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Moussons
Recherche en sciences humaines sur l’Asie du Sud-Est
25 | 2015
Recherche en sciences humaines sur l'Asie du Sud-Est
L’intégration des exonymes à la langue
vietnamienne ou quand l’usage d’Internet force la
normalisation
The Integration of Exonyms in the Vietnamese Language. When the Internet
Usage Lead to a Standardization
Philippe Le Failler
Éditeur
Presses Universitaires de Provence
Édition électronique
URL : http://moussons.revues.org/3245
DOI : 10.4000/moussons.3245
ISSN : 2262-8363
Édition imprimée
Date de publication : 15 septembre 2015
Pagination : 79-97
ISBN : 979-10-320-0003-8
ISSN : 1620-3224
Référence électronique
Philippe Le Failler, « L’intégration des exonymes à la langue vietnamienne ou quand l’usage d’Internet
force la normalisation », Moussons [En ligne], 25 | 2015, mis en ligne le 21 juillet 2015, consulté le 03
octobre 2016. URL : http://moussons.revues.org/3245 ; DOI : 10.4000/moussons.3245
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
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Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
L’intégration des exonymes
à la langue vietnamienne
ou quand l’usage d’Internet force la normalisation
Le Failler Philippe *
Aix-Marseille Université, CNRS, IrAsia UMR 7306, 13003, Marseille, France
À l’heure où un accès grandissant à Internet permet à tous d’user de cette gigantesque base de données à l’échelle mondiale, quand un outil utilisable à des fins de
recherche ou d’épanouissement personnel incomparable modifie profondément la
manière d’accéder à l’information, le public vietnamien court le risque de se trouver
partiellement isolé par une confusion des règles dans la manière d’orthographier les
termes étrangers. Souvent évoquée, mais peu suivie d’effet, une véritable normalisation s’impose.
En Occident, la règle veut que les langues écrites en caractères latins ne se translittèrent pas 1. Les termes vietnamiens sont donc admis tels quels dans le monde aux
écritures latinisées dont il relève ; mais en ce qui le concerne, le Vietnam refuse
cette réciprocité.
Le lecteur vietnamien cultivé, s’il est monolingue, ne connaît bien souvent des
noms étrangers qu’une transcription d’emploi courant, comme en témoignent les
jeux télévisés où le téléspectateur français de passage à Hanoi reconnaîtra Mác Xây
(Marseille), peinera devant Yéc Sanh (Yersin) et, franchement, aura bien du mal à
reconnaître Bá Đa Lộc (Pigneau de Béhaine) ou Ðắc Lộ (Alexandre de Rhodes). Le
souci d’une prononciation certes approchante mais largement approximative favorise
* Philippe Le Failler, historien, est maître de conférences de l’École française d’Extrême-Orient,
membre de l’IrAsia, et enseignant à l’université d’Aix Marseille. Ses recherches portent principalement sur l’histoire moderne des aires montagneuses du nord du Vietnam ou sur les
questions relatives à l’opium, son usage et sa mise en monopole, pendant la période coloniale.
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l’écoute, parfois avec un certain bonheur (Cosette = cô Dét), mais s’éloigne parfois
considérablement de la graphie initiale voulue par Victor Hugo (Vích-to Huy-gô). Ne
nous trompons pas, le problème n’est pas que les Vietnamiens puissent bénéficier
d’un aperçu de la prononciation du terme, mais plutôt que cette transcription, devenue la règle, ne soit dans les manuels scolaires ou dans la presse jamais accompagnée
de la graphie d’origine qu’elle obère. La question n’est pas anodine, qui suscite
régulièrement des réactions dans la presse vietnamienne, où l’on se demande s’il
est vraiment pertinent, voire raisonnable, de transcrire Stratford-upon-Avon en Xtơrét-phớt ôn Ê-vơn 2.
Ce faisant, lorsqu’il ira sur Internet, l’usager vietnamien emploiera des moteurs de
recherche de type Google, où sa demande, employant la transcription vietnamienne,
ne trouvera comme réponse que les seules occurrences incluses dans des textes en
langue vietnamienne. Seuls ceux qui connaissent l’orthographe d’origine pourront
alors utiliser pleinement la capacité du réseau.
L’utilisateur vietnamien est donc pénalisé, comme condamné à une double peine :
il lui faut à la fois apprendre les langues étrangères et, dans le même temps, accepter
que ses écrits ne soient pas reconnus puisque, dans le sens inverse, ses propres
références sont peu accessibles aux autres. Alors que le monde entier a adopté le
pinyin pour la transcription romanisée des noms chinois, que Máo Zédōng (毛澤東)
est préféré aux anciennes transcriptions (Mao Tsé-toung, Mao Tsé-Tung ou Mao TsöTong), les Vietnamiens continuent d’user de leur transcription usuelle Mao Trạch
Đông. Les 426 000 résultats que nous donne Google pour cette occurrence ne seront
accessibles qu’à ceux qui se seront au préalable enquis des particularités du système
national de traduction. Celui qui, en tapant Mao Zedong, chercherait à savoir si les
Vietnamiens ont publié récemment des textes sur ce personnage aurait de fortes
chances de passer à côté d’une grande partie des références.
À l’inverse, l’accès à une page Web en vietnamien demande la maîtrise de cette
langue, et donc la bonne graphie des noms vietnamiens, ce qui peut s’avérer pénalisant. Seule la frange, encore assez limitée, des étrangers qui la maîtrisent peut y
accéder à la condition de disposer de l’utilitaire de frappe sur le clavier adapté.
La question n’est pas nouvelle et elle se pose pour de nombreuses autres langues
et dans d’autres pays. D’évidence, la recherche sur le réseau s’effectuait jusqu’alors,
et dans une très large mesure, en employant l’alphabet latin. Ce n’est que plus
récemment que l’emploi du cyrillique, de l’arabe, des caractères chinois ou japonais,
pour ne citer qu’eux, est venu diversifier les recherches de contenu, mais aussi,
en les précisant, les rendre plus complexes. Si, dans l’esprit, cette quête n’est ni
plus ni moins difficile que l’utilisation d’un catalogue de bibliothèque comportant
des ouvrages en plusieurs langues, on pouvait imaginer que la langue vietnamienne
romanisée serait un atout pour une intégration accélérée et faciliterait les recherches,
pour les noms propres tout du moins. Ce n’est pas le cas puisque la vietnamisation des
termes étrangers, qui n’est pas chose nouvelle, constitue un obstacle réel. Revenons
donc sur les principes qui la guident, et examinons s’ils conservent leur pertinence.
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Sinogrammes et caractères nôm, langues et formes écrites
Déjà du temps où l’on usait au Vietnam des caractères chinois, c’est-à-dire jusqu’au
début du xxe siècle, ceux-ci, tout en gardant leur sens, disposaient d’une prononciation
propre en Hán-Việt. Ainsi 北京 est-elle la « capitale du nord », que le pinyin rend
en Beijing et le quốc ngữ en Bắc-Kinh. La démarche est ici transparente, le sens
est maintenu et la prononciation ne s’écarte point trop de la langue d’origine. En
caractères, lu par un Chinois comme par un Vietnamien, le terme reste un endonyme,
prononcé en vietnamien, il devenait un exonyme.
Ceci avait alors peu d’importance car l’élite lettrée s’y retrouvait aisément. Toutefois, dans le but de conformer sa pensée à sa langue, il arrivait qu’un lettré d’antan
veuille écrire un mot relevant du lexique proprement vietnamien sans employer un
caractère chinois classique, comme pour mieux en souligner et le sens et la prononciation correcte. Il fallait alors créer des caractères appropriés, dit nôm, dérivés du
chinois classique. Deux caractères étaient associés pour n’en former qu’un seul :
une partie s’appliquait à définir le sens quand l’autre livrait des indications de prononciation, l’ensemble formant un caractère nouveau, combinant les composantes
sémantique et phonologique. Par exemple, la montagne se dit núi en vietnamien
courant, cependant les textes en chinois classique utilisaient le caractère 山 (sơn) ;
pour rendre núi en caractère nôm il fallait accoler 山 (sơn), qui indique le sens, à 内
(nội) qui indique à peu près la prononciation voulue et l’on obtenait 𡶀 (núi). Il va
de soi que Chinois ou Japonais ne pouvait lire ces caractères.
Cette écriture « démotique » permettait de retranscrire les particularités de la
langue vietnamienne et fut un temps utilisé, sans toutefois devenir la langue officielle en dépit de deux brèves tentatives 3. Une poésie en nôm parlait bien plus à
l’oreille d’un Vietnamien que son équivalent classique, en chinois pur, que seuls
des lettrés maîtrisaient. Or ce nôm, dont l’usage est attesté dès le xiie siècle, ne fut
jamais véritablement codifié. En effet, aucun dictionnaire de nôm ne peut prétendre
à l’exhaustivité tant les caractères abondent et s’entrechoquent ; les lettrés, chacun
à sa façon, les créaient au besoin ; si certains d’entre-eux étaient d’usage courant,
d’autres dépendaient uniquement de la façon dont l’auteur entendait le terme et
décidait de le retranscrire.
Et pourtant, l’étude des textes nous apprend que cette mise en caractères nôm
répondait à une nécessité quand la prononciation d’un terme, sans équivalent en
chinois classique, méritait d’être préservée, le devait même. Le meilleur exemple
nous est donné dans les récits d’opérations militaires menées dans les confins frontaliers. Le soldat devant s’orienter sur le terrain devait être en mesure de demander
son chemin en des temps de cartographie hésitante. Pour cela, il devait coller à la
prononciation locale des toponymes sous peine de se perdre. De manière systématique, les toponymes d’origine thaï ou lao, mais aussi, plus près du delta, les termes
vernaculaires vietnamiens préférés aux termes officiels, étaient systématiquement
notés en nôm. La dimension pratique de cette transcription de la langue vernaculaire
qu’est le nôm est ainsi avérée. Par ailleurs, il faut aussi considérer qu’une minorité
lettrée pouvait de la sorte se faire entendre d’un public ne maîtrisant pas son système
d’écriture, ou plus simplement non alphabétisé.
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Quoi qu’il en soit, la connaissance et l’emploi du nôm restaient marginaux, car
soumis à la connaissance préalable du chinois classique. Même si des pièces majeures
de littérature ont donné au nôm, et donc à la langue vietnamienne, ses lettres de
noblesse – on songe aux poèmes de Hồ Xuân Hương et plus encore au roman emblématique qu’est le Truyện Kiều de Nguyễn Du – il n’en demeure pas moins que
l’écrit restait profondément marqué par la prégnance et la prééminence de la langue
noble et de son écriture, celle des textes officiels, du canon confucéen et des textes
bouddhiques. Le vietnamien restait une langue parlée, non codifiée, sujette à de
fortes variations selon les régions et les classes sociales, mais sa vigueur assurait sa
pérennité 4.
De fait, il n’y eut pas à l’époque impériale d’équivalent vietnamien de l’ordonnance
de Villers-Cotterêts (1539) imposant dans le royaume de France l’emploi du français
dans les actes civils au détriment du latin. Au Vietnam, peu ou prou, le chinois
classique resta la langue administrative de référence jusqu’au début du xxe siècle,
puisqu’elle seule était requise lors des concours de recrutement des mandarins.
Le quốc ngữ et la première intégration de termes occidentaux
Dans une étude récente, Mme Cao Việt Anh consacre un chapitre aux premières
tentatives vietnamiennes visant à transcrire les termes français (Cao Việt Anh 2006).
Au terme de la mission diplomatique menée en France en 1863 par Phan Thanh
Giản, Phạm Phú Thứ et Ngụy Khắc Đản, ce dernier a rédigé une relation de voyage
(如西記 Như Tây ký) qui fait un usage extensif d’une transcription en caractères des
toponymes, et de bien d’autres termes encore 5. Égrenant les étapes de son itinéraire,
les sites remarquables, les protagonistes et les institutions, l’auteur confronté à un
monde exotique s’applique à en rendre les termes à l’aide d’une transcription aussi
fidèle que possible de la phonation originale. Usant pour ce faire de caractères chinois,
mais plus encore de la souplesse que procure le nôm, il démontre les vertus plastiques
d’une écriture certes non normée mais qui s’accorde à la création de néonymes tout
autant qu’elle facilite une notation adaptée à la reproduction immédiate d’un terme
intelligible par l’auditeur.
Au début du xixe siècle, l’éventail des contacts du Vietnam avec les pays étrangers s’est considérablement étendu. Ces relations s’accompagnèrent d’un transfert
de connaissances qui impliqua l’introduction de termes importés alors retranscrits
sous une forme hésitante et quelquefois surprenante, tributaire du parcours des
mots. À titre d’exemple, rappelons que les missionnaires chrétiens avaient depuis
longtemps traduit la bible en chinois, et que c’est par ces écrits que la Cour et les
lettrés vietnamiens eurent vent de cette religion nouvelle. Jésus était retranscrit par
les caractères 耶稣 (pinyin Yē sū), qui peu ou prou livrent en chinois mandarin une
prononciation approchante du Iēsoûs d’origine. Toutefois, prononcés en Hán-Việt, ces
mêmes caractères se lisent « Gia-tô ». Les textes impériaux fustigeant la « doctrine
perverse de Gia-tô » ont donc eu cours jusqu’en 1884 et ce n’est qu’ultérieurement
que Giê-su s’est substitué à Gia-tô et que Gia-lêm (Jérusalem) est entré dans le
lexique, quand précisément les prêches auprès des populations eurent raison de
l’appréciation distanciée du palais.
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La romanisation de l’écriture vietnamienne, entérinée par sa codification que nous
devons à Alexandre de Rhodes (1593-1660) et aux missionnaires portugais, fit entrer
de plain-pied la langue vietnamienne dans le domaine écrit 6. Conçu par des linguistes
jésuites, forts d’une expérience de vingt ans au Japon (et la création du rômaji), le
vietnamien romanisé était à l’origine destiné à faciliter la propagation des textes
chrétiens. Le chinois, ou chữ nho, restait l’écriture savante en vigueur dans ce qui
restait d’administration impériale. Puis, en 1919 le vietnamien romanisé, désormais
devenu l’expression écrite de la langue nationale (quốc ngữ), devint la norme dans
le système scolaire colonial alors que, dans le même temps, cessèrent les concours
pour le recrutement des mandarins qui s’effectuaient en chinois, donc en usant des
sinogrames. Plutôt que d’envisager une alphabétisation de masse, ce choix répondait
à la nécessité de former des interprètes pour l’administration coloniale et présentait
pour les colonialistes l’avantage de détacher les Vietnamiens des textes en caractères
chinois, et plus particulièrement des ouvrages modernistes venus de Chine après la
révolution de 19117. Notons que la romanisation induit cependant une source de
confusion et un certain appauvrissement de l’expression écrite par la multiplication
d’homonymes, là où le chinois comportait une gamme de caractères différenciés pour
une prononciation identique.
La langue vietnamienne s’est alors remodelée par la diffusion de l’écrit et plus
particulièrement grâce à l’apparition d’une presse employant le quốc ngữ. Le rôle
majeur joué par Nguyễn Văn Vĩnh, que l’on s’accorde à reconnaître comme le père de
la presse vietnamienne moderne, doit ici être souligné. Avant lui, les règles de syntaxe
restaient floues, la ponctuation hésitante, toutes pratiques héritées du temps où l’on
écrivait en caractères chinois. On s’étonne parfois des difficultés de compréhension
que nous éprouvons à la lecture des textes antérieurs aux années 1920. L’expression
écrite bénéficia dès lors d’un perfectionnement rapide et la littérature vietnamienne
créa ses propres styles. Les romans et nouvelles mêlaient la modernité des situations
à un romantisme qui, pour être en vogue à cette époque en Europe, parlait au cœur
du public vietnamien. Les mouvements littéraires des années 1930, le groupe Tự
lực văn đoàn notamment, privilégièrent la clarté du propos en une langue concise,
aux phrases réagencées et au vocabulaire dépouillé des termes ampoulés issus du
Hán-Việt.
Qu’est-ce qu’un mot ? A-t-il un sens en soi, ou prend-il sens dans son contexte ?
Déjà ardue à propos des langues occidentales, la question semble sans fin dès lors que
l’on cherche à trouver un équivalent du « mot » dans nombre de langues asiatiques.
Elle est rendue plus complexe encore par la segmentation des termes, précisément
en vertu des particularités de la langue vietnamienne. Elle est certes isolante, donnant
d’ailleurs cette apparence « xénique » aux termes importés. Faussement présentée
comme monosyllabique, on constate que la majorité des expressions (80 %) est dissyllabique (Nguyen Doan 2009). Le rôle de l’espace est donc capital dans la version
romanisée du vietnamien quốc ngữ. Les textes anciens en caractères chinois sont
souvent dépourvus de ponctuation ; mais un espace n’indique pas nécessairement
la fin d’un mot, ou d’une expression, c’est le contexte qui éclaire le lecteur. Jadis,
pour éviter que cet écueil ne persiste dans le quốc ngữ, certains dictionnaires y
avaient remédié en introduisant un tiret (-) au cœur des associations considérées
comme insécables, notamment étrangères (Ấn-độ pour Inde ou La-mã pour Rome
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dans le dictionnaire de Đào Duy Anh de 1936). Nombreuses furent les maisons d’édition, et notamment l’EFEO, à suivre cette règle qui fut rapidement abandonnée au
Nord-Vietnam après 1954 alors qu’elle perdura au Sud-Vietnam jusqu’en 1975, en
particulier pour les toponymes et patronymes (Tào Trang 1942 : 8).
Puis vinrent les années 1930-1945, et l’apparition de nouvelles revues maniant
les idées et la langue, approfondissant la forme et le fond, précisant les concepts
et donnant une nouvelle profondeur à une écriture vietnamienne qui, toutefois,
restait marquée par des influences et des parasitages étrangers, français et chinois
pour la plupart. Ainsi la revue Thanh Nghị, publiée à Hanoi, dont les contributeurs
traduisaient et commentaient Anatole France mais aussi Luxun, témoignait de la
large culture de ses rédacteurs. Ils livraient au public vietnamien des auteurs qu’ils
avaient lus dans le texte, forts qu’ils étaient d’une formation classique chinoise qui ne
s’était point totalement perdue chez les élites, ainsi que d’une connaissance du français appris dans les amphithéâtres de droit à l’université indochinoise. On constate
que les termes étrangers suivaient alors une règle adaptée à un public éduqué et
francophone. Le Hán-Việt transcrivait les titres d’ouvrages chinois mais, pour leurs
équivalents français, les noms d’auteurs n’étaient pas transformés. Lorsqu’il s’agissait de concepts nouveaux, ou abstraits, une traduction vietnamienne était avancée
(l’expression française restant entre parenthèses). La question terminologique restait
cependant au cœur des préoccupations, comme en témoignent les articles de la revue
Nam Phong 8. Certains jugeaient les expressions françaises trop difficiles à prononcer,
comme hors d’atteinte du locuteur vietnamien moyen, arguant qu’à choisir entre deux
mots, il valait mieux en l’occurrence préférer le terme d’origine chinoise.
Cet échange interculturel dans un contexte colonial était cependant limité et
univoque, sans doute les Français, dont le nombre ne dépassa jamais 35 000 dans l’ancienne Indochine, étaient-ils trop peu nombreux pour qu’un véritable échange opérât. Les Vietnamiens éduqués intégraient des termes et des concepts français, mais
l’inverse était rarissime. Au vu du nombre considérable de termes arabes intégrés à
la langue française au cours de l’époque coloniale, plusieurs centaines (flouze, bled,
bakchich, taboulé et autre sirop), on doit constater que les mots vietnamiens admis
dans la langue française sont en nombre compté : « cagna » pour (căn nhà, maison,
paillotte) et « niakoué » (nhà quê, paysan, péquenaud) ; et encore relèvent-ils souvent
du registre argotique voire injurieux. Restent, mais comptent-ils vraiment, certains
termes culinaires, du nem au phở, appris au restaurant à la lecture des menus.
Terminologie et vietnamisation de la langue
Après 1954, la République démocratique du Vietnam eut à cœur de purger la langue
nationale des termes français pour leur substituer des termes « purement » vietnamiens. Ne subsistèrent que certains termes techniques (notamment dans les
domaines de la mécanique, de la construction, de la couture, etc.). D’autres mots,
vietnamiens ceux-là, tombèrent en désuétude pour s’accorder à l’idéologie et aux
temps nouveaux (la Mairie, Thị trưởng le céda au Comité populaire Ủy ban nhân dân),
souvent empruntés, mot pour mot, du lexique en usage dans la Chine communiste.
Et pourtant, la vietnamisation des noms s’est considérablement accélérée lors
des cinquante dernières années. L’ensemble du panthéon communiste – Karl Marx
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(Các Mác), Engels (Ang Ghen) et Lénine (Lê nin) – est ainsi passé à travers le filtre
de l’oreille pour être retranscrit en quốc ngữ de la manière la plus approchante. Leur
expression fut généralement vietnamisée en deux syllabes (Friedrich Engels perdant
ainsi son prénom quand Karl Marx gardait le sien et recevait des tons en sus). Dans
tous les cas, les termes étrangers introduits dans la langue vietnamienne ne sont pas
l’objet d’une transcription mais bien d’un procédé de translittération phonologique (et
non phonétique) puisque les graphèmes sont souvent délaissés et que les phonèmes
choisis dépendent de la langue cible, auxquels on rajoute des tons le cas échéant.
Le vietnamien, langue isolante, aux termes souvent bi-syllabiques, opère de plus un
tri qui conduit dans bien des cas à l’omission d’un ou plusieurs éléments du terme
d’origine.
Enfin, après 1986, la période de renouveau (đổi mới), caractérisée par des contacts
accrus avec l’étranger dans tous les domaines, mais avant tout dans celui de l’économie, a vu un nombre considérable de termes, principalement anglais, forcer leur
chemin dans la langue vietnamienne et y prendre place, au point de susciter la
composition de dictionnaires spécifiques (Viện ngôn ngữ học 2008). Ce n’est pas
uniquement dans les mots techniques importés comme l’objet qu’ils désignent que
vient se nicher l’étranger et parfois l’étrange. Depuis quelque temps, prospèrent
les acronymes des organismes internationaux : SEAgames, ASEAN, APEC, etc. Intégration régionale oblige, ils sont repris tels quels dans la presse, sur les panneaux
et les banderoles de la propagande d’État. Nous avions interrogé des passants alors
que se déroulait le sommet à Hanoi en 2006 : que signifie APEC ? Au mieux, 1/10
pouvait expliquer clairement de quoi il s’agissait, et rares étaient ceux à y reconnaître
Asia-Pacific Economic Cooperation. C’est un fait, la quasi-intégralité des acronymes
comme des néonymes est issue de la langue anglaise. Certains ne posent pas de problèmes de lecture (ADN, CPU, etc.), d’autres, tel AIDS, acronyme pourtant malaisé
à prononcer pour un Vietnamien, a ainsi largement supplanté le terme SIDA qui
prévalait il y a encore 15 ans.
La presse et la télévision ont été les premiers media concernés, les plus à même
de vulgariser termes et acronymes, mais aussi les premiers à être mis en cause sur
leur rôle, plus ou moins actif et plus ou moins conscient, dans ce que d’aucuns
qualifient d’appauvrissement de la langue nationale. On s’est interrogé sur les motivations entraînant cette introduction du vocable étranger, sur l’éventualité d’une
carence lexicale de la langue vietnamienne, sur la moindre réactivité des « créateurs
de mots » et la responsabilité des organismes à qui revient la tâche de trouver des
équivalents vietnamiens appropriés et commodes, ou plus prosaïquement sur un
phénomène de mode. Les causes sont rarement uniques et peuvent se combiner.
Un article du linguiste Trần Thanh Ái souligne d’ailleurs que l’expression từ ngữ
nước ngoại (mots étrangers) est utilisée pour désigner presque exclusivement les
toponymes et les anthroponymes étrangers au point de laisser penser qu’une fois
cette question réglée, celle des emprunts étrangers le serait aussi. L’auteur déplore
que les différentes circulaires d’État se contentent d’aborder cet aspect et négligent
le problème, autrement plus difficile à régler, des « mots étrangers pour désigner les
choses vietnamiennes ou vietnamisées » (Trần Thanh Ái 2002).
Chaque langue soucieuse de se pérenniser tend à résister aux emprunts et à renforcer son lexique propre. Pour certains pays, comme l’Islande et ses 300 000 habitants,
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déjà largement bilingues anglophones, la création systématique de néonymes relève
de la survie de la langue, laquelle est un élément fondamental de l’identification nationale. Il en découle une politique de l’État visant à tout traduire pour que l’islandais
puisse demeurer une langue dynamique et moderne.
Ailleurs, et notamment au Vietnam, où la survie de la langue n’est pas menacée,
on évoquera aussi une certaine pureté de la langue qui conduisit, dans les années
1950-1960 à une épuration des termes étrangers. Dans un blog, Đông Phong nous
rappelle à ce propos que la politique menée par la « République démocratique »
lors de la guerre d’indépendance visait à promouvoir l’usage de mots typiquement
vietnamiens, en excluant, lorsque faire se pouvait, les termes issus du Hán-Việt, à
l’emploi complexe, donc « bourgeois ».
Ainsi on dit, par exemple : nhà nước au lieu de quốc gia (État), « Người Việt Nam Ở
Nước Ngoài » au lieu de « Việt Kiều » (Vietnamiens vivant à l’étranger), etc. Mais
depuis ces dernières décennies, les media ont popularisé des néologismes qui sont
des traductions d’expressions chinoises, comme : tham quan au lieu de viếng (visiter),
tư duy au lieu de tư tưởng (pensée, opinion), etc. (Đông Phong 2010)
Furent aussi expurgés les mots français inclus au lexique que quatre-vingts années de
présence coloniale avaient inévitablement amenés. Cette politique obtint des résultats
variables et certains termes d’origine française sont restés. Les emprunts lexicaux
relèvent avant tout de domaines précis, techniques, liés à des objets ou des disciplines
inconnues avant l’arrivée des Français. Tout conducteur parlant français saura faire
réparer son véhicule car, du segment au pot d’échappement, presque tous les termes
lui sont acquis pour peu qu’il en vietnamise la prononciation. Plus révélatrice est la
question des termes médicaux qui opèrent une distinction nette entre les usages,
pathologies et produits issus de la pratique et de la pharmacopée chinoises (essentiellement en Hán-Viêt) et ceux apportés par la médecine occidentale. Ces derniers,
presque tous d’origine française, mais vietnamisés dans leur prononciation, indiquent
clairement qu’il s’agit d’un placage, tant leur signification reste transparente : áp xe
pour abcès, vacxin (vaccin), urê (uré), mêlanôm (mélanome) (Trần Đức Tuấn 1999).
Patronymes et toponymes étrangers en vietnamien
Pour des raisons historiques, les toponymes, les noms de pays notamment, sont
souvent entrés dans la langue vietnamienne par le biais du chinois. Mais si ce dernier
opère par transcription phonétique, gardant une prononciation approchante de la
langue source, son imitateur vietnamien reste prisonnier de son mode de lecture
Hán-Việt qui, parfois, l’en éloignera. Le Mexique, « México » en espagnol, a ainsi
sa transcription phonétique en chinois 墨西哥. Ces caractères lus en Hán-Việt nous
donnent Mễ-Tây-Cơ car le caractère 西 (signifiant « ouest », translittéré xi en pinyin)
se lit en Hán-Việt « tây », ce qui fait perdre le lien souhaité avec la langue source.
Aussi, préférera-t-on la transcription phonétique Mê-hi-cô. En pratique, les deux
systèmes cohabitent, à la fois des transcriptions (Bồ Đào Nha pour Portugal, Tây
Ban Nha pour Espagne, Thổ Nhĩ Kỳ pour Turquie) et des transcriptions phonétiques
(An-giê-ri – Algérie, Tuy-ni-di – Tunisie ou Ca-na-đa – Canada) 9.
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Pour le nom d’autres pays, la question est la suivante : doit-on coller à la prononciation étrangère, quitte à vietnamiser outrancièrement sa transcription (Ac Hen Ti
Na pour Argentina) ? Ou doit-on s’attacher au sens et traduire ? Ce qui nous donnera,
par exemple, à propos de la Côte d’Ivoire, en français puisque c’est la langue officielle du pays, une traduction littérale en Bờ Biển Ngà pendant la coupe du Monde
de football, mais que la mappemonde nous livre toujours en Côt Đi Voa. Ou, enfin,
faut-il respecter la graphie d’origine, au risque de ne pas savoir comment la prononcer
(ex. Lichtenstein) ? Le dictionnaire des expressions idiomatiques et proverbes en
sino-vietnamien (Hán – Việt) (Trần & Nguyễn 2003) procure en annexe une liste des
pays et de capitales mettant en correspondance le nom étranger, sa prononciation
en vietnamien quốc ngữ ainsi qu’en caractères hán (id.). Ici, l’ensemble des termes
est issu d’une transcription phonétique.
À propos des pérégrinations lexicales des toponymes, soulignera-t-on, cela fait
longtemps que de tels errements existent, puisque dans toutes les langues, endonymes et exonymes donnent lieu à un chassé-croisé. En français, London est ainsi
Londres, Aachen devient Aix-la-Chapelle et Torino se mue en Turin. Dans le sens
inverse, Lyons gagne un pluriel en anglais, Nice devient Nizza en Allemand, et Paris
s’allonge en Parigi italien. Parfois, le nom international, si l’on peut dire, n’a rien à
voir avec le nom officiel dans la langue du pays (e.g. Bangkok – Krung Thep) 10. Outre
que seuls les noms de pays et les villes les plus importantes sont touchés, la règle
reste cependant de coller à l’écrit, autant que faire se peut, quand celui-ci est doté
d’un script latin, qu’il soit officialisé comme le pinyin chinois ou admis par l’usage.
Dans le cas inverse, les toponymes vietnamiens les plus importants furent francisés. Le dictionnaire français, et donc l’expression écrite, admet ainsi Hanoï, Saïgon
et Haïphong. Les patronymes, dépouillés de leurs tons il est vrai, sont gardés tels
quels et les noms de Võ Nguyễn Giáp et Hồ Chí Minh sont compréhensibles par
tous, Vietnamiens comme étrangers, même si ceux-ci ignorent généralement que
Giáp doit se prononcer « zap ».
Est-il alors opportun de garder les signes diacritiques de la langue d’origine, dont
on souligne qu’ils sont souvent inintelligibles dans la langue cible ? En procédant de
la sorte, la capitale moldave de Chişinău devient Chisinau en français. Mais cette
forme lexicalisée du terme roumain, pour être classique et simple, dûment agréée
par l’Institut géographique national, l’Académie française ou encore le ministère des
Affaires étrangères, démontre-t-elle une supériorité quelconque ? On évoquera alors
des raisons pratiques et notamment l’utilitaire de frappe qui permet de l’écrire à l’aide
d’un clavier. Mais cette excuse, jadis liée à l’usage des machines à écrire au nombre
limité de lettres, n’a plus lieu d’être avec l’usage de polices Unicode. De la même
façon que les capitales d’imprimerie doivent être accentuées en français, comme le
font le Journal officiel ou Le Monde, les signes diacritiques des langues étrangères
devraient être admis, ne serait-ce que pour éviter des confusions.
Délivrée des caractères par le quốc ngữ, la langue vietnamienne romanisée, et
ses six tons indiqués par des signes diacritiques, manquera singulièrement de précision lorsqu’elle en est dépourvue. Sont-ils alors indispensables, y compris dans les
textes destinés aux étrangers ? À la lecture de la presse, chacun constatera que la
question est loin d’être tranchée. Ainsi, depuis une quinzaine d’années, le quotidien
Vietnam News a-t-il choisi d’intégrer les termes vietnamiens dans leur graphie d’ori-
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gine alors que son équivalent français, le Courrier du Vietnam, a pris l’option inverse
et écrit noms propres et toponymes sans signes diacritiques. Tous deux dépendant
de l’Agence vietnamienne d’information, on conçoit d’une part le flou qui entoure
le sujet, tout en admettant, à l’usage, la supériorité du premier choix : évoquant
un accident survenu à Phu Yen, le Courrier du Vietnam nous fera hésiter entre les
localités de Phù Yên et Phú Yên, Vietnam News nous l’indiquera sans ambiguïté
(enfin presque, les toponymes aux noms identiques étant fréquents dans ce pays).
L’exception chinoise
Avec constance, et jusqu’à maintenant, les noms chinois continuent d’être transcrits
en usant du Hán-Việt. Jiang Jieshi (connu en occident comme Chiang Kai Shek) est
« traduit » en Tưởng Giới Thạch et Deng Xiaoping en Đặng Tiểu Bình. Cette fidélité
aux caractères s’applique à la dénomination de certains pays (Corée du Nord et Japon)
mais, notons-le, ne s’étend pas aux noms de leurs ressortissants et aux toponymes.
En conséquence, Tokyo ne deviendra pas Đông Kinh et Séoul restera Sơ-un ou Xê-un,
bien préférable à l’antique Thủ Nhĩ (首爾). Ainsi, seule la Chine (vn. Trung Quốc),
bénéficie-t-elle d’une transcription complète en vietnamien. Cette règle, respectueuse
des caractères et de leur sens, mais tout autant de la prononciation Hán-Việt d’antan,
fait bien souvent un pied de nez à la phonologie (上海, Shànghǎi, est ainsi écrit
Thượng Hải). Ce choix s’inscrit à rebours des règles de normalisation courantes,
puisqu’il ne livre pas de prononciation approchante et qu’il reste incompatible avec
le pinyin. Il relève d’une pratique ancienne qui ne fut jamais remise en cause et,
dans le fond, ne pose pas d’inconvénient majeur car la langue cible, le chinois, et
en dépit du pinyin, reste fort peu sujette à une transcription latinisée et nécessite la
connaissance des caractères.
Plusieurs raisons concourent à cela, dont la première tient à l’apparentement des
deux langues, tant du point de vue sémantique que de la prononciation des systèmes
tonique et syllabique. Le vietnamien comportant de très nombreux mots d’origine
chinoise, environ 70 %, il semblait indiqué d’effectuer des emprunts supplémentaires
au chinois dans bien des domaines. Bien plus sérieuse que la question des termes
étrangers, celle de la terminologie technique (et plus tard idéologique) s’est tôt posée.
Poussons la curiosité et regardons les règles qui s’appliquent en Chine où un
important travail de normalisation des toponymes étrangers a été effectué. Il ressort
que les toponymes relevant de pays employant ou ayant utilisé les caractères chinois,
soit le Japon, la Corée et le Vietnam, sont écrits en sinogrammes à la façon ancienne.
De fortes disparités de prononciation entre langues cible et source se produisent
alors : Séoul devenant 漢城 (Hancheng) « ville (sur le fleuve) Han », Tokyo restant 東
京 (Dongjing) « capitale de l’Est » et Hokkaido 北海道 (Beihaidao) « province maritime septentrionale ». D’une certaine façon, on considère que les termes n’ont jamais
quitté la sphère chinoise.
Ce n’est pas le cas des exonymes, toponymes d’autres pays qui sont sujets à des
transcriptions phonétiques plus ou moins approchantes : Stockholm 斯德哥尔摩
(Sidegeermo), New-York 纽约 (Niuyue), Berlin 柏林 (Bolin). Dans d’autres cas, c’est
le sens qui sera privilégié, des parts de toponymes (île, montagne, baie, lac, etc.)
seront traduites et intégrées à l’exonyme : Mont Blanc 勃朗山 Bolang Shan. Dans ce
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dernier cas, « blanc » aurait tout aussi bien pu être traduit. Enfin, comme le signale
l’article de Pierre de La Robertie (2005), d’où tous ces exemples sont tirés, certains
toponymes étrangers disposent d’un nom chinois particulier, différent du nom d’origine tant dans son sens que dans sa prononciation. De la sorte nous avons : San Francisco 旧金山 (Jiujinshan) « vieille/or/montagne » ; Honolulu 檀香山 (Tanxiangshan)
« santal/montagne ».
En règle générale, il n’y a pas de traitement homogène appliqué aux toponymes
étrangers car de nombreux autres facteurs interviennent. Le poids de l’histoire joue à
plein car il vient parasiter les efforts des partisans d’une simplification et notamment
de l’organisme ad hoc des Nations unies (GENUNG : Groupe d’experts des Nations
unies pour l’Uniformisation des Noms Géographique). Comme l’écrit Thierry Grass :
[…] la traduction étant une appropriation, plus un toponyme étranger aura de liens
historiques avec une culture donnée, plus on aura tendance à le traduire et inversement. Ceci en dépit des recommandations des Nations Unies en matière de traduction
des toponymes. (Grass 2006 : 660)
Pour ce qui est des noms propres étrangers, dont la difficulté tient souvent aux
consonnes finales, chacun composait une transcription approchante. Vivianne Alleton
nous apprend que le chimiste Mendeleïev, auteur du célèbre tableau périodique des
éléments, n’avait pas moins de 28 transcriptions différentes de son nom en chinois
(Alleton 1993 : 225).
Norme ou standard ?
Au Vietnam, et jusqu’à très récemment, c’est la transcription des sons qui restait
prioritaire, montrant ainsi un choix pour la communication orale par rapport à l’écrit,
comme si certains principes avaient résisté à l’alphabétisation de masse et qu’il importait avant tout de bien prononcer et que les textes devaient être lus à haute voix.
Jusqu’à récemment, la règle concernant les termes étrangers était justement qu’il
n’y en avait pas, ou du moins que les efforts gouvernementaux n’étaient pas suivis
d’effets : la presse en est la démonstration flagrante. Après tout, si George Bush,
l’ancien président américain, était doté d’un patronyme imprononçable (ce qui donne
au mieux bút), pourquoi ne pas garder le script d’origine ? À cet égard, l’élection de
son successeur Obama fut un bonheur pour les traducteurs et les présentateurs du
journal télévisé. Les Vietnamiens qui connaissent l’anglais, de même que les étrangers, s’y retrouveront quand, pour le lecteur vietnamien, cela ne changera pas grandchose. C’est du moins l’option récente du gouvernement qui encourage désormais à
faire usage d’une graphie plus internationale, mais il reste à modifier les habitudes,
lesquelles ont la vie dure.
Encore doit-on trancher entre deux options, la norme ou le standard. La première
est une démarche volitive impulsée par des organismes étatiques qui imposent un
choix : la norme institutionnelle. Laquelle répond à des principes et des règles préalablement établis par une institution de terminologie et néologie qui sera chargée
de « créer » le mot ou l’expression idoine. C’est en principe la politique adoptée par
le gouvernement vietnamien.
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À l’inverse, le standard vise à distinguer, au sein des termes donnant lieu à des
variations terminologiques, celui qui est le plus employé afin de le privilégier et de
le promouvoir en norme. Une fois les critères de précision et de compréhension
réunis, c’est la pratique, la commodité d’emploi et surtout la fréquence de l’usage,
pour ne pas dire la popularité du mot, qui prévalent. Dans bien des cas d’ailleurs, il
s’agira d’harmonisation graphique (doit-on écrire Yéc-Sanh ou Y-éc-Sanh pour Yersin).
C’est donc un terme déjà en usage qui est intégré au lexique et officialisé par
l’usage, le dictionnaire par exemple, ou encore par une institution ad hoc. Dans les
deux cas précités, tout dépend encore de choix de nature politique et/ou scientifique
selon que l’on tendra vers une norme nationale, ce qui est une chose, ou bien d’une
normaison s’efforçant de mettre en accord les termes trouvés avec une pratique
plus internationale, plus unifiée, qu’exigent les disciplines scientifiques, médicales
ou juridiques.
« La terminologie systématique est née sectorielle et elle le reste » nous affirme
Pierre Lerat, puis, invoquant les mânes du pionnier allemand de la discipline, il
poursuit « le souci de l’harmonisation des objets concrets (comme les arbres à cames
chez Wüster) ou abstraits (comme la qualité dans la norme ISO 9000) reste le moteur
principal de la normalisation terminologique à l’échelle mondiale » (Lerat 2009).
La règle veut que les termes nouvellement intégrés soient à la fois dénués d’ambiguïté, recouvrent l’intégralité du concept importé et, le cas échéant, mais ce n’est
point une obligation formelle, initient un apparentement avec le terme de la langue
source. En tous les cas, il reste nécessaire de concevoir une transcription aisément
prononçable par les locuteurs, sans qu’elle soit toutefois trop éloignée de la pratique
langagière sous peine d’être ignorée.
En son temps, le polytechnicien (mais aussi mathématicien, historien et linguiste)
Hoàng Xuân Hãn avait dirigé un ouvrage resté célèbre (Hoàng Xuân Hãn 1942), qui
n’est ni un dictionnaire à proprement parler, ni même un lexique, mais plutôt une
liste de termes scientifiques, 6 000 au total, permettant de fixer une première norme
en vietnamien à l’aide d’une véritable démarche de création terminologique. Telle
qu’il l’a décrite, la méthode employée, wüstérienne avant la lettre, mêle traduction,
translation et création de néonymes.
Il faut d’abord lever les ambiguïtés du terme de la langue source et distinguer les
sens propres et figurés. Ici Hoàng Xuân Hãn prend tous les sens du mot « analyse »
en français et convient que, selon que l’on parle de physique, de mathématique ou de
philosophie, trois termes différents doivent s’appliquer. Puis, chaque fois qu’un terme
n’est pas encore entré dans le lexique, et qu’il est à créer, il conviendra d’employer
des radicaux (chinois) puisés dans les chữ nho. La question se posait cependant des
préfixes et suffixes à employer.
Même dans le domaine scientifique, auquel pourtant il limitait son propos, la
pratique se révéla plus forte que les choix logiques préconisés par Hoàng Xuân Hãn.
Restèrent des termes qui étaient soit issus de la traduction comme quang-phổ (spectre
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L’intégration des exonymes à la langue vietnamienne
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lumineux), thế-năng (énergie potentielle), soit de la phonétique : mét (mètre), gờ-rat
(grade), at-môt-phe (atmosphère) ou cô-nic (conique).
Au fil du temps, la systématisation de ces choix adaptés à l’échange scientifique
a abouti à une normalisation presque transparente des unités : héc (Hz), niutơn (N),
jun (J) ; oát (W) ; pascal (Pa) ; lumen (lm) ; lux (lx) ; culông (C) ; vôn (V) ; ohm (Ω).
En réalité, puisque la terminologie vise à répondre à un besoin de l’expression
de l’usager :
Il y a plusieurs niveaux progressifs pour la norme. La norme communicationnelle
découle d’une nécessité et la norme sociale dont la vocation est plus intégrative se
trouve au niveau de norme institutionnelle. (Gaudin 1993 : 173)
Une approche sociolinguistique permettrait de comprendre à quelles logiques correspond l’intégration au lexique de tel ou tel terme étranger, puis de juger s’il s’agit
d’une appropriation.
Entre notion et dénomination, le choix semble affaire de linguistes. Toutefois,
comme nous avons pu l’entrevoir, la question de la langue reste au Vietnam un sujet
hautement politique, et il appartient aux autorités de se prononcer avant que les
« techniciens » puissent se mettre à l’œuvre. Pour répondre aux attentes de tout
un chacun, convenons dans le cas qui nous intéresse qu’il serait de l’ordre d’une
académie vietnamienne de trancher la question et des dictionnaires de la fixer dans
la règle. De façon plus générale, la question pourrait être résolue par l’élaboration
d’un véritable manuel des règles typographiques en usage au Vietnam, qui viendrait
dénouer pour un temps l’épineuse question de l’utilisation des majuscules (dont l’inflation constante finit par nuire à ce que l’on entend mettre en exergue) et simplifier
d’autant la vie des rédacteurs.
Créer une pratique adaptée à l’outil informatique
Entre respect de la forme d’un côté, ou goût d’une prononciation approchante de
l’autre, il ne s’agit pas d’options aux conséquences égales, résumant deux façons
d’appréhender le problème, comme si peler une orange dans un sens ou dans l’autre
donnait finalement un résultat identique. Au vu de la nature particulière d’internet, ce
choix pose un problème nouveau à l’utilisateur vietnamien : pour exploiter le réseau,
il faut s’adapter à la règle majoritaire sous peine de se limiter aux seules pages web
en vietnamien.
C’est clairement devant l’outil informatique que le cas du Vietnam se pose avec
une acuité particulière. Internet, machine américaine, a été conçue pour l’anglais.
Désormais, l’intérêt étant précisément de pouvoir étendre la recherche bien au-delà
des frontières, c’est donc dans une forme de langue commune que le chercheur ira
chercher « Karl Marx » et sous cette graphie unique. La langue vietnamienne latinisée
s’y prête assez bien. Ce qui fait que les étrangers, en tapant « Dien Bien Phu » sur
leur clavier, sans les tons notons-le, ont toute chance de trouver une quantité considérable d’informations. Néanmoins, et jusqu’à présent, les catalogues auteurs des
bibliothèques vietnamiennes n’ont pas pris en compte cette évolution. Le décalage ne
fit que s’amplifier lorsque ceux-ci furent mis en ligne, comme celui de la Bibliothèque
nationale du Vietnam ou encore celui de l’Institut d’Information en sciences sociales.
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Admettre la nécessité de cette concordance revient à souligner l’énormité de la
tâche à entreprendre. Dans un premier temps, elle implique un réapprentissage
d’un certain nombre de noms, déjà connus du lecteur mais qu’il lui faut désormais
mémoriser dans sa graphie latinisée internationale. Du coup, c’est l’ensemble des
manuels scolaires qu’il faudrait reconsidérer afin que les jeunes générations puissent
mémoriser une fois pour toutes les noms utiles (de Socrate/Xô-crát à Edison/Ê-đi-son,
mais étrangement pas Einstein qui ne dispose que d’une seule graphie).
Avant de répondre à ces attentes récentes, nos collègues informaticiens ont songé
depuis une vingtaine d’années à donner une réponse technique aux problèmes rencontrés par la langue vietnamienne. Dans un premier temps, il fallut régler l’épineuse
question du codage des signes diacritiques et des quelque 72 voyelles phonologiques.
En rajoutant les consonnes de base, les chiffres et certains signes de ponctuation
indispensables, c’est au bas mot 105 cases qu’il fallait trouver, sans préjuger de la
casse puisque les capitales nécessitent des polices appropriées. Faute de place, la
première réponse apportée consistait à utiliser l’ensemble des 125 cases disponibles
du standard américain ASCII, quitte, pour ce faire, à réaffecter des positions normalement réservées dans la table aux caractères de contrôle (les positions 2 à 64).
Imparfaite, cette méthode permettait certes un codage au forceps du vietnamien
mais compliquait singulièrement les textes incluant des termes étrangers et, partant,
de lettres dont la position avait entre-temps été réaffectée. Le VISCII (Vietnamese
Standard Code for Information Interchange), étendant les capacités de l’ASCII, dut
donc évoluer pour se mettre en conformité avec les normes ISO, et s’acheminer vers
la solution d’un codage Unicode. En résumé, les 12 voyelles de base (a, â, ă, e, ê, i,
y, o, ô, ơ, u, ư) sont représentées sur un seul caractère codé sur 8 bits. Les autres
voyelles, accentuées donc, peuvent être composées en combinant deux caractères
sur 8 bits chacun.
Standardisation, puis normalisation et enfin compatibilité sont donc les maîtres
mots d’une intégration qui ne saurait faire de l’informatique vietnamienne une exception. Il reste cependant à faire interagir des langues si diverses par nature.
La question des adresses de site (URL) en vietnamien se posera très vite. En principe, rien ne s’oppose à cette pratique puisque viennent d’être autorisés les caractères
chinois, autrement plus complexes à intégrer. Ainsi le Hong Kong Internet Registration Corporation Limited admet « 公司.hk » équivalent à «.com.hk ». Évoquant la
pureté et la précision de la langue, certains seront tentés par l’exercice. Mais celui-ci
comporte un revers. Simpliste, le système antérieur n’admettant que les lettres de
l’alphabet anglais, à l’exclusion des accents. Faisant fi de la babélisation linguistique, il
présentait l’avantage de la simplicité. Cette variété d’espéranto du net, connue de tous
quoique dénotant une hégémonie anglo-saxonne, permettait néanmoins une large
inter-connectivité, une volonté d’ouverture. L’intégration d’autres scripts implique
l’effet inverse, repousse la globalisation et referme cet espace. Mais est-ce si grave ?
Une page URL, même dotée d’une adresse normalisée et latinisée, peut déboucher
sur une page intégralement en caractères chinois, arabes, cyrilliques, thaïs etc., donc
inintelligible pour beaucoup. Comme une bibliothèque dont les ouvrages en langue
étrangère porteraient sur la tranche les titres dans ladite langue. Ce qui est gênant
dans ce cas, c’est la normalisation qui ne manquera pas de s’ensuivre.
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L’intégration des exonymes à la langue vietnamienne
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La production scientifique témoigne que les informaticiens, associés aux linguistes,
travaillent depuis quelque temps sur ce qu’il est convenu d’appeler l’alignement
multilingue (Biggi & Le 2008). Nul ne doute qu’ils parviendront à leurs fins et que des
procédés automatiques aboutiront à une normalisation de l’ensemble en permettant
de substituer un mot à un autre. Mais tout n’est pas affaire de technique et cette
méthode montre rapidement ses limites : comme tout système de traduction automatique, il est paresseux, se limitant souvent à la traduction la plus courante. On se
rappelle que Google, dans sa traduction de l’anglais au français, nous propose pour
« Michael Jackson fan » le souriant « Michael Jackson ventilateur ». Peu nous chaut
qu’un système puisse traduire Sơn Tây en « mont de l’ouest » s’il n’est pas à même
de reconnaître la province portant ce nom, et que dira-t-il alors des frères Tây Sơn ?
Quoi qu’il en soit, les spécificités culturelles seront toujours sensibles. Ne serait-ce
que dans les domaines techniques, comme dans la manière d’écrire les chiffres, les
noms (les Vietnamiens comme les Hongrois ou les Chinois placent leur patronyme
avant leur prénom), ou les unités de mesure (Libéria, Birmanie et USA sont les seuls
pays à n’avoir pas adopté le système métrique), etc.
« Comment “les gauloises bleues” sont-elles devenues “les filles françaises en vêtement bleu ?” » se demandait un chercheur vietnamien (Vu Van Dai 2007), remettant
au premier plan la question fondamentale des références culturelles. Traduction
littérale ou traduction libre ne résument pas un choix entre fidélité à la forme ou au
fond, ni même au dilemme : adaptation ou traduction. La question de la traduction
adaptée à des « types de langues irrévocablement distincts » dépasse largement le
cadre de cet article. Claude Hagège en a, du reste, savamment résumé les termes,
évoquant « l’irréductibilité de la morphologie » tout autant que « la diversité des
territoires sémantiques » (Hagège 1987). La traduction littéraire est donc, au mieux,
une recréation partielle à laquelle se livre le traducteur. Des logiciels en sont-ils
capables ? L’avenir le dira.
Déjà pâlit l’étoile de l’anglais qui, jusque-là, restait peu ou prou la « lingua franca »
d’un web monolingue. En 2000, 78 % de l’ensemble des sites Web et 96 % des sites
d’eCommerce étaient en anglais. Trois ans plus tard, cette langue représentait moins
de la moitié des sites et la tendance s’accentue ou, pour être plus précis, s’ajuste aux
capacités croissantes des pays émergents fortement peuplés à produire des contenus
dans leur propre langue. D’évidence, ils répondent aux attentes de leurs lecteurs et
l’emploi d’une langue adaptée leur « parle » mieux que l’anglais globalisé. Ce n’est
pas à dire que l’Indien ou le Danois éduqué négligera les pages dans cette langue
qu’ils maîtrisent, mais il y a fort à gager qu’il leur préférera les sites dans sa propre
langue. Les spécialistes du marketing l’ont bien compris : lorsqu’il s’agit d’acheter en
ligne, la langue nationale prime toujours, aussi toutes les compagnies d’eCommerce
disposent-elles de services adaptés qui ne se contentent pas seulement de traduire
le contenu, mais tentent de lui donner des inflexions linguistiques et culturelles
adaptées à chaque pays.
Pour ne pas conclure
Nous avons tous fait l’expérience de ces restaurants chinois quand, à la lumière clignotante de l’enseigne en caractères, le charme du chop suey reste une perpétuelle
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redécouverte. Les deux élégantes peintes par Édouard Hopper dégustent-elles le
plat original, sur son lit de nouilles, ou bien la variante américanisée, riz et chouxfleurs, légèrement sucrée ? Selon la ville du monde où nous commandons ce plat,
sa fragrance et sa composition varieront en fonction des attentes du client amateur
d’exotisme culinaire et de l’empressement du patron à s’y plier. Afin de ne point
heurter les papilles néophytes, le commerçant accommodera les saveurs pour leur
complaire, sacrifiant la recette millénaire à la bonne marche des affaires.
Il en va des mots comme des plats, ne se retient que ce que l’on a en bouche, ce
que l’on goûte et que le palais ou l’oreille perçoit comme agréable ou intelligible.
Les restaurateurs comme les plateformes multilingues du web de demain savent
que, d’une culture à l’autre, la diffusion culturelle s’accompagne de nécessaires
aménagements. Ils ont adopté la formule du chancelier Willy Brandt : « Je vous vends
quelque chose, je parle votre langue. Si j’achète, alors vous devez parler allemand 11. »
La plasticité de la langue vietnamienne, voire son indécision concernant les termes
étrangers, précisément par son absence de normalisation, peut se révéler un avantage
lorsqu’il s’agit de faire évoluer une pratique. À cet égard, depuis 2012, les noms
propres étrangers sont orthographiés d’une façon normalisée dans les pages Wikipedia
en vietnamien, qui dès lors ne retiennent que la graphie internationale latinisée avec,
parfois mais ce n’est pas une obligation, une indication de l’ancienne transcription en
quốc ngữ. Pour récente qu’elle soit, cette évolution semble significative tout comme
l’est l’apparition dans la presse vietnamienne de la graphie correcte de Manchester
(préférée à Man Che tơ), qui nous rappelle que les mœurs précèdent la norme.
Nombreux au Vietnam, les amateurs de football qui suivent en direct les matchs de
la ligue anglaise, ayant tôt fait d’intégrer la graphie exacte des clubs et des noms des
joueurs, ont rapidement délaissé les graphies approximatives quand, dans le même
temps, le commentateur vietnamien leur livrait une prononciation plus ou moins
fidèle de la prononciation dont il faut user, comme dans les autres pays en somme.
Faisant pièce au système fermé privilégiant l’entre-soi qui prévalait jadis s’ébauche
une ouverture linguistique de la langue vietnamienne aux termes étrangers en phase
avec l’évolution récente du pays et les aspirations de sa population.
Notes
1. La translittération est l’opération qui consiste à substituer à chaque graphème d’un système
d’écriture un graphème ou un groupe de graphèmes d’un autre système, indépendamment de
la prononciation. Elle dépend donc du système d’écriture cible, mais pas de la langue. La transcription est l’opération qui consiste à substituer à chaque phonème (on parle alors de transcription phonologique) ou à chaque son (transcription phonétique) d’une langue un graphème
ou un groupe de graphèmes d’un système d’écriture. Elle dépend donc de la langue cible, un
unique phonème pouvant correspondre à différents graphèmes suivant la langue considérée.
Par exemple le patronyme Горбачёв devra être translittéré Gorbačëv selon la norme ISO 9
(équivalence un caractère unique ≡ un caractère unique : à tout č doit correspondre un ч et
inversement), mais pour les transcriptions nous trouvons Gorbatchof, Gorbachof ou encore
Gorbatschow, selon la langue du transcripteur (équivalence phonétique approximative en
tenant compte des usages de la langue cible, ici respectivement le français, l’anglais et l’allemand). Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Transcription_et_translittération, consulté le 9/3/2015.
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L’intégration des exonymes à la langue vietnamienne
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2. Cf. l’article de Hà Ánh & Minh Luân, « “Loạn” phiên âm » [« désordre » de la transcription
phonétique] Thanh Niên, 2/5/2012, et les nombreuses réactions dans les pages du quotidien
les jours suivants.
3. La dynastie Hồ (1400-1407), puis plus tard les frères Tây Sơn (1788-1802) tentèrent de promouvoir le nôm mais, vu la brièveté de leur établissement, leur tentative ne dura pas.
4. Ou, pour reprendre la formule de Phạm Quỳnh, « Truyện Kiều còn, tiếng ta còn ; tiếng ta còn,
nước ta còn » [Tant que le Truyện Kiều perdure, notre langue dure ; tant qu’elle dure, ainsi va
le pays].
5. Le manuscrit de 180 pages est conservé à Hanoi à la bibliothèque de l’Institut d’études classiques (Viện Hán-Nôm), voir le texte qui lui est consacré (Nguyễn Kim Oanh 2002). En traduction, nous ne disposons que de la relation de voyage de son compagnon Phạm Phú Thứ,
Nhật ký đi Tây [carnet du voyage à l’Ouest], traduction par Quang Uyển, 1999, Nxb Đà Nẵng,
6. Alexandre de Rhodes, Dictionarium Annamiticum Lusitanum et Latinum, Rome, 1651. Notons
qu’il s’agit en réalité d’un travail collectif puisque Alexandre de Rhodes a repris les travaux
des jésuites Francesco de Pina (1588-1625), Christoforo Borri (1583-1632), Gaspar de Amaral
(1592-1646) et Antonio Barbosa (1594-1647).
7. Le premier ouvrage publié en vietnamien romanisé est un « Catéchisme à l’usage des chrétiens vietnamiens en latin et annamite ». Catechismus pro ijs qui volunt suscipere Baptismum
in octo dies divisus. Phép giảng tám ngày cho kẻ muấn chịu phép rứa tọi, mà bĕào đạo thánh
đức Chúa Blời. Rome, Progaganda Fide, 1651, 323 p.
8.“Bàn về tiếng An nam”, Nam Phong, n° 22, 1919.
9. Pour une liste rapide des exonymes en vietnamien, voir les informations du World Heritage Encyclopedia ou, pour plus de commodité, le site http://www.hawaiilibrary.net/article/
whebn0023464178/vietnamese%20exonyms.
10. Connue de l’étranger sous le nom de Bangkok (บางกอก), la ville est dénommée Krung Thep
Maha Nakhon par les Thaï. Il s’agit d’une formulation abrégée du nom cérémonial et propitiatoire qui fut donné à la ville dans sa version définitive, par le souverain Mongkut (Rama IV) au
xixe siècle (กรุงเทพมหานคร อมรรัตนโกสินทร์ มหินทรายุธยามหาดิลก ภพนพรัตน์ราชธานีบร
ุ รี มย์
อุดมราชนิเวศน์ มหาสถาน อมรพิมาน อวตารสถิตย์ สักกะทัตติยะ วิษณุกรรมประสิทธ์)์ , soit, peu
ou prou, et selon la traduction proposée par Jean Baffie : « krungthep mahanakhon : Capitale
des dieux, grande cité ; amonrattanakosin : lieu qui abrite l’image du bouddha d’émeraude ;
mahintharayutthaya : invincible capitale ; mahadilokkaphop : belle, sûre et prospère ; noppharattanaratchathani burirom : capitale royale aux neuf pierres précieuses particulièrement
admirables ; udom ratchaniwet maha sathan : contenant de nombreux et imposants palais
royaux ; amon phiman owatan sathit : demeure divine, résidence des avatars ; sakkathattiya
witsanu kamprasit : construite par le dieu Vishnou à la demande du dieu Indra ». Voir Baffie
(2011).
11.« I sell you something, I speak your language. If I buy, dann müssen Sie Deutsch sprechen. »
Willy Brandt.
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Philippe Le Failler
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L’intégration des exonymes à la langue vietnamienne
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Résumé : La langue vietnamienne utilise de nos jours une transcription latinisée
(quốc ngữ). Bien que l’emploi de l’écriture romanisée semble de prime abord particulièrement adapté à l’emploi d’Internet, un nombre important d’utilisateurs vietnamiens
rencontre des difficultés, notamment lorsqu’ils effectuent des recherches relatives à des
personnages ou des toponymes étrangers qu’ils ne connaissent dans leur propre langue
que dans une traduction approximative et erratique. Les termes étrangers furent ajoutés
au lexique en privilégiant l’apparentement phonétique mais sans véritable souci de normalisation. Des règles de transcription standardisée se mettent en place, en un exercice
ardu autant qu’indispensable.
The Integration of Exonyms in the Vietnamese Language. When the Internet
Usage Lead to a Standardization
Abstract: The Vietnamese national language (quốc ngữ), in use today, uses the Latin
script. Albeit the Romanized script of the quốc ngữ seems fitted to the use of the Internet
on a large extent, for many of them, Vietnamese users seem lost when looking for foreign
places or great names in history that they only know by a poor and erratic translation in
their own language. Foreign place names or family names were added to the language’s
lexicon without any proper intent of normalization. Finding a standardized transcription
is on the way, in a slow and necessary process.
Mots-clés : onomastique, Vietnam, langue vietnamienne, toponyme étranger, exonyme,
nom de lieu, transcription, quốc ngữ.
Keywords: onomastic, Vietnam, Vietnamese language, Foreign place names, exonym,
place names, transcription, quốc ngữ.
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