Clinique du tabagisme

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Clinique du tabagisme
CLINIQUE DU TABAGISME
Pr Robert MOLIMARD
1.-Catégories de fumeurs
C'est un problème important si l'on veut faire de l'épidémiologie. Qu'est-ce qu'un fumeur?
L'accord n'est pas fait sur ce point, ce qui rend les statistiques souvent difficiles à comparer. La classification
n'est facile que pour le "non-fumeur de toujours". Encore existe t'il des sous-groupes, entre celui qui a tiré quelques
bouffées ou a fumé quelques cigarettes, mais n'y a trouvé aucun intérêt, et celui qui n'a même jamais essayé, ce qui
pose le problème d'un manque de curiosité vis à vis d'un comportement aussi généralisé. Mais dans ces deux derniers
cas, le fait de ne pas s'être mis à fumer peut aussi être la conséquence d'un environnement de non-fumeurs, d'une forte
interdiction parentale. Il y a aussi le petit puritain qui y voyait le diable, l'anxieux qui avait peur et le solitaire qui
répugnait à se mêler aux groupes des fumeurs. C'est dire qu'il est peut-être déjà hasardeux d'assimiler aux nonfumeurs ceux qui ont fait quelques essais sans suite.
A partir de combien de temps de tabagisme actif quelqu'un qui ne fume plus doit-il être classé comme
"ex-fumeur" et non comme "non-fumeur", peut-on parler d'arrêt du tabac, et non de "non-accrochage"?
La structure des ex-fumeurs est en effet totalement différente de celle des non-fumeurs de toujours.
Il y a le fumeur "occasionnel", qui fume quelques cigarettes quand il est "de sortie", une pipe ou un cigare trois
fois l'an. Il ne tarit pas sur le plaisir que cela lui apporte, se donnant souvent comme "connaisseur". Là encore, c'est un
continuum, d'autant que ces fumeurs occasionnels ont pu être antérieurement des fumeurs réguliers, que certains ne
sont que des "fumaillons", des "fumeurs du dimanche", chez qui ce comportement est naturel, alors que d'autres ne sont
fumeurs occasionnels que parce qu'ils exercent sur eux-mêmes une contrainte permanente et sont en fait de véritables
fumeurs dépendants.
Des données récentes montreraient que des manifestations de dépendance, prédisant l'entrée en tabagisme
régulier, se manifesteraient après seulement quelques bouffées.
A partir de combien de cigarettes par jour peut-on être considéré comme un fumeur régulier dépendant. On
entend toutes les définitions. Pour ma part, j'appellerais "fumeur régulier dépendant" celui qui ne peut passer un jour
sans fumer, ne serait-ce qu'une seule cigarette. C'est d'ailleurs la définition adoptée par Marie CHOQUET dans son
enquête nationale sur les adolescents. Elle à le mérite de la clarté et de ne pas définir arbitrairement un nombre critique
de cigarettes au-delà duquel seulement on serait dépendant. Ceci d'autant que l'on sait l'absence de corrélation entre le
nombre de cigarettes fumées et la quantité de nicotine absorbée. Une cigarette, ce peut être 3 bouffées tirées d'une
même cigarette rallumée 3 fois. "Fumez-vous tous les jours" me parait la bonne question.
Parmi ces fumeurs réguliers, la gamme des comportements est infinie.
Il y a celui qui fume sans se contrôler.
Celui qui se limite et part le matin avec 10 cigarettes dans son étui.
Celui qui fume une ou deux cigarettes après le repas.
Il y a le grand fumeur qui allume sa cigarette avec le mégot de la précédente. A partir de quelle quantité parler
de "grand fumeur"? La définition est floue, car il s'agit encore d'un continuum. Ce ne peut être la quantité, car 20
cigarettes par jour pour qui a de larges revenus et peut se permettre de gaspiller n'a pas le même sens pour celui qui
doit compter.
Il y a l'économe qui fume jusqu'au filtre, et le gaspilleur qui jette sa cigarette après trois bouffées, ou l'oublie
dans le cendrier.
Il y a celui qui les roule, parfois avec des mégots.
Il y a le fumeur de pipe, l'amateur de cigares ou de cigarillos.
Sans parler des chiqueurs et des priseurs, qui sont en France une minorité.
2.- Types de fumeurs
Il y a autant de types de fumeurs que de types de personnalités, entre celle qui "savoure" une cigarette
"sociale", beaucoup plus préoccupée par l'arrondi de son bras que par l'absorption de sa drogue, et celui qui décharge
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son camion un mégot parfois éteint au coin des lèvres. La grande distinction, par rapport à la dépendance, est entre le
tabagisme convivial et le tabagisme solitaire. Fumer seul est un grand signe de dépendance. On ne fume pas parce
qu'on désire s'intégrer au groupe. La cigarette remplace le groupe et comble la solitude. Dans le premier cas, on est
encore dans le domaine des stratégies collectives de prévention. Dan s le second, l'abord est curatif, et individuel.
3.- Comment mesurer l'arrêt du tabac
Une des plus grandes difficultés dans les études contrôlées sur l'efficacité des traitements du tabagisme et de
définir ce qu'on entend comme succès. A partir de quand peut-on parler d'un "ex-fumeur"? Les reprises tardives du
tabagisme sont fréquentes et la durée d'abstinence à retenir arbitraire. Où classer ceux qui ont fait quelques entorses,
mais finiront par arrêter. Encore faudrait-il différencier ceux qui ont fait un arrêt un peu progressif de ceux qui ont refumé
ultérieurement. Il serait nécessaire d'avoir des définitions consensuelles.
Pour ma part, je pense qu'on ne peut parler d'arrêt que lorsqu'il est absolu. La "réduction" du nombre de
cigarettes fumées n'est pas une mesure fiable, puisque l'absorption de nicotine peut rester inchangée, et que la règle est
le retour plus ou moins rapide au niveau de consommation antérieur.
Quelques travaux concordent pour dire que la grande majorité des fumeurs qui ont vraiment arrêté n'ont pas fumé
une seule cigarette depuis leur décision d'arrêt. Passé deux ou trois "dérapages", la reprise a en général été la règle. Il
faut donc compter non pas à partir de la décision ferme d'arrêt, mais à partir de la dernière cigarette fumée. Je
classerais volontiers comme "en tentative d'arrêt" ceux qui n'ont pas obtenu un arrêt absolu, mais se battent et n'ont pas
encore renoncé à ce but.
La courbe de survie dans l'abstinence ayant une allure grossièrement exponentielle, avec de moins en moins de
reprises du tabagisme à mesure que le temps passe, on ne trouve pas de point de rupture qui permette de dire qu' "audelà" de ce point le sujet peut être considéré comme "ex-fumeur". Certes la durée d'abstinence est un facteur important,
mais les reprises après des dizaines d'années démontrent que le temps n'est pas le véritable critère. Si l'on veut prendre
une définition arbitraire, on peut avancer que jusqu'à 6 mois après l'arrêt, la probabilité de reprise est suffisamment
grande pour qu'on ne soit pas autorisé à parler de succès.
En fait, on peut grossièrement définir deux groupes parmi ceux qui ont arrêté de fumer. Ceux qui n'ont pas
encore admis qu'ils n'arriveront jamais à "contrôler l'incontrôlable". Ils ne fument pas, mais au prix d'un combat
permanent contre des pulsions, souvent provoquées par des situations environnementales qui les appelaient à fumer.
Intérieurement persiste l'idée que ce n'est pas définitivement fini, que peut-être un jour… Cela peut durer des années,
toute leur vie. Ils restent dans une démarche d'arrêt. On pourrait, selon la suggestion de Patrick DUPONT, les appeler
des STOPPEURS.
Les enquêtes auprès de fumeurs qui ont arrêté depuis très longtemps montrent que la grande majorité d'entre
eux ont su dès le premier jour que leur démarche était la bonne et qu'ils ne fumeraient jamais plus. C'est ce sentiment
subjectif qui caractérise l'EX-FUMEUR. Peut-être un TEST D'EX-FUMEUR, sous forme d'un questionnaire du type de
celui mis au point par FAGERSTRÖM pour évaluer la dépendance, serait plus utile pour évaluer les succès que des
définitions arbitraires de durée d'abstinence.
Mais si l'on veut juger de l'efficacité d'un traitement, est-il raisonnable d'exiger le succès total? Si l'on avait
retenu que les guérisons totales pour juger des effets de la chimiothérapie des cancers, la thérapeutique n'aurait guère
progressé. Un traitement qui diminue l'intensité des manifestations subjectives du sevrage pourra peut-être augmenter
les chances de succès à long terme, mais son efficacité peut être jugée en quelques jours ou semaines. Le taux de
succès en fin de traitement, même la réduction du nombre de cigarettes peuvent être dans ce cas des indicateurs
intéressants d'efficacité.
En ne finançant que des travaux répondant à ces critères, on pourrait beaucoup mieux utiliser l'argent public, et
espérer des progrès. Autrement, on peut s'engager dans des politiques qui peutvent se révèler des gouffres financiers,
inefficaces voire même contre-productifs.
La pression sociologique est considérable. En ce qui concerne notre action pour prévenir le tabagisme des
jeunes, il faut faire preuve d'une grande humilité :
TOUT EST A INVENTER
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L'HISTOIRE NATURELLE DU FUMEUR.
C'est d'abord le fumeur heureux. Il fume quelques cigarettes dans la semaine, fait des ronds de fumée, a intégré
un groupe convivial. Il s'identifie à un modèle, Humphrey Bogart Laureen Baccal, Steve Mac Queen, la prof de français
ou le leader de la classe. C'est le fumeur "consonnant" de Raw et Prochaska, parfaitement en accord avec son
tabagisme. Que faire d'autre à ce stade que de tenter, par affiches, émissions de radio ou télé, interventions dans les
écoles, de semer le doute?
Un jour, un voisin meurt d'un cancer du poumon, une émission de radio tombe sur un moment de réceptivité. Le
ver est dans le fruit. Une dissonance s'installe. Le fumeur n'est plus parfaitement à l'aise dans sa peau de fumeur. Un
sentiment de culpabilité commence à gâcher le plaisir d'allumer la cigarette du matin.
Comment réagit-il alors? S'il n'est pas encore dépendant, il peut se dire "j'arrête", et effectivement s'arrêter.
C'est pourquoi il serait utile d'étudier les moyens efficaces pour obtenir cet arrêt, avant l'installation de la dépendance.
Pouvoir transmettre à l'adolescent ce message "c'était normal de commencer à fumer pour voir ce que c'était, mais il est
maintenant urgent de se prouver qu'on ne se laissera pas prendre".
S'il est déjà dépendant, la première pensée sera plutôt " Je pensais pouvoir contrôler à deux ou trois cigarettes
par semaine, me voici à 10 par jour. Je fume trop". La conclusion logique est de chercher à se limiter. Mais, la fumée
étant un fluide gazeux, on ne réduit pas la dépendance et l'apport de substances psycho-actives proportionnellement à
la diminution du nombre de cigarettes. On compense en fumant plus activement. Mais lorsque le nombre de cigarettes
fumées devient trop bas, on ne peut plus "obtenir sa dose", et l'on revient vite au tabagisme antérieur.
Alors on cherche d'autres moyens, on passe aux cigarettes légères, on s'essaie à la pipe, au cigarillo voire au
havane, mais on se rend compte que la consommation augmente inexorablement.
Alors, on se dit "j'ai compris pourquoi je ne peux diminuer, c'est parce que je suis intoxiqué". Alors on fait une
tentative d'arrêt, mais non pas pour s'arrêter, pour se désintoxiquer, se refaire une virginité, avec l'idée qu'une fois
"purifié", on pourra alors reprendre une cigarette et, cette fois, ne pas laisser monter inconsidérément sa consommation
et la maintenir à un niveau "raisonnable", aux quelques bonnes cigarettes qui font la qualité de la vie. Après quelque
temps, on reprend une cigarette et, quelques jours après, on en est à nouveau au paquet.
On voit bien qu'il ne s'agit pas d'une rechute, puisque la reprise du tabagisme était programmée dès la tentative
d'arrêt.
Ainsi, au fil des années, le fumeur accumule des expériences, cherchant à tout prix à contrôler. Son rêve serait
de s'arrêter de fumer, tout en continuant à le faire.
Mais, peu à peu, dans son inconscient, mûrit le sentiment qu'il ne pourra réussir cet inconciliable. Alors, pour une
raison souvent futile, une angine, une réflexion de ses enfants, il s'arrête. Il vient de basculer littéralement dans l'état
stable d'ex-fumeur. Une enquête du Comité Français d'Education pour la Santé auprès de 42 fumeurs qui avaient arrêté
depuis plus de 2 ans a montré que cet arrêt avait été brutal, parfois non prémédité, un véritable déclic, au point que
beaucoup peuvent dire non seulement le jour, mais l'heure où ils l'ont ressenti. De plus, ce qui avait semblé si difficile
lors des tentatives précédentes leur est apparu étonnamment simple. C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase, en
anglais "the last straw that breaks the camel's back". J'aime bien cette formule, qui fait évoque le célèbre chameau
d'une marque connue.
On n'arrête pas par efforts de volonté. L'arrêt est automatique, involontaire. On mûrit lentement, et ÇA s'arrête,
comme le fruit tombe quand il est mûr. Contrairement à un schéma répandu, qui assimile le fumeur à un malheureux
Sisyphe, il ne s'agit pas d'un cycle, avec des arrêts et des rechutes, jusqu'à ce que par un miracle le fumeur s'arrête
définitivement. J'aimerais voir rayer du vocabulaire le mot désespérant de rechute du tabagisme. Après chaque
tentative, le fumeur ne revient jamais à l'état antérieur. La même eau ne repasse jamais sous le même pont. Il n'y a pas
de rechutes, seulement des tentatives désespérées de contrôle. Appelons les des étapes parfois nécessaires avant
l'arrêt définitif. Plutôt que l'image désespérante de ce cycle, je préfère voir l'arrêt du tabac comme le résultat d'une
démarche finalement libératrice, l'envol d'un canard comme peut l'évoquer l'image ci-après:
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Une tentative d'arrêt qui avorte n'est pas un échec,
c'est une étape vers l'état de grâc e définitif et stable d'ex-fumeur
où l'on a dominé et résolu son problème avec le tabac
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