celle d`une spécificité de la situation triadique mère/jumeaux
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celle d`une spécificité de la situation triadique mère/jumeaux
GEMELLITE ET TROUBLES DU LANGAGE : QUELLE PRISE EN CHARGE ORTHOPHONIQUE ? Isabelle DELVAL Mémoire présenté en vue de l'obtention du Certificat de Capacité d'Orthophoniste - LILLE 2005 Directeur de Mémoire : Madame Françoise COQUET, orthophoniste La gémellité suscite toujours de l'intérêt et éveille les curiosités. Ce n'est pourtant pas un phénomène exceptionnel puisqu'on compte 2 à 3 % de jumeaux dans la population générale. Si de nombreuses légendes et croyances ont circulé à travers les temps, la condition gémellaire est avant tout une réalité au quotidien : tout le début de l'existence est vécu en duo. Le contexte de développement est donc très particulier et pas forcément favorable. D'ailleurs, sur le plan langagier, la littérature a, très tôt, fait mention de retards de langage chez les jumeaux, plus fréquents que dans la population "ordinaire". On peut supposer que des jumeaux sont suivis en orthophonie. Alors une question se pose : s'ils accèdent au langage dans des conditions particulières, sont-ils par conséquent des patients "à part" qui ont besoin d'une rééducation spécifique ? C'est à cette problématique que cette étude se propose de se consacrer. Après un rappel des connaissances sur la gémellité sous différents points de vue (médical, développemental et langagier), j'expliquerai la démarche utilisée pour étudier la façon dont les thérapeutes du langage abordent les jumeaux. L'analyse des résultats permettra de définir dans quelle mesure la prise en charge orthophonique s'adapte à ce type de patient. CONTEXTE THEORIQUE LA GEMELLITE SUR LE PLAN MEDICAL Sont qualifiés de jumeaux des enfants nés d'un même accouchement. On distingue deux catégories de jumeaux selon le type de conception : - les faux jumeaux (ou dizygotes), issus de deux oeufs, donc de deux ovules différents fécondés par deux spermatozoïdes. Ils sont de même sexe ou pas. Leur patrimoine génétique est différent. Ils ne se ressemblent généralement pas plus que des frères et soeurs non-jumeaux. - les vrais jumeaux (ou monozygotes), résultant d'un seul oeuf, donc d'un seul ovule fécondé par un seul spermatozoïde. Puis, l'oeuf se scinde en deux ; selon le moment où cela se produit, trois types de grossesse sont possibles (dont l'un est identique à celui de la grossesse dizygote). Aussi, contrairement à l'idée reçue, les vrais jumeaux n'ont pas tous partagé la même poche et le même placenta : cela n'arrive que dans 1 % des cas. Toujours de même sexe, les monozygotes ont le même patrimoine génétique. La gémellité est un phénomène courant puisqu'une naissance sur 80 est de type gémellaire. Depuis une vingtaine d'années, la proportion de jumeaux tend à augmenter, et les traitements contre la stérilité sont sans doute les éléments contribuant le plus largement à cette hausse. La grossesse et l'accouchement gémellaires sont plus complexes qu'en cas d'enfant unique. Ils comportent un certain nombre de risques (comme le retard de croissance intra-utérin, la prématurité, la césarienne, un faible poids de naissance...). Et il n'est pas rare que la santé des nouveaux-nés jumeaux se trouve fragilisée. DES CONDITIONS DEVELOPPEMENTALES PARTICULIERES L'arrivée simultanée de deux enfants dans un foyer est un bouleversement sur le plan matériel (la surcharge de travail est colossale), mais aussi un défi émotionnel qui met la famille à l'épreuve : la mère est souvent épuisée et doute de ses capacités de bonne mère (ne parvenant pas à répondre immédiatement et totalement aux besoins des deux jumeaux),le père et la fratrie se sentent délaissés. Puis, la situation gémellaire rend l'attachement parental complexe : comment aimer deux enfants à la fois ? Il arrive que le lien s'établisse préférentiellement avec l'un des jumeaux au détriment de l'autre, ou que chaque parent "s'attribue" un jumeau. Mais souvent les parents s'efforcent de ne pas manifester de préférence, avec le risque possible de considérer les jumeaux comme une entité et de ne s'attacher à eux qu'en tant que paire. Quant à la structuration psychologique des jumeaux, elle ne s'effectue pas sans heurt. Dès le stade symbiotique initial, le jumeau doit partager avec son partenaire : le déficit de fusion première et exclusive avec la mère est un premier obstacle à la conquête d'une individualité équilibrée. Ensuite, pour prendre conscience de son propre corps, il doit effectuer une scission mentale d'avec sa mère mais aussi d'avec le compagnon de toujours ; la définition du schéma corporel et l'image mentale de soi-même ont tendance à être retardés. S'il est si difficile de se séparer de ce double pour acquérir une identité claire, c'est parce que la relation affective est très forte, qu'elle génère une plénitude émotionnelle et apparaît comme un refuge et une protection vis-à-vis de l'extérieur. Toutefois, cet attachement, aussi puissant soit-il, n'est pas sans faille et l'harmonie laisse souvent place à la rivalité, nourrie par le besoin de s'affirmer et l'inévitable course à la différence. De nombreux aspects de la vie (scolarité, comportement affectif, intégration professionnelle, etc...) vont se trouver influencés par ce lien gémellaire si caractéristisque. Concernant la personnalité, Zazzo (1984) considère que les jumeaux forment un couple. Des interactions s'installent par lesquelles chaque partenaire réagit et s'ajuste à l'autre de diverses manières. La vie à deux crée très précocément chez les jumeaux une influence mutuelle qui les amène à se ressembler sur certains points et à se démarquer sur d'autres. Les tempéraments des jumeaux sont d'ailleurs souvent décrits comme étant complémentaires. Tiraillé entre le besoin d'être lié à son partenaire et la nécessité d'être indépendant, "réussir" sa gémellité n'est pas facile. LES JUMEAUX ET LE LANGAGE Les premiers travaux sur le langage gémellaire (de la fin du XIXème siècle aux années 1960) convergent tous dans le même sens. En premier lieu, un retard de langage est observé chez nombre de jumeaux. Par exemple, Day (1932), qui compare les propos spontanés dans une situation de jeu de jumeaux âgés de 2 à 5 ans à ceux d'autres enfants, constate un retard pour chaque élément étudié (longueur des énoncés, construction grammaticale, vocabulaire et analyse fonctionnelle). Par ailleurs, certains auteurs affirment que, entre eux, les jumeaux utilisent un langage particulier, inaccesible à toute autre personne. Luria et al. (1956) le qualifient de "langage autonome". En 1960, Zazzo confirme l'existence de deux univers verbaux chez les jumeaux : quand ils s'adressent à autrui, ils utilisent le langage conventionnel (que toutefois ils peuvent acquérir avec un certain retard), mais quand ils communiquent entre eux, ils tiennent des propos incompréhensibles, que Zazzo préfère désigner par le terme de "cryptophasie". La période de 1960 à 1980 est assez pauvre en études scientifiques, si ce n'est celle de Mittler (1976) qui cherche à déterminer l'influence des paramètres biologiques, génétiques et sociaux dans le développement langagier des jeunes jumeaux : le retard qu'il observe chez des jumeaux de 4 ans soumis à un test de langage est très fortement corrélé aux facteurs environnementaux. Les recherches plus récentes bousculent quelque peu les précédentes découvertes. La notion de langage spécifique, que les jumeaux développeraient pour communiquer entre eux sans être compris des autres, est sérieusement remise en cause. Pour Lebrun (1982), la cryptophasie n'est pas une langue à part ayant une structure propre ; ce n'est qu'une imitation grossière et malhabile de la langue maternelle, c'est une forme de retard de langage. L'impression de double langage chez les jumeaux vient simplement du fait qu'ils fournissent des efforts pour être compris de l'adulte, alors que cela est superflu avec le co-jumeau. Bakker (1987) et Garitte (2001) confirment : tout enfant fait des erreurs au cours du développement verbal et est souvent mal compris de son entourage. Comme les jumeaux acquièrent le langage simultanément, les erreurs de l'un peuvent être maintenues et renforcées par l'autre, celui-ci devenant le modèle d'apprentissage privilégié, plus que les parents. La question du langage gémellaire se pose désormais en termes de compétences à communiquer dans un cadre interactif et familial. En 1986, Tomasello et al. montrent que la relation verbale mère/jumeau est différente, sur les plans quantitatif et qualitatif, de ce qu'elle serait s'il n'y avait qu'un enfant : la mère s'adresse plus souvent aux deux enfants qu'à chacun d'eux, ses propos sont plus brefs et moins complexes, le style est directif et moins affectueux, il y a moins d'épisodes d'attention conjointe et de tours de parole... Une conversation suivie mère/enfant est plus difficile à réaliser avec deux bébés. Les jumeaux évoluent donc en fonction de cette relation verbale particulière et doivent faire preuve d'une grande adaptabilité au partenaire pour pouvoir communiquer. Parallèlement, Savic (1980) décrit la particularité de la situation triadique mère/jumeaux. Elle explique que, dans ce système, il y a toujours un locuteur mais deux récepteurs, ce qui entraîne la formation d'habitudes spécifiques de langage (comme l'optionnalité ou la rivalité). La vulnérabilité des jumeaux sur le plan langagier ne doit pas être négligée, d'autant que certains auteurs, comme Johnston et al. (1984) puis Hay et al. (1987), montrent que les désordres précoces des jumeaux ne disparaissent pas avec la scolarité (contrairement à ce qu'avaient affirmé de précédentes études) et peuvent même subsister à long terme à travers des activités comme la lecture et l'orthographe. En 1998, Garitte et al. s'intéressent aux jumeaux suivis en orthophonie et se posent la question d'une possible particularité de leurs pathologies langagières. L'enquête qu'elles mènent auprès d'orthophonistes révèle que les jumeaux présentent les mêmes difficultés que les autres enfants, à savoir principalement des retards de langage. Certes, un jumeau ne présente pas de troubles du langage propres, mais les conditions dans lesquelles il accède au langage sont différentes de celles d'un enfant unique. Aussi, doit-on le prendre en charge de la même façon qu'un autre patient ? Certaines adaptations sont peut-être nécessaires... C'est donc à cette éventuelle spécificité du suivi orthophonique des jumeaux que l'on va s'intéresser. OBJECTIFS - METHODE HYPOTHESE INITIALE Si les jumeaux ont plus de difficultés que les autres enfants pour apprendre à parler, c'est essentiellement pour des raisons environnementales. Le contexte duel dans lequel ils évoluent est tout à fait particulier et ne facilite pas l'accès au langage : - le co-jumeau est toujours présent et devient le modèle linguistique privilégié. - le langage maternel est insuffisant en quantité et en qualité. - il n'est pas aisé de trouver sa place dans une situation de communication triangulaire. Il me semble que l'on ne peut pas faire abstraction de ces éléments et que le suivi orthophonique doit s'adapter au statut gémellaire : c'est l'hypothèse de travail que je souhaite vérifier. L'objectif est donc d'essayer d'évaluer comment les orthophonistes abordent la prise en charge des jumeaux, à travers le bilan, la rééducation et l'intérêt porté à ce type de patient. POPULATION La population à étudier étant celle des jumeaux suivis en orthophonie, je me suis fixé un certain nombre de critères de sélection de cette population, en vue de cadrer précisément l'échantillon à constituer : j'ai choisi de m'intéresser à des jumeaux - de moins de 12 ans - monozygotes ou dizygotes (de sexe identique ou différent) - présentant des troubles du langage oral ou écrit spécifiques (c'est à dire non secondaires à une autre pathologie) - pris en charge par des orthophonistes exerçant en libéral - que les 2 jumeaux soient suivis ou seulement 1 des 2. La recherche de population s'est effectuée suivant deux axes. L'objectif était de contacter un nombre important d'orthophonistes de ma région (Ile-de-France) pour savoir s'ils comptaient des jumeaux parmi leurs patients et acceptaient de témoigner à ce sujet. Grâce à la parution d'une petite annonce dans un bulletin professionnel et à un mailing de 400 lettres, 77 orthophonistes ont répondu favorablement. METHODE D'EXPERIMENTATION Le choix du questionnaire s'est imposé assez vite, parce que cette méthode permet de recueillir un grand nombre de témoignages et est moins intrusive qu'un entretien et que les réponses peuvent être formalisées grâce à la préparation préalable. Toutefois cette démarche requiert une certaine disponibilité de la part de l'interviewé et les réponses fournies peuvent différer de ce qu'elles auraient pu être à l'oral. La construction du questionnaire est une étape délicate parce que décisive. Il doit permettre de vérifier l'hypothèse initiale sans inciter les personnes interrogées à répondre ce qu'on souhaiterait qu'elles répondent. La principale difficulté d'élaboration a résidé dans la nécessité de trouver un juste équilibre entre quantité et qualité des questions : le questionnaire ne devait pas être trop long et il importait de bien choisir les types d'items pour faciliter les réponses et le traitement ultérieur. Par ailleurs, il m'a paru indispensable de concevoir deux questionnaires différents selon que l'orthophoniste suit 1 seul jumeau ou les 2. Le questionnaire s'articule autour de trois parties : - le bilan orthophonique. Moment déterminant, il est l'occasion d'établir un premier contact avec le patient et sa famille et de collecter un ensemble d'informations en vue de comprendre les difficultés : comment s'organise ce bilan quand le(s) patient(s) est(sont) un(des) jumeau(x) et quels éléments met-il en lumière ? - la rééducation. C'est une période plus ou moins longue de partenariat entre l'orthophoniste et l'enfant, en vue d'aider ce dernier : quels en sont les objectifs, comment se déroule-t-elle, quelles en sont les caractéristiques lorsqu'il s'agit d'un(de) jumeau(x)? - le point de vue de l'orthophoniste : quel est le niveau de connaissances et l'intérêt des orthophonistes à l'égard de la population gémellaire et de son langage ? RESULTATS 89 % des orthophonistes qui avaient donné leur accord (pour faire part de leur expérience de suivi de jumeaux) ont rempli le questionnaire qui leur avait été adressé : - 65 % d'entre eux prennent en charge 1 seul jumeau. - 35 % suivent les 2 jumeaux. GEMELLITE ET LANGAGE : AVIS GENERAL DES ORTHOPHONISTES 3 orthophonistes sur 4 pensent que la condition gémellaire constitue un risque par rapport au langage : du fait de la situation duelle, l'accès au langage doit se jouer différemment chez les jumeaux. C'est un point de vue tout à fait juste : les travaux menés des années 1980 à nos jours (par Savic (1980), Bornstein et al. (1984), Tomasello et al. (1986), Mc Evoy et al. (1992), Dodd et al. (1994) et Mc Mahon et al. (1997)) ont en effet montré combien les modalités d'apprentissage du langage étaient particulières chez les jumeaux. Pourtant, cette perception est purement intuitive puisqu'aucun thérapeute du langage n'a précisé avoir suivi une formation ou fait de lectures à ce sujet. 2 orthophonistes sur 3 estiment que suivre des jumeaux requiert certaines adaptations, notamment une individualisation des prises en charge et un accompagnement parental accrû. 70 % de ceux qui prennent en charge un couple de jumeaux sont passionnés par cette rééducation, d'une part, parce qu'ils sont curieux d'observer les évolutions parallèles de chaque enfant, d'autre part, parce que l'indispensable travail sur la relation gémellaire est un challenge intéressant. Ces résultats peuvent sembler contradictoires : les orthophonistes sont convaincus de la nécessité d'adapter le suivi des jumeaux (en évitant par exemple les allusions à l'autre ou les interférences entre les deux rééducations), et paradoxalement, ce qui, à leurs yeux, rend la prise en charge intéressante, c'est de pouvoir comparer les cheminements des deux enfants. Il faut espérer que cette envie irrépressible et toute naturelle d'établir un parallèle entre les deux jumeaux reste personnelle et ne transparaît pas dans les actes ni dans les propos. LE BILAN ORTHOPHONIQUE DES JUMEAUX Les différentes étapes PLAINTE La plainte porte sur l'expression orale dans 1 cas sur 2 et ne se réfère à la gémellité que 1 fois sur 10. Cette plainte ressemble donc beaucoup à celle émise pour n'importe quel enfant. Dans 20 % des cas, la plainte concerne le langage écrit. Ce n'est certes pas le motif le plus répandu, mais il est non négligeable et confirme, comme l'avaient expliqué Johnston et al. (1984), que les problèmes langagiers des jumeaux ne se limitent pas à la petite enfance et peuvent subsister à plus longue échéance. Quand les 2 jumeaux sont suivis par le même orthophoniste, la plainte émane presque toujours de la même personne pour les 2 enfants et est formulée de manière identique ou comparative dans 1 cas sur 2. Ceci laisse à penser que les parents ont tendance à présenter leurs jumeaux comme une entité unique et non en tant qu'êtres humains bien distincts. ANAMNESE - TESTING Plus de 80 % des orthophonistes qui prennent en charge les 2 jumeaux procèdent à des entretiens d'a- -namnèse séparés pour chaque enfant. Les 2/3 des jumeaux (suivis conjointement) ne sont pas testés le même jour que leur co-jumeau. Les évaluations sont essentiellement réalisées avec l'enfant seul ou en présence de la mère. Les orthophonistes s'efforcent au maximun d'accueillir les jumeaux comme des enfants bien différents en leur accordant des temps qui leur sont exclusivement dédiés. Pour tester les jumeaux, les thérapeutes du langage ont recours à la fois à l'observation clinique et aux épreuves de tests et il s'agit des mêmes méthodes qu'avec des patients non-jumeaux. Quand les 2 jumeaux d'un couple sont testés, ils le sont de la même manière dans 75 % des cas. Aucun égard particulier n'est porté au choix des méthodes de testing : face à tel ou tel type de problème annoncé, les orthophonistes recourent invariablement au même protocole d'évaluation ; le fait que le patient soit jumeau ne change rien. Les informations recueillies au cours de l'anamnèse Les questions relatives au profil des jumeaux ayant obtenu des taux de réponse satisfaisants (plus de 85 %), on peut penser que les orthophonistes accordent de l'importance à ces informations et les jugent utiles pour mieux appréhender leur(s) patient(s). Ce sont autant d'éléments qui aident à comprendre les difficultés langagières, et l'intérêt consiste ici à déterminer l'influence respective des facteurs classiques et de ceux qui sont plus typiquement gémellaires. DONNEES BIOLOGIQUES La tranche d'âge la plus représentée est celle des 4 ans / 4,5 ans. Cela va dans le sens des recherches qui, pour la plupart, ont porté sur de jeunes jumeaux et décrit des perturbations du langage oral. On trouve en proportions égales tous les types de couples gémellaires. Comme dans beaucoup de travaux qui n'ont pas mis l'accent sur la zygosité, la faible implication de ce facteur dans le développement langagier est confirmée. Par contre, alors que Zazzo (1960) et Garitte (1998) avaient noté une proportion plus importante de garçons parmi les jumeaux présentant des déficits langagiers, ce n'est pas le cas dans notre échantillon. FACTEURS PSYCHO-SOCIAUX 3 jumeaux sur 4 sont issus d'une famille classique. La catégorie socio-professionnelle la plus représentée est celle d'employé chez les parents. L'environnement familial est considéré comme particulier (notamment double culture) dans 1 cas sur 3. Rien de flagrant n'est ici mis en évidence qui pourrait être à l'origine des désordres langagiers. Donc la population gémellaire est très semblable, sur ce plan, à celle des autres enfants. ELEMENTS EN RAPPORT AVEC LA GEMELLITE Dans 70 % des cas, il existe une similitude (de sens,son ou rythme) entre les prénoms des jumeaux. 75 % des jumeaux portent des vêtements différents de ceux de leur co-jumeau. 60 % partagent une chambre, mais dorment dans des lits séparés. 75 % fréquentent la même école, mais pas la même classe. Les traits de personnalité des jumeaux sont souvent décrits par les parents de façon comparative. La mode des vêtements identiques pour les jumeaux est sans doute révolue. En revanche, les jumeaux passent toujours beaucoup de temps ensemble, que ce soit à l'école ou à la maison. Puis les parents ont souvent des attitudes qui tendent à accentuer la gémellité : les prénoms des jumeaux se ressemblent (dans une proportion encore plus élevée que dans l'étude de Josse et al. (1990)), les comparaisons entre les deux enfants sont permanentes, etc... Les jumeaux sont donc soumis à un certain nombre de facteurs tout à fait liés à leur statut et qui, selon Robin et al. (1998), ne favorisent pas l'accès au langage. PARAMETRES LANGAGIERS La moitié des parents ne font aucune allusion au lien (éventuel) entre difficultés de langage et gémellité. On peut penser que les familles de jumeaux ne bénéficient pas (ou peu) de prévention dans le domaine langagier. Quand l'orthophoniste suit 1 seul jumeau, le co-jumeau présente lui aussi une pathologie dans 50 % des cas. Elle est de même nature dans 2 cas sur 3, mais pas forcément de même sévérité. Le co-jumeau est pris en charge par un(e) autre orthophoniste du même cabinet dans les 2/3 des cas. Ces données nous éclairent sur le parallélisme des troubles entre les deux jumeaux d'une paire (peu abordé dans la littérature) et sur les habitudes de travail des orthophonistes. Lorsqu'ils suivent 1 seul jumeau, ce n'est pas forcément parce que le co-jumeau n'est atteint d'aucun trouble : il présente lui aussi une pathologie dans 1 cas sur 2. La solution consistant alors à le faire suivre par un autre thérapeute du même cabinet est considérée comme idéale à la fois par les professionnels (chaque enfant est rééduqué dans le respect de son individualité) et par la famille (pour l'aspect pratique). Les résultats du testing Pour 4 orthophonistes sur 5, les éléments révélés par les bilans des jumeaux sont du même ordre que ceux observés chez des non-jumeaux. Le retard de parole et de langage est la pathologie la plus fréquente (1/3 des cas). On rejoint ici les conclusions de l'enquête de Garitte et al. (1998) : destinée à évaluer si les désordres langagiers des jumeaux sont de nature différente de ceux des autres enfants, elle avait révélé qu'il n'en est rien et que les pathologies les plus fréquentes sont les retards de langage et de parole. Quand l'orthophoniste prend en charge les 2 jumeaux, ils présentent des pathologies de même nature dans 75 % des cas, mais le degré de sévérité peut différer. Les travaux scientifiques évoquant le retard de langage chez les jumeaux ne précisaient pas dans quelle mesure les deux enfants étaient touchés de la même façon. Il s'avère qu'il y a parallélisme dans 3 cas sur 4. Mais il peut arriver que les troubles ne se manifestent pas au même moment. LA REEDUCATION DES JUMEAUX Les modalités Les séances de rééducation de 2 jumeaux ont presque toujours lieu le même jour. Dans 85 % des cas, l'orthophoniste est seul avec son patient pendant la séance. Les objectifs de la rééducation sont très semblables à ceux habituellement fixés pour des non-jumeaux. Les techniques et/ou supports de travail sont les mêmes qu'avec d'autres patients. Les orthophonistes ne modifient pas leur façon de travailler avec des jumeaux : ils diagnostiquent une pathologie, établissent un projet thérapeutique en conséquence, puis utilisent les outils de rééducation appropriés, comme ils le feraient avec tout autre enfant. Il en résulte que, s'ils suivent deux jumeaux qui présentent sensiblement les mêmes troubles, ils travaillent de la même façon avec l'un et l'autre. Cependant, le thérapeute ne traite pas pour autant les jumeaux de manière globale ; la séance de rééducation est un temps individuel consacré à chacun d'eux ; l'autre n'y a pas sa place et est mis entre parenthèses l'espace d'un instant. Si malgré tout les séances des deux enfants ont souvent lieu le même jour, c'est pour être agréable aux parents en leur évitant des déplacements trop nombreux. Les orthophonistes suivant les 2 jumeaux sont 1/3 à avoir remarqué des choses étonnantes en lien avec la gémellité. Il s'agit surtout de comportements de comparaison à l'initiative des jumeaux eux-mêmes. Les professionnels n'ont pas vraiment d'anecdotes relatives à la gémellité à rapporter et aucune allusion n'est faite à un éventuel langage propre aux jumeaux. Ils insistent plutôt sur l'inévitable besoin qu'ont les jumeaux euxmêmes de se comparer l'un à l'autre : on peut supposer que c'est parce qu'ils sont constamment soumis à des pressions de cet ordre de la part de l'entourage familial... L'accompagnement parental Dans plus de 80 % des cas, les moments d'échange entre l'orthophoniste et les parents de jumeaux sont nombreux ou assez fréquents. Les conseils donnés aux familles se rapportent à la gémellité dans la moitié des cas (il s'agit surtout de renforcer l'individualisation de chaque jumeau). Environ la moitié des parents tentent de mettre en application ces recommandations. L'accompagnement en orthophonie consiste à écouter les parents (pour comprendre ce qui est en jeu dans leur démarche et cerner leurs motivations), à les informer sur le langage (son développement normal et les possibles déviances) et à les conseiller (proposer des activités ou suggérer des attitudes en vue d'optmiser les interactions). Cela donne à la prise en charge un caractère de partenariat. Dans le cadre du suivi gémellaire, Sandbank et al. (1990) et Robin et al. (1998) avaient démontré la nécessité d'intervenir auprès de la famille. On constate qu'effectivement les orthophonistes s'entretiennent beaucoup avec les parents : sûrement perçoivent-ils, chez ces derniers, un besoin accrû d'être aidé. Puis l'accompagnement prend une dimension particulière sur un plan qualitatif, à travers la nature des conseils donnés : au-delà des suggestions habituelles, l'orthophoniste est amené à adapter son discours à la situation (il invite par exemple les parents à ne pas comparer les jumeaux, à accorder des moments privilégiés à chacun, à bien individualiser les parcours, etc...) Cependant, les conseils ne sont pas forcément suivis. Zazzo (1984) avait remarqué cette ambiguïté chez les parents de jumeaux : à la fois désireux d'aider leur(s) enfant(s) et convaincus de la nécessité de modifier certains comportements, ils ne sont pourtant pas totalement disposés à le faire. EN CONCLUSION Grâce à un tour d'horizon des connaissances dans le domaine de la gémellité, on a pu retenir que de nombreux jumeaux sont atteints de troubles du langage, et que cela s'explique par la particularité du contexte dans lequel ils accèdent au langage. Cela a conduit à un questionnement sur la prise en charge orthophonique des jumeaux, et donc à la réalisation d'une enquête. Celle-ci n'a pas mis en lumière de résultats spectaculaires, mais toutefois permis de dégager quelques grandes idées. Aussi se doit-on de préciser les limites de la méthode d'expérimentation choisie, le questionnaire. Il ne s'agit pas d'une étude "de terrain" et les conclusions reposent sur les réponses données par écrit à l'enquête. Quelques erreurs ont de plus été commises : notions non abordées, mauvaise formulation de certaines questions... Certaines critiques peuvent également être émises à propos des choix théoriques (références anciennes, thèmes non traités, présentation classique) et de la population étudiée (critères de sélection peu originaux et pistes de recherche non exploitées). Le but de l'investigation était de savoir si les orthophonistes adaptent leur pratique au statut de jumeau de leur(s) patient(s). Les principaux résultats sont les suivants : 1/ La population gémellaire suivie en orthophonie ne présente aucune particularité sur les plans psycho-socioculturel, mais est soumise à un certain nombre de paramètres liés à sa condition et qui sont peu favorables au développement langagier. 2/ L'orthophoniste ne modifie pas ses habitudes de travail parce que le(s) patient(s) est(sont) un(des) jumeau(x), d'autant que ce(s) dernier(s) présente(nt) des pathologies langagières très semblables à celles des autres patients. Il s'adapte malgré tout au statut gémellaire dans sa façon d'être et d'agir à la fois avec le jumeau et avec les parents. 3/ Les thérapeutes du langage sont favorables à une individualisation des prises en charge. Aussi lorsque les deux jumeaux d'un couple présentent des troubles (ce qui se produit dans 70 % des cas), une prise en charge de chaque enfant par des orthophonistes différents du même cabinet est une solution considérée comme optimale. Sur un plan personnel, ce travail m'aura permis d'approfondir ma représentation de l'univers gémellaire et d'aborder plus sereinement une prise en charge de jumeaux si l'occasion se présente. Enfin, l'enquête ayant révélé le déficit d'informations que présentent à la fois les parents et les orthophonistes sur les risques que peut comporter la situation gémellaire vis-à-vis du langage, des travaux ultérieurs sur la prévention pourraient s'avérer pertinents.