De l`urgence de savoir écrire sa pratique en éducation spécialisée

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De l`urgence de savoir écrire sa pratique en éducation spécialisée
COM 93, Axe 1
De l’urgence à savoir écrire sa pratique en éducation spécialisée :
le journal d’intervention, un espace de construction de sa pratique réflexive
Serra Rose Marie.
Ecole doctorale Erasme/université Paris 13
Dans le métier d’éducateur, la raison dénoue, en après coup, un « dire » et un « faire »
qui, à leur origine, se nouent dans les affects. Le sens de « pratique éducative » prend
naissance au commencement de l’ « agir » dans la banalité d’un quotidien, d’une expérience
vécue dont l’empreinte affective et émotionnelle est lourde d’enjeu pour le devenir de ceux
que les professionnels accompagnent dans une relation d’aide éducative, pédagogique ou / et
sociale. L’éducateur est le professionnel qui, en raison d’une présence, d’une rencontre et des
actes posés au quotidien, accepte d’être mis à une place n’étant pas la sienne et cela sans
leurrer personne, ni Soi ni l’Autre, en ayant conscience de n’être que de passage sur la scène
du devenir. L’éducateur doit apprendre à se laisser « affecter » sans se laisser « infecter ».
C’est là que l’écriture du journal d’intervention, un journal pour soi mais aussi pour les autres,
peut devenir un outil de socialisation des pratiques mais aussi un outil d’analyse
institutionnelle, à condition que son écriture parte de la dimension existentielle de l’éducateur
et prenne en compte ses affects et ses émotions sans pour autant oublier l’Autre.
I – Educateur, un impossible métier
L’éducateur ne peut jamais être sûr de réussir sauf à vouloir prétendre « formater »
l’Autre. Le processus de formation recherché par le biais de la relation dépend à la fois de
l’expérience et des compétences de l’éducateur et de l’adhésion en tant qu’acteur de la
personne accompagnée. Je m’appuierai sur la citation de Mireille Cifali1 : « On ne peut
d’ailleurs découvrir un autre sans passer par soi, espérer le connaître sans travailler à la
connaissance de soi. Sont exigés tout à la fois un décentrement et un retour sur soi. Un autre
n’est plus alors un « objet » d’étude, mais un sujet qui est là présent, pas un ennemi ». Ce
propos introduit d’ailleurs la nécessité de donner un sens dans le choix des mots pour désigner
l’Autre : est-ce un individu, un sujet ou une personne ? A cette question, le choix personnel
que j’opère est de privilégier le mot « personne » qui, à mon sens, permet d’inscrire l’Autre
dans le paradigme « Education tout au long de la vie » ainsi que dans celui de la Bildung 2.
Dès lors qu’une personne fait le choix de s’engager dans ce métier d’éducateur, elle doit
prendre conscience qu’elle aura à travailler sur elle-même, sur son histoire, ses limites et son
rapport aux autres. Lorsque toute une profession s’engage derrière la parole de ses nouveaux
« gourous », que sont les consultants ou les experts en rationalisation des pratiques, lesquels
incitent et commandent à se dégager de toute subjectivité et de tout affect, alors cette
profession se prive de ce qui fait l’essentiel de sa capacité d’action. Son autorité, l’éducateur
la détient de cette capacité d’agir dans la proximité à l’Autre, de ne pas craindre d’engager
son être tout entier, par le biais à la fois de la raison et des affects. Ici, le journal
d’intervention prend tout son sens en tant que témoignage de cette expérience subjective
nécessaire à la construction de Soi en tant que professionnel de l’éducation spécialisée.
Avant de poursuivre notre propos, une clarification de ce que nous entendons par
expérience et par journal d’intervention s’avère nécessaire. En effet, nous posons le postulat
1
Cifali Mireille « Métier « impossible » ? Une boutade inépuisable », in Eduquer : un métier impossible, Le
Portique, Numéro 4, 1999
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Bildung : ce concept initié par certains philosophes allemands développe l’idée que la formation de l’homme ne se réduit
pas à la dimension matérielle : c’est une formation globale constituée d’expériences diverses qui vont se poursuivre au-delà
de l’adolescence et jusqu’à l’âge adulte, dans une perspective d’ « approche vie entière ».
1
que le journal d’intervention peut devenir un espace privilégié de l’écriture de l’expérience
favorisant une circularité entre expérience vécue et conçue : cela nous renvoie aux propos de
G.Weigand et R.Hess3 « L’expérience humaine est par essence dynamique. Elle se ploie et se
déploie, s’analyse et se ré-analyse. La même situation peut prendre des sens différents dans
des contextes narratifs différents…L’acte qui pose l’expérience humaine et la maintient est un
acte d’ouverture au monde, de don, de recherche, qui jette le monde dans le monde».
Christine Delory Momberger4, quant à elle, précise que « Le journal d’investigation, compris
ici comme un outil d’exploration…., représente un dispositif d’écriture propre à faire
trace….consignées selon une fréquence régulière. Le journal d’investigation enregistre et fait
agir subjectivement les aspects et les niveaux apparemment hétérogènes de l’expérience
formative ».
Le journal d’intervention autour des expériences singulières inscrites dans des
moments et des contextes singuliers peut devenir le creuset où se forge au jour le jour une
pensée vivante, mouvante, émouvante, qu’il suffit bien souvent de reprendre dans la forme
d’une écriture imposée. Cette écriture au quotidien permet de garder trace des moments
existentiels pour qu’ils ne soient pas oubliés. C’est aussi un espace où se construit une pensée,
souvent implicite.
II – Le journal d’intervention, un espace d’appropriation de l’expérience vécue entre
pratique professionnelle et formation
Christine Delory Momberger5 resitue le journal comme « un écrit au présent, il permet
une biographisation scripturaire immédiate d’expériences vécues…., il doit donc rester au
plus proche d’un vécu, d’un ressenti, d’un pensé du moment…..Mais ces fragments
constituent au fil du temps un ensemble qui permet de relire un parcours et qui contient de
précieux moments de saisie de situations, de réflexivité et de prise de conscience qui peuvent
s’avérer marquants lors de leur écriture ou plus tard dans une relecture».
Accéder à la professionnalité implique la nécessité de formaliser l’expérientiel. Il est
nécessaire d’instaurer l’écriture de l’expérience pendant la formation, à partir du journal
d’intervention : c’est un outil permettant des allers-retours entre moment de pratique
professionnelle et moment de formation formelle voire informelle. Il est urgent d’instaurer
cette écriture de l’expérience et de l’expérientiel permettant de passer de l’expérience vécue
à l’expérience réfléchie. Le journal des pratiques peut favoriser l’émergence de l’expérientiel
en permettant à l’auteur de faire la relation détaillée d’une ou plusieurs situations marquantes
survenues à l’occasion de sa pratique : Qu’est-il arrivé ? Pourquoi ? Qu’en est-il résulté ? Le
récit peut se prolonger par une réflexion personnelle : Qu’est-ce que tout cela me révèle sur
mon caractère, les ressources de ma personnalité et par des considérations plus théoriques :
Qu’est-ce que l’incident m’apprend sur l’accompagnement, les rapports entre les personnes…
La relation entre les faits peut permettre d’aboutir sur des perspectives plus pragmatiques :
Quelle suite donner à la situation ? Comment réagir à l’avenir devant telles situations ? Que
faire pour éviter qu’elles se reproduisent ou au contraire encourager leur apparition ?
L’écriture du journal d’intervention, c’est transformer son rapport à l’écrit et à la pratique
réflexive. Tout éducateur est obligé d’écrire sur le terrain professionnel, il a à rendre compte,
à laisser des traces, à donner forme écrite à ce qu’il met en œuvre. Les rapports de synthèse,
les cahiers de liaison, les cahiers de bord, les projets, les études de cas, les évaluations… sont
des écrits qui témoignent d’une activité d’écriture réelle. Le cahier de liaison, qui peut
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Hess Rémi et Weigand Gabrièle, « Une théorie de l’expérience comme processus d’apprentissage et de connaissance », in
Colin Lucette et Legrand Jean Louis, L’éducation tout au long de la vie, 2008, p.22
4
Delory-Momberger Christine, « Le journal d’investigation dans l’intervention sociale », in J.J.Schaller, L’intervention
sociale à l’épreuve des habitants, 2011 (à paraître)
5
Delory-Momberger Christine, « Le journal d’investigation dans l’intervention sociale », in J.J.Schaller, L’intervention
sociale à l’épreuve des habitants, 2011 (à paraître)
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rappeler une écriture du journal collectif, à travers la forme qu’impose l’écriture, favorise un
moment de traduction de la réalité quotidienne et se construit au fil des jours et des semaines.
Dans le même temps, le travail engagé auprès des personnes accompagnées prend sens. Dans
ce cahier de liaison, les professionnels se donnent une histoire et témoignent de ce qui se
construit dans le mouvement de l’écriture, de ce qui vient de s’inventer, d’un regard neuf sur
l’autre, d’une attention, d’un accompagnement dont l’écriture trace les points de repères. Ce
travail laborieux d’écriture recueille les petits faits constituant le quotidien des professionnels
et permet la mise à distance et l’implication favorisant par là même un espace de mise en
scène des logiques éducatives : l’écriture fait lien social. Et pourtant, les éducateurs ont du
mal à produire au grand jour, à valoriser leurs écrits, à prendre la distance nécessaire.
Pour toutes ces raisons, la mise en place d’ateliers collectifs autour de l’écriture du journal des
pratiques postule la nécessité de la prise en compte des prétiques professionnelles, mais
essentiellement l’écriture de l’expérience afin de favoriser une entrée progressive dans une
pratique réflexive.
III – Une mise en pratique du journal d‘intervention dans la formation des éducateurs
spécialisés en situation professionnelle
La pratique du « journal d’intervention », initialement appelé « journal de bord », fut initié
en 2005, époque où, institutionnellement, fut créé un dispositif de formation spécifique pour
les personnes « faisant-fonction » d’éducateur spécialisés ou déjà titulaires d’un diplôme de
travail social et dont la formation était prise en charge par leur employeur. Le dénominateur
commun de ces personnes en formation étaient que toutes suivaient la formation par
alternance (terrain employeur / centre de formation).
Cette initiative émerge lors des échanges entre formateurs, référents professionnels sur site
qualifiant et personnes en formation.
Faire une formation d’éducateur spécialisé en situation d’emploi est, en soi, un principe qui
semble positif qui témoigne de la motivation et de l’implication des personnes dans la
formation dans un souci de développement et d’amélioration des compétences
professionnelles, mais le curriculum formel proposé semble ne pas prendre en compte
l’expérience professionnelle des personnes en formation et favorise plus une démarche
déductive qu’inductive. En effet, l’implication dans la formation dépasse le cadre des
apprentissages disciplinaires et l’accès à la certification et c’est, d’ailleurs, ce que préconisent
les nouveaux référentiels.
Les personnes en formation sont aussi tiraillés entre ce qui relève de la pratique
professionnelle, de l’expérience et ce qui relève de la formation : il est fréquent que ces
professionnels aient à se confronter à de fortes tensions personnelles et témoigne de besoins
de formation spécifiques qu’il est important de prendre en compte dans une démarche
d’alternance intégrative des différents lieux apprenants et des moments singuliers favorisant la
transformation de soi en tant que personne. Les difficultés pointées par ces professionnels
touchent aussi le manque de temps pour s’investir dans les exigences de production d’écrits
formels de formation en raison d’une surcharge professionnelle mais aussi ces mêmes
personnes trouvent que ces écrits restent trop éloignés de leurs expériences et pratiques
professionnelles.
Lors des échanges et bilans, les professionnels en formation ont émis le souhait de remplacer
des écrits de formation, trop « formatés » à leur sens, par des écrits différents plus en lien avec
leur expérience vécue : c’est à partir de ce moment que l’instauration du journal
d’intervention intégrant formation sur site professionnel et en centre de formation émerge.
Au départ, ce n’est qu’une idée, mais progressivement la démarche de travail s’éclaire après
le repérage des différentes possibilités, lesquelles prennent en compte, d’une part les
dimensions de la certification et, d’autre part, la prise en compte de l’expérience des
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personnes en formation. Ce nouveau cadre de formation s’avère être un cadre constructif
favorisant le développement de compétences professionnelles et une entrée dans l’écriture de
la pratique réflexive et impliquée dépassant le référentiel de certification.
Nous pensons que l’écriture du journal dans un espace de formation professionnelle est un
moment privilégié de construction du lien théorie-pratique.
Le choix du journal comme outil de formalisation de l’expérience est une option qui permet à
chaque professionnel en formation de rentrer dans une pratique réflexive pour soi, l’Autre et
les autres.
Le choix pédagogique opéré est de ne pas donner au journal une visée certificative mais plutôt
de l’inscrire dans une évaluation formative tout au long du parcours de formation. Le seul
critère imposé est l’obligation d’écrire un journal sur des faits qui porte sur l’expérience
professionnelle mais aussi sur l’expérience de formation : pour nous, ces deux espaces sont
indissociables et se complètent mutuellement dans le processus d’apprentissage. Cette écriture
impliquée valorise trajectoire de la personne et parcours de formation et l’inscrit dans le
paradigme de l’éducation tout au long de la vie. L’idée est de partir de l’écriture de
l’expérience vécue et non pas de l’écriture à partir d’un thème précis : ainsi, nous laissons une
marge de liberté favorisant l’expression singulière de chacun et permettant d’orienter
l’analyse dans deux dimensions : d’une part, d’avoir une connaissance du fonctionnement du
journal d’intervention (quelles possibilités donnent-ils en tant que recueil des faits éclairant
l’expérience professionnelle et de formation) et, d’autre part, de porter un regard critique sur
les choix explicites et implicites opérés par les personnes en formation. Dans la mesure où
certains professionnels ont besoin de s’appuyer sur des aspects formels de la consigne, il a été
convenu que chacun doit s’astreindre à écrire le journal au moins deux jours par semaine, en
essayant de ne pas rester figé dans une certaine routine et de diversifier les jours d’une
semaine à l’autre. Toutefois, lors du déroulement des ateliers d’exploitation du journal, nous
constatons que cette consigne est inégalement suivie : il y a des moments d’écriture régulière
(tous les jours ou deux à trois fois par semaine), des moments de lassitude, des moments où
la surcharge professionnelle semble être une entrave, des moments où l’écriture du journal se
fait après coup et introduit une dimension réflexive à la narration des faits. Cependant, dans la
mesure où cette écriture est transversale sur toute la durée de la formation, il s’avère que les
différents moments énoncés précédemment n’affectent ni la structure, ni le contenu, ni la
qualité du journal.
C’est dans ce cadre de formation que le journal de formation prend sa place pour les
éducateurs spécialisés en formation. L’idée est, qu’une fois par mois il y ait des espaces et des
moments d’échanges autour de la pratique du journal : l’écriture du journal, les questions que
cela pose, les problèmes rencontrés, le ressenti personnel face à cette pratique…..toutefois, le
contenu même du journal n’est abordé qu’en fin de parcours. Tout au long de ces ateliers, la
consigne de départ est respectée et le formateur doit se porter garant du cadre défini. Ces
espaces collectifs sont des moments de transformation de l’ensemble des participants
favorisant la rencontre et l’écoute sensible : ils sont aussi un espace de redéfinition de la
relation pédagogique plus axée sur une pédagogie active que sur une pédagogie de la
transmission, positionnant ainsi les apprentissages sur les deux espaces de formation et
resituant la professionnel en tant qu’acteur de sa formation.
Nous illustrerons notre communication par quelques extraits de journaux d’intervention.
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BIBLIOGRAPHIE
Barlow Michel, Ecrire son journal pédagogique, analyser et élaborer sa pratique, Chronique
Sociale, 2002
Cifali Mireille, « Métier « impossible » ? Une boutade inépuisable » in Eduquer : un métier
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Colin Lucette, Legrand Jean Louis, L’éducation tout au long de la vie, Economica Anthropos,
2008
Delory-Momberger Christine, « Le journal d’investigation dans l’intervention sociale », in
J.J.Schaller, L’intervention sociale à l’épreuve des habitants, 2011 (à paraître)
Gaberan Philippe, 1998, Etre éducateur dans une société en crise, un engagement, un métier,
Editions E.S.F.
Hess Rémi et Weigand Gabrièle, « Une théorie de l’expérience comme processus
d’apprentissage et de connaissance », in Colin Lucette et Legrand Jean Louis, L’éducation
tout au long de la vie, 2008, p.22
Hess Rémi, La pratique du journal, l’enquête au quotidien, Anthropos, 1998
Riffaut Jacques, Penser l’écrit professionnel en travail social, Contexte, pratiques,
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Rouzel Joseph, La pratique des écrits professionnels en éducation spécialisée, Méthode et cas
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Zabalza Miguel Angel, Diarios de clase, un instrumento de investigacion y desarollo
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