Gu Ruzhang
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Gu Ruzhang
L’épopée de la paume de fer En Chine, quand quelqu’un se vante ou exagère un récit, on dit de lui qu’il « souffle dans le boeuf » (chui niu) pour le faire paraître plus gros qu’il n’est en réalité. Je m’étais intéressé à la carrière du grand maître Ku Yu Cheung (Gu Ruzhang), figure de proue de l’école Shaolin du Nord. Le regretté Chin Kam, professeur de wushu traditionnel qui enseigna discrètement à Paris pendant de nombreuses années, avait croisé celui-ci à Guiyang lors de la débâcle des armées du Guomindang vers la fin des années 1940. Mais lorsque je l’interrogeai sur les exploits de Ku et sa fameuse « paume de fer », il me répondit… : « chui niu » ! Un maître peut en cacher un autre Le premier article en français mentionnant Ku Yu Cheung parut dans le numéro 26 du magazine Karaté en octobre 1976. On y évoquait surtout l’école Shaolin du Nord dirigée par Kong Ping Cheung, un héritier de Ku à la deuxième génération. Dix-huit ans plus tard, je rédigeai une biographie de ce maître pour le magazine Arts et Combats (N°8, mars 1994), bio reprise et complétée dans mon ouvrage De Shaolin à Wudang. Entre temps, je m’étais lié d’amitié avec le représentant de cette école en Espagne et avais rassemblé quantité d’informations sur Ku et son école. Avant tout, il me faut préciser que pour de vagues raisons d’homophonie, Ku Yu Cheung (ou Kuo Yu Cheung ou Gu Ruzhang) est souvent confondu en France avec Kuo Yünshen (Guo Yunshen en transcription pinyin) célèbre maître de boxe Xingyi. En effet, il circule en France des photographies du premier, reprises dans cet article, que quelques uns s’obstinent curieusement à prendre pour des clichés du second ce qu’il faut peut-être attribuer à une ignorance de la langue chinoise… Quoi qu’il en soit, il est vrai que certaines de ces photos sont spectaculaires à souhait : on y voit notamment Ku pulvériser une pile de briques d’une frappe de la paume. Ceci explique sans nul doute l’engouement pour ces images et c’est justement là que je voulais en venir après cette mise au point. Chin Kam que j’évoquais en préambule ne croyait pas à cet exploit de la casse de briques et cela après avoir rencontré Ku en personne. Il est vrai que celui-ci était alors, semble-t-il, sérieusement diminué par une dépendance grandissante à l’opium. Bon, me direz-vous, il y arrivait peut-être autrefois, alors qu’il était plus jeune et s’entraînait, etc. Mais Chin Kam n’y croiyait pas du tout et l’opinion de cet ancien officier du Guomindang qui avait frequenté les milieux des boxeurs de Chine continentale et de Taïwan avait un certain poids. « L’homme canon » c’était pas du bidon Pour se faire une opinion au sujet des exploits des maîtres du Kung fu, il faut rappeler que ceux-ci ressortissent à une tradition que l’on pourrait qualifier de « saltimbanque ». Ainsi, la boxe française-savate connut elle-même quelque chose de comparable avec, par exemple, l’expert Louis Vigneron (1827-1871) qui accomplissait quand à lui le tour de force suivant : il chargeait sur son épaule un fût de canon de trois cents kilos et faisait partir le coup ! Il ne s’agissait pas d’une fumisterie puisque ce magnifique athlète périt le crâne fracassé en 1870 lors de l’exécution de son célèbre numéro ! C’était encore pour la boxe française une période de gestation où le futur art de combat se cherchait entre les numéros de foire, la méthode d’auto défense et le sport. Notons au passage que le wushu à l’époque plus récente de Ku Yu Cheung (1894-1952) ne s’était donc toujours pas libéré de cette tendance spectaculaire qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours avec les exploits des bonzes du temple Shaolin et d’une façon générale dans la plupart des exhibitions d’arts martiaux chinois ou asiatiques. En Chine, la discipline sportive efficace tarda à émerger puisqu’il fallut attendre pour cela les années 1980 et l’apparition du sanda. Un jour, on considérera peut-être enfin les ténors du kung fu traditionnels non plus comme ces personnages survoltés du cinéma de Hong Kong qui sautent dans tous les sens en accomplissant des exploits invraisemblables mais pour ce que les plus remarquables d’entre eux furent véritablement, les précurseurs de disciplines sportives en gestation. On s’apercevra alors que tout le merveilleux qui entoure les arts martiaux chinois n’est que la conséquence de croyances archaïques et naïves, d’une confusion entre un univers légendaire et le monde réel. Autant de facteurs qui représentent aujourd’hui encore un frein au perfectionnement de ces disciplines. Le massacre de Nankin En 1928, Ku participa au Guoshu guo kao de Nankin, la première compétition moderne de boxe chinoise organisée en Chine, et fut classé parmi les meilleurs combattants à l’issue de ce tournoi. Celui-ci fut tellement chaotique que les officiels durent, en raison des nombreux accidents, stopper les combats avant les finales et procéder à un vote pour classer les participants. La légende prétend que cette violence était due à la terrible efficacité du kung fu traditionnel ce dont il nous est permis de douter compte tenu des différences de niveaux et de conditions physiques des participants. Imaginez un peu : le compétiteurs le plus jeune avait 15 ans et le plus âgé 72 ! Certains avaient une expérience pratique du combat réel alors que d’autres ne connaissaient que les chorégraphies et les exercices énergétiques transmis par leurs écoles. Imaginez la même absence de sélection dans n’importe quel sport de combat, ce serait le massacre ! Ce fut justement le cas à Nankin et c’est ainsi qu’un certain Zhu Guofu fut élu par le jury en tête de quinze champions sur 134 compétiteurs, Ku figurant à la neuvième place dans ce premier groupe ce qui confirme la valeur incontestable de ce pratiquant. Dans l’école de Ku on prétend parfois que ce dernier fut déclaré meilleur lutteur ce qui est donc inexact. D’autres donnèrent leur propre version des résultats, tel Wan Laisheng, le chef de file de l’école shaolin liu he men, qui prétendait avoir remporté le tournoi. Il ne fait aucun doute que Wan comme Ku furent des experts de grande classe, mais il reste que Zhu Guofu fut reconnu à la première place et que Wan, quant à lui, figure dans le troisième et dernier groupe de ce classement, si l’on en croit certains documents d’époque où son nom apparaît seulement en… 82ème position (1). Quoiqu’il en soit, cette compétition fut une révélation pour le public chinois : les nombreux accidents furent la conséquence de l’absence de préparation physique et technique des athlètes, les journalistes présents ne manquant pas en outre de constater que les super pouvoirs prêtés aux maîtres du kung fu traditionnel, les « paumes d’acier », « chemise de fer » et autres « mains empoisonnées », ne se manifestèrent à aucun moment au cours de cette rencontre ni d’ailleurs au cours de celles qui suivirent ! (2) À l’épreuve des balles ! Encore une fois, ces précisions n’enlèvent rien aux qualités de ces maîtres qui ont laissé une trace profonde dans l’histoire des arts martiaux chinois. Toutefois, tout cela devrait nous mettre en garde contre les récits invraisemblables que certains propagandistes font gober depuis plusieurs décennies à d’innombrables Occidentaux ramollis du cerveau. Ces fariboles témoignent d’une tournure d’esprit qui instrumentalise à des fins mercantiles certaines croyances rétrogrades contribuant à replonger l’homme du XXIème siècle dans le plus lamentable des obscurantismes. Comment peut-on juger sainement les histoires colportées par certaines écoles de kung fu autrement que par leur pouvoir d’émerveillement sur les âmes simples ? Pour nous en tenir aux récits que se transmettent aujourd’hui encore les adeptes de l’école Shaolin du Nord, il se raconte ainsi comment Ku supporta volontairement et sans dommage les ruades d’un cheval dressé spécialement pour frapper. Mon ami Aurelio Cid Cazorla possède un très bel étalon, Tsar, et je défie n’importe quel bonze shaolin de résister aux sabots de cette bête magnifique ! Dans un autre épisode digne du ciné kung-fu, notre grand maître affronte une bande de malfrats dans une maison de thé et se débarrasse de ses quatre agresseurs qui l’attaquent simultanément par un seul mouvement, grand écart facial et double coup de poing vers les côtés tel un Jet Lee suspendu à ses cables ! Encore plus fort enfin : détenteur de l’art mystérieux de la « chemise de fer », Ku aurait survécu aux premiers tirs du peloton de soldats communistes chargé de l’exécuter qui durent s’y reprendre à plusieurs fois avant de parvenir à lui trouer la peau…(3). Il y a bien d’autres anecdotes du même tonneau qui ont fait rêver des générations de gamins chinois. Malheureusement, il n’y a pas que les gosses pour y croire… Ku, qui fut en son temps, à l’instar de Vigneron « l’homme canon », un éducateur tout en perpétuant une tradition saltimbanque mérite incontestablement de figurer en bonne place dans l’histoire des arts martiaux. Toutefois, ses exploits imaginaires le classent dans la catégorie douteuses des « super grands maîtres » parmi lesquels il en est au moins un qui aurait été complètement à l’épreuve des balles : Morihei Ueshiba, fondateur de l’aikido et véritable thaumaturge si l’on croit les biographies d’apparence sérieuse qui lui sont consacrées! (4). La furie du Petit Dragon De nos jours les adeptes du Shaolin du Nord sont nombreux sur le continent américain. Dans leurs salles décorées à grand renfort de peinture vermillon et de dragons dorés où veille le portrait du Grand Ancêtre, ceux-ci perpétuent religieusement les exercices de la « paume de fer », du neigong, la force interne qui permettait à Ku de réaliser ses prodiges, ainsi que la pléthore de chorégraphies exécutées à mains nues ou avec toutes sortes d’armes qui constituent le trésor quasi inépuisable de cette école. Mais au fait, vous avez certainement entendu parler de l’un de ces héritiers qui réside à San Francisco ? Il s’agit de Wong Jiack Man, celui-là même qui défia Bruce Lee à Chinatown en 1964. On ne sait plus trop comment se déroula ce combat à huis clos mais en tout cas, il est sûr que le maître des techniques internes de Shaolin ne mit pas prématurément fin à la carrière de la future star… Les mauvaises langues vont jusqu’à prétendre que Wong aurait passé son temps à courir en tous sens pour échapper à la furie du « Petit Dragon » ! D’autres défendent l’honneur de leur école en soutenant que si Wong s’était résolu à utiliser sa « paume de fer » personne ne connaîtrait aujourd’hui le nom du fondateur du Jeet Kune Do… En ce qui concerne Bruce Lee, il est intéressant de savoir qu’au cours de sa jeunesse, il fut lui-même impressionné par les exploits de Ku. Dans un intéressant cahier d’écolier publié dans un ouvrage de John Little, Le Tao du Gung fu, Bruce rapporte l’anecdote suivante au sujet du grand maître : « La légende prétend qu’il tua un cheval d’une simple vrille de la paume. Lorsque le cadavre du cheval fut examiné, il ne portait pas la moindre trace externe de coup. Mais à l’intérieur, les organes du cheval étaient complètement écrasés »… (5) Le moins que l’on puisse dire c’est qu’après son installation aux Etats Unis, la future idole du cinéma d’action rejeta violemment tout ce folklore qu’il en vint à désigner avec mépris de « fatras des arts martiaux traditionnels », et cela à commencer par les pratiques auxquelles il s’était adonné lui-même avec passion à Hong Kong. Pourtant, il faut souligner que malgré ses propos acerbes, Lee continua néanmoins à s’inscrire dans la tradition du kung fu saltimbanque avec ses numéros du « coup de poing sans recul » et autres pompes exécutées sur les deux doigts d’une main. Par ailleurs, force est d’admettre qu’il ne se fit pas connaître par une carrière de combattant au contraire de ce que veut faire croire les films romançant sa vie et très récemment un feuilleton télévisé produit par la télévision chinoise… De la rue au ring Pour en rester dans ce domaine du combat, on sait maintenant que dans leur ensemble, les styles traditionnels, aussi redoutables qu’ils soient face à l’homme de la rue, ne sont guère adaptés à la confrontation sur un ring face à un sportif convenablement préparé. Lorsque les styles se conforment aux exigences du combat sportif, ils sont contraints d’adopter les techniques efficaces qui sont communes au grands courants des sports de combat, la savate française ayant de ce point de vue précédé historiquement le kung fu comme le karaté dans cette voie (6). Mais pour le familier de la Chine, la boxe chinoise traditionnelle joue encore un rôle social et identitaire qui lui confère d’autres raisons d’être. Mais combien sont-ils en Occident à entretenir la confusion entre ce sport traditionnel et les recettes d’une efficacité magique concoctées à partir de gestuelles sophistiquées et de secrets énergétiques ? Le sanda wang qui se développe aujourd’hui en Chine, mère-patrie des arts martiaux, est une discipline réellement efficace qui concurrence désormais la boxe thaïlandaise et le fait que l’on n’y retrouve pas la fascinante gestuelle du kung fu classique devrait en faire réfléchir plus d’un. Le wushu modernisé, cet excellent art chorégraphique, a quant à lui définitivement supplanté les méthodes traditionnelles du point de vue gymnique, le seul permettant réellement d’apprécier ces disciplines corporelles anciennes et modernes si je me fonde sur les centaines de démonstrations d’enchaînements auxquels j’ai pu assister en une trentaine d’années ainsi que sur les innombrables petits films que l’on peut voir sur Youtube. Car en ce qui concerne les secrets énergétiques ou martiaux. Eh bien, il semblerait que, jusqu’à preuve du contraire… chui niu ! (1) Dans le numéro 134 de la revue Wuhun (août 1999, pages 40-41) on trouve le classement des participants du tournoi de Nankin tel qu’il apparaît dans un document publié par le Nanjing zhongyang guoshu guan, « Institut central des arts nationaux de Nankin », institution officielle des arts martiaux chinois pendant la période du Guomindang (Ce document porte le titre suivant : Zhongyang guoshu guan di er ju guoshu guokao zhuankan). (2) Par exemple les deux tournois organisés à Nanjing en 1933 dont les règlements privilégièrent tour à tour la lutte puis une sorte de non-contact. Les journaux de l’époque se gaussèrent des « combats de bœufs », inférieurs à ceux du shuai jiao, la lutte chinoise, puis des « combats de coqs » sautillants au cours desquels la victoire se décidait à la moindre pichenette. Cf. Xi Yuntai, Zhongguo wushu shi, renmin tiyu chubanshi, Beijing, 1985, page 189. (3) Rien ne confirme que Ku fut exécuté, certains attribuant sa mort à son addiction à l’opium. (4) Celui-ci est souvent considéré comme le plus grand maître d’arts martiaux de tous les temps. Il serait intéressant d’analyser ce mythe, entretenu avec ferveur en France par toutes les pointures que comptent le budo et même certains spécialistes du wushu. (5) Bruce Lee, Le Tao du Gung fu, textes regroupés par John Little, Guy Trédaniel Éditeur, 1998, page 168. (6) Pour s’en convaincre, il suffira de visionner les documents sur le karaté nippon qui remontent aux années 1950 ou sur les compétitions de cette discipline qui eurent lieu aux Etats-Unis au cours de la décennie suivante. Il serait temps que l’on reconnaisse aux sportifs occidentaux, tel que Dominique Valéra en France, leur immense contribution à l’évolution du karaté vers le sport efficace que nous connaissons aujourd’hui.