurs relations co-textuelles sont également de nature transcodale. Or, cette fois, la dimension de leur cotextualité n’est pas linéaire, mais concerne la simultanéité des codes. Il s’agit donc d’une co-textualité à la fois simultanée et transcodale. ����������������������������������������������������������������������������������� Nous considérons comme texte filmique l’ensemble de codes coexistant simultanément dont une œuvre filmique est constituée. Il s’agit de codes auditifs (surtout paroles, bruits et musique) et de codes visuels (notamment écriture et images dont les derniers peuvent représenter des codes ultérieurs comme la mimique et les gestes mais aussi tout ce qui concerne le maniement de la caméra, les plans choisis, le cadrage, etc.). 314 Andrea Landvogt 4. Le montage On pourrait croire que les médias audiovisuels sont supérieurs aux textes écrits dans la mesure où ils sont capables de restituer des énoncés « saisis sur le vif » avec leurs informations con-textuelles – et ceci non seulement de façon simultanée, mais aussi sans devoir passer par les contraintes de la verbalisation, toujours réductrice. Cependant, nous aimerions souligner que l’authenticité d’une telle « contextualisation authentique » est limitée aux émissions en direct, c’est-à-dire aux textes audiovisuels qui n’ont pas été remaniés. ���������������������������� Dans tout texte audiovisuel qui n’est pas transmis en direct, le montage intervient – et avec lui l’option du « truquage ». Rappelons que le metteur en scène peut recourir à de nombreuses formes d’altération : il peut modifier l’image et le son ainsi que les séquences elles-mêmes avant de les recombiner lors du montage (cf. également Landvogt et Sartingen 2008). Ainsi, la modification de séquences peut concerner la durée (p. ex. la longueur des plans), la vitesse, qui peut être normale mais aussi en avance rapide voire au ralenti ; le déroulement peut suivre l’ordre chronologique ou passer en ordre inversé, il peut être continuel, elliptique voire afficher des sauts en avant ou en arrière. En outre, le rythme d’une séquence est déterminé grâce à la fréquence des coupes et à la présence de transitions. Enfin, il ne faut pas oublier la fréquence d’une certaine séquence définie par ses éventuelles répétitions (identiques, partiales ou variées). Les modifications du son peuvent aller de la réduction graduelle jusqu’à la privation (p. ex. par des effets de filtrage ou des silences délibérés) en passant par la transformation du son original en matière de volume, de vitesse, de hauteur ou de timbre. On peut encore rajouter des sons ou substituer le son original par d’autres. Les modifications de l’image sont soit des transformations partielles (retouches, découpages, rajouts, substitution d’éléments), soit des transformations globales modifiant les couleurs, les proportions, l’alignement ou l’orientation, soit des privations comme p. ex. l’écran noir. ��������������������������������������������������������������������������������������������� Dans une séquence en direct, les interlocuteurs sont souvent visibles ; le lieu de l’échange se reconnaît du moins parfois grâce aux images de fond. La situation temporelle d’une émission en direct est déjà plus délicate : souvent il faut des indications additionnelles (par des inserts graphiques, p.ex.) pour signaler le temps exact d’énonciation. Il est également vrai que même les émissions en direct sont souvent transmises avec un décalage de quelques minutes pour permettre aux responsables de réagir à d’éventuels incidents désagréables. ������������������������������������������������������������������������������ Les écrans d’un blanc flou de « Blindness » de Fernando Meirelles (2008) sont également un bel exemple de privations visuelles. Pour une théorie du montage évaluatif 315 Une telle modification d’image intervient p. ex. durant la séquence des funérailles de Georges Pompidou – qui figure en couleurs chez Rotman alors que Zéro et Royer la montrent en noir et blanc pour connoter une ancienneté feinte : Narrateur (Rotman) : « Tout le monde remarque que Jacques Chirac est secoué de sanglots. » (Rotman, émission I, 0:39:44) Chirac (Gustin) :« Quand Pompidou est mort, j’ai vraiment pleuré. Il est parti si vite que j’n’ai pas eu l’temps d’m’en faire un ennemi. » (Zéro/Royer, 0:34:02) fig. 4 Là encore, la voix over montée au-dessus des images identiques (mise à part la coloration) suggère deux interprétations divergentes. Tandis que Rotman constate le deuil sincère, visible dans les larmes de Chirac, Zéro et Royer ne lui prêtent pas d’émotions aussi honnêtes. Dans cet exemple, le potentiel évaluatif du montage – avec les stratégies de modification d’éléments de tous les codes – se révèle une fois de plus. Il sera analysé en détail plus loin. 4.1. Le montage intra-séquentiel Le montage peut être limité à la composition d’une scène : dans ce cas, il concerne la combinaison des différents codes simultanés. Ce type de montage d’ordre intraséquentiel est quasiment ubiquitaire dans la mesure où la bande son ne représente presque jamais l’enregistrement acoustique réalisé lors du tournage. Les voix qu’on entend sont généralement des synchronisations postérieures, enregistrées dans le studio afin d’assurer une meilleure qualité acoustique. Pour compléter la bande son, des bruits d’ambiance (souvent de conserves) et parfois des musiques sont ajoutés au moment du mixage. Les spectateurs ne sont pas toujours conscients du montage intra-séquentiel : généralement, il suffit que les sons paraissent « fidèles » à l’image�. ������������ Si les mots entendus correspondent au mouvement des lèvres d’un acteur dans le champ, le spectateur croit le voir parler – même s’il ne s’agit pas de sa voix originale. C’est seulement quand l’image et le son sont asynchrones que le montage intraséquentiel devient apparent. En plus, les ajouts graphiques – p. ex. des explications figurant en surimpression – constituent aussi, plus rarement il est vrai, une forme de montage intra-séquentiel. Le montage intra-séquentiel naît de la qualité multicodale des textes audiovisuels. En modifiant un des cinq principaux codes, on crée de nouvelles relations : changer ������������������������������������������������ Quant à la ‘fidélité’ cf. Bordwell et Thompson (72003 : 365s). Andrea Landvogt 316 les paroles ou la musique qui accompagnent une même image, ou vice versa, peut altérer l’interprétation d’une scène. Tout montage intra-séquentiel équivaut donc à un changement de la co-textualité simultanée. Il constitue forcément une modification des relations transcodales.� { scène codes simultanés musique bruits relations transcodales paroles écriture image la co-textualisation simultanée du montage intra-séquentiel fig. 5 Nous sommes habitués à concevoir bon nombre d’informations comme facteurs du contexte extralinguistique, notamment quand on compare le texte filmique aux échanges directs. Or, dans les textes audiovisuels, les différents codes font partie du texte filmique : ils appartiennent donc au co-texte – bien que sémiotiquement hétérogène, mais toujours de nature intratextuelle. Ce co-texte est consciemment conçu et construit. Par conséquent, il devient important de savoir si les messages combinés convergent ou non. Quand ceux-ci se confirment ou se complètent mutuellement, la mise en scène est concordante ; elle est apte à valider les hypothèses interprétatives des spectateurs. Si, en revanche, la mise en scène est discordante, elle irrite et déconcerte le public qui ne sait plus quelle piste interprétative privilégier. Parfois, les discordances peuvent même engendrer des situations comiques.10 L’exemple suivant montre une autre forme de discordance entre son et image tellement bien établie parmi les stratégies de la mise en scène qu’on ne la ressent plus comme discordance : 10������������������� Voir infra, fig. 8. Pour une théorie du montage évaluatif 317 Chirac (Gustin) : « J’suis en train de me demander si c’est une bonne idée d’faire ce film. » (Zéro/Royer, 0:31:07-0:31:15) fig. 6 Dans la séquence correspondant à la fig. 6, la voix doublée du président figure comme voix hors champ : le Chirac visible sur l’écran ne parle pas. Son attitude pensive fait qu’on interprète les paroles comme ses pensées. Il s’agit a priori d’une forme de discordance entre l’image et le son. Toutefois, la voix over montée sur l’image d’un personnage qui se tait est devenue une stratégie conventionnelle pour la mise en scène du discours intérieur, permettant de rendre accessibles les pensées intimes du personnage. La séquence suivante (fig. 7) débute sur une séquence d’actualité originale : un discours officiel de M. Chirac à la télévision. Lorsque le président parle d’abord dans le champ (onscreen), la concordance entre la représentation visuelle et auditive est parfaite – même si on a sans doute travaillé la bande son pour enlever les bruits accidentels, les « fritures ». Puis, au milieu de la séquence, une « rupture fictive » est introduite. Non seulement est-elle visualisée grâce à l’image tremblante, mais, au niveau du son aussi, un défaut technique semble expliquer la « rupture ». Au fond, elle coïncide avec la substitution de la voix originale par celle du double vocal – et cette voix over non-diégétique prétendant être une voix hors champ représente un élément discordant.� Chirac (Chirac) : « Mes chers compatriotes. Après consultation du Premier Ministre, du Président du Sénat, du Président de l’Assemblée Nationale, j’ai décidé de vous dire tout ... » [tremblement visuel et rupture sonore] Chirac (Gustin) : « ...de moi, l’essentiel de ce que j’ai sur le cœur. » (Zéro/Royer, 0:00:320:00:49) fig. 7 318 Andrea Landvogt La prochaine séquence est composée d’une image modifiée et d’un commentaire en voix over, toujours réalisé par le double vocal de Chirac. Chirac (Gustin) : « À mes débuts, c’est vrai, j’avais une image légèrement coincée. Peut-être un peu raide. » (Zéro/Royer, 0:25:04-0:25:15) fig. 8 Dans cette séquence, l’image originale est substituée par une version déformée proportionnellement : le personnage est visuellement ramassé sur un axe horizontal, de sorte qu’il paraît « coincé » sur l’horizontale. Cet effet visuel reprend deux éléments du code verbal. Quand le double vocal de Chirac, monté après coup, admet avoir eu une image un peu coincée, l’expression est employée au sens figuré dans le code verbal alors que le code visuel actualise sa signification dénotative. Il s’agit donc d’un jeu de mots transcodal destiné à amuser les spectateurs. 4.2. Le montage inter-séquentiel Le deuxième type de montage intervient au niveau de l’enchaînement des séquences. On sait que le spectateur présuppose une relation entre deux scènes consécutives. Même si plusieurs scènes de provenance tout à fait différente sont montées l’une après l’autre, ce dernier cherchera à trouver un lien logique entre elles.11 ������������������������������������������������������������������ Le montage inter-séquentiel comporte donc un potentiel sémantique important : il permet des relations co-textuelles de nature monocodale, mais aussi transcodale.� 11������������������������������������ Des films surréalistes, comme p.ex. Un chien andalou (1929) de Luis Buñuel et Salvador Dalí, dérogent systématiquement à cette règle. Pour une théorie du montage évaluatif 319 { séquence scène 2 scène 3 scène 4 codes simultanés { { { { scène 1 musique musique bruits bruits bruits bruits paroles paroles paroles paroles écriture écriture écriture écriture image image image image musique musique relation monocodale relation transcodale la co-textualisation linéaire du montage inter-séquentiel fig. 9 Dans les deux cas, le montage inter-séquentiel entraîne un changement qui concerne le co-texte dans sa dimension linéaire. Encore une fois, les scènes combinées peuvent être concordantes ou discordantes – aspect qui détermine l’effet de sens provoqué par le montage. Pour illustrer le fonctionnement, nous analyserons un passage concordant. Voici le texte audible : Narrateur (Rotman) : « Jacques Chirac est né le 29 novembre 1932 à Paris, mais ses racines plongent au centre de la France, en Corrèze. » Chirac (Chirac) : « Mon père comme ma mère étaient enfants d’instituteurs, mes quatre grands-parents étaient instituteurs. Ils étaient tous corréziens. Tous. » (Rotman, émission I, 0:02:28-0:02:47) Dans un premier temps, la voix over nous situe dans le contexte de l’action : qui, quand, où ? Combiné à l’absence d’anaphores, ceci nous indique qu’il s’agit probablement d’un début de texte. Les informations de base sont ensuite différenciées par l’introduction de l’élément de la Corrèze. Les champs conceptuels – Chirac, enfance, Corrèze – sont repris dans l’unité sonore suivante : un discours convoqué de Chirac lui-même nous donne des détails sur sa famille et la Corrèze. 320 Andrea Landvogt Ce passage reprend donc les concepts {Chirac} et {Corrèze}, et introduit celui de {famille}. Par le truchement de la voix, une isotopie complexe se construit. Au niveau du code iconique, il existe une deuxième forme de co-textualisation linéaire monocodale : les images successives illustrant le début d’une vie sont toutes des portraits d’album de famille. On voit successivement un bébé, une femme tenant un petit enfant, un petit garçon, puis un jeune garçon et un homme. Le fait que les photos soient toutes en noir et blanc ajoute à l’homogénéité de l’ensemble.� fig. 10 Sur la première image, le narrateur parle du commencement de la vie de Chirac. Cette co-textualisation transcodale est simultanée, mais, lorsqu’elle est développée par les images suivantes, elle prend une dimension linéaire. Ce montage suggère que les photos représentent Chirac enfant. Dans la mesure où Chirac adulte parlera ensuite de son père et de sa mère, on interprète les adultes des photos comme ses parents. Notons que l’image avec la mère précède son évocation par Chirac. Une relation linéaire transcodale est établie. On pourrait même parler d’un chiasme transcodal, car la mère iconique précède le père iconique – alors que dans le code phonique, le père précède la mère. Dans la mesure où ces jeux de reprise – linéaire ou non, transcodale ou non, et de contextualisation concordante ou non – peuvent être combinés librement, on peut aboutir à des montages très complexes. Plus la combinaison de différentes stratégies de montage est habile, plus son effet évaluatif est fort. 5. Conclusion Les interactions représentées filmiquement sont inspirées par les échanges communicatifs réels. Or, les moyens de montage sont si nombreux et si difficiles à détecter qu’il faut vraiment s’interroger sur la fiabilité des textes audiovisuels. Seules les séquences simultanément concordantes sont acceptées comme représentations « fidèles » à l’original puisqu’elles ressemblent à leur modèle naturel. Tout autre type de montage est susceptible d’introduire une évaluation, voire une modification du sens. Ainsi, dans l’interrelation des codes, la concordance Pour une théorie du montage évaluatif 321 est censée confirmer les hypothèses interprétatives. Toutefois, des éléments discordants peuvent être introduits. Ils servent à semer le doute, à questionner et à dévaloriser les interprétations suggérées par les autres codes, à créer des ambiguïtés en actualisant certains champs sémantiques qui, sinon, risqueraient de passer inaperçus – jusqu’à subvertir les interprétations impliquées par les autres codes. Si la modification évaluative porte sur le co-texte intra-séquentiel, la discordance concerne la relation entre les codes simultanés. Mais elle peut aussi naître du cotexte inter-séquentiel : la discordance se joue alors dans la linéarité du film, entre deux séquences consécutives contrastées. Ce sont trois dimensions qu’il faut prendre en compte pour caractériser le montage et ses effets sémantiques : tout montage concernant la simultanéité implique une co-textualisation transcodale, alors que le montage concernant la linéarité permet une co-textualisation soit monocodale, soit transcodale. Reste à savoir ce que cela signifie pour les deux films en question dans une perspective plus globale. En comparant les écritures filmiques, les styles de mise en scène des deux œuvres et le déploiement de leur potentiel de montage dans une perspective poétique, on pourrait dire avec Christian Metz que le film de Rotman est une réalisation traditionnelle, artisanalement bien faite, alors que le film de Zéro et Royer est une œuvre d’art innovatrice. Rotman respecte le style classique de la biographie et son éthique : il documente une vie en racontant les faits les plus importants dans l’ordre chronologique tout en caractérisant le personnage principal. Zéro et Royer, en revanche, ouvrent une nouvelle voie : par l’emploi innovateur de la technique de la voix over doublée, ils échappent « aux contraintes du dicible filmique » (Metz 1968 : 22) et créent de l’art. 322 Andrea Landvogt Bibliographie Rotman, P. 2006 : Chirac. France (DVD, KUIV, Universal). Zéro, K. et Royer, M. 2006 : Dans la peau de Jacques Chirac. France (DVD, Bonne pioche/ Warner). Barthes, R. 81994 : Einführung in die Semiotik. Trad. autorisée par J. Trabant. Munich : Fink. Bordwell, D. et Thompson, K. 72003 : Film Art. New York : McGraw-Hill. Catford, J.C. 1965 : A linguistic theory of translation. An essay in applied linguistics. London : Oxford Univ. Press. Châteauvert, J. 1996 : Des mots à l’image. La voix over au cinéma. Paris : Méridiens Klincksieck. Hayward, S. 22005 : Cinema studies. The Key Concepts. London : Routledge. Landvogt, A. et Sartingen K. 2008 : Les ‘voix’ de Jacques Chirac dans la mise en scène de son (auto-)biographie fictive audiovisuelle, sur le site du colloque « Les mises en scène du discours médiatique », Québec 2007 (http://www.com.ulaval.ca/lab-o/contributions/ Landvogt.pdf). Metz, Ch. 1968 : Le dire et le dit au cinéma : vers le déclin d’un vraisemblable ?. Communications 11. 22-33. Monaco, J. 72006 : Film verstehen. Reinbek : Rowohlt. Perret, M. 2005 : L’énonciation en grammaire de texte. Paris : Colin. De Proost, S. 2005 : Journal télévisé et discours rapporté : une approche du discours convoqué. López-Muños, J.M./Marnette, S./Rosier, L. (éds.) : Dans la jungle des discours. Genres de discours et discours rapporté. Cadiz: Univ. de Cádiz. 413-422. Sklovskij, V. 1969 : Kunst als Verfahren [1916]. Striedter, J. et al. (eds.) : Texte der russischen Formalisten I. Munich : Fink. 3-35. Vérine, B. 2008 : Usons de la dimension vocale jusqu’à la corde : La voix du locuteur enchâssé dans le discours rapporté direct à l’oral. Barbéris, J.-M. (éd.) : Les voix : échos, reprises, transitions et autres traces. Montpellier : Praxiling (sous presse). Mari Lehtinen Les points de suspension comme ressource interactionnelle sur les tchats francophones 1. Introduction Les tchats (ou chats) sont des dialogues écrits qui se font en temps réel entre plusieurs personnes connectées sur Internet. Cet article portera sur l’emploi des points de suspension sur les tchats francophones. Ce sujet, qui reflète à la fois la réalisation concrète de l’interactivité et l’expression de l’oralité dans des conversations écrites, apporte aussi un point de vue intéressant à l’étude de la ponctuation dans le langage écrit contemporain. En effet, selon Werry (1996 : 56–57), la ponctuation est employée sur les tchats pour remplir les fonctions des traits prosodiques et paralinguistiques de la parole (pour marquer des pauses, pour indiquer le débit, etc.) ainsi que pour y créer un effet d’oralité. L’intérêt du sujet est d’autant plus grand lorsque l’on tient compte du fait que seulement trois signes de ponctuation sont généralement employés sur les tchats : le point d’interrogation, le point d’exclamation et les points de suspension. Traditionnellement, l’emploi des points de suspension a été associé avant tout à l’indication de l’inachèvement (Grevisse & Goosse 2007 : 137 ; Catach 1996 : 63 ; Riegel, Pellat et Rioul 2004 : 90 ; Drillon 1991 : 406 ; Védénina 1989 : 51 ; etc.). Selon Catach (1996 : 63), les points de suspension « expriment l’inaccompli » et « ils rejoignent, d’une certaine façon, le non-dit, mais un non-dit explicite, expressif ». Comme Paul Claudel l’a pertinemment résumé : « Un point, c’est tout ; trois points, ce n’est pas tout » (Catach 1996 : 63). Autrement dit, en plus de l’indication de l’inachèvement, les points de suspension véhiculent typiquement un sous-entendu (Drillon 1991 : 406). Les fonctions de ce signe de ponctuation sont également souvent mises en parallèle avec celles des pauses dans le langage oral : selon Grevisse et Goosse (2007 : 138), les points de suspension peuvent être ���������������������� Université de Helsinki Cf. aussi notamment Penttilä (2002 [1963]) et Kielikello (1998). 324 Mari Lehtinen employés notamment pour indiquer « des pauses non grammaticales, par exemple quand on veut reproduire l’hésitation d’un locuteur ou quand on veut détacher un terme et le mettre en valeur ». De même, Riegel, Pellat et Rioul (2004 : 91) remarquent que les points de suspension peuvent être utilisés notamment pour « fragmenter un monologue intérieur », pour marquer « un débit particulier déterminé par l’émotion, la timidité, la colère, la tristesse ou tout autre sentiment » ou bien pour « provoquer une attente, ou pour ouvrir sur un prolongement indéterminé en fin de phrase ». Drillon (1991 : 404–426), quant à lui, ajoute encore notamment que les points de suspension peuvent exprimer un sous-entendu ou l’indécision ; marquer une question affaiblie et appeler une réplique « par qui connaît la réponse » ; « adoucir » la fin d’une phrase ; annoncer une rupture syntaxique ou justifier un changement brusque de construction grammaticale ; relier ce qui suit à ce qui précède et indiquer la décence et/ou la répugnance. De plus, selon Védénina (1989 : 52), les points de suspension peuvent être employés dans la littérature lorsqu’une « personne s’interrompt si elle est sûre d’être déjà comprise par son interlocuteur ». Le même auteur remarque que ce signe de ponctuation peut également marquer « un tournant dans les réflexions ou intentions » ou « une expression subitement trouvée après de longues recherches » (Védénina 1989 : 55). Tous les emplois mentionnés ci-dessus semblent aussi être tout à fait typiques des points de suspension apparaissant sur les tchats. Mais en plus, ce signe de ponctuation semble y constituer une ressource interactionnelle essentielle. Effectivement, ce que nous trouvons particulièrement intéressant dans le corpus étudié, c’est la manière dont les fonctions dites « traditionnelles » des points de suspension dans la langue écrite y sont mises au service des buts interactionnels, comparables à ceux qui sont typiques d’une situation de dialogue oral. 2. Corpus et méthodes Le corpus étudié consiste en des extraits de discussion tirés de deux forums de tchat francophones. L’un de ces forums est un site destiné aux « amis de la langue française ». Les participants de ce tchat sont des hommes et des femmes d’âges et de nationalités différents. La plupart d’entre eux semblent être des adolescents et des jeunes étudiants, mais souvent, il y a aussi des participants plus âgés. La seule langue acceptée sur ce site est le français, mais une grande partie des habitués y ��� Cf. aussi Werry (1996 : 56–57). ��������������������������� http://www.french-chat.com/ Les points de suspension comme ressource interactionnelle 325 sont des locuteurs non natifs du français. L’autre forum étudié est un salon IRC destiné aux Parisiens. Les participants de ce forum sont principalement des jeunes hommes d’une vingtaine d’années. La langue employée reste la plupart du temps le français. La majorité des participants semblent être des locuteurs natifs ou quasi-natifs du français. La durée totale des dialogues étudiés est de 11 h 25 min. Le nombre total des points de suspension y est de 134. La fréquence moyenne des points de suspension dans le corpus étudié est ainsi de 0,2 occurrence par minute. Le nombre des points constituant le signe de ponctuation n’a pas été limité à trois dans cette étude : les occurrences consistant uniquement en deux points successifs ou bien en une chaîne de plus de trois points ont également été prises en compte. Méthodologiquement, le travail relève de l’analyse conversationnelle (AC). Malgré le fait qu’il s’agit d’un corpus écrit, le choix méthodologique est justifié par la nature fortement interactive et le déroulement en temps réel des dialogues de tchat. En effet, à la manière des conversations orales à bâtons rompus, les dialogues de tchat relèvent le plus souvent de buts purement interactionnels et ils se caractérisent par des tours courts, par un haut degré de spontanéité et par un tempo rapide. De ce fait, sur le plan interactionnel, les tchats sont plus proches des dialogues oraux que les autres formes de la communication électronique (Kukko 2002 ; Hutchby 2001 ; Werry 1996 ; Koivisto et Lehtinen 2008 ; Ojasto 2006). 3. Différents emplois des points de suspension sur les tchats La plupart des points de suspension apparaissent à l’intérieur d’un tour dans le corpus étudié : en effet, 69 % de l’ensemble des occurrences retenues se trouvent dans cette position. Moins d’un tiers des occurrences (30 %) apparaissent à la fin d’un tour, et le corpus étudié comprend seulement une occurrence au début d’un tour. Dans la majorité des cas (74,6 %), les points de suspension apparaissent dans ����������� IRC #paris ������������������������������������������������������������������������������������� Par moments, notamment l’anglais et l’arabe y sont aussi employés. Les séquences qui ont été entièrement écrites dans une autre langue que le français n’ont pas été prises en compte dans cette étude. ���������������������������������������������������������������������������������������� En revanche, l’emploi des points de suspension dans une position initiale est nettement plus fréquent dans un corpus finnois étudié par Koivisto (Koivisto et Lehtinen 2008). Il est difficile de dire si cette différence de fréquences est liée à la langue employée ou plutôt à des conventions spécifiques de chaque forum de tchat individuel. 326 Mari Lehtinen des tours consistant en plusieurs unités de construction de tour (UCT). En ce qui concerne les fonctions de ce signe de ponctuation, celles-ci sont naturellement très diverses et variables selon les traits spécifiques de chaque contexte d’occurrence individuel. La plupart des occurrences semblent cependant être liées, d’une manière ou d’une autre, à la fragmentation du tour et/ou à l’indication de la continuité. Ces fonctions, tout à fait conformes à celles traditionnellement attribuées aux points de suspension, semblent cependant se chevaucher souvent avec différents emplois interactionnels et stylistiques. Dans ce qui va suivre, nous présenterons quelques exemples illustrant des emplois typiques des points de suspension dans le corpus étudié. 3.1. Indication de la continuité L’indication de la continuité constitue sans doute la fonction la plus importante des points de suspension dans le corpus étudié. En effet, pratiquement toutes les occurrences – qu’elles apparaissent à l’intérieur ou à la fin d’un tour – semblent être liées, d’une manière ou d’une autre, à l’indication de la continuité. Cette fonction est particulièrement claire lorsque les points de suspension apparaissent à la fin d’une liste incomplète, comme c’est le cas dans l’exemple (1). Dans cet extrait, il s’agit d’un passage où un jeune homme décrit sa nouvelle petite amie à un autre participant du tchat : Exemple 1. 01 : <lecoreen> raconte ali 02 : <alibo> Une brune aux yeux magnifiques comme je les aime, avec un petit accent 03 : ouuuuuuuuuus 04 : <alibo> Jeune, intelligente, avec un niveau d’études…. 05 : <alibo> de bonne famille, avec des valeurs 06 : <alibo> enfin bref 07 : <alibo> une vraie femme cette fois :P Dans cet exemple, les points de suspension servent donc à indiquer la nature inachevée de la liste donnée à la ligne 04. Dans ce cas, il s’agit d’un inachèvement réel – et pas seulement stylistique – puisque la liste commencée à la ligne 04 continue à la ligne 05, dans le tour suivant du même participant. Néanmoins, ������������������������������������������������������������������������������������ UCT est l’unité de base de l’analyse conversationnelle. Elle correspond à une unité syntaxique et prosodique autonome, qui pourrait constituer un tour complet. ���������������������������������������������������������������������������������� Les pseudonymes des participants apparaissant dans les exemples présentés ont été changés. Les points de suspension comme ressource interactionnelle 327 dans le corpus étudié, il s’agit assez rarement de l’indication d’un inachèvement concret ; le plus souvent, il s’agit de la transmission d’une nuance stylistique plus subtile, comme par exemple de la création d’un effet de prolongement inexprimé de la pensée (Grevisse et Goosse 2007 : 138 ; Riegel, Pellat et Rioul 2004 : 91) ou de la transmission d’un message sous-entendu (Drillon 1991 : 406). De même, la fonction continuative s’associe fréquemment à différentes fonctions structurelles et interactionnelles, qui seront traitées ultérieurement dans ce texte. 3.2. Fragmentation du tour Dans la majorité des cas où les points de suspension apparaissent dans des tours consistant en plusieurs UCT, les fonctions des occurrences sont liées à la fragmentation du tour. Dans l’exemple (2), la même participante emploie à deux reprises des points de suspension pour fragmenter ses tours. Les fonctions de la fragmentation effectuée à l’aide de ce signe de ponctuation ne sont cependant pas tout à fait les mêmes dans les deux cas. Exemple 2. 01 : <renee> je suis celibataire…pas de soucis…pas de probleme… 02 : <renee> tu habites à quelle ville?? 03 : <clarisse17> en Corse, Ajaccio 04 : <clarisse17> heureusement que tu es célibataire à 21 ans !!! 05 : <clarisse17> la Corse est une île dans la mer méditerranée 06 : <renee> ouais…et comment c’est la vie en Corse…raconte-moi À la ligne 01, le signe de ponctuation est employé de manière littéraire pour fragmenter une sorte de monologue intérieur ou flux des pensées (Grevisse et Goosse 2007 : 138 ; Riegel, Pellat et Rioul 2004 : 91 ; Catach 1996 : 64 ; Koivisto 2007). À la ligne 06, il s’agit aussi de la fragmentation du tour, mais l’emploi des points de suspension y est moins littéraire que dans le cas précédent. En effet, les points de suspension marquent ici des tournants pragmatiques à l’intérieur du tour. D’abord, le signe de ponctuation apparaît après la particule discursive ‘ouais’ constituant ici une réponse minimale au tour précédent. Ensuite, la participante change d’orientation pragmatique : la réponse minimale est suivie d’une question (‘et comment c’est la vie en Corse’) qui se termine, elle aussi, par une occurrence des points de suspension. Cette question est encore suivie d’un appel d’une séquence narrative (‘raconte-moi’). En plus des fonctions liées à la fragmentation et à la structuration pragmatique du tour, toutes les occurrences des points de suspension sont liées, ici aussi, à l’indication de la continuité. Plus précisément, elles créent l’impression d’un 328 Mari Lehtinen prolongement de la pensée à la fin du segment qu’elles terminent (Grevisse et Goosse 2007 : 138 ; Riegel, Pellat et Rioul 2004 : 91). La dernière occurrence (ligne 06) sert aussi à affaiblir la fonction interrogative de la question à la fin de laquelle elle apparaît (Drillon 1991 : 409) : en effet, les points de suspension semblent marquer ici – aussi bien sur le plan structurel que sur le plan modal – une transition entre une question et une invitation. 3.3. Particule discursive + points de suspension Dans le corpus étudié, les points de suspension apparaissent assez fréquemment après des particules discursives : en effet, un quart (24,6 % ou 33 occurrences) de l’ensemble des occurrences retenues consiste en des cas où les points de suspension s’associent à une particule discursive. Il peut s’agir soit d’un tour consistant uniquement en une particule discursive soit d’un tour à plusieurs UCT. Comme l’a constaté Fernandez (1994 : 32), les particules discursives10 servent à guider le processus de l’interprétation du destinataire. Elles constituent, de ce fait, des ‘indices de contextualisation’ qui indiquent comment le contenu sémantique de l’énoncé doit être interprété et comment chaque énoncé se rattache à ce qui précède et à ce qui suit (Gumperz 1982 : 13111). D’une manière générale, les points de suspension associés aux particules discursives semblent servir à mettre en valeur les fonctions modales de ces dernières et à souligner leur rôle en tant qu’indice de contextualisation. Les particules qui s’associent le plus fréquemment aux points de suspension sont ‘oh’, ‘hm’ et ‘ah’. Dans l’exemple (3), à la ligne 04, il y a un tour qui consiste en un seul mot, la particule ‘ah’, suivie des points de suspension : Exemple 3. 01 : <Irving> je vais faire une échange à Gap cette année 02 : <Français> comment ça un échange? 03 : <Irving> avec l’école [1 ligne supprimée] 04 : <Français> ah... 05 : <Irving> ca ne s’appelle pas échange? 06 : <Français> oui oui 10��������������������������������������������������������������������������������� L’auteur emploie le terme de ’particule énonciative’ (PEN) au lieu de ‘particule discursive’. 11����������������������������������� Cf. aussi notamment Gumperz (1992). Les points de suspension comme ressource interactionnelle 329 Dans cet exemple, les points de suspension servent, d’un côté, à mettre en valeur le rôle discursif de la particule ‘ah’ (ligne 04), qui consiste donc ici à marquer la réception et la compréhension d’une nouvelle information. D’un autre côté, plutôt que de constituer un signe continuatif, les points de suspension constituent ici une sorte d’indice anaphorique, servant à guider le processus de l’interprétation de l’interlocuteur d’une manière rétrospective. Apparemment, le signe de ponctuation est cependant interprété par l’interlocuteur comme un indice d’un message sousentendu (Drillon 1991 : 406), puisque celui-ci demande immédiatement après une confirmation pour son choix lexical (ligne 05). L’exemple (4) présente un cas similaire. Dans cette occurrence, c’est la particule ‘hm’, associée aux points de suspension, qui constitue un tour entier (ligne 02) : Exemple 4. 01 : <Nana> Irving, tu as pris un resolution a l’occasion du nouvel an? 02 : <Irving> hm… 03 : <Nana> :) 04 : <Irving> je crains… 05 : <Irving> non :-) 06 : <Nana> haha ok. Dans cet exemple, les points de suspension mettent en valeur l’hésitation exprimée par la particule ‘hm’ (ligne 02). Dans ce cas, la fonction continuative des points de suspension est aussi particulièrement claire : le signe de ponctuation laisse attendre une suite (Drillon 1991 : 407). Plus précisément, il indique dans ce cas que la réponse proprement dite à la question posée va venir dans les tours suivants. Le prochain tour du même participant (ligne 04) comporte aussi une occurrence des points de suspension. La fonction continuative est encore plus claire ici que dans le cas de l’occurrence précédente. De plus, les points de suspension véhiculent ici un sous-entendu d’une réponse négative et servent ainsi à préparer l’interlocuteur pour la réponse non préférée qui va suivre. 3.4. Terme d’adresse / salutation + points de suspension Le corpus étudié comporte en tout 21 occurrences (soit 15,7 % de l’ensemble des occurrences retenues) dans lesquelles les points de suspension s’associent à un terme d’adresse ou à une salutation. Souvent, il s’agit de l’introduction d’un nouveau participant, comme c’est le cas de la première occurrence (ligne 01) de l’exemple (5) : 330 Mari Lehtinen Exemple 5. 01 : <akram> quelqu’un…? 02 : <Mirella-musique> Salut!!! 03 : <akram> salut, comment ça va? 04 : <NirvanaFan> Hey Akram…..tu es francophone d’origine ? 05 : <akram> non Les points de suspension à la fin du premier tour (ligne 01) de l’exemple (5) servent à appeler des réactions des autres participants ; comme l’a constaté Drillon (1991 : 407, 409), les points de suspension peuvent être employés pour appeler une réplique et pour créer des attentes par rapport à une suite. Autrement dit, dans ce type de positions séquentielles, c’est la fonction continuative des points de suspension qui est mise au service d’un but interactionnel. La deuxième occurrence de l’exemple (5) apparaît après un terme d’adresse (ligne 04), qui est ici le pseudonyme (‘Akram’) du nouveau participant qui vient de s’introduire dans la conversation. Les fonctions des points de suspension sont similaires au cas précédent : autrement dit, tout en créant un effet de continuité, ils appellent l’attention et la réaction d’un autre participant. En plus, les points de suspension ont ici une fonction liée à la fragmentation du tour : ils marquent une interruption syntaxique et pragmatique entre le terme d’adresse et la question qui le suit (Drillon 1991 : 410). Dans ce type de cas, il peut éventuellement s’agir aussi d’une sorte d’imitation d’une pause silencieuse du langage oral (Grevisse et Goosse 2007 : 138). L’impression d’une pause est soulignée ici par le nombre accru des points : au lieu des trois points habituels, cette occurrence consiste en cinq points. Une occurrence similaire, dans laquelle les points de suspension s’intercalent entre un terme d’adresse (le pseudonyme d’un participant) et une question se trouve dans l’exemple (8), à la ligne 04 (cf. 3.5). Dans ce cas aussi, le signe de ponctuation semble constituer avant tout un outil interactionnel servant à faciliter l’action de s’adresser à un certain participant de la conversation. Les points de suspension sont aussi employés assez fréquemment à la fin des salutations. Il est particulièrement typique que les points de suspension apparaissent à la fin de la deuxième partie de la paire adjacente, comme c’est le cas dans l’exemple (6) : Exemple 6. 01 : <Paul> salut tout le monde 02 : <renee> salut… Dans ce type de contextes aussi, le signe de ponctuation véhicule une fonction continuative : selon Drillon (1991 : 407), « les points de suspension laissent Les points de suspension comme ressource interactionnelle 331 attendre une suite – qui vient ou qui ne vient pas ». Néanmoins, plutôt qu’un signe continuatif à proprement parler, les points de suspension constituent, ici aussi, avant tout, un outil interactionnel contribuant à la réception d’un nouveau participant. De même, les points de suspension sont typiquement ajoutés à la fin des salutations, lorsqu’un participant quitte le forum. L’exemple (7) ci-dessous illustre ce type d’occurrence : Exemple 7. 01 : <vladimir> A plus tard… 02 : <rose-marie> a plus vlad… Les fonctions des points de suspension sont, ici aussi, liées à l’aspect continuatif : le signe de ponctuation met en valeur le contenu de l’expression utilisée (‘A plus tard’) qui implique donc déjà en soi – au moins symboliquement – que les participants vont encore se retrouver plus tard sur le même site. De plus, les points de suspension semblent servir dans ce type de contextes à « adoucir » la fin du tour que l’absence de la ponctuation aurait marquée d’une manière plus dure. En effet, selon Drillon (1991 : 410), les points de suspension sont employés pour adoucir la fin d’une phrase qu’un point final terminerait trop durement. De ce fait, comme la fonction conclusive typiquement remplie par le point final dans la langue écrite est – nous semble-t-il – généralement remplacée par l’absence de ponctuation dans le langage des tchats, c’est l’effet conclusif véhiculé par l’absence de la ponctuation qui est adouci ici par la présence des points de suspension. 3.5. Points de suspension + acronyme / interjection / émoticone Le corpus étudié comprend neuf occurrences (soit 6,7 % de l’ensemble des occurrences) dans lesquelles les points de suspension apparaissent avant un acronyme, une interjection ou un émoticone. Dans ce type de cas, les points de suspension semblent généralement servir à fragmenter le tour en créant une rupture entre l’acronyme, l’interjection ou l’émoticone et l’UCT précédente. De plus, les fonctions de ce type d’emploi peuvent être liées – selon Riegel, Pellat et Rioul (2004 : 91) – au fait de marquer « un débit particulier déterminé par l’émotion, la timidité, la colère, la tristesse ou tout autre sentiment ». En effet, étant donné que les acronymes, les interjections et les émoticones constituent souvent des signes représentant des traits extralinguistiques de l’interaction, il ne semblerait pas étonnant que les points de suspension qui s’y associent servent, quant à eux, à remplir des fonctions typiquement réservées aux traits prosodiques et paralinguistiques. 332 Mari Lehtinen L’exemple (8) présente un cas où les points de suspension s’intercalent entre la particule discursive ‘ah’ et l’acronyme ‘mdr’ (‘mort de rire’), couramment utilisé sur les tchats francophones12 : Exemple 8. 01 : <Meduse> j’habite au canada 02 : <Meduse> je suis canadien 03 : <Meduse> canadien-français 04 : <Fantome> Meduse…pas canadienne? tu es un homme? 05 : <Meduse> pas canadienne 06 : <Meduse> lol 07 : <Fantome> tu es un mec? 08 : <Fantome> :) 09 : <Meduse> oui Fantome 10 : <Fantome> ahhhhh…..mdrrrrr 11 : <Meduse> un mec 12 : <Meduse> lol Il est facile de déduire du contexte d’occurrence que la particule ‘ah’, fortement allongée (ligne 10), traduit ici probablement un grand étonnement du participant. L’acronyme ‘mdr’ qui lui succède est, lui aussi, fortement allongé. Cet acronyme constitue ici un indice de contextualisation faisant référence à une action extralinguistique (le rire). L’acronyme traduit probablement dans ce contexte la gêne du participant, qui s’est donc trompé au sujet du sexe de son interlocuteur. Les fonctions des points de suspension apparaissant entre les éléments lexicaux de ce tour (ligne 10) se répartissent, selon nous, sur plusieurs plans. D’un côté, le signe de ponctuation crée une rupture syntaxique et pragmatique entre ces éléments et contribue ainsi, tout simplement, à la lisibilité du tour. D’un autre côté, le signe de ponctuation donne ici l’impression d’une imitation d’un débit particulier, marqué par l’état émotionnel du participant (Riegel, Pellat et Rioul 2004 : 91). Cette impression est mise en valeur par le nombre accru des points. De plus, il nous semble que la fonction continuative typique des points de suspension n’est pas complètement absente dans ce cas non plus : en effet, la chaîne des points intercalée entre les éléments lexicaux semble illustrer ici implicitement une sorte de transition ou un continuum modal entre les états émotionnels exprimés par ces éléments. 12���������������������������������������������������������������������������� L’abréviation ’mdr’ est l’équivalent français de l’acronyme anglais ‘lol’ (‘laughing out loud’ ou ‘lots of laugh’), également utilisé sur les tchats francophones (cf. notamment l’exemple 8, lignes 06 et 12). Les points de suspension comme ressource interactionnelle 333 3.6. Occurrences réduites des points de suspension Comme nous l’avons déjà vu plus haut (cf. exemples 1, 5 et 8), le nombre des points constituant une occurrence des points de suspension peut être supérieur à trois. De même, le nombre des points est assez fréquemment réduit à deux. En effet, lorsque nous avons commencé à travailler sur ce corpus, nous nous sommes interrogée sur l’origine de ces occurrences consistant uniquement en deux points. En particulier, nous nous sommes demandée si on pouvait réellement savoir s’il s’agissait dans ces cas des points de suspension réduits ou d’un point redoublé13. Finalement, étant donné que l’emploi d’un seul point est très rare sur les tchats et que la fonction conclusive du point y semble donc généralement être marquée par l’absence de la ponctuation, nous avons conclu qu’il s’agissait, effectivement, plutôt des occurrences réduites des points de suspension. L’exemple (9) ci-dessous comporte deux occurrences de ce type (lignes 06 et 08) : Exemple 9. 01 : <jim_> tes vacance finissent quand? 02 : <jim_> vacances* 03 : <jim_> travailles-tu? ou est-ce que t’es a l’université? 04 : <zed> je travaille 05 : <zed> mes vacances finissent le 2 :< 06 : <jim> ah.. le 3 ici 07 : <zed> triste hein 08 : <jim> oui.. Comme on peut le voir dans cet exemple, l’emploi des points de suspension y semble similaire aux exemples présentés plus haut, malgré le nombre réduit des points. À la ligne 06, les points de suspension semblent mettre en valeur la fonction modale de la particule discursive ‘ah’ et contribuer à la structuration du tour. À la ligne 08, les fonctions des points de suspension semblent être liées, d’un côté, à la création d’un effet de prolongement de la pensée et, de l’autre côté, à la transmission d’un sous-entendu. Le sous-entendu implique ici une sorte d’identification du participant à ce qui vient d’être dit par son interlocuteur ; le sous-entendu est, de ce fait, lié dans ce cas à une sorte d’appel au champ commun des connaissances des participants. Naturellement, on peut se demander si le nombre réduit des points n’affaiblit pas la valeur continuative et les autres fonctions typiquement véhiculées par les points de suspension. Effectivement, deux points constituent un signe plus discret 13���������������� À ce propos, cf. aussi notamment Drillon (1991 : 136, 405) 334 Mari Lehtinen et moins marqué que trois points. De ce fait, on peut envisager que lorsque le nombre des points est réduit, les fonctions traditionnellement attribuées aux points de suspension sont affaiblies puisque, premièrement, deux points prennent moins d’espace que trois points et constituent de ce fait un signe ‘plus petit’ que trois points, et puisque, deuxièmement, un signe de ponctuation consistant en deux points successifs ne se conforme pas tout à fait au code traditionnel de l’écrit. D’un autre côté, selon une hypothèse alternative, on pourrait considérer qu’il s’agit dans ces cas tout simplement de la réalisation de la « loi du moindre effort » plutôt que d’un emploi stylistique conscient. Autrement dit, étant donné que deux points successifs suffisent déjà pour marquer la distinction entre un point final et les points de suspension, pourquoi se donner la peine de taper trois points ? En effet, cette hypothèse est soutenue par le fait que la « loi du moindre effort » semble caractériser le langage des tchats aussi dans une perspective plus large : notamment, l’omission du point comme indice conclusif ainsi que l’emploi fréquent des acronymes constituent des traits ressortissant de ce même principe. 4. Conclusions D’une manière générale, les fonctions des points de suspension sur les tchats semblent donc être liées à l’indication de la continuité et à la fragmentation du tour. Ces fonctions dites principales se chevauchent cependant souvent avec différents emplois interactionnels et stylistiques. En effet, lorsque les points de suspension s’associent aux termes d’adresse et aux salutations, ils peuvent notamment faciliter les actions de s’introduire dans la conversation, de recevoir un nouveau participant, de s’adresser à une certaine personne, de quitter le forum, etc. Le nombre des points constituant le signe de ponctuation n’est pas fixe : bien que la majorité des occurrences consistent en trois points, le nombre des points peut aussi être supérieur à trois ou bien réduit à deux. Le nombre des points ne semble cependant pas être très pertinent sur le plan des fonctions véhiculées par le signe de ponctuation. Les fonctions stylistiques des points de suspension varient naturellement selon le contexte. L’emploi stylistique est particulièrement clair lorsque les points de suspension s’associent à une particule discursive, à un acronyme ou à une interjection. Dans ces cas, le signe de ponctuation constitue un indice de contextualisation supplémentaire, servant à guider le processus de l’interprétation de(s) destinataire(s) (Gumperz 1982, 1992). Plus précisément, les points de suspension semblent dans ces cas souvent mettre en valeur la fonction modale de l’élément lexical auquel ils s’associent et souligner l’impression de la subjectivité typiquement véhiculée par ce type d’éléments (Kerbrat-Orecchioni 1984 ; Fernandez 1994). Les points de suspension comme ressource interactionnelle 335 Conformément à leur emploi typique dans la littérature, les points de suspension apparaissant sur les tchats semblent souvent être utilisés pour créer un effet du prolongement inexprimé de la pensée à la fin du segment terminé (Grevisse et Goosse 2007 : 138 ; Riegel, Pellat et Rioul 2004 : 91). De plus, ce signe de ponctuation véhicule souvent un sous-entendu (Drillon 1991 : 406), qui peut notamment constituer une référence au champ commun des connaissances des participants. Sur le plan interactionnel, les fonctions stylistiques des points de suspension peuvent aussi être employées notamment pour préparer l’interlocuteur à une réponse non préférée. Souvent, ce signe de ponctuation semble également créer un « effet d’oralité » dans le dialogue écrit14 : il peut notamment servir à imiter une pause ou un débit particulier de la parole (Grevisse et Goosse 2008 : 138 ; Riegel, Pellat et Rioul 2004 : 91 ; Werry 1996 : 56–57). Bibliographie Catach, N. 1996 : La ponctuation. Paris : PUF. Drillon, J. 1991 : Traité de la ponctuation française. Paris : Gallimard. Fernandez, M. M. J. 1994 : Les particules énonciatives. Paris : PUF. Grevisse, M. & Goosse, A. 2007 [14e édition] : Le bon usage. Grammaire française. Bruxelles/Paris : De Boeck/Duculot. Gumperz, J. 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VII Valtakunnalliset keskusteluntutkimuksen päivät – Helsinki (Finlande) du 1er au 2 février 2008. ���������������������� [Communication orale.] Kukko, M. 2002 : Tekstiviesti keskusteluna. Mémoire de maîtrise. Helsinki : Université de Helsinki. 14�������������������������� Cf. aussi Tuomarla (2004). 336 Mari Lehtinen Lehtinen, M. 2007 : L’interprétation prosodique des signes de ponctuation – L’exemple de la lecture radiophonique de L’Étranger par Albert Camus. L’Information grammaticale 113. 23–31. Ojasto, K. 2006 : L’organisation des échanges dans les chats quasi-synchroniques sur Internet. Mémoire de maîtrise. Helsinki : Université de Helsinki. Penttilä, A. 2002 [1963] : Suomen kielioppi. Vantaa : Dark Oy. Riegel, M., Pellat, J.-C. & Rioul, R. 2004 : Grammaire méthodique du français. Paris : PUF. Tuomarla, U. 2004 : La Parole telle qu’elle s’écrit ou la voix de l’oral à l’écrit en passant par le discours direct. Le discours rapporté dans tous ses états. Éd. J. M. Lopez Muñoz, S. Marnette et L. Rosier. Paris : L’Harmattan. 328–334. Védénina, L. 1989 : Pertinence linguistique de la présentation typographique. �������� Paris : Peeters-Selaf. Werry, C. C. 1996 : Linguistic and interactional features of Internet Relay Chat. Computermediated communication. Linguistic and socio-cultural aspects. Éd. S. Herring. Amsterdam/Philadelphia : John Benjamins. 47–63. Ulla Tuomarla La parenthèse complice 1. Qu’est-ce qu’une parenthèse ? D’après Popin (1998 : 43), « Les parenthèses encadrent une portion de texte qui diffère du contexte qui l’environne. » Sur un plan typographique déjà, on admet généralement que les parenthèses et les tirets ont une fonction de démarcation, si ce n’est syntaxique, à tout le moins énonciative. Boucheron (1996) utilise l’appellation des « signes de décrochement typographique » pour ces signes qui marquent le passage à un autre niveau énonciatif, avec ou sans rupture syntaxique. Quant à leurs multiples fonctions, les parenthèses peuvent servir « à isoler une réflexion, une énumération, une précision, une impression, une date, un nombre » (Causse 1998 : 219). Cette énumération ne contient aucune fonction qui serait liée au caractère confidentiel ou intime du contenu des parenthèses – si ce n’est « une impression ». Pourtant, Causse le mentionne plus loin en écrivant : « Ces parenthèses, tendres jumelles, offrent au lecteur une proximité, une complicité, une intimité, une ironie, un supplément de sens » (Causse 1998 : 219). Ce sera la duplicité de l’énonciateur partagé entre parenthèse et son cotexte et cette duplicité liée à la nature confidentielle du contenu d’un grand nombre de parenthèses qui m’intéressera ici. Autrement dit, j’essaierai dans ce qui suit de m’interroger sur le fonctionnement de ce que j’appelle les parenthèses complices dans un matériel écrit, principalement dans le roman policier Y’a de l’action (1967) de San-Antonio. 2. Rapport syntaxique ou pragmatique ? Les approches linguistiques de la parenthèse Pour résumer de façon quelque peu simpliste la tradition des études sur la parenthèse, on peut dire qu’il y a, d’une part, les analyses linguistiques et les analyses littéraires (ou stylistiques) de l’autre. Dans le domaine proprement Université de Helsinki ������������������������������������������������������������������������������������������ Les tirets par paires ainsi que certains emplois de virgules sont en concurrence avec les parenthèses. 338 Ulla Tuomarla linguistique, les parenthèses ont été traditionnellement divisées en parenthèses grammaticales (dont les relatives non restrictives, les appositions nominales, les adverbes de phrase, etc.) et en parenthèses pragmatiques (Blakemore 2006 : 1670-1671). Ce partage revient au niveau des approches à ce qu’on appelle an integrated syntax approach et radical orphanage approach (Haegeman 1988 cité par Blakemore 2006). Autrement dit, les analyses linguistiques se sont largement préoccupées du partage des différents types de parenthèses entre deux catégories principales : les parenthèses grammaticales qui gardent un lien syntaxique avec l’énoncé-cadre et les parenthèses pragmatiques qui ont un sens pragmatique (et pas de lien syntaxique avec l’énoncé-cadre), c’est-à-dire que la parenthèse pragmatique modifie la phrase uniquement au niveau de la représentation conceptuelle. Pour que l’opposition soit claire, prenons pour commencer un exemple de chaque catégorie : Une parenthèse dite pragmatique est comme suit : 1. What Iraq needs is education. We do not need to begin with the children – they will follow – but with the adults. (Blakemore 2006 : 1671) Et une parenthèse grammaticale pourrait être par exemple : 2. The students were, unfortunately, on holiday. (Blakemore 2006 : 1671) Les deux catégories de parenthèse se ressemblent prosodiquement (‘comma intonation’). D’après Blakemore, la différence essentielle entre les exemples cités est que l’ajout parenthétique dans l’ex. (1) n’a aucun lien avec l’énoncé-cadre d’un point de vue syntaxique. Ce lien se réalise au contraire sur le plan interprétatif : The relationship between the parenthetical and host is captured not in the syntax, but at the level of utterance interpretation (Blakemore 2006 : 1679). Mon but ici sera de contribuer à la compréhension du fonctionnement de l’ajout parenthétique pragmatique en cherchant à rapprocher les analyses linguistiques et littéraires. Je me concentre ici tout particulièrement sur la parenthèse complice et essaie de montrer que sa nature énonciative à la fois subjective et dialogale lui permet de créer des effets de connivence. J’ai puisé mes exemples dans le roman Y’a de l’action de San-Antonio (1967) où la parenthèse complice sert non seulement à caractériser l’auteur-narrateur San-Antonio, mais aussi à établir un contact amical avec le lecteur. Comme point de comparaison non littéraire, je montre également quelques exemples trouvés par une de nos étudiantes, Pauliina La parenthèse complice 339 Lehtinen, dans Le guide du routard Finlande 2007/2008. J’aurais pu y inclure aussi des exemples journalistiques, car on trouve facilement des exemples de la parenthèse complice dans la presse écrite. Mes analyses ont pour but d’articuler le lien entre la caractérisation linguistique et la description rhétorique du même phénomène étant donné que la complicité est un effet discursif qui se situe sur le plan énonciatif, c’est-à-dire entre l’approche purement linguistique et littéraire. Contrairement à la plupart des linguistes qui ont pris une catégorisation syntaxique comme point de départ et donc un type syntaxique particulier de parenthèse sous leur loupe, je propose ici une démarche inverse : je me suis intéressée tout d’abord à une valeur ou à un effet (donc celle de complicité/connivence) que provoquent un certain nombre de parenthèses. Je suis donc partie de l’hypothèse selon laquelle de nombreux ajouts parenthétiques participent à ce qu’on appelle couramment l’effet de connivence. Mon argument sera le suivant : comme la pertinence d’un ajout parenthétique du type pragmatique repose sur un mouvement d’inférence implicite et s’appuie ainsi essentiellement sur la capacité du lecteur à saisir un surplus de sens, le fonctionnement de la parenthèse agit sur la dimension dialogale et est donc particulièrement apte à créer des effets de connivence. Il met le doigt sur l’intercompréhension entre le scripteur et son destinataire. Le rapport entre l’énoncé-cadre et la parenthèse pragmatique s’appuie donc sur le rapport entre le récepteur et le scripteur ; ils doivent se comprendre sur un plan pragmatique pour que l’ajout soit idéalement compris. Et comme la présence déjà d’une telle parenthèse présuppose une intercompréhension, on comprend que la parenthèse pragmatique produise un effet de connivence dans le discours. Que le lecteur le comprenne ou pas, effet il y a ; en simulant une intercompréhension, on la crée pour ainsi dire. Parmi les études linguistiques sur la parenthèse, on trouve quelques caractérisations du rapport entre la parenthèse et le discours-cadre. Le rôle de la parenthèse pragmatique a été vu comme celui d’un acte de langage secondaire, cherchant à accroître la compréhension du récepteur du sens de l’énoncé-cadre ou de la pertinence de celui-ci : In speech-act theoretic approaches, it would be said that the role of the parenthetical is to perform a secondary speech act whose function is to comment on or ’fine tune’ the interpretation of the main speech act (see Urmson 1969; Hand 1993). (Blakemore 2006 : 1683) �������������������������������������������������������������������������� Les analyses sur les parenthèses relatives explicatives ou commençant par and ou as abondent. Voir Blakemore 2006 pour des références exactes. 340 Ulla Tuomarla […] signal guiding the hearer to a proper appreciation of the statement in its context. They help the understanding and assessment of what is said rather that being a part of what is said. (Urmson 1960 : 211-212) Si, d’une part, la parenthèse peut servir de support au discours-cadre et à son interprétation, d’autre part, les cas où le rapport entre la parenthèse et l’énoncé cadre n’est pas parmi les plus évidents montrent combien elle nécessite une compréhension mutuelle entre le scripteur et le récepteur du texte. Si dans le cas normal la compréhension du rapport entre le cadre et la parenthèse passe par une implicature conventionnelle (Grice), il est possible aussi de tourner ces attentes habituelles en dérision et d’ajouter ainsi au texte un ton ironique. C’est ainsi que la parenthèse se plie au service de l’humour particulier chez San-Antonio, auteur qui bouscule volontairement les limites du système de la langue. Et plus le rapport entre le cadre et la parenthèse se base sur une interprétation non conventionnelle, plus il serre le rapport entre l’auteur et son lecteur – semblables dans cette nonconventionnalité. San-Antonio joue sur les attentes de son lecteur et c’est pourquoi ses romans illustrent bien le fonctionnement de la parenthèse complice comme nous allons le voir plus bas. Pourtant, avant de présenter quelques exemples trouvés chez San-Antonio, je tourne encore mon regard dans la direction des études plutôt littéraires sur la parenthèse. Comme la parenthèse complice révèle la subjectivité de l’auteur dans ce mouvement où elle se penche du côté du lecteur, la notion d’éthos est pertinente pour notre propos ici. 3. La parenthèse et la tradition des recherches rhétoriques. La parenthèse dans son rapport avec l’éthos Fontanier (1968 : 384) classe la parenthèse dans « les figures de style par rapprochement ». Il en distingue deux types en fonction du contenu : une parenthèse suggérée par réflexion et une parenthèse de sentiment. Ce partage me paraît un peu artificiel, car les deux semblent relever tout autant de la subjectivité de l’auteur. Quoique Fontanier entende par rapprochement la relation entre deux pensées (1968 : 360), j’aime bien cette appellation qui pourrait s’utiliser aussi pour désigner la dimension dialogale de la parenthèse. Le partage, par définition, se nourrit de la subjectivité de chaque participant. En effet, les idées de la subjectivité de l’auteur, d’une part, et du rapport de celui-ci avec le lecteur d’autre part sont liées, car le lien avec le lecteur se trouve renforcé par une auto-révélation subjective de l’auteur. La parenthèse complice agit sur la dimension dialogale entre l’auteur et le récepteur en même temps qu’elle sert d’instrument pour révéler la subjectivité de l’auteur. C’est ainsi que la notion d’éthos entre en considération. Dans le prolongement de La parenthèse complice 341 la rhétorique traditionnelle, on peut appeler éthos le phénomène où l’énonciation montre à travers elle-même la personnalité de l’énonciateur. C’est à travers une manière de dire que l’éthos se manifeste. (Maingueneau 2000 : 79-80) Isabelle Serça (2003) s’est interrogée sur les parenthèses proustiennes et tout particulièrement sur le rapport qui existe entre ses innombrables parenthèses et la notion d’auteur dans la Recherche. Son approche est avant tout stylistique. Serça (2003 : 296) pose la parenthèse comme un lieu textuel idéalement investi par le scripteur Proust. D’après elle, la parenthèse engendre un mouvement de dispersion, mais aussi de rapprochement dans le texte de Proust. Il s’agit d’un élément formel qui appartient à la typographie expressive : la parenthèse ajoute une dimension en plus pour l’écriture en déjouant la linéarité textuelle. Suivant Boucheron (1996), Serça (2003 : 296) affirme que la parenthèse introduit toujours une énonciation secondaire ou plutôt une énonciation qui se présente comme telle par rapport à l’énonciation principale effectuée dans la phrase d’accueil. Ce sont des ajouts en étendue, en prolifération ou en profondeur marquant un mouvement de retour sur ce qui vient d’être dit, comparables avec la fonction d’une note en bas de page. Chez Proust, la parenthèse fait ainsi fondre la hiérarchie établie jusqu’à ce que « le mode d’écriture proustien ne différencie pas le texte et la glose : le texte intègre son commentaire » (Herschberg-Pierrot (1994 : 68) citée par Serça). Le résultat est une écriture sur le fil, une mise en scène de l’écriture, dans ses corrections incessantes (Serça 2003 : 300). Pour ce qui est de sa fonction, la parenthèse proustienne relève avant tout de l’art du commentaire métalinguistique – lequel est une fonction très courante de la parenthèse mais pas la seule qui existe. Chez Proust, on retrouve donc la position de surplomb énonciatif des formes de modalisation autonymique qu’a analysées Authier (1995 : 90). Personnellement, je suis de l’avis que la parenthèse métalinguistique (ou celle d’autocorrection) n’est pas complètement étrangère à l’effet de connivence puisqu’elle anticipe la façon dont le lecteur va comprendre le sens d’un mot ou d’une expression ; l’auteur vient à l’appui pour assurer une interprétation idéale ou pour partager sa difficulté pour trouver le mot juste. Cet aspect métalangagier qui s’avère être au cœur de l’emploi des parenthèses se penche donc aussi du côté du récepteur en confirmant une compréhension partagée d’un mot ou d’une expression. La fonction dominante de la parenthèse peut varier et elle se plie à de nombreuses notions d’auteur différentes. Proust se montre soucieux et travailleur à travers ses parenthèses d’ajustement. Un auteur comme San-Antonio se portraiture différemment, et la parenthèse fait partie d’une scène énonciative qui sert à créer l’image d’un commissaire play-boy. 342 Ulla Tuomarla 4. Allons, les gars, verbaillons à qui mieux mieux…La parenthèse complice chez San-Antonio Étant donné que Frédéric Dard alias San-Antonio est un auteur très connu du public francophone, je me contente de rafraîchir la mémoire de tout un chacun par quelques descriptions de sa langue et de son écriture que j’ai trouvées sur le net : « Inventeur d’une langue argotique grivoise composée de jeux de mots, de calembours, de néologismes, d’énumérations, de contrepets et d’hénaurmité sexuelle, Frédéric Dard était un écrivain atypique. Au fil de la parution de ses polars pour kiosques de gare, il a séduit un large public par sa dérision, sa dénonciation de la «connerie» et sa langue truculente. [...] Ce drogué de l’écriture est le roi des comparaisons inattendues, de la contrepéterie, de l’argot inventé, des néologismes, des jeux de mots saugrenus. » « Il obligea la langue française, trop corsetée pour lui, à mener une somptueuse vie de bamboche et de ribouldingue. Le fécondeur de mots était bien l’obsédé textuel décrit ici et là. Un écrivain en série, comme il est des tueurs. Ni convention, ni convenances. Ni prévention ni prévenance. L’homme-mots du grand cirque littéraire ! À prendre ou à laisser. Pour le pire et le meilleur, capable des plus extraordinaires et calamiteux jeux de mots, comme des plus somptueux délires d’auteur et numéros d’écrivain. » Les citations ci-dessus soulignent bien au moins deux aspects du style de SanAntonio qui sont pertinents pour mon propos ici : l’ironie et la torture langagière. L’emploi que fait San-Antonio de la parenthèse est étroitement lié à la notion d’auteur et, comme le narrateur se nomme San-Antonio, à l’image qui se crée de la personnalité du ‘je’ narrateur. Dans le roman Y’a de l’action, la parenthèse est une procédure courante et elle semble ajouter une couche ultérieure d’ironie à son discours. Comment l’expliquer en tenant compte, à la fois, des analyses linguistiques et stylistiques existantes ? Chez San-Antonio, la parenthèse participe souvent à la scénographie humoristique. La parenthèse se prête à l’humour lorsque son lien avec l’énoncé-cadre relève du non-conventionnel, ce qui renvoie évidemment à une logique curieuse chez le locuteur responsable. Tout comme son langage en général, la pertinence de la parenthèse pour l’énoncé-cadre relève du non-conventionnel chez San-Antonio. C’est ainsi que l’auteur-narrateur San-Antonio exploite la parenthèse pour exhiber www.republique-des-lettres.fr/10253-frederic-dard.php, consulté en avril 2008. www.langue-fr.net/rubricabrac/san-antonio.htm, consulté en novembre 2008. La parenthèse complice 343 sa personnalité, personnalité peu conforme à la norme bourgeoise. Il est assez courant que la duplicité énonciative qu’opère la parenthèse serve à relativiser, voire à remettre en question les contenus de l’énoncé-cadre (voir les exemples (4) et (5)). La voix qui s’exprime à l’abri des parenthèses prend ses distances avec l’information véhiculée par l’énoncé-cadre. Il me semble possible de trouver un lien entre la caractérisation de la parenthèse comme ‘otherness’ [altérité] dans les études linguistiques et la distanciation comme procédé énonciatif. Potts (2002, 2003) has argued that the ’otherness’ of parentheticals derives from the fact that they give rise to conventional implicatures, or, in other words, secondary entailments which contrast with the entailments that make up the regular assertive content’ or ‘atissue entailments’ of an utterance in that they are ‘rarely used to express controversial propositions or main themes of a discourse’ . (Blakemore 2006 : 1672) Plus qu’un instrument au service de la subjectivité, la parenthèse, encore une fois, sert à établir un lien amical entre l’auteur-narrateur et son lecteur. La parenthèse n’y est pas seule. Au contraire, on observe un tas de procédés qui servent à resserrer le contact avec le lecteur et qui mettent le doigt sur le vécu (supposé) en commun. 3. Elle vient de descendre d’une superbe Costa-Brava 68 cylindres à quadruple arbre à came (le constructeur se droguait), d’un noir aussi étincelant que la Nationale 7 sous la pluie. (p.11) Dans l’exemple (3), la parenthèse ajoute une information qui explique comment il est possible que la voiture soit aussi exceptionnelle, mais de manière non explicitée. Il n’y a pas de connecteur explicatif pour commencer. L’information donnée entre parenthèses joue éventuellement aussi sur les attentes du lecteur en proposant une conclusion inattendue : la voiture en question n’est pas luxueuse, elle est psychédélique. De plus, il s’agit d’une information quelque peu délicate, puisque la drogue est un sujet tabou. Si l’auteur donne cette information entre parenthèses, nous avons l’impression qu’il le fait à la fois pour expliquer la nature spéciale du véhicule en question, mais aussi pour souligner le caractère confidentiel de ses ��������������������������������������������������������������������������������� Remarquons que ce type d’homme qui représente la justice dans la société par son métier, mais qui connaît et éventuellement partage certains goûts du milieu criminel devient classique dans les romans policiers (à comparer avec Philip Marlowe de Chandler, par exemple). ���������������������������������������������������������������������������������� Blakemore (2006 : 1673) : «�������������������������������������������������������� However, ������������������������������������������������������ [...] there are parentheticals with the same characteristic comma-intonation that do seem to contribute to the regular assertive content of the utterances that contain them [...].��� »� 344 Ulla Tuomarla propos. Non seulement il dispose lui-même de ce type d’information sensible, mais il partage aussi avec le lecteur son savoir professionnel. 4. ��������������������������� […] ����������������������� ; maintenant, la femme (point d’interrogation) en lamé-bordé-d’hermine et son gâtouillard ont disparu. (p. 16) 5. M’est avis que, tout Hyène qu’elle soit, elle (ou plutôt il) a picolé sauvagement. (p. 42) La femme dont on parle dans les exemples (4) et (5) serait, malgré ses apparences féminines, un homme. Ces phrases, partagées entre parenthèse et son cotexte, se contredisent ou presque. Pourtant, le texte a déjà averti le lecteur concernant le sexe du personnage. La parenthèse ajoute donc non pas une nouvelle information, mais un rappel en signe de persévérance, étant donné que le narrateur choisit de désigner cet être ‘femme’ tout en sachant – son patron l’a déjà dit – qu’il s’agit d’un homme. C’est probablement une manière pour souligner le sex appeal du personnage décrit, donc le fait qu’il est convaincant comme femme. La narration est ainsi mimétique et conforme au point du vue de San-Antonio qui prend continuellement cet être pour femme. La parenthèse est là pour montrer que le narrateur ne peut toujours pas croire tout à fait qu’il s’agisse d’un homme (et il a raison bien sûr, plus tard nous apprendrons que le patron s’est trompé sur elle ...). Ce faisant elle rappelle au lecteur que le narrateur est très centré sur le sexe – l’éthos de San-Antonio inclut décidément un côté paillard. Homme à femmes, le commissaire ne peut guère se tromper sur ce type de question. On peut se demander encore, à propos de cet exemple, pourquoi l’auteur n’utilise pas tout simplement le signe typographique (?). Je suis tentée de répondre que la version en toutes lettres sert à souligner l’oralité caractéristique de son style. Le langage oral peut verbaliser ainsi un point d’interrogation pour marquer l’incertitude. Ces trois premiers exemples illustrent déjà le rapport particulier qui se crée entre l’auteur et le lecteur dans le roman en question. La parenthèse, signe mimétique de la pseudo-intimité, se prête volontiers à resserrer le lien entre l’auteur et son lecteur. Il y a aussi d’autres procédures pour dialoguer avec le lecteur au cours de la narration : ������������������������������������������������������������������������������������� Frédéric Dard et San-Antonio ont fini par devenir une seule et même personne ; « SanAntonio, c’est moi, mais avec un côté paillard qui me gêne parfois car je pense être un homme bien élevé ». La parenthèse complice 6. 345 Vous venez de sauter les lignes ci-dessus, ce à quoi j’applaudis et vous vous demandez, avec ce bon sens qui vous fait tant de mal : « Mais qu’est-ce que c’est t’y que c’est, cette Hyène que cause San-A. ? » ; ou bien vous vous dites « Mais qu’est-ce donc que cette hyène dont fait état notre délicat romancier » (ce qui revient exactement au même). Mande pardon, braves gens, je manque à tous mes devoirs, comme disait un maître d’école qui ne travaillait jamais en dehors des heures de classe. (p. 17-18) L’exemple (6) fait penser à Jacques le Fataliste. Tout comme avec certaines utilisations de parenthèses, nous nous trouvons maintenant sur un plan métadiscursif. On s’adresse au lecteur sous la formulation ‘ braves gens’ (6) ou ‘les potes’ (7) qui caractérisent la nature du rapport recherché avec le lecteur. Qu’il soit noté en passant qu’une lectrice se positionne forcément comme une altérité par rapport à ce type de camaraderie masculine. 7. je sais pas si vous avez déjà eu des conversations intimes avec des Noires, les potes, mais je peux vous dire que c’est un sport qui ne manque pas d’agrément. (p. 34-35) À noter l’harmonie entre le caractère confidentiel de cet aveu (la formule introductive je peux vous dire l’indique déjà) et les termes d’adresse. L’exemple (8) montre combien l’auteur fait semblant de connaître son lecteur, ou l’inverse (9) : 8.��������������������������������� […] ����������������������������� ; pour finir, naturellement, et vous vous en doutiez, je lui entonne le “Chant des partis sans laisser d’adresse”. (p. 35). 9. Bien entendu – moi, vous me connaissez – la première chose que j’aperçois en refaisant surface, c’est une paire de jolies fesses féminines sous une blouse bleu ciel. (p. 131) 10. Un jour que je visitais un poète de l’académie Goncourt (il y en a eu), je vis sur son burlingue une main de cire, moulée : celle de Napoléon. Vous pouvez pas savoir comme il avait une jolie pogne, notre massacreur «Numbère oane» ; délicate et tout. Une main de pianiste, une paluche comme sur les tableaux de Raphaël (pas celui du quinquina, l’autre). (p. 23) On constate concernant l’exemple (10) : Il y en a eu un double sens : des visites ou des poètes ? Et, plus bas dans ce même exemple, l’anticipation d’une fausse interprétation par le récepteur. L’ironie consiste ici dans le fait de faire comme s’il suffisait de dire ‘l’autre’ pour savoir de quoi il s’agit, procédé qui se base sur le présupposé que l’auteur comme le lecteur pense en premier lieu à un produit 346 Ulla Tuomarla alcoolique nommé Saint Raphaël. L’idée du partage est en outre soulignée par l’adjectif possessif ‘notre’. L’absurdité de cet exemple est double : non seulement l’auteur n’a pas d’accès à la pensée du lecteur, mais la « clarification» présentée entre parenthèses est absurde aussi. L’auteur fait semblant d’être présent dans la même situation d’énonciation que son lecteur, de voir presque que l’autre se trompe au sujet de Raphaël. Étant donné que la présence est une caractéristique de l’échange oral (prototypique), cette simulation de présence participe à l’oralisation caractéristique de son style. Le même type d’anticipation se reproduit dans l’exemple (11) : 11. Il a coiffé une perruque de beatnik qui lui descend jusqu’au bassin (qu’il a aquitain et qui le fait ressembler au président Antoine – pas Pinay, Antoine tout court). (p. 39) 5. Guide du Routard Finlande En guise de comparaison, je montre quelques exemples trouvés par Pauliina Lehtinen (2008) dans le Guide du routard Finlande où la parenthèse fait partie intégrante du style familier. Encore ici, il est clair que la parenthèse souligne les ressemblances entre le scripteur et le lecteur, les deux supposés faire partie des routards avec tout ce que cela implique. Tout comme chez San-Antonio, la parenthèse ajoute ici à l’effet de connivence. 12. Initiation ou perfectionnement, avec un sans portage, sur piste tracée ou non, à partir de 40 km (tranquille ...) jusqu’à la redoutable randonnée des deux frontières. (p. 97) 13. Riche (ou kitsch ? ) décoration intérieure, très fouillis, mélangeant allègrement les genres. (p. 138) L’exemple (12) est tiré d’un chapitre où on présente les possibilités infinies de pratiquer la randonnée en Finlande. La parenthèse est révélatrice au sens qu’elle présuppose un lecteur suffisamment perfectionné dans ce type de sport pour qui 40 km ne font encore rien. Quant à l’exemple suivant (13), on constate que tout en jouant sur la ressemblance phonétique la parenthèse fait comprendre au lecteur que la décoration relève du mauvais goût. L’ajout entre parenthèses se présente comme une pseudo-auto-correction hésitante. Cet exemple entre également dans la catégorie des parenthèses qui contredisent l’énoncé auquel elles s’ajoutent, étant donné que sans ajout une décoration riche se connote d’une valorisation plutôt positive, tandis qu’avec l’ajout elle se transforme en connotation négative. La parenthèse complice 14. 347 Les animaux naturalisés sont plus vrais que la nature (ah ! ce renard avec un lagopède dans la gueule ... ) (p. 379). L’exemple (14) présente plusieurs caractéristiques de connivence : l’adjectif démonstratif ‘ce’ suggérant la présence dans un lieu, l’exclamation ah ! comme subjectivème et marqueur d’un souvenir personnel et, enfin, les trois points qui suggèrent une suite que le lecteur saura compléter. 15. Les officiers en garnison faisaient partie de l’élite (mais oui ! ) et la ville connut un développement tant intellectuel qu’économique. (p. 110) 16. Un musée incontournable, passionnant de bout en bout, intelligent, vivant, riche, complet et précis (oui, tout ça !). (p. 358) Comme nous avons vu à plusieurs reprises dans les exemples de San-Antonio, la parenthèse complice anticipe couramment les réactions du lecteur, fonction qui traduit et présuppose une familiarité entre le scripteur et son lecteur. Dans les exemples (15) et (16), il est question d’anticiper une surprise que subit le lecteur. 6. Conclusion Un texte est porté par une voix. Dans le cas de la parenthèse, nous avons affaire à une voix double qui peut avoir diverses fonctions. Dans tous les cas, la parenthèse se penche du côté du lecteur dans un mouvement dialogal et procure ce faisant un effet de connivence. Pour mieux atteindre son lecteur, l’auteur s’expose dans sa subjectivité, laquelle peut varier en nuances. Dans le discours proustien, selon Serça (2003), la parenthèse permet de faire surgir un profil d’auteur soucieux de sa langue, extrêmement sensible et jamais tout à fait content avec ce qui peut se faire avec les mots existant dans la langue. Chez Proust donc, la parenthèse est un outil qui sert à nuancer l’expression à l’infini. Cette sensibilité fait écho chez le lecteur qui, idéalement, apprécie l’effort de l’écrivain pour s’exprimer le mieux possible. Chez San-Antonio, en revanche, l’énonciation portraiture un commissaire playboy. Le texte « incarne » les propriétés attachées communément au comportement d’un play-boy expérimenté, cool, voire paillard ... provoquant idéalement une adhésion des lecteurs relevant de ce type de public ou au moins sympathisant avec celui-ci. Dans les trois cas Proust, San-Antonio et Le Guide du routard, quoique stylistiquement extrêmement différents, la parenthèse se montre à la fois un instrument propice à exhiber la personnalité du scripteur – son éthos, si on préfère un vocabulaire rhétorique – et, par le biais de cette auto-révélation, à portraiturer 348 Ulla Tuomarla son lecteur idéal. L’interprétation de l’ajout parenthétique pragmatique requiert une coopération active de la part du destinataire qui doit rétablir des liens logiques non manifestes entre l’énoncé-cadre et la parenthèse. Le geste même d’ajouter une parenthèse suffit à créer, du même coup, un effet de connivence. Bibliographie Ouvrages et articles théoriques Authier, J. 1995 : Ces mots qui ne vont pas de soi. (2 tomes) Paris : Larousse. Blakemore, D. 2006 : Divisions of labour: The analysis of parentheticals. Lingua 116. 1670-1687. Boucheron, S. 1996 : Parenthèse et tiret double. Étude linguistique de l’opération de décrochement typographique. Thèse de doctorat, Université de Paris III. Causse, R. 1998 : La langue française fait signe(s). Lettres, accents, ponctuation. Paris : Éditions du Seuil. Fontanier, P. 1968 [1821/1827] : Les figures du discours. Paris : Flammarion. Haegeman, L. 1988 : Parenthetical adverbials. The radical orphanage approach. Aspects of Modern English Linguistics. Éd. S. Chiba. Tokyo : Kaitakushi. 232-254. Herschberg-Pierrot, A. 1994 : Les notes de Proust. Genesis n°6. 61-78. Lehtinen, P. 2008 : L’image de la Finlande dans le Guide du routard Finlande 2007/2008. Analyse linguistique et sémiotique d’un guide touristique. Mémoire de maîtrise de philologie française. Université de Helsinki. (inédit) Maingueneau, D. 2000 : Analyser les textes de communication. Paris : Nathan. Popin, J. 1998 : La ponctuation. Paris : Nathan. Serça, I. 2003 : La paratopie de l’écrivain Proust. L’analyse du discours dans les études littéraires. Éd. R. Amossy et D. Maingueneau. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail. 295-308. Urmson, J. O. 1960 : Parenthetical verbs. A Wealth of English. Ed. K. Aijmer. Gothenburg : Gothenburg University Press. 171-193. Matériaux analysés Le guide du routard Finlande 2007/2008. Paris : Hachette. San-Antonio 1967 : Y’a de l’action. Paris : Éditions Fleuve Noir. Bertrand Verine Une variante contextuelle du discours rapporté avec mention : le discours convoqué dans le journal et le magazine d’information radiophoniques Les travaux récents sur le discours rapporté (DR) prennent de plus en plus souvent en compte le processus de décontextualisation / recontextualisation constitutif de l’acte de rapporter, même sous la forme du discours direct (DD). Décontextualisation : aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, l’énoncé cité se trouve réduit à (tout ou partie de) sa composante verbale et actualisé dans le contexte de l’énonciation rapportante. Recontextualisation : c’est donc au locuteurénonciateur citant qu’il incombe de restituer des paramètres aussi fondamentaux que l’identité des participants de l’interaction en cause, ses coordonnées spatiales et temporelles, ou certaines particularités phoniques, voire graphiques, du / des fragments qu’il en extrait. Sur ce dernier point, il est surprenant que très peu de linguistes analystes du discours des médias intègrent les évolutions successives provoquées par l’invention et l’amélioration des techniques d’enregistrement sonore puis audiovisuel, raison pour laquelle j’inclurai dans la discussion des travaux consacrés à la télévision. Ainsi problématise-t-on rarement pour ellemême la question posée, dans la perspective des sciences de l’information et de la communication, par Claude Jamet et Anne-Marie Jannet : Peut-on parler de DR par un énonciateur autre (le journaliste) quand l’énonciateur premier est montré énonçant son propre discours ? Il s’agit bien de DR dans la mesure où la segmentation du discours original a été opérée par le journaliste citant. (...) Par ailleurs, il y a décalage temporel par rapport au moment de l’énonciation seconde dans laquelle il s’inscrit (1999 : 91). Pour ces deux raisons, les auteurs singularisent les locuteurs-énonciateurs enregistrés en les dénommant voix différées et exogènes (p. 138). De même, Manuel Fernandez (2001 : 72) appelle-t-il discours convoqué ce qu’il définit en note comme une forme particulière du DR des médias audiovisuels. J’envisagerai ��������������������������������������������������� CNRS – Université Montpellier 3, Praxiling UMR 5267 350 Bertrand Verine cette question dans le cadre unifié d’analyse du DR comme marqueur de dialogisme proposé par la praxématique (Bres et Verine 2002). Caractérisant toutes les formes dialogiques par un phénomène d’enchâssement des énoncés, nous symbolisons par L1 et L2 les instances physiques de production-réception que sont le locuteur et l’interlocuteur enchâssants, par l1 et l2 celles de la locution enchâssée ; nous symbolisons par E1 et E2 les instances modales et déictiques que sont l’énonciateur et l’énonciataire enchâssants, par e1 et e2 celles de l’énonciation enchâssée. Or, si l’enchâssement des instances énonciatives est définitoire du dialogisme (au sens bakhtinien du mot), celui des instances locutoires demeure exceptionnel dans l’oral spontané et l’écrit traditionnel : la prononciation ou la graphie d’un énoncé enchâssé en DD, par exemple, n’apparaissent que rarement et à l’état de traces (Verine 2007). La spécificité des DD instrumentés par la technologie réside au contraire en ceci qu’ils donnent à entendre et/ou à voir la matérialité même de la locution enchâssée de l1, et parfois d’autres éléments de son contexte sonore ou visuel. Après avoir confronté les arguments concernant l’homologie totale ou partielle entre DD représenté par la voix du journaliste L1 et DD convoqué par l’enregistrement du locuteur l1, je m’interrogerai sur les effets du contexte sonore dans les citations instrumentées de l’information radiophonique. 1. DR convoqué vs DR représenté 1.1. Identité ou différence de nature ? Lorsqu’elle étudie la contribution du DD au genre discursif du journal télévisé, Patricia von Münchow signale que certaines citations sont proférées par la voix du journaliste qui les rapporte, tandis que d’autres sont diffusées grâce à l’enregistrement du locuteur cité. Mais elle ne donne pas de véritable statut à ce paramètre, qu’elle considère comme secondaire par rapport à la différence de nature entre les énonciations effectives (citante ou citée) et l’énonciation représentée en DD : « il s’agit, d’un côté, d’actes d’énonciation et de leurs constituants et, de l’autre, d’images verbales – sous forme d’un énoncé ou de parties d’un énoncé – d’un acte ou de ses constituants » (2003 : 176). Que ce soit par la voix du journaliste ou par la restitution machinique, « ce qu’on voit à l’écran et qu’on entend n’est donc toujours qu’une image d’un acte d’énonciation « d’origine » », par conséquent une représentation de discours autre (2004 : 131). P. von Münchow prend en compte la particularité de l’enregistrement par le biais de nombreuses descriptions définies : « construction spécifique du DD », « discours en voix in » (p. 103), « bribes d’interviews s’intégrant dans un reportage à titre de DD » (p. 104), « DD « soutenu » par l’image et par le son Une variante contextuelle du discours rapporté avec mention 351 lié » (p. 105), « modalité d’apparition du DD » (p. 107). Mais, pour elle, les similitudes formelles et fonctionnelles de l’hétérogénéité énonciative l’emportent sur l’« hétérogénéité iconique et sonore » de l’enregistrement (p. 103). En particulier, cette seconde hétérogénéité n’autorise que rarement, et surtout dans le genre bien délimité du micro-trottoir donnant la parole à un échantillon de citoyens anonymes, l’implicitation de tout introducteur de DR : dans la très grande majorité des occurrences, le changement d’environnement sonore et visuel se trouve accompagné soit, classiquement, par une proposition avec verbe de parole, soit par un introducteur nominal de DD, incrusté graphiquement à l’écran et/ou proféré par le journaliste (p. 105-106). Emmanuelle Labeau (2007) disjoint au contraire fortement les catégories et inverse même les préséances en traitant d’abord les citations enregistrées comme moyen pragmatique de mise en scène de l’autre (p. 368) propre à l’information télévisée, pour lequel elle reprend les dénominations de voix exogène différée et de discours convoqué. Elle pointe la rareté relative, dans son corpus, des formes traditionnelles du DR comme moyen linguistique d’expliciter la reprise du discours d’autrui (p. 371). Cette dissymétrie n’empêche pas des parentés entre les opérations constitutives des deux modes de rapport des discours autres : sélection des fragments cités et identification des coordonnées énonciatives. En revanche, Labeau ne pose une opération de choix de la manière de rapporter qu’au niveau des formes du DR intégré à la parole citante (direct vs indirect vs narrativisé...). En toute logique, cette opération pourrait pourtant s’appliquer aussi à l’alternative, voire à l’alternance, pour chaque discours autre, entre citation enregistrée et DD proféré par le journaliste. Travaillant sur les genres radiophoniques dans un cadre épistémologique beaucoup moins explicite, Nicole Jufer (2005 : 438-439) établit également une simple analogie entre les sons enregistrés et le DR comme autre moyen de transmettre des paroles prononcées antérieurement, le second constituant un pisaller lorsque les premiers font défaut. De même enfin, Danièle Torck (2005 : 448) n’articule pas réellement les deux catégories dont « la première est celle du DR enregistré » et « la seconde, [...] celle du DR représenté ». La radio se distinguerait cependant de la presse écrite par « un recours très limité aux formes mixtes, en particulier au DR à citation partielle, propre à donner une représentation biaisée des paroles d’autrui [...]. Il y aurait donc à la radio moins d’imbrication entre discours journalistique et DR, et une séparation plus nette des voix » (p. 453). Je montrerai (infra exemple [1]) que cette situation est en train de changer. Dans un article postérieur, Torck note que les citations enregistrées apparaissent souvent accompagnées d’une autre forme de DR (2007 : 725). Elle associe cette redondance à la fois au rang social des locuteurs enchâssés (le personnel politique 352 Bertrand Verine en bénéficierait davantage que les autres) et à la prise en compte par les journalistes des conditions de réception de l’auditeur L2, « en mouvement, sans possibilité réaliste de faire répéter, sans images du locuteur cité » (p. 734). J’en proposerai (infra 2.2.) une autre explication. 1.2. Différence de degré ? Seule, à ma connaissance, Séverine de Proost (2005) problématise pour luimême le discours convoqué dans le journal télévisé et son articulation avec le DD qu’elle fonde sur trois groupes d’arguments. 1° La citation enregistrée ajoute à la rupture énonciative du DD le passage d’une voix physique à une autre, la variation de certains paramètres acoustiques et/ou le changement de contexte visuel : le contenu de l’énonciation enchâssée pourrait tout aussi bien être proféré par la voix du journaliste, mais ce qu’apporte en propre le discours convoqué, c’est l’exhibition du « passage à une énonciation seconde, venant illustrer et/ou attester la première » (p. 420). 2° Ce faisant, il remplace l’effet verbatim du DD par un effet duplicata, sans équivalent dans l’oral spontané et dont l’écrit ne s’approche que par l’insertion d’un fac-similé ; soulignons qu’il s’agit toujours bel et bien d’un effet puisque « l’acte d’énonciation secondaire est entièrement, d’amont (l’interview) en aval (le montage), sous le contrôle du journaliste » (ibidem). 3° Enfin, le discours convoqué radicalise la tension dialectique entre la distance objectivante à l’égard du contenu enchâssé et la prise en charge revendiquée de l’assertion enchâssante, qui « participe à la justification du travail des journalistes (...) donnant la parole à la société civile » (p. 421). Proost hésite cependant, au moment de conclure, entre « une variante paroxystique du DD » et « une forme à part entière du DR, (...) peut-être l’aboutissement du continuum proposé par Rosier (1999) » (ibidem). J’argumenterai pour ma part en faveur de sa première option, celle d’une souscatégorie contextuelle des DR avec mention. En effet, d’une part, les homologies formelles pointées par von Münchow et par Proost apparaissent irréfragables et justifient qu’on n’ajoute pas au système déjà complexe du marquage de l’hétérogénéité énonciative une classe à part entière parallèle au DR, ni même une espèce particulière prolongeant le continuum du DR au-delà du DD. Ces homologies contribuent à une description unifiée, en langue, des formes de représentation du discours autre, quel que soit leur mode mono- ou polysémiotique. Mais, d’autre part, il est impossible d’éluder, en discours et en analyse du discours, les spécificités relevées par Proost et d’ignorer le fait que l’emploi de mots en mention, ou cumulant usage et mention, possède depuis le XXe siècle des adjuvants techniques permettant de restituer une partie des contextes sonore Une variante contextuelle du discours rapporté avec mention 353 et visuel : qualité de voix, prononciation sociolectale, prosodie, contributions d’autres participants, environnement acoustique, voire mimogestualité et entour topographique. P. von Münchow (2003 : 182-183) ne reconnaît-elle pas à la citation enregistrée un effet de proximité pour le récepteur L2, induisant une possible « confusion [...] entre l’énoncé e (réellement prononcé dans des circonstances particulières) et son image » citée par le média audiovisuel ? Je proposerai donc, à l’intérieur de chaque forme de DR avec mention, d’articuler DR représenté par le locuteur enchâssant et DR convoqué grâce à la restitution machinique. 1.3. Opérativité de la distinction Des considérations quantitatives s’ajoutent aux arguments systémiques pour rendre cette distinction indispensable en analyse du discours. En premier lieu, les genres discursifs concernés excèdent de beaucoup les journaux et magazines radiotélévisés. Je ne peux ici que signaler tout le parti qu’Andrea Landvogt & Kathrin Sartingen (2009) tirent du DR convoqué pour l’analyse du pamphlet documentaire Fahrenheit 9.11 de Michael Moore : leur méthode est transférable à toutes les variétés hybrides de documentaires fictionnalisés et de fictions documentées. Par delà, le DR convoqué (graphique, audio et/ou vidéo) s’étend de plus en plus aux interactions (familières ou professionnelles) instrumentées par l’ordinateur et, bien entendu, aux conférences scientifiques. En second lieu, au sein même de l’information radiotélévisée, les types d’énoncés susceptibles d’être convoqués sont beaucoup plus diversifiés que ne le laissent entendre les chercheuses citées jusqu’ici. En raison de leurs perspectives de travail et/ou de leurs corpus, toutes privilégient en effet les citations extraites d’interviews d’acteurs ou de témoins d’un événement, d’experts ou de citoyens, qu’elles opposent à la profération par le journaliste des paroles de hauts responsables publics ou privés. Or le DR convoqué consiste fréquemment dans la diffusion après coup (ou la rediffusion) d’énoncés enregistrés sur le vif, dont les actes d’énonciation ont pu constituer en soi un événement (assemblées politiques notamment, infra exemples [2] et [3]) ou accompagner l’événement (échanges dans le feu de l’action, comme le cass’ cass’-toi alors pauv’ con du Président de la République française à un visiteur du salon de l’agriculture de Paris, le 23 février 2008). En dernier lieu, grâce à la généralisation et à la rapidité du montage numérique, la distinction représenté vs convoqué ne concerne plus seulement le DD canonique, Bertrand Verine 354 mais tous les DR avec mention, si fréquents dans la presse écrite, et qui commencent à apparaître à la radio, comme l’illustre l’exemple [1] : 1. (Ludovic Fau rend compte de la sortie, quelques minutes plus tôt, du dernier conseil des ministres avant le débat Royal / Sarkozy et le second tour des élections présidentielles françaises.) L1/E1 à en croire Renaud Dutreil ministre des PME L1/e1 le gouvernement l1/e1 continue à travailler jusqu’à la dernièr’ seconde L1/E1 (...) s’obligeant à un’ certaine réserve dans la cour de l’Élysée le ministre chargé de la sécurité social’ Philipp’ Bas se montre plus sobre L1/e1 il attend de ce débat l1/e1 un’ grand’ clarté (...) (France Inter, 2 mai 2007). Du point de vue de la langue, il s’agit là de deux modalisations en discours second avec îlot textuel. Du point de vue du discours, leur particularité réside en ceci que l’objectivation acoustique des segments autres permet de changer, explicitement mais sans marqueur verbal du type {je cite} ou {ce sont ses mots}, de locuteur entre le GN sujet le gouvernement et le GV continue à travailler, puis entre le complément prépositionnel de ce débat et le COD une grande clarté. Grâce à la souplesse d’utilisation du numérique, l’enregistrement a donc des conséquences non négligeables au niveau propositionnel. Mais l’alternance des contextes sonores a également d’importantes implications textuelles et discursives que je voudrais maintenant envisager. 2. Quelques effets de l’alternance des contextes sonores 2.1. Une cohabitation signifiante avec le discours représenté Soit l’exemple [2] : 2. (Deux jeunes viennent de mourir électrocutés en tentant d’échapper à une interpellation policière.) L1/E1 Nicolas Sarkozy qui ���������������������������������������������������������������������������������������� Conventions de transcription : [:] allongement vocalique ; [/] pause ; [’] élision de e muet ; [-] troncation ; [°h] inspiration audible ; [()] chevauchements. Une variante contextuelle du discours rapporté avec mention 355 L1/e1 promet que tout’ la lumièr’ s’ra fait’ sur cette affair’ / qui dit vouloir s’attaquer / aux violenc’s urbain’s en décrétant la toléranc’ zéro / et en annonçant qu’il ira / chaqu’ semain’ dans un quartier difficile / L1/E1 il était à nouveau c’ matin en Sein’-Saint-Denis l1/e1 Clichy-sous-Bois / on a eu d’abord ce drame avec ces deux jeun’s / c’est un drame / (malheureus’ment pour les parents) et / je reçois les parents cet après-midi (hm hm) (haha) / j’ les reçois pour les assurer d’une chos’ dans / l’épreuv’ qui est la leur / c’est qu’ils auront accès à tous les documents pour savoir quelle est exactement la vérité / premier point / deuxièm’ point / j’ai mis les moyens nécessair’s à Clichysous-Bois / pour que vous puissiez vivr’ tranquill’ment / y a aucun’ raison qu’ Clichy-sous-Bois connaiss’ des nuits d’émeute / comm’ cela / troisièm’ment je vais voir dans un instant l’imam / pour parler avec lui d’ c’ qui s’est passé / dans la mosquée de manière à c’ que le calme revienne / parc’ qu’on n’ peut rien traiter et rien fair’ quand y a pas du calme / en l’état de me::s informations / je confirm’ que c’est bien un’ grenad’ lacrymogène euh qui vient d’une:: / -fin / qui est en dotation / dans euh les compagnies euh d’intervention qui étaient / sur place en Sein’-SaintD’nis cett’ nuit-là ce qui n’ veut pas dir’ / que c’est un tir qui a été vou- euh / fait par un policier hein ça c’est l’enquêt’ qui le dira L1/E1 Nicolas Sarkozy au micro de: Sophie Parmentier vous l’avez entendu L1/e1 c’est donc bien / un’ grenad’ lacrymogèn’ qui a été euh tirée dans la mosquée L1/E1 on avai:t évoqué un moment / eu::h L1/e1 l’éventualité d’un’ grenade au poivre qui aurait donc été manipulée par euh les émeutiers (France Inter, 31 octobre 2005). Cette occurrence de DD convoqué est mise en clôture par une proposition antéposée, il était à nouveau ce matin en Seine-Saint-Denis, et par une phrase nominale postposée, Nicolas Sarkozy au micro de Sophie Parmentier. De manière globalement comparable à ce qui se produit dans les DD représentés canoniques, ces deux segments assurent l’enchâssement de l’autre énonciation dans le dire en cours, en verbalisant ses principales coordonnées contextuelles. Il convient cependant de ne pas minimiser le fait que de tels segments interagissent avec le changement d’environnement acoustique entre le son totalement aseptisé du studio où la voix enchâssante du journaliste L1, absolument nette, occupe tout l’espace sonore, et l’atmosphère beaucoup plus complexe de Clichy-sous-Bois dans laquelle la voix enchâssée de N. Sarkozy l1, légèrement étouffée, se détache sur le bruit de fond d’une ou plusieurs autres voix à proximité, et sur les échos plus lointains de cris d’enfants puis de moteurs de voitures. Ce contraste rend instantanément perceptible l’enchâssement énonciatif, au point que le dispositif radiophonique est fréquemment plus sobre, se réduisant à un seul segment, placé soit avant soit 356 Bertrand Verine après l’énoncé enchâssé, du type {Nicolas Sarkozy au micro de Sophie Parmentier ce matin en Seine-Saint-Denis}. En interaction, cette fois, avec l’assertion du ministre à Clichy-sous-bois pour que vous puissiez vivre tranquillement, le contraste sonore permet également d’inférer que l’acte d’énonciation d’origine n’est pas une interview, mais un discours-événement qui a eu pour destinataires ratifiés vous des clichois. Ces paramètres sonores et, en particulier, la matérialité de la voix de l1 contribuent donc, plus encore que dans le texte écrit, à l’illusion de littéralité et d’étanchéité des discours, mais ils ne modifient pas fondamentalement le statut de l’énoncé enchâssé, que l’énonciation enchâssante intègre à sa perspective propre. C’est en réalité sur ce terrain du dialogisme comme dialogue interne de l’une à l’autre énonciation qu’apparaissent les différences textuelles / discursives entre DD convoqué et représenté. Dans notre exemple, en sus du double marquage de l’enchâssement, le journaliste a choisi de redoubler chacun des trois points du discours ministériel en les rapportant deux fois, d’une part sous la forme de l’enregistrement sonore, donc du DD convoqué, d’autre part sous l’une des formes habituelles du DR représenté, deux formes indirectes placées avant l’enregistrement (Nicolas Sarkozy qui promet que tout’ la lumièr’ s’ra fait’ sur cette affair’ et qui dit vouloir s’attaquer / aux violenc’s urbain’s), une forme directe placée après (vous l’avez entendu c’est donc bien / un’ grenad’ lacrymogèn’ qui a été euh tirée dans la mosquée). Au niveau textuel / discursif, la redondance informationnelle entre les deux modes de citation souligne que leur différence est avant tout dialogique. De fait, en termes de progression textuelle, pour qu’il soit pertinent de référer à une même énonciation enchâssée sous les deux espèces, il faut qu’elles soient complémentaires, c’est-à-dire qu’elles ne réfèrent pas exactement à la même portion de contenu. Faute d’une telle valeur descriptive, le récepteur se trouve nécessairement conduit à rechercher quelle peut être la valeur interprétative de la redondance : en l’occurrence, le verbe recteur promet peut sous-entendre un doute du journaliste sur la faisabilité, voire la sincérité des engagements du ministre, ce que pose explicitement la construction dit vouloir. Mais, dès lors, comment interpréter le troisième marqueur, vous l’avez entendu ? Devons-nous le recevoir comme mettant en doute la capacité d’attention, voire les facultés de compréhension des auditeurs que nous sommes ? 2.2. Une condition particulière du dialogisme interdiscursif Sous réserve de confirmation statistique, je proposerai l’hypothèse suivante : contrairement à ce qui se produit avec le DD représenté (cf. Verine 2005b), il Une variante contextuelle du discours rapporté avec mention 357 semble que la dualité des contextes sonores et/ou visuels propre au DD convoqué restreigne fortement les possibilités d’enchaînement syntaxique de l’énonciation enchâssante sur l’énoncé enchâssé par un adverbe modal (oui, non...) ou par un connecteur argumentatif (or, car...), voire les possibilités de reprise anaphorique d’un élément du contenu enchâssé par un pronom. Ainsi, des enchaînements tout à fait fréquents après les DD représentés, du type 2a. « ça c’est l’enquête qui le dira ». Certainement pas, car elle va être faussée par les pressions politiques... 2b. « c’est bien une grenade lacrymogène qui est en dotation dans les compagnies d’intervention qui étaient sur place en Seine-Saint-D’nis cette nuit-là ». Or on avait évoqué un moment l’éventualité d’une grenade au poivre... paraissent problématiques après les DD convoqués. Leur contextualisation spécifique aurait donc un effet en retour sur le cotexte enchâssant, en induisant des enchaînements par la production d’un DR représenté comme en [2], par la reprise lexicale ou par l’anaphore nominale comme en [3] : 3. (Frédéric Pommier rend compte d’un meeting électoral de François Bayrou.) L1/E1 hier soir le chauffeur de sall’ n’y a pas été de main morte sur les compliments présentation très flatteuse et disons très optimiste de François Bayrou l1/e1 aujourd’hui / mes chers amis / en France / un homm’ s’est levé / déterminé / pour dire / il y en a assez de cett’ Franc’ bipolaire qui s’enfonce aujourd’hui / Mesdam’s et Messieurs le futur Président / de la République L1/E1 (applaudissements en fond) puis pendant près d’une heure et d’mie le candidat de l’UDF a développé son argument favori °h L1/e1 pour sauver le pays il entend rassembler droite et gauche et surtout rassembler les Français l1/e1 quand ça va mal faut se serrer les coud’s quand on a une immens’ tâche à faire i faut que tout l’ monde y participe cette idée simple est la mienne et c’est un’ révolution politiqu’ qu’il convient de conduire en France L1/E1 (voix indistinctes en fond) une révolution qui a tout’fois des précédents l1/e1 dans l’histoir’ c’est ce que Charl’s de Gaulle a fait / à la Libération puis en 1958 / c’est ce que Pierr’ Mendès-France voulait faire / c’est dans cett’ grande tradition historiqu’ que je m’inscris / vous avez l’ droit d’applaudir comm’ ça je vais boire un coup L1/E1 (applaudissements) François Bayrou boit effectiv’ment un coup (fin des applaudissements) avant d’évoquer avec malice un’ grand’ figur’ locale l1/e1 vous êtes tous des Vercingétorix en puissance / je vous invite à le montrer (applaudissements) je pens’ que ceci augur’ d’élections qui vont donner à la France la surpris’ qu’elle attend et le destin qu’ell’ mérite 358 Bertrand Verine L1/E1 (applaudissements en fond) un’ référenc’ gaulois’ qui n’ surprend pas vraiment les militants auvergnats (...) (France Inter, 20 janvier 2007). On constate que, sur quatre enchaînements, le reporteur en opère deux par la reprise lexicale d’une révolution puis de boire un coup, et deux en anaphorisant le futur président de la République par le candidat de l’UDF, puis Vercingétorix au moyen d’une référence gauloise. Bien que sa contextualisation soit seulement partielle, l’énoncé objectivé par l’enregistrement ne se laisse donc pas manipuler aussi aisément que l’énoncé réduit à sa composante verbale, sur lequel un journaliste pourrait effectuer des enchaînements tels que : 3a. « Mesdames et Messieurs le futur Président de la République ». Celui-ci a développé son argument favori... 3b. « c’est une révolution politique qu’il convient de conduire en France ». Elle a toutefois des précédents... 3c. « je vais boire un coup ». Cela fait, il évoque avec malice... 3d. « vous êtes tous des Vercingétorix en puissance ». Ceci ne surprend pas vraiment les militants auvergnats... Au total, je conclurai à l’unité en langue des formes du DR avec mention. Mais j’ajouterai aussitôt que les contraintes d’enchaînement sur la citation enregistrée, le caractère d’archives de l’autre énonciation que possède l’enregistrement, ainsi que la diversification des formes syntaxiques et des genres discursifs concernés justifient, en analyse du discours, la spécification d’une sous-catégorie du discours convoqué. Le continuum particulier qui se dessine ainsi a trait aux degrés de (re)contextualisation des paroles enchâssées. Il part des discours autres décontextualisés sur lesquels Diane Vincent et Sylvie Dubois (1997) ont attiré l’attention, et que j’ai moi-même retravaillés (Verine 2005a) : discours virtuels (imaginés), discours intérieurs (rapportant une pensée, par définition non attestée), discours stéréotypés ou itératifs (qui condensent plusieurs énonciations en un seul énoncé). Ce continuum passe ensuite par les occurrences où l’énoncé et son contexte d’énonciation sont représentés grâce à des moyens purement verbaux, il se prolonge avec celles où certains traits physiques de la locution enchâssée sont stylisés par la phonation ou la graphie du locuteur enchâssant (Verine 2007), et s’achève sur les DR convoqués dans lesquels la profération de l’énoncé par le locuteur enchâssé est restituée grâce à des instruments audio et / ou vidéo. C’est aux contraintes d’enchaînement que j’imputerai le fait que les îlots textuels convoqués ne se répandent que lentement dans l’information radiophonique : ils Une variante contextuelle du discours rapporté avec mention 359 semblent, pour le moment, apparaître davantage quand l’actualité chaude est pléthorique, induisant une plus grande rapidité du travail de montage et une plus forte compacité des reportages à diffuser. Il convient cependant de souligner que, contrairement au journaliste de presse écrite qui dispose seulement du discours représenté, le journaliste de radio a presque toujours le choix entre représenter par sa propre voix l’énoncé autre, et le convoquer grâce à l’enregistrement. Le plus intéressant sera dès lors d’observer, à propos d’un même discours-événement, les variations de montage entre les versions successives du journal sur une même station, mais surtout, dans quelles proportions et pour quels fragments d’énoncé les différents médias audiovisuels font alterner DR représenté et DR convoqué. Car de telles variations ont une incidence, sinon sur le caractère plus ou moins « objectif » du travail journalistique enchâssant, du moins sur le statut objectal des fragments ainsi enchâssés et sur l’interprétation de l’événement de parole. Bibliographie Bres, J. & Verine, B. 2002 : Le bruissement des voix dans le discours : dialogisme et discours rapporté. Faits de langues 19. 159-169. 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