Pluralisme libéral
Transcription
Pluralisme libéral
Le pluralisme libéral: pourquoi s'en soucier? William A. Galston, The Brookings Institution Chers collègues, Bien que mon français est pire que médiocre, j'ai préparé une traduction pour le bénéfice de ceux dont l'anglais n’est peut-être pas mieux. S'il vous plaît, pardonnez les nombreuses erreurs dont ce texte est sans aucun doute rempli. Introduction Je voudrais tout d'abord remercier Roberto Merrill, Janie Pelabay, et leurs collègues du CEVIPOF d’avoir imaginé cette conférence et de leur persévérance à surmonter de nombreux obstacles pour en faire une réalité. Il y a dix ans, cette réunion n'aurait été ni possible ni nécessaire. Le rassemblement extraordinaire de savants réunis ici aujourd'hui témoigne de la remarquable croissance de l'intérêt pour le « pluralisme libéral ». Il est cependant important que le pluralisme libéral ne devienne pas seulement un topos académique de plus de la théorie politique, décrypté au moyen de nos outils typiques de l'analyse conceptuelle et d'interprétation des textes. Pour moi, et je l'espère pour vous, cette expression évoque des questions existentielles. Permettezmoi donc de commencer par quelques réflexions personnelles. J'ai longtemps cru que bien que la gouvernance autoritaire puisse se justifier dans certaines circonstances malheureuses, une certaine forme de démocratie libérale est préférable chaque fois que les circonstances le permettent. Plus récemment, j’en suis venu à croire que le pluralisme des valeurs s’accorde avec l'intuition concrète et la réflexion morale bien plus que ne le peut aucune conception moniste de la valeur. Il devient donc important et urgent de déterminer si ces deux objets de croyance sont cohérents. Il serait désolant de constater que le pluralisme des valeurs rend la préférence pour la démocratie libérale dénuée de fondement ou, inversement, qu'une adhésion rationnelle à la démocratie libérale exige de nous l'affirmation de ce que nie le pluralisme des valeurs. La relation entre le pluralisme des valeurs et la politique libérale Je me référerai au libéralisme et au pluralisme des valeurs en tant qu’ « engagements jumeaux ». Le problème concerne la relation entre eux. Dans tous les cas, ça ne peut pas être une relation d’implication logique ou conceptuelle. Sur le plan formel, un syllogisme pratique requiert au moins deux prémisses pour aboutir à une conclusion. Donc, l'argument selon lequel les engagements jumeaux vont ensemble est incomplet sans qu’on y ajoute au moins une prémisse. Si vous voulez une formule, ce serait quelque chose comme ceci: VP + X = LP. Une question que nous devons, par conséquent, nous poser est : «Qu'est-ce que X?" Je vais répondre à cette question, entre autres, dans les remarques qui suivent. Mais notez, d’emblée, que si X contient des conditions empiriques qui peuvent ne pas toujours exister, alors le pluralisme des valeurs n’entraîne pas forcément des régimes libéraux. Ou – pour formuler les 1 choses de manière moins formelle et plus historique – il se pourrait bien que pour certaines nations une période de gouvernance non libérale soit nécessaire pour créer les conditions de fond que requièrent les ordres libéraux. Cette possibilité renvoie à des questions débattues de longue date entre les économistes du développement et les promoteurs de la démocratie, et je ne vais pas les développer davantage pour le moment. Le pluralisme des valeurs prétend être la meilleure description de l'univers moral qui se trouve être le nôtre. On pourrait donc imaginer que cette description est orthogonale à – c’està-dire n’a aucune incidence sur – les mérites moraux des différents régimes politiques, y compris la démocratie libérale. Ce n'est pas mon avis. Même si je soutiens que des prémisses supplémentaires sont nécessaires pour établir le lien entre pluralisme des valeurs et gouvernance libérale, il n’est pas vrai qu'il n'y ait aucun lien conceptuel entre eux. Voici pourquoi: En tant que description de la structure de la valeur morale, le pluralisme suggère qu'il existe une gamme d'indétermination dans laquelle de nombreuses autres façons de vivre sont autorisées. Plus encore: il existe un sens où ils sont sur le même plan, moralement parlant: pour les pluralistes, il n’y a pas une unique façon rationnelle d’ordonner ou de combiner les engagements de valeur qui composent différents modes de vie. Il n'y a donc aucune base rationnelle à des politiques publiques restrictives ou coercitives dont la justification comprend l'affirmation selon laquelle il y a un unique ordre rationnel de la valeur, et les États ne peuvent à juste titre employer cet argument pour justifier leurs politiques. Une analogie juridique illustre l’idée-force de mon affirmation. La tradition de common law inclut le principe de l '«estoppel», ce qui signifie que dans des circonstances particulières, les parties à une controverse sont empêchées d’avancer certains arguments à l'appui de leurs positions. Dans l'arène politique – je dirais – le pluralisme des valeurs fonctionne comme une sorte d'estoppel: s'il n'entraîne pas ipso facto le mandat (ou le rejet) de conclusions politiques particulières, il exclut de l'arène politique certains types d'arguments justificatifs. Donc, si un gouvernement affirmait qu'il peut à bon droit réprimer certains modes de vie parce qu’ils sont inférieurs aux autres, les défenseurs du pluralisme des valeurs répondraient qu'il n'y a aucun fondement pour cette allégation. Cela ne veut pas dire qu'il ne peut y avoir aucune justification à de telles politiques. Dans des circonstances de division sociale profonde, l'expression publique des croyances d'un groupe peut conduire à des troubles violents. Considérez les marches protestantes à travers les zones catholiques de Belfast, au plus fort du conflit en Irlande du Nord – ou les manifestations publiques d'affection entre personnes du même sexe ou avant le mariage dans une société très traditionnelle. Les individus qui sont prêts à recourir à la violence pour réprimer les modes de vie autres que le leur peuvent en effet s'opposer à l'expression des différences légitimes – un fait regrettable, mais un fait tout de même. Dans de telles circonstances, le gouvernement peut n’avoir guère d'autre choix que de limiter la liberté à exprimer la différence, non pas parce que les agents de l’État sont d'accord avec les auteurs des violences, mais parce qu'ils ont le devoir de maintenir l'ordre. Au fil du temps, il est également de leur devoir de travailler à une politique plus discriminante qui réprime ceux qui perpétuent la violence plutôt que ses victimes. Dans un premier temps, cependant, ceci peut ne pas être possible. Pour résumer: le pluralisme des valeurs n’implique pas la politique libérale mais ils ne sont pas non plus sans rapport l’un avec l’autre. Lorsque nous combinons les conceptions du pluralisme des valeurs avec la motivation individuelle, la diversité des dotations humaines et 2 les structures politiques que nous avons de bonnes raisons de préférer aux formules alternatives, et si l'on tient compte de la diversité qui se développe dans les circonstances de la liberté sociale et de la prospérité économique dans les sociétés avancées, nous sommes amenés à des conclusions globalement libérales. Les arguments en faveur du pluralisme des valeurs J'ai procédé jusqu’ici à partir de l'hypothèse que les engagements jumeaux sont dignes de notre assentiment rationnel. Mais ce n'est pas si évident. Beaucoup de philosophes moraux et de théologiens approuvent, en théorie, ce que de nombreux agents individuels approuvent implicitement, dans la pratique, à savoir : la supériorité d'un mode de vie spécifique. De nombreux gouvernements (et un nombre non négligeable de théoriciens) rejettent la démocratie libérale en faveur soit d'une conception non libérale de la démocratie soit d’une certaine forme d'autoritarisme. Même si une réponse complète à ces revendications nous mènerait trop loin, il convient au moins d'esquisser les types de défenses que les pluralistes libéraux peuvent offrir. Lors d'une conférence comme celle-ci, il n’est pas nécessaire de commencer par définir le pluralisme des valeurs. L'argument en faveur de cette conception de la structure morale repose sur l'expérience, non seulement la variété des formes de vie que nous considérons comme légitimes et même admirables, mais aussi des conflits moraux et de regret moral. Les situations morales comportent souvent des demandes concurrentes et discordantes que nous ne pouvons également honorer et auxquelles nous ne pouvons obéir en même temps. Quand nous choisissons et agissons, nous embrassons certains biens ou principes, tout en laissant les autres au second plan. Le regret est une émotion morale qui participe à un conflit moral. Dans certaines situations, ce que nous devrions faire est assez clair ; mais le faire nous oblige à rejeter une solution de rechange que nous éprouvons comme étant aussi puissante, ou même comme préférable à certains égards. Dans l'Éthique à Nicomaque, Aristote pose le cas d'un homme qui aurait à faire quelque chose d’ignoble pour sauver sa famille d'un tyran. S’il sauve sa famille, il renonce à son honneur; s'il conserve son honneur, il sacrifie sa famille. Même s'il conclut qu'il faut mettre la famille au-dessus de l'honneur, il peut regretter d’avoir été atteint dans sa personne. Si un bien jouissait d’une priorité lexicale sur l’autre, le regret serait irrationnel ; il en irait de même si le choix portait sur des quantités différentes d'un seul bien homogène. La réalité d’un regret justifié présente des preuves solides à la fois contre les Rawlsiens et contre les utilitaristes, et en faveur de l'hétérogénéité incommensurable au cœur du pluralisme des valeurs. On pourrait penser que les affrontements de ce genre sont confinés à la sphère laïque et que les croyants jouissent d’une harmonie morale. Mais considérez Abraham sur le Mont Moriah, tiraillé entre ce qu'il considérait comme la commande indubitable de la souveraineté de Dieu et l'immoralité évidente du sacrifice que Dieu exige. Dans le passage célèbre au sujet de la destruction imminente de Sodome, la Bible nous montre qu’Abraham possède une conscience morale indépendante capable d'interroger la volonté de Dieu. Bien qu'Abraham n’exprime pas ces questions quand il attache Isaac en vue du sacrifice, le récit montre clairement qu'il les ressent vivement et que sa volonté torturée de choisir l'obéissance à Dieu plutôt que la vie de son fils a laissé une trace qui défigure ses relations familiales pour le reste de sa vie. 3 Il y a un point où le pluralisme des valeurs cède la place à un universalisme minimal. Les pluralistes reconnaissent les grands maux de la condition humaine – le génocide, la famine, les épidémies, la tyrannie brutale – et l'urgence d’y mettre fin. Ils reconnaissent aussi qu'il y a des conditions minimales – l’ordre social, les échanges économiques et la primauté du droit, entre autres – nécessaires pour vivre une vie décente et digne, de quelque manière qu’elle soit définie. Donc les défenseurs du pluralisme des valeurs peuvent affirmer les droits universels de l'homme et ce que HLA Hart appelle «les conditions minimales de la loi naturelle ». Ils peuvent même endosser la responsabilité de protéger – le devoir d'intervenir contre les actes de génocide. Mais il y a des limites, au moins d’un point de vue pluraliste. Alors qu’il ne peut y avoir aucune justification pour le génocide, il se pourrait qu’il y en ait une à ce que des tiers échouent à faire tout leur possible pour l’arrêter ou l’empêcher. Dans certains cas, les coûts d’une intervention à grande échelle sont très élevés – en particulier lorsque certaines parties de l'extérieur s'y opposent. Le défaut d'agir s'avère souvent injustifié et devient une source de controverse et de regret. Bill Clinton estime que son incapacité à agir contre le génocide au Rwanda fut la pire erreur de sa présidence, et le fait de ne pas bombarder les lignes ferroviaires desservant les camps de la mort nazis a été l'une des choses qui a le plus entaché l'effort de guerre des Alliés. Pourtant, la protection des droits de l'homme ne jouit pas de la priorité lexicale sur tous les autres biens et principes, et les nations n'agissent pas mal quand elles accordent aux coûts potentiels de l'intervention un poids moral supérieur à zéro. Parce qu'il rejette toutes les priorités lexicales, le pluralisme des valeurs implique une politique de jugement particulariste plutôt que la ligne lumineuse de règles générales. Les arguments en faveur de la démocratie libérale Même si nous utilisons souvent l'expression «démocratie libérale», nous n’y réfléchissons pas toujours très attentivement. Dans cette expression, le substantif indique une structure particulière de la politique dans laquelle les décisions sont prises, directement ou indirectement, par le peuple et, plus largement, une compréhension de la politique dans laquelle tout pouvoir légitime provient du peuple dans son ensemble. L’adjectif fait signe vers une compréhension particulière de la portée de la politique, dans laquelle le domaine de la légitime prise de décision politique est perçu comme intrinsèquement limité. La gouvernance libérale reconnaît que les domaines importants de la vie humaine sont entièrement ou partiellement en dehors du champ du pouvoir politique. Il est, par conséquent, comme une barrière contre toutes les formes de pouvoir total, y compris le pouvoir des majorités démocratiques. La question se pose alors de savoir comment nous voulons comprendre la source et l'étendue des limites du gouvernement. Les signataires de la Déclaration d'Indépendance américaine firent appel à l'évidence de vérités certaines, parmi lesquelles le concept des individus en tant que détenteurs de droits dont ils sont "dotés" par des sources autres que le gouvernement et antérieurement à lui, droits qui orientent et limitent le pouvoir gouvernemental. Aujourd'hui, les droits représentent une partie importante (dominante, diraient certains) d'un vocabulaire moral mondial. Cependant, les droits ne suffisent pas à qualifier et à justifier l'ensemble des contraintes qui pèsent sur l'exercice de la puissance publique. Le pluralisme des valeurs contribue à expliquer pourquoi. Un type d'hétérogénéité morale est la différence qualitative entre les biens publics et non publics. Tandis que la politique façonne, et souvent distord les relations 4 d'amitié, familiales ou amoureuses, elle ne peut pas créer (ou d'ailleurs détruire) ces attachements à travers l'exercice direct du pouvoir public. Malgré les meilleurs efforts du roi Saül, l'amitié de David et Jonathan est un lien qui résiste à la désapprobation paternelle et à la menace de mort. Il confine au grotesque d'imaginer un gouvernement qui choisit les conjoints de ses citoyens. Les efforts gouvernementaux pour contraindre l'art a donné lieu à des idées de grandeur fasciste et de réalisme social. (Le soutien public pour une gamme d'expression artistique est une autre affaire.) Une autre source de limitation de puissance publique est inhérent au réseau d'associations que les êtres humains créent sur la base de leurs identités partagées ou de leurs intérêts. La société civile n'est pas totalement indépendante du pouvoir d'Etat, mais ce n'est pas non plus un produit de ce pouvoir. Mus par l'idée que les associations civiles contrecarrent la poursuite légitime des fins publiques, certains régimes essayent de les mettre au pas. Mais les gouvernements vont trop loin quand ils insistent pour que les associations civiles se comportent en conformité avec les normes qui régissent le domaine public. Ces associations ne sont pas là pour parvenir à des fins publiques, même si elles peuvent y contribuer de manière indirecte. Au lieu de cela, elles représentent le corrélatif social de la diversité humaine, et ce sont des véhicules pour exprimer les points communs que nous découvrons partager avec certains membres de notre espèce, mais pas avec d'autres. La vie de l'esprit est une autre source de limitation de la puissance publique. Examinons la nature de l'autorité politique sur la recherche scientifique. Il est convenable que les institutions publiques déterminent la répartition des ressources consacrées à différents domaines d'enquête. Bien que les physiciens regrettent le refus de certains gouvernements d’investir les milliards de dollars nécessaires pour construire la prochaine génération d'accélérateurs de particules, on ne peut pas dire que, ce faisant, le gouvernement outrepasse ses limites. Les gouvernements peuvent légitimement imposer des restrictions sur les méthodes de recherche (sur des sujets humains, par exemple), même si ces restrictions rendent plus difficile la réussite de projets de recherche. Et dans certaines circonstances, il peut être légitime pour les gouvernements de restreindre la diffusion publique des résultats de recherche spécifiques. (La récente controverse sur la grippe aviaire peut être un exemple.) Toutes ces actions se distinguent de l'intervention du gouvernement pour dicter l'issue de l'enquête. La quête de la vérité est une activité guidée par ses propres règles. Les équipes de recherche créent et déploient ces règles, mais pas sur une base politique (ce qui ne veut pas dire que des facteurs partisans et personnels n'entrent jamais dans leur application). Un des plus tristes épisodes de l'histoire de l'Union soviétique a été l'utilisation du pouvoir d'Etat afin d'imposer, à l'ensemble de la biologie soviétique, les conceptions pseudoLamarckienne du charlatan agronome Trofim Lyssenko. Des botanistes irréprochables de réputation internationale ont été contraints de renoncer à leur adhésion à la génétique mendélienne et à mener des recherches sur la base d'une théorie idéologiquement orientée à propos de la détermination environnementale du changement des espèces. (Le rejet par les nazis de la théorie de la relativité d'Einstein comme «science juive» soulève des questions similaires.) L'affaire Lyssenko est considérée comme l'incarnation du totalitarisme antidémocratique. Mais cela n’aurait été ni mieux, ni plus légitime, si une vision politique axée sur la vérité scientifique avait été imposée par un vote démocratique, après délibération publique. La 5 sphère politique n'a aucune autorité légitime sur les processus internes à l'enquête qui guident la recherche de la vérité. Une dernière source de limites à la puissance publique est la religion et son frère parfois séculaire, la conscience individuelle. Depuis l’essor des religions révélées, qui ne sont «civiles» ni au sens gréco-romain ni au sens de Rousseau, les citoyens consciencieux qui sont également pieux ont reconnu deux autorités – laïque et religieuse. Cela devient un problème lorsque les deux autorités revendiquent leur autorité sur les mêmes domaines. Tout le monde connaît les célèbres mots de Jésus exhortant ses fidèles à «rendre à César, ce qui est à César et à Dieu, ce qui est à Dieu», comme si les deux pouvaient être séparés chirurgicalement. Plus généralement, les revendications des autorités politiques et religieuses se chevauchent et entrent en conflit. Aux États-Unis, le gouvernement oblige les hôpitaux catholiques à offrir des polices d'assurance médicale qui couvrent la contraception, alors qu’un grand nombre de médecins, infirmières et administrateurs catholiques estiment qu'une plus grande autorité religieuse leur interdit de le faire. Il n'est pas facile de déterminer quelle revendication doit être prioritaire. Le fait est que l'autorité religieuse constitue une limite à la puissance publique. La piété l’emporte parfois sur le patriotisme. L'argument de la diversité humaine Le pluralisme des valeurs offre une description plausible de notre incapacité à établir un classement hiérarchique entre un large éventail de modes de vie. Qui pourrait dire que le bon artiste surpasse le bien général, ou que l’une ou l’autre façon de vivre est intrinsèquement plus digne que celle du parent dévoué qui accomplit la tâche difficile d'élever des enfants pour qu’ils deviennent des adultes compétents? L'idée du bien (si cette expression a quelque sens) ne nous dit rien sur le contenu du bien. Il se pourrait néanmoins que ce qui est bon pour les êtres humains soit moins hétérogène dans la pratique qu’en théorie, où nous pouvons construire un nombre infini d’ordres de valeur. C'est un des points sur lesquels l'expérience offre un complément indispensable au pluralisme des valeurs. Je me réfère, en particulier, à la diversité des dotations et types humains. Comme tous les parents l’apprennent vite, les bébés ne sont pas des pages blanches sur lesquelles nous pouvons inscrire ce que nous choisissons. Ils diffèrent naturellement du point de vue du tempérament, de ce en quoi ils sont bons, et de ce qui leur donne satisfaction. La vie bonne pour chaque individu comprend le développement et l'exercice d’au moins certaines des potentialités distinctives avec lesquelles cet individu débute dans la vie. Lorsque ce processus se passe bien, il est source de bonheur pour l'individu et de satisfaction pour les autres aussi. Qui oubliera jamais la joie de la jeune Gabby Douglass, gymnaste olympique, sautant de la poutre plus haut que ce qui semblait humainement possible, lors de l'exécution de mouvements qui semblaient impossibles, même sur le sol ? A l’inverse, il y a la tragédie silencieuse de la vie rabougrie par des circonstances qui empêchent ce genre de développement. C'est le pathos de Thomas Gray dans son justement célèbre «Élégie écrite dans un cimetière de campagne»: Perhaps in this neglected spot is laid Perhaps in this neglected spot is laid Some heart pregnant with celestial fire Hands that the rod of empire might have swayed Or waked to ecstasy the living lyre. But knowledge to their eyes her ample pages 6 Rich with the spoils of time did ne’er unroll Chill Penury repressed their noble rage And froze the genial current of the soul. Ce récit apporte un élément d'objectivité aux choix de vie que font les personnes. Il ouvre également la perspective inquiétante d'une inadéquation entre les aspirations que nous formons et les capacités que nous avons au départ. Certaines aspirations – peut-être nos plus profondes – resteront vaines. Si nous nous engageons dans une direction où notre nature et nos talents ne nous permettent pas d’aller, nous pouvons gaspiller la chance de développer ce que nous aurions pu bien faire et avec satisfaction. Le regret rétrospectif accompagne souvent de tels choix. Mais il est difficile de se connaître soi-même avant de commencer à faire des choix et de vivre nos vies, et souvent nous apprenons trop tard ce que nous aurions souhaité avoir su dès le départ. Quel que soit le caractère propice des circonstances, une bonne vie demande un peu de chance. La liberté expressive comme une condition de possibilité L’élégie de Gray nous rappelle que vivre une vie qui est bonne du point de vue des personnes qui la vivent nécessite des conditions favorables. L’une d’elles – pas la seule – c'est ce que j'appelle la « liberté expressive ». Par cette expression, je veux dire l'absence de contraintes, imposées par certains individus sur d'autres, qui font qu'il est impossible (ou très difficile et risqué) pour les personnes concernées de vivre leur vie d'une manière qui expriment leurs convictions les plus profondes sur ce qui donne sens et valeur à la vie. Un exemple de ces contraintes serait les conséquences de l'Inquisition pour les Juifs ibériques, qui ont été obligés soit de renoncer à leurs pratiques religieuses soit de subir la persécution pouvant impliquer la torture et la mort. La liberté expressive offre la possibilité de profiter d'un ajustement entre intérieur et extérieur, entre croyance et pratique – une opportunité qui s'étend aux pratiques qui ne correspondent pas à une préférence pour la liberté telle qu’on la comprend habituellement. Une partie de ce que signifie avoir des croyances sincères sur la façon dont on devrait vivre, c'est le désir de vivre en accord avec elles. Ce n'est que dans de rares cas (certains types de stoïcisme, par exemple) que les contraintes imposées par d'autres individus n'affectent pas la capacité des croyants à agir selon leurs convictions. Pour la plupart d'entre nous, les obstacles à agir selon ces convictions sont vécus comme des sources de privation et de malheur, de colère et de ressentiment. L'absence de liberté expressive est un motif de malheur que peu supporteraient volontiers. Ainsi comprise, la liberté expressive n'est pas un bien ou une valeur, du moins pas du genre qui se combine pour constituer des conceptions de la vie bonne. Voici pourquoi. Du point de vue de chaque agent, la conception préférée quant à la manière de mener sa vie n'est pas théorique, mais pratique. Elle implique un désir de réaliser cette conception, et donc une préférence pour les conditions qui permettent de le faire. Ainsi la liberté expressive fait-elle partie de l'action humaine elle-même – du moins lorsque nous avons une auto-réflexion sur le sens de cette action. Certains théoriciens ont soutenu que la contradiction entre le libéralisme et le pluralisme des valeurs est évident: le libéralisme érige le statut de la liberté au-dessus de celui des autres biens, affirmant précisément ce que nie le pluralisme des valeurs. Mais selon moi, la liberté expressive est une condition permettant de vivre tout mode de vie, y compris ceux qui ne 7 valorisent pas la liberté comprise comme autonomie ou liberté de choix. Et la liberté expressive est la seule conception de la liberté que le libéralisme doit affirmer. Le statut particulier de la liberté expressive implique que le libéralisme bien compris n'affirme aucune prémisse morale incompatible avec le pluralisme des valeurs. La structure des relations entre les biens et les principes que nous chérissons peut commencer comme un exposé théorique, mais il n'en reste pas là. Dire que chaque être humain a de bonnes raisons de valoriser la liberté expressive ne nie pas ce qu’affirme le pluralisme des valeurs – i.e. que l'univers moral renferme d'innombrables conceptions de la vie bonne, et qu’à l’intérieur d’une vaste zone, ni la raison théorique ni la raison pratique ne peuvent établir de hiérarchie définitive entre ces conceptions. Il y a une objection évidente: si la liberté expressive est une condition de toute façon de vivre, elle ne peut pas être une caractéristique distinctive des ordres libéraux. Une communauté traditionnelle qui épouse une unique façon de vivre, sans pouvoir imaginer aucune alternative, a néanmoins besoin de liberté expressive – i.e. l'absence de contraintes – si elle veut vivre cette vie de manière collective. Il s'agit d'une objection valable – mais qui s’applique aux conceptions du libéralisme autres que la mienne. Mon argument est que la caractéristique qui définit les régimes libéraux, c'est la reconnaissance qu'il y a des biens non-publics de même qu’il y a des biens publics, et qu’un pouvoir public légitime respecte cette différence. De la théorie libérale à la politique libérale La transition de la moralité de la liberté expressive à une politique de la liberté expressive n'est pas simple et directe. Au sein d'un espace public partagé, la multiplicité des individus et les différences entre eux se combinent pour créer une difficulté bien connue: les conditions les plus propices à la vie que préfère un individu A peuvent ne pas être également favorables à un individu B. Quand un conflit surgit entre les individus et les groupes, chacun cherchant à vivre selon ses aspirations à une vie bonne, quelles sont les implications sur un régime de liberté expressive? Une chose est claire: conformément au pluralisme des valeurs, on ne peut pas dire que A est plus digne de bénéficier de conditions favorables que ne l’est B. Si la multiplicité et la différence signifient que A et B ne peuvent pas simultanément maximiser leur capacité à vivre comme ils le veulent, alors nous devons chercher des règles qui imposent des contraintes à peu près égales aux deux. L'hétérogénéité des biens complique cette quête. Supposons que la conception sur la vie de A implique de faire du porte-à-porte pour distribuer de la documentation religieuse, tandis que celle de B met l'accent sur la solitude et le silence. On peut demander à B de tolérer qu’on puisse frapper à sa porte entre (par exemple) 10h et 18h, tandis qu’il serait interdit à A de faire du prosélytisme dans les quartiers résidentiels en dehors de cette plage horaire. Qui peut dire dans quelle mesure la diminution de la capacité d'évangéliser équivaut à la diminution de la solitude des personnes qui n’aspirent à rien d’autre que la paix et la tranquillité? Le mieux qu'on puisse faire, je pense, est de mettre en place des arrangements qui apparaissent à peu près symétriques dans leurs effets, puis d’opérer des ajustements dans les cas où il est clair qu'ils n'imposent pas des contraintes équivalentes. Nous ne pouvons pas dire non plus que c’est l’affaire des régimes de maximiser la liberté expressive. Tout gouvernement a certains devoirs de base – assurer l'ordre et défendre la communauté contre les attaques, entre autres – qui peuvent aller contre la liberté expressive. 8 Ici encore, la liberté expressive est un guide, mais pas une recette pour une bonne politique, parce que les circonstances peuvent imposer des compromis regrettables, même aux défenseurs les plus soucieux des principes de gouvernance libérale. Dans les premiers jours de la guerre de Sécession, lorsque la survie de l'Union était dans la balance, le président Abraham Lincoln a suspendu l'habeas corpus – une défense fondamentale contre la tyrannie. Il a fait valoir qu'il n'avait pas le choix, et de nombreux historiens en conviennent. Dans les guerres contre des adversaires externes, la liberté d'expression et de la presse est souvent limitée, pas toujours sans justification. Au plus fort de la Grande Dépression, quand l'ordre économique était au bord de l'effondrement pur et simple, Franklin Roosevelt a fait clairement savoir qu'il était prêt à demander des pouvoirs d'urgence. Les développements politiques européens au cours des années 1930 ont clairement indiqué que si les libéraux n’étaient pas prêts à faire ce que la situation exigeait, les tyrans potentiels étaient plus que disposés à intervenir. Des moyens libéraux ne suffisent pas toujours à assurer des objectifs libéraux. «X» revisité Les arguments esquissés dans le présent document clarifient la relation entre le pluralisme des valeurs et le libéralisme. Ils sont cohérents au sens où aucun n’affirme ce que l'autre rejette. Mais il y a beaucoup d'espace conceptuel entre eux, et aucun n’implique directement l'autre. Pourtant, le lien entre eux reflète plus que les vicissitudes de la psychologie individuelle. Lorsque nous complétons le pluralisme des valeurs avec (1) une conception du pouvoir public légitime comme limité et (2) avec une description formelle des bonnes vies comme développement et exercice des dons individuels diversifiés, l'écart entre le pluralisme des valeurs et le libéralisme se réduit considérablement. Le principe de préclusion (« estoppel ») – les limites sur les principes justificatifs auquel le politique peut légitimement recourir – et le principe de liberté expressive réduisent encore l'écart, et les observations habituelles du caractère inévitable de la diversité morale dans le contexte social et économique actuel le restreignent encore plus. Mais il serait erroné de conclure que les défenseurs du pluralisme des valeurs doivent toujours être libéraux. Dans des circonstances malheureuses – par exemple, des privations économiques générales et des conflits sociaux violents – les meilleures alternatives disponibles peuvent être des modes de gouvernance qui ne respectent pas les limites libérales de la puissance publique. Si ces circonstances se révèlent insurmontables, les pluralistes des valeurs peuvent finir par soutenir de longues périodes de gouvernance autoritaire. Mais les défenseurs du pluralisme des valeurs qui épousent les principes du développement individuel et de la puissance publique limitée ne manqueront pas de considérer de telles dispositions comme une option de second choix. Ils insisteront sur le fait que les gouvernements autoritaires font tout ce qu'ils peuvent pour éviter de créer les conditions d'un ordre libéral. Lorsque des régimes illibéraux cherchent à se perpétuer indéfiniment (comme la plupart le font dans la pratique), ils perdent toute légitimité limitée dont ils pourraient jouir. 9