Terrains éducatifs L`interdisciplinarité dans l`enseignement de l
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Terrains éducatifs L`interdisciplinarité dans l`enseignement de l
Terrains éducatifs L’interdisciplinarité dans l’enseignement de l’histoire des arts au collège : l’identité de l’enseignant en question Christie Douet1 L ’étude qu’il est proposé ici d’appréhender a été réalisée pour l’ISFEC de Basse Normandie dans le cadre d’un mémoire de fin d’étude, nécessaire à l’obtention d’un Master « Éducation et formation ». Ce dernier s’intitule « Interdisciplinarité et liberté, les difficultés de mise en place de l’enseignement de l’histoire des arts au collège à la rentrée 2010 ». Il avait pour but de recueillir le témoignage des enseignants sur la question de la mise en place de l’enseignement de l’histoire des arts au collège et d’analyser les difficultés principales qui se révèlent entre les textes officiels sur ce sujet et la réalité du terrain. Diplômée de l’université en arts plastiques et en histoire de l’art, issue du milieu professionnel de la conservation-restauration des œuvres d’art, l’auteur est professeur suppléante au collège en éducation artistique, discipline arts plastiques, et se trouve directement impliquée dans la mise en place de l’enseignement de l’histoire des arts. Dans ce contexte, la méthodologie choisie est celle d’une étude de terrain, basée sur l’expérience concrète d’une transposition didactique, s’appuyant sur l’analyse d’une œuvre d’art, selon différents points de vue, dans le cadre d’un éventuel cours en histoire des arts autour de cette œuvre. Cette mise en situation effective est destinée à se poser la question de la méthode d’enseignement inter1 Professeur d’arts plastiques. Courriel : [email protected] 95 Éduquer|Former, n° 43, 2012|1 disciplinaire que les textes officiels préconisent et de s’interroger sur la manière de se l’approprier. En effet, l’histoire des arts n’est pas l’histoire de l’Art, et il est nécessaire de bien les différencier pour proposer une pédagogie adaptée. L’enseignement de l’histoire de l’Art n’est pas celui de l’histoire des arts La différence lexicale entre l’histoire de l’Art et l’histoire des arts indique une extension du champ d’étude de l’une par rapport à l’autre. Mais le pluriel est également le signe d’une distinction plus profonde, liée à la méthodologie de ces deux activités de recherche. !"#$%&#'()*()+!,'%)-(.%)/.0&.'*!".#)1%'()*234#()5&66().4()*#$5#pline qui étudie les œuvres d’art et les discours, théories, interpréta%#&4$)7.#)(4)&4%)2%2)8/#%($)/.)5&.'$)*()+!"#$%&#'(9)(4)+($)#*(4%#3/4%9)(4) les classant et en les hiérarchisant. Elle concerne les arts majeurs : musique, littérature et arts visuels, comprenant les beaux-arts, l’architecture, la photographie, le design et l’art numérique. Elle étudie l’art dans sa fonction métaphysique et analyse les conditions de création : les contextes culturels, économiques, sociaux et politiques. Elle est une affaire de spécialistes, qui ont développé, dans une approche transdisciplinaire ou multidisciplinaire, cinq orientations méthodologiques principales : formaliste, marxiste, sociologique, iconologique et sémiologique (Barral I Altet, 1989). L’histoire des arts est « une approche sensible et approfondie des œuvres travaillées à partir de leur forme, leurs techniques, leur $#:4#35/%#&4)(%)+(.').$/:(9)*/4$).4()-('$-(5%#;()"#$%&'#7.()(%)5.+%.relle. » (Duvin-Parmentier, 2010). Elle concerne tous les arts, même mineurs, qui ont été réunis en six domaines (arts de l’espace, du langage, du quotidien, du son, du spectacle vivant et arts visuels), et étudie l’ensemble des œuvres créatives, y compris artisanales et #4*.$%'#(++($9)*/4$)+(.')34/+#%2)(<-'($$#;(=)>++()/4/+?$()+($)@.;'($)(4) tenant compte du public concerné, selon une démarche transversale et pluridisciplinaire. Elle met en relation tous les phénomènes créatifs dans leurs dimensions historiques, thématiques, spirituelles, sociales, esthétiques et culturelles. Son approche est sociologique : elle étudie par quel processus un objet fonctionnel devient un objet d’art, en fonction de l’intention de l’artiste, l’interprétation du spectateur et les conditions de création, de conservation et de diffusion. 96 Christie Douet La méthode utilisée en histoire de l’Art, qui consiste à se baser sur le général pour ensuite resserrer l’analyse vers le particulier est inversée en histoire des arts, qui, sur les pas d’Erwin Panovsky ( !"#$%&'(!)%*'&*'+&+'+,-.,/0)*,1.+2 1955), utilise une approche basée sur +!#4%('-'2%/%#&49) */4$) +/7.(++() +() *2%/#+) *(;#(4%) $#:4#3/4%=) A+) $!/:#%) cependant de ne pas effectuer d’interprétations abusives, dans une société qui : « cherche l’artiste derrière chaque objet créé de main d’homme » (Werckmeister, François). L’enseignement de l’histoire des arts est là pour répondre à ce besoin métaphysique de la manière la plus juste et équilibrée, en la modérant par une analyse #4%('*#$5#-+#4/#'(9)'2B25"#()(%)&C0(5%#;(= L’histoire des arts n’est pas une nouvelle discipline, mais une for6/%#&4)#*(4%#32(9)7./4%#32(9);2'#3/C+(9)*()D)5.+%.'()/'%#$%#7.()-/'%/gée ». C’est un enseignement humaniste interdisciplinaire, qui relie le sensible et l’intellectuel pour faire de l’expérience une connaissance, qui donne du sens aux disciplines scolaires, en apportant une cohérence à la diversité des connaissances et en les reliant à des problématiques existentielles. I. LES MODALITÉS DE L’ÉTUDE : UNE MISE EN SITUATION CONCRÈTE Pour la mise en place de cette étude, la problématique a été de choisir un protocole qui permette de soulever les difficultés que ces spécificités de l’enseignement de l’histoire des arts impliquent et de leur trouver des éléments de réponse méthodologiques. Terrain de l’étude et prise de contact L’étude de terrain a été proposée à des professeurs de quatre collèges de petites villes à environnement rural, accueillant entre 300 et 700 élèves. Trois sont des collèges privés sous contrat d’association avec l’État, le quatrième est un collège public. La prise de contact avec les professeurs a été effectuée en deux temps : après un rendez-vous avec les directeurs d’établissement, qui ont tous donné leur accord pour la réalisation de l’étude au sein de leur collège, les enseignants ont été sollicités directement par courrier, afin de leur proposer une rencontre et expliquer les motivations et modalités de cette enquête. Dans chaque établissement, des liens amicaux, familiaux ou professionnels ont ensuite permis de présenter en personne le projet d’étude à un maximum 97 Éduquer|Former, n° 43, 2012|1 d’enseignants, notamment les plus concernés par l’enseignement de l’histoire des arts. Ces démarches ont constitué une étude préalable qui s’est avérée fort utile : les réponses, qu’elles aient été positives ou négatives, étaient en général argumentées. Grâce à cette phase d’observation, l’étude de terrain sous forme de questionnaire est vite apparue comme trop réductrice, face à la diversité des réactions et aux confusions concernant l’enseignement de l’histoire des arts, qui n’avait pas du tout été mis en place ou en était encore au stade expérimental et optionnel dans ces établissements. Le comportement des professeurs, enclins à discuter, mais uniquement de manière informelle, a permis de définir la forme de l’enquête : celle d’une conversation entre collègues. Ainsi, une grille d’entretien a pu être construite autour de sujets de dialogue, permettant de définir des problématiques qui semblaient particulièrement préoccuper ou intéresser la majorité des enseignants issus de différentes disciplines (cf. tableau 1). 98 M F M F F F M F M M F F Sujet A Sujet B Sujet C Sujet D Sujet E Sujet F Sujet G Sujet H Sujet I Sujet J Sujet K Sujet L Sexe 35 ans 37 ans 38 ans 57 ans 49 ans 47 ans 48 ans 40 ans 47 ans 51 ans 42 ans 39 ans Age 14 ans 20 ans 29 ans 10 ans 15 ans 27 ans 24 ans 28 ans 35 ans 11 ans 6 ans 15 ans Français Histoiregéo Histoiregéo Histoiregéo oui non non oui oui oui Éducation musicale Français non oui oui non oui oui Autre discipline Espagnol Français Espagnol Éducation musicale Éducation musicale Arts plastiques Discipline non non non oui non oui non non oui non oui oui Autre activité professionnelle Titulaire Certifié Titulaire Certifié Titulaire Certifié Délégué Rectoral Titulaire Certifié Titulaire Certifié Titulaire Certifié Titulaire Certifié Titulaire Certifié Titulaire Certifié Titulaire Certifié Titulaire AECE Statut Tableau 1 : profils des enseignants ayant accepté de participer à l’entretien Nombre d’années d’enseignement Collège Collège Collège Collège, lycée Collège, lycée Collège Collège Collège, lycée Collège, lycée Collège, lycée Collège Collège Niveaux enseignés Christie Douet 99 Éduquer|Former, n° 43, 2012|1 Déroulement de l’entretien L’entretien proposé a pour objectif de faire émerger au grand jour les problématiques inhérentes à l’enseignement de l’histoire des arts en amenant les enseignants à expérimenter concrètement, sans qu’ils en soient véritablement conscients, la démarche particulière de cet enseignement, puis à analyser cette démarche en temps réel, de manière à mieux la définir. Par l’étude disciplinaire d’une œuvre, le décentrement multidisciplinaire de cette analyse et la réflexion sur les liens interdisciplinaires qui peuvent ainsi émerger, les professeurs réalisent la première étape didactique de l’enseignement de l’histoire des arts, en se posant la question du sens que peut susciter l’exploration d’une œuvre d’art. La formulation explicite des interrogations concernant les contenus, les formes et les raisons de l’enseignement de l’histoire des arts incite ainsi les enseignants à prendre conscience des problématiques que suppose la mise en place des méthodes pédagogiques qui lui seraient le mieux adaptées. Choix du dialogue amical Proposée sous la forme d’une discussion, autour d’un café, l’entretien enregistré a été effectué dans les conditions les plus agréables possibles, dans un lieu calme et confortable, à l’abri des oreilles indiscrètes, mais sans allure de conspiration ni d’interview solennelle. L’objectif était que les professeurs soient détendus, sans appréhension d’un quelconque jugement, afin de pouvoir s’exprimer le plus librement possible à propos des sujets de discussion proposés. La forme de dialogue amical mise en place a été choisie avec l’intention de se situer au cœur de l’élaboration de la pensée par l’échange. Il s’agissait de ne pas poser une série de questions à laquelle les professeurs auraient eu des réponses théoriques toutes faites à apporter, mais bien au contraire de réfléchir ensemble. Cependant, l’objectif était de laisser l’enseignant s’exprimer au maximum, l’intervention de l’enquêteur se bornant à relancer la conversation en explicitant ses propos et en posant quelques questions ciblées. L’aspect en apparence informel et non préparé permet ainsi d’obtenir un discours qui n’est pas formaté, et qui s’objective sous forme d’un questionnement. Celui-ci interpelle les protagonistes par la spontanéité de son émergence et motive la pensée. Cette réflexion, par son aspect naturel et improvisé, fait appel aux compétences des enseignants à élaborer des idées au fur et à mesure d’une discussion, 100 Christie Douet et à travailler en collaboration sur un sujet commun. Par le dialogue, dirigé selon une grille spécifique mais ouverte, les questions qui se posent trouvent ainsi leur place les unes par rapport aux autres, et ce positionnement devient en lui-même un élément de réponse. Choix du document : Guernica de Pablo Picasso Afin de pouvoir engager la conversation, le début de la discussion repose sur l’analyse d’un document concret présenté aux enseignants, à partir duquel se construit la réflexion. Il permet de motiver le raisonnement sur l’histoire des arts en proposant un enracinement de la pensée dans la réalité, autour d’une œuvre d’art. Cela oblige également tous les professeurs participants à s’appuyer sur une base commune, ce qui permet ensuite de créer des parallèles entre leurs propos. Pour l’enquête, la reproduction du tableau Guernica de Pablo Picasso (1937) a été choisie pour son aspect pratique, directement abordable et pérenne. L’oeuvre est suffisamment riche et ouverte pour que tout le monde ait quelque chose à en dire, quel que soit le point de vue sous lequel on l’aborde. C’est donc une œuvre qui pourrait faire partie du référentiel d’histoire des arts au collège, son aspect historique, artistique, géographique, sociologique, etc. en un mot : humaniste, étant abordable sous l’angle de nombreuses disciplines scolaires. Afin que l’entretien soit cependant le plus pertinent possible, seuls ont été sollicités des professeurs d’histoire-géographie, de pratiques artistiques : musique et arts plastiques, de français et d’espagnol ; tous plus directement concernés que les enseignants des autres disciplines. Le choix a également été motivé par la force esthétique mais aussi émotionnelle de cette œuvre qui interpelle le spectateur, ne laisse personne indifférent, et dont l’expérience sensible correspond au projet de l’enseignement de l’histoire des arts : faire réagir les élèves par rapport à leurs sensations. 101 Éduquer|Former, n° 43, 2012|1 Les questions thématiques de la grille d’entretien semi-directif La grille d’entretien constitue une base de travail permettant d’orienter la discussion sur la question de l’enseignement de l’histoire des arts vers les problématiques qui émergent de l’analyse des textes officiels, sans pour autant fermer le dialogue. Le choix de cet outil permet de mener l’entretien de la même manière pour tous, tout en l’adaptant au déroulement de la conversation. La question de l’histoire des arts dans la discipline du professeur concerné La première question posée, au regard de l’œuvre proposée comme document de réflexion, concerne la manière dont l’enseignant envisage l’histoire des arts au sein de sa discipline : il s’agit de l’encourager à s’interroger sur les notions qu’il pourrait aborder dans l’œuvre, de son point de vue disciplinaire. Cet exercice concret, basé sur les compétences professionnelles que l’enseignant utilise chaque jour dans son métier, permet de mettre en évidence les possibilités, mais aussi les difficultés que suscite la prise en compte d’éléments de connaissance éclairés par sa discipline, mais introduits sous une autre forme, selon un autre statut. La question de l’histoire des arts dans les disciplines de ses collègues Il s’agit ensuite de pousser l’exercice en demandant au professeur d’imaginer quelles notions ses collègues pourraient, dans leurs disciplines respectives, faire émerger de cette même œuvre, dans le cadre de l’histoire des arts. Cette question cherche à sensibiliser l’enseignant sur les rapports qu’il entretient avec les autres professeurs et à porter ses interrogations sur leur complémentarité. Il est ainsi invité à se placer selon un autre point de vue et à envisager les potentialités des autres disciplines ainsi que les obstacles rencontrés par ses collègues, pour la mise en place de l’enseignement de l’histoire des arts dans leurs cours. La question du lien et du sens pour les élèves À partir de ces deux postures, se pose alors la question de savoir comment aider les élèves à faire le lien entre ces différentes notions envisagées dans différentes disciplines. Cette fois, l’enseignant est 102 Christie Douet amené à se mettre à la place de ses élèves et à exprimer ce qu’il imagine être la vision qu’ils ont de leurs professeurs, des disciplines qu’on leur enseigne et du système du collège en général. Cette question suscite l’émergence de problématiques liées à la définition de l’enseignement de l’histoire des arts, à son statut, sa nature et sa légitimité. Questions annexes Au cours de l’entrevue, certaines questions servent à relancer l’entretien, d’autres à engager la conversation sur une problématique attendue qui n’a pas été abordée. Quelques questions annexes sont ainsi envisagées et répertoriées, mais elles ne sont pas posées systématiquement, tandis que d’autres sont improvisées en fonction du cheminement de la discussion. Ces questions ne sont pas anodines : elles viennent nourrir la réflexion en soulevant des problématiques qui demandent à être explorées dans le cadre de l’obligation d’enseigner l’histoire des arts au collège. Afin d’ancrer cette étude dans la réalité, il était nécessaire dans la conversation d’aborder l’articulation entre l’enseignement de l’histoire des arts et celui des différentes disciplines, le rapport entre les professeurs, les relations entre l’action pédagogique et l’action éducative, ainsi que les moyens de mise en place de l’histoire des arts au collège qui permettent d’insérer concrètement cet enseignement dans l’organisation des différents apprentissages. Il s’agissait de pousser les professeurs à réfléchir sur le contrôle continu, les items du socle commun de connaissances et de compétences, les épreuves du Brevet National des Collèges, les outils pédagogiques, qui sont les parties visibles et effectives de cet enseignement. II. ÉTUDE PRÉALABLE : APPRENDRE AUTANT DU REFUS DE L’ENTRETIEN QUE DE L’ENTRETIEN LUI-MÊME L’étude réalisée ne s’arrête cependant pas à l’utilisation des entretiens comme base de réflexion, mais s’appuie également sur les idées évoquées par les enseignants lors de leur refus de participer à l’entretien (cf. tableau 2). Les arguments avancés par les professeurs contactés (quels que soient leur discipline et l’établissement dans lequel ils enseignent), pour justifier une réponse négative à la demande de participation à cette enquête, soulèvent en eux-mêmes 103 Éduquer|Former, n° 43, 2012|1 un très grand nombre de problématiques concernant la mise en place de l’enseignement de l’histoire des arts au collège. Ce refus, toujours très courtois, ne signifie pas un désintérêt pour la question en général, mais relève plutôt de réticences et d’appréhensions d’enseignants désabusés. Nombre d’enseignants contactés Nombre de réponses positives Nombre de réponses négatives Nombre de non réponses Français 14 3 5 6 Hi s t o i re géographie 14 3 (+1 informel) 4 6 Espagnol 6 2 2 2 Arts plastiques 5 1 (+1 informel) 2 1 Éducation musicale 5 3 0 2 Total 44 12 (+2 informels) 13 17 Discipline Tableau 2 : réponses des professeurs, par discipline, aux sollicitations en vue d’un entretien Rejet de l’entretien pour raisons personnelles La question du temps Un des arguments avancé pour refuser la participation à cette enquête a été dans presque tous les cas un manque de temps à lui consacrer, même s’il était prévu que l’entretien dure entre un quart d’heure et une heure. L’absence de motivation sous-tendait parfois 104 Christie Douet cette réponse et un bon nombre de professeurs ont eu l’honnêteté de me dire qu’ils n’avaient pas envie de prendre part à cette étude. La pudeur du professeur De plus, quelques-uns avaient une appréhension particulière du fait de l’enregistrement audio, par peur de ce qui pourrait en être fait, malgré l’assurance du respect de l’anonymat. La crainte que « quelque chose » puisse leur « échapper » est à l’origine de leur inquiétude, car dans ce métier, la parole non maîtrisée se retourne souvent contre la personne. De plus, l’idée d’exprimer son avis personnel, sans y avoir réfléchi par avance (ce qui fausserait l’enquête), leur est difficile à accepter, car cela met à nu le processus intime de la pensée. Ces excès de pudeur, ces difficultés à se dévoiler, surtout devant un futur collègue, constituent la principale raison des enseignants (en termes de cause décisive) pour ne pas accepter l’entretien. Refus de l’entretien considéré « sans intérêt » Certains professeurs n’ont pas consenti à participer à l’étude, considérant que la question de l’histoire des arts ne se pose pas : ils pensent avoir déjà mis en place un enseignement d’histoire des arts dans leurs cours. Ils ne voient donc pas l’intérêt de cette enquête, considérant que chaque enseignant doit se plier aux textes officiels et que, si les autres professeurs n’enseignent pas l’histoire des arts dans leurs cours, cela ne concerne qu’eux. Rejet de l’enquête par rejet de l’histoire des arts Trop peu de temps pour enseigner Le temps constitue pour les enseignants la principale difficulté pour mettre en place l’enseignement de l’histoire des arts. Que ce soit en classe ou en termes de préparation, le temps qui leur est imparti pour leurs cours disciplinaires leur semble déjà trop court pour « boucler le programme » et ils ne voient pas comment « ajouter de l’histoire des arts ». 105 Éduquer|Former, n° 43, 2012|1 Un enseignement illégitime À cela s’ajoute que la plupart du temps, ils ne s’en sentent pas capables, car ils considèrent ne pas avoir de compétences en histoire des arts n’ayant pas reçu la formation nécessaire. De plus, ils estiment ne pas avoir été engagés pour cela, mais pour enseigner leur discipline et pas une autre : l’histoire des arts ne les intéresse pas. De ce fait, un grand nombre de ces professeurs considère que le projet de l’introduction de l’histoire des arts au collège, sous cette forme, est illégitime. Ils ne sont pas d’accord avec le principe de l’interdisciplinarité et trouvent que l’enseignement de l’histoire des arts devrait concerner des professeurs spécialisés dans cette discipline. Certains vont même jusqu’à présumer que l’histoire des arts ne concerne pas l’école, que les enfants en ont déjà suffisamment à apprendre, et que cela regarde les parents, du fait que l’histoire des arts fait partie de la culture générale. La sensation d’être manipulé D’autres professeurs avancent des mobiles qui sont de l’ordre de leur rapport avec l’État : ils ont peur d’être manipulés au sens politique du terme. Ils prêtent au Ministère de l’Éducation nationale des arrières-pensées qui viseraient par exemple à supprimer certaines disciplines artistiques pour les remplacer par l’histoire des arts, qui serait enseignée transversalement par les professeurs d’autres matières à seule fin de faire des économies en diminuant le nombre d’enseignants. Cette crainte est parfois partagée également par les professeurs qui ont accepté de se prêter à l’enquête. Pourtant, c’est à l’inverse un excès d’implication antérieure qui démotive le plus les enseignants refusant de répondre à ma demande. Ils disent être désabusés par ces types de projets, pour lesquels ils se sont souvent investis au cours de leur carrière, mais qui ont été abandonnés en cours de route, rendant tous leurs efforts inutiles. Ils ne veulent donc pas mettre en place l’enseignement de l’histoire des arts dans leurs cours tant que ce dernier n’a pas été enteriné par sa longévité dans le temps. 106 Christie Douet III. RAPPORT D’ENTRETIEN : LES PROBLÉMATIQUES POSÉES PAR LES ENSEIGNANTS CONCERNANT L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE DES ARTS La partie suivante de l’étude consiste ensuite à réaliser une description des pratiques déclarées ou projetées, ainsi que de leurs représentations. Le but est d’en effectuer une classification à partir des thématiques préalablement définies, ou définies après l’entretien, afin d’en faire émerger les problématiques et les possibles réponses à y apporter. Tous les entretiens, semi-directifs, sont retranscrits intégralement, ce qui permet de proposer à d’autres chercheurs un substrat à partir duquel il est possible d’ouvrir à d’autres analyses. L’histoire des arts déjà présent dans les enseignements disciplinaires La pertinence de l’œuvre La première constatation que l’on peut faire, vis-à-vis de la question des notions pouvant être dégagées de Guernica en histoire des arts, est que les enseignants abordent presque tous, plus ou moins directement, la pertinence du choix de cette œuvre. En fonction de sa discipline, chacun lui prête des vertus quant à sa force expressive, son aspect universel et intemporel mais aussi événementiel, son apparence à la fois abordable car figurative mais qui interpelle par son aspect déconstruit, sa puissance symbolique, l’originalité de son historique et de la démarche de son créateur, etc… Ils considèrent qu’elle est parfaitement adaptée pour créer une relation entre leur discipline et l’histoire des arts. Ainsi, le Sujet B en fait une « œuvre de référence », qu’il aborde sous l’angle de l’expression, mais pense que « c’est un tableau qui pourrait être abordé dans d’autres sujets », au sein de son cours. Par contre, en histoire-géographie, les professeurs font remarquer que malgré tout, cette œuvre n’est pas vraiment adaptée à leur cours car elle ne « colle pas » à leur programme, ce qui implique qu’ils ne la choisiraient pas ou qu’elle serait traitée très rapidement et très sommairement. Ils proposent même des œuvres qui leur paraîtraient plus appropriées (le thème des gueules cassées avec les tableaux d’Otto Dix par exemple, plutôt que la montée du fascisme à laquelle sont liés les bombardements de Guernica). 107 Éduquer|Former, n° 43, 2012|1 À l’inverse, on constate que les enseignants envisagent souvent l’œuvre, plus du point de vue disciplinaire que de celui de l’histoire des arts. Le Sujet A, par exemple, précise même que « c’est un document qui pourrait être intéressant presque plus en cours de musique que finalement en histoire de l’art », ajoutant qu’il s’en servirait alors de « parenthèse », tandis que dans sa discipline, ce pourrait être la « thématique et l’essentiel de sa séquence ». L’histoire des arts enseignée actuellement dans les disciplines On constate également que l’ensemble des enseignants participants pensent déjà enseigner l’histoire des arts dans leur discipline : certains d’entre eux étudient même déjà Guernica dans leur cours. Ils considèrent prodiguer cet enseignement, car ils réalisent autour de l’œuvre un certain nombre d’exercices pédagogiques. Contextualisation historique D’une manière générale, ils placent cette peinture dans son contexte historique, géographique et politique. Par l’événement qu’elle représente, les conditions dans lesquelles elle a été créée et les raisons qui ont poussé Picasso à la réaliser, cette œuvre se prête en effet facilement à ce type d’exercice. De manière évidente, tous ramènent le tableau à la guerre civile espagnole et à la montée des fascismes en Europe à cette époque. Contextualisation disciplinaire Quelques-uns, moins nombreux, resituent également l’œuvre dans l’évolution du champ de connaissance lié à leur discipline. Parlant de la cassure entre le XIXe et le XXe siècles, « comme il y en a eu en peinture », le Sujet G précise par exemple : « Bien sûr, ça suit l’évolution musicale aussi. » Le Sujet E montre la nécessité de « resituer l’œuvre par rapport à une pensée, à un moment donné ». Il explique à ses élèves qu’« il y a une espèce de pensée universelle qui fait que les artistes sont les porte-parole de ce que nous, on est incapable de formuler », qu’ils « appartiennent à un mouvement », et que « c’est ça leur boulot », parlant des poètes comme des peintres. Dans l’entretien, beaucoup d’enseignants omettent souvent de contextualiser de cette manière ce tableau dans le monde des idées ou l’environnement artistique, même lorsqu’ils sont professeurs de langue ou de pratique artistique. 108 Christie Douet Utilisation de l’œuvre comme document Par contre, tous les enseignants utilisent l’œuvre d’art dans leur discipline : elle sert de point d’appui à leur enseignement disciplinaire. Ils en sont d’ailleurs parfaitement conscients : en histoire-géographie par exemple, le Sujet J explique que l’histoire des arts « est au service du fait historique ». Elle vient en quelque sorte l’illustrer, l’éclairer, afin de le rendre plus présent. De plus, cette démarche aide les élèves à mémoriser les éléments d’un cours en les enracinant dans une image. Généralement, les enseignants utilisent l’œuvre comme un document qu’ils mettent en parallèle avec un élément de leur discipline, afin de réussir à faire comprendre aux élèves un enseignement par un autre. Le tableau de Picasso devient ainsi la traduction d’une notion disciplinaire sous forme picturale. Dans son cours, le Sujet G ferait le parallèle entre musique dodécaphonique et cubisme pour pouvoir initier ses élèves aux œuvres musicales qui ne sont pas écrites dans les normes, afin de leur montrer la différence avec une œuvre musicale qui, elle, respecte les règles de composition de base. L’œuvre peut être également comprise comme un document prétexte à une pratique disciplinaire, un document de départ, à partir duquel les élèves travaillent. En français par exemple, le Sujet H propose de réaliser une lecture d’image de l’œuvre afin de dégager préalablement des pistes de lecture d’un texte avec lequel elle serait mise en relation. Le Sujet A, quant à lui, pense qu’il serait intéressant de créer une œuvre musicale avec ses élèves qui traduirait les bruits suggérés dans l’œuvre peinte. L’oeuvre est également souvent envisagée comme le prolongement d’un enseignement disciplinaire. Elle sert de tremplin pour passer à la suite du cours. Par exemple, le Sujet K l’utiliserait pour passer d’un processus historique à un autre : de la montée du fascisme à l’art officiel chez les nazis et la propagande. Elle constitue également une ouverture, car elle permet de relativiser et de consolider une notion disciplinaire en la plaçant dans un autre champ de connaissance. En arts plastiques, par exemple, elle permet de faire le passage entre la pratique sur la construction d’une image et l’idée de propagande étudiée en histoire. La verbalisation La verbalisation autour d’une œuvre d’art met en jeu la « mémoire affective » (Flores, 1972) parallèlement à la « mémoire cognitive » des élèves. Les enseignants, dans leur grande majorité, disent utiliser 109 Éduquer|Former, n° 43, 2012|1 ce procédé pour rendre l’œuvre abordable par les élèves et en faire un point d’ancrage de connaissances disciplinaires. Ils effectuent ainsi, généralement tous, une description de l’œuvre, en essayant de faire utiliser au mieux le vocabulaire spécifique qu’ils veulent apprendre à leurs élèves. La peinture de Picasso est ici considérée comme un lieu de communication, elle sert de support d’expression, d’un point de vue technique et disciplinaire. Mais la possibilité de poser du vocabulaire sur les choses permet aussi de faire le lien entre ce que voient les élèves et ce qu’ils ressentent. Il s’agit de relier les savoirs à la sensation pour permettre aux élèves d’exprimer leurs émotions, leurs impressions, leurs sentiments, de manière à marquer les esprits en explicitant ce qu’ils ressentent, afin qu’ils n’oublient pas. Le Sujet J explique par sa propre expérience d’élève à quel point la sensibilisation esthétique peut avoir d’influence sur les centres d’intérêt, sur lesquels viennent se greffer les connaissances qui peuvent y être associées. La difficulté d’enseigner l’histoire des arts au sein d’une discipline Quel que soit le processus utilisé, le sentiment général des professeurs est de déjà « faire » de l’histoire des arts dans leur discipline. Cependant, au questionnement, qui part de l’exemple d’une œuvre, certains enseignants, quelque peu poussés dans leurs retranchements, prennent conscience qu’ils ont du mal à « sortir du fourreau » de leur discipline pour envisager l’œuvre autrement, selon un autre éclairage qui serait celui de l’histoire des arts, au sein de leur discipline, pratiqué autrement. L’histoire des arts perturbe leur identité d’enseignant, car elle nécessite de rechercher une nouvelle posture, tout en restant soi-même. L’histoire des arts telle qu’imaginée dans les différentes disciplines Beaucoup de bonnes idées dans un monde de confusion D’une manière générale, lorsqu’il est demandé aux enseignants d’imaginer ce que feraient leurs collègues en histoire des arts dans leurs disciplines respectives, la première réaction est de dire qu’ils n’en savent rien, qu’ils ne connaissent pas les programmes. 110 Christie Douet Pourtant, petit à petit, au cours de la réflexion, ils proposent des idées qui paraissent très intéressantes, lorsque l’on reste dans le cadre général de l’histoire des arts. « Le prof d’art pourrait étudier les grandes caractéristiques au niveau artistique, le courant pictural. » « Le prof de musique parlerait de la notion de rythme. » « En français, on pourrait aussi voir la narration. » Cependant, si on pousse un peu plus en détail ces notions, ils remarquent eux-mêmes qu’ils sont perdus et qu’ils connaissent très peu la discipline de leurs collègues. De nombreuses confusions apparaissent en effet très vite entre les éléments de discipline et ceux qui peuvent relever de l’histoire des arts. Lorsqu’ils analysent les exemples qu’ils proposent, ils regrettent généralement de ne pas en savoir suffisamment sur les contenus et les démarches de leurs collègues pour faire la différence. Mais, s’ils confondent les enseignements disciplinaires avec l’enseignement de l’histoire des arts dans ces disciplines, c’est encore, malgré tout, dans l’approche de cet apprentissage qu’ils restent les plus cohérents. Le Sujet E, par exemple, n’arrive pas à envisager ce que fait dans son cours le professeur d’arts plastiques : il sait juste qu’il n’enseigne plus du « dessin ». De ce fait, il envisage difficilement ce que celui-ci pourrait faire en histoire des arts, dans le cadre de son cours d’arts plastiques… Pourtant, par comparaison avec ce qu’il ferait, lui, en histoire des arts, il entrevoit la possibilité pour son collègue d’analyser l’image du point de vue de sa construction, ce qui est déjà plus proche de la réalité. À chacun son rôle L’ensemble des enseignants réussit ainsi à envisager ce que ferait son collègue en histoire des arts, les hypothèses émises étant plutôt intelligentes lorsqu’on reste dans un cadre général. Les professeurs élargissent même la possibilité d’enseigner l’histoire des arts dans des disciplines qui sont en apparence éloignées du monde des arts. Ils pensent ainsi spontanément à des activités possibles, en éducation sportive, en technologie ou en mathématiques. Ils évoquent assez peu le domaine des sciences physiques ou biologiques, mais éprouvent le besoin de préciser que selon les œuvres étudiées, toutes les matières peuvent être impliquées. Ils pointent ainsi du doigt l’importance de multiplier les points de vue pour pouvoir considérer l’enseignement de l’histoire des arts comme un enseignement de culture générale. 111 Éduquer|Former, n° 43, 2012|1 Cependant, leur grande peur est de « faire le travail de son collègue », car il leur paraît évident que certains angles d’analyse pourraient être adoptés par plusieurs disciplines, mais que certains professeurs sont plus à même que d’autres de le faire. Ils évoquent la « peur du ridicule » et distribuent des légitimités différentes aux professeurs en fonction des notions qui pourraient être abordées. La question du lien À la question de savoir comment aider les élèves à faire le lien entre les notions d’histoire des arts qu’ils ont évoquées dans le cadre de leur discipline ou celles enseignées par leurs collègues, les enseignants ont des avis partagés, mais qui, au final, peuvent très bien s’articuler les uns avec les autres. La nécessité du lien pour les élèves La première constatation, partagée par tous est qu’il est indispensable « d’éviter une appréhension trop morcelée » de l’histoire des arts, pour que celle-ci devienne un véritable enseignement. D’après le Sujet D, pour que les élèves puissent se l’approprier, l’enseignement de l’histoire des arts doit « devenir un cheminement dans la tête des élèves ». Analysant sous cet angle leurs pratiques actuelles en histoire des arts, les enseignants admettent qu’ils ne doivent pas rester au stade de l’illustration, du prolongement de leur cours (dans lequel l’œuvre n’est qu’un document), mais aller plus loin dans l’élaboration de liens, chez les élèves, entre les différents éléments d’histoire des arts, enseignés dans des disciplines différentes. Comment faire travailler les élèves pour créer des liens ? Certains enseignants pensent que les élèves sont capables de faire les liens eux-mêmes entre les choses, sans dispositifs particuliers, tandis que d’autres affirment que cela est impossible, les enfants n’en ayant pas encore, vu leur jeune âge, toutes les capacités et que c’est aux professeurs d’aider les élèves à construire ces liens. « Les élèves ont tendance à s’éparpiller. S’il n’y a pas quelqu’un qui leur fait relier tous ces événements, je pense qu’ils n’y arriveraient pas. » Dans le détail, on s’aperçoit que les professeurs considérant que les élèves peuvent se débrouiller tout seuls utilisent en fait des procédés pédagogiques, tout comme les autres enseignants. Ils travaillent 112 Christie Douet sur la « spontanéité des élèves », qui est une manière informelle et peut-être inconsciente de construire des liens, mais qui constitue un moyen réel de relier les choses entre elles. Ainsi, le Sujet J explique qu’il suffit d’« impliquer les élèves émotionnellement », tandis que d’autres professeurs ajoutent que les « élèves font le lien d’eux-mêmes par comparaison de leurs ressentis ». Certains professeurs proposent même de décorer les salles avec des reproductions d’œuvres d’art, afin de créer une sorte d’imprégnation, de proximité avec les œuvres, qui peuvent suggérer des relations possibles. Il s’agit donc de créer des liens par la sensation, par le vécu, l’expérience, dont tous les professeurs s’accordent à reconnaître l’importance, sans pour autant penser que cela suffit. La majorité des enseignants pensent ainsi qu’il est nécessaire, mais non suffisant, de renvoyer les élèves vers d’autres professeurs lorsque le développement de la question évoquée est plus approprié dans une autre discipline. Cela ne veut pas dire que le questionnement spontané d’un élève doit rester sans réponse, mais qu’il ne suffit pas de dire : « ça vous le verrez avec Monsieur untel ou Madame X ». Beaucoup d’enseignants, face à cette question, insistent sur l’investissement personnel des élèves, que tous les moyens pédagogiques peuvent susciter. Demander aux élèves de travailler en groupe, de faire des dossiers, les inciter à créer des projets, à aller voir plus loin, paraît pour de nombreux enseignants, parmi les meilleures façons de faire, car cela développe leur curiosité, leur autonomie, leur implication personnelle. « Le lien, c’est tout ce que tu apportes pour que l’élève soit curieux » et c’est par cette curiosité qu’il va créer de lui-même des connections, qui en seront d’autant plus fortes. Quelques professeurs signalent alors le rôle fondamental que peuvent jouer les professeurs documentalistes dans cette approche. Une des autres solutions suggérées est celle de poser directement la question aux élèves, de leur demander ouvertement quels liens ils feraient avec telle ou telle autre discipline. « Souvent ils ont de bonnes idées aussi les élèves », précise le Sujet B qui propose ainsi de faire émerger des notions, qu’il signalerait comme étant des éléments d’histoire des arts, sans pour autant les développer dans son cours, mais qui pourraient être abordés plus en détail dans d’autres disciplines. Un certain nombre d’enseignants signalent également l’importance de créer un lieu commun qui rassemblerait concrètement les connaissances en histoire des arts. Le cahier histoire des arts, les TICE, les outils pédagogiques de toutes sortes, leur semblent 113 Éduquer|Former, n° 43, 2012|1 nécessaires pour que l’élève puisse répondre au besoin de continuité qu’implique l’enseignement de l’histoire des arts. Dans cette optique, l’idée d’un contrôle continu leur paraît également importante pour motiver les élèves à relier les connaissances entre elles. Une cohérence visible Un des critères sur lequel insiste la majorité des enseignants pour aider les élèves à lier les connaissances en histoire des arts entre elles est celui de la visibilité. Il faut « trouver quelque chose d’identique sur plusieurs séquences communes, construites, dont ils auraient la trame, pour que, peut-être, les choses soient plus probantes » admet le Sujet F, tandis que le Sujet J pense que si on ne donne pas aux élèves les moyens de comprendre comment fonctionne l’histoire des arts, « ça va se finir par un apprentissage par cœur et si c’est ça, ça ne sert à rien : les élèves apprennent sans comprendre ». D’une manière générale, tous les professeurs s’accordent pour dire qu’il est nécessaire de donner aux élèves des pistes de travail qui rendent la structure de l’enseignement de l’histoire des arts visible et cohérente. Tout d’abord, en « identifiant les moments où on fait de l’histoire des arts », mais aussi en étant bien conscients que les professeurs travaillent tous sur cet enseignement. « Il est important que les élèves le sachent : que les rôles sont répartis et qu’ils doivent se rappeler ce qui a été fait par l’un et par l’autre. » Pour les élèves, savoir que les professeurs travaillent les uns avec les autres, en complémentarité, les motive à chercher les liens qu’ils peuvent créer. Pour les professeurs, travailler en interdisciplinarité La transparence de l’enseignement de l’histoire des arts est aussi ressentie comme nécessaire par les professeurs, qui aimeraient travailler plus en collaboration, ce qui implique pour eux de savoir ce que font les uns et les autres, pour pouvoir mettre leur propre enseignement en lien avec ceux de leurs collègues. Une équipe pédagogique soutenue par la direction L’ensemble des enseignants considère que « l’idée est excellente de vouloir faire quelque chose avec l’histoire de l’art », mais que finalement ce n’est pas tant une « mini révolution » que le développement de ce qui se passe déjà, même si cela peut devenir encore plus constructif, si cet enseignement est institué, formalisé et s’il est organisé de manière lisible. 114 Christie Douet Les professeurs regrettant de ne pas travailler davantage avec leurs collègues pensent que la nécessité d’un travail collectif doit être soutenue par la « politique de l’établissement ». Le Sujet C, par exemple, insiste sur le fait que « pour que ça fonctionne, on a besoin de se réunir et de rencontrer des gens, encouragés par le chef d’établissement ». Seul un enseignant émet pendant l’entretien la possibilité qu’un professeur d’histoire des arts soit spécifiquement chargé de cet enseignement, qui rassemblerait les connaissances vues par les uns et les autres pour pouvoir créer des liens… hypothèse très vite écartée, au profit d’un travail multidisciplinaire, mais cohérent et construit en équipe. La complémentarité Cette volonté de travailler en équipe est évoquée par les professeurs dans la complémentarité des enseignements que chacun d’entre eux peut prodiguer pendant ses cours : « En complémentarité, ça peut être intéressant que mon collègue fasse ça. » « Chaque professeur développe ses propres compétences et se fait relayer par les autres enseignants. » Certains d’entre eux ont même tendance à hiérarchiser à tort la légitimité des compétences et de leurs complémentarités en fonction des qualifications de chacun. Ils se rendent cependant bien compte que ce type d’enseignement demande une collaboration entre ces complémentarités, pour pouvoir devenir cohérent : il s’agit de créer une osmose entre ces connaissances complémentaires. Pas question pourtant de « formaliser l’interdisciplinarité avec des choses extrêmement lourdes », comme le dit le Sujet K : « Il suffit de se communiquer les choses. » Pour le Sujet F d’ailleurs, il n’y a pas besoin de décloisonner totalement les disciplines, mais de les relier entre elles de manière subtile. Si chacun définit ses optiques, ses angles d’analyse, les professeurs considèrent qu’il est indispensable de coopérer, de se rencontrer pour se mettre d’accord et prévoir à l’avance un certain nombre de choses. Définir les liens Les professeurs sont ainsi tous persuadés qu’il est nécessaire de définir les complémentarités, de se répartir les enseignements, mais également de créer une base commune qui permet de mettre les choses en corrélation. Cela leur paraît indispensable de se « mettre 115 Éduquer|Former, n° 43, 2012|1 d’accord sur un certain nombre d’œuvres que chacun doit étudier dans l’année » dit l’un, « pour que les profs ne fassent pas n’importe quoi » renchérit l’autre. La cohérence s’établit déjà dans le choix des œuvres (beaucoup pensent par exemple que le cinéma est une bonne approche car il convoque un très grand nombre d’arts différents), et que cela est intéressant si chacun les étudie non pas pour elles-mêmes, mais réussit à « faire le lien à travers le thème » établi par l’équipe pédagogique. Le Sujet L suggère par exemple que si Guernica est étudié selon le thème du bombardement, alors, tous les professeurs de langue pourraient eux aussi étudier le tableau, à l’instar du professeur d’espagnol, en le comparant par exemple avec une œuvre qui représente les bombardements de Londres, ou les bombardements de Berlin, créant un lien avec les enseignements de civilisation dans toutes les langues vivantes étrangères. Chacun pense par ailleurs que l’idée de se soumettre au programme d’histoire est plutôt une bonne idée pour pouvoir cibler les choses par période et travailler selon la même progression, afin que les liens historiques soient solides. Certains ont émis l’idée de suivre le programme d’histoire, cours après cours. Ils se sont très vite rendus compte que cela serait trop compliqué pour être réalisable, de même que de suivre le programme d’histoire chronologiquement, dans chaque niveau. En fonction des cas, les suggestions se sont alors divisées en deux groupes. L’enseignement peut être réparti sur toute l’année, dans toutes les disciplines, avec un phénomène de « piqûre de rappel » qui n’est pas inintéressant puisque, par la répétition, il aide les élèves à consolider les liens entre les œuvres et les repères chronologiques qu’ils ont déjà. Mais il est également possible « d’organiser des temps forts, sur des périodes courtes », intenses et identifiées, afin « d’étudier une œuvre tous en même temps » : cette méthode aurait pour avantage de marquer l’esprit des élèves et de créer des liens grâce à la simultanéité. Principes de base pour réussir l’enseignement de l’histoire des arts L’ensemble des professeurs émettent un certain nombre de principes sans lesquels ils pensent que l’enseignement de l’histoire des arts, selon cette approche interdisciplinaire, ne peut pas fonctionner. 116 Christie Douet La formation Tout d’abord, quelques-uns abordent la question de leur compétences. Ils sont peu sûrs d’eux, pensent ne pas avoir été suffisamment formés sur les connaissances requises en arts pour pouvoir proposer une qualité d’enseignement suffisante : « ça peut paraître curieux qu’on nous demande de devenir un petit peu des spécialistes de la peinture » ironise le Sujet F. Pour les enseignants, il paraît évident que même s’ils travaillent ensemble, chacun doit quand même en savoir un minimum sur les œuvres (d’où l’idée de se mettre d’accord sur un certain nombre d’œuvres incontournables), mais de ne pas être trop ambitieux. Ils sont conscients qu’ils doivent eux-mêmes travailler leur culture générale sur les sujets artistiques avant de pouvoir proposer cet enseignement. Le rapport au temps Les enseignants qui ont participé à l’entretien considèrent, pour beaucoup, qu’il leur manquera du temps pour pouvoir étudier euxmêmes les œuvres définies par l’équipe pédagogique dans l’enseignement de l’histoire des arts. De plus, ils envisagent difficilement avoir le temps de remanier toutes leurs séquences pour introduire ces œuvres dans leur progression de cours. Certains sont également peu optimistes quant à l’obligation de les introduire dans leurs séances, car ils pensent ne pas avoir le temps de finir leurs programmes. À la rigueur, ils entrevoient cet enseignement possible comme une parenthèse entre deux séquences, mais ne voient pas bien comment faire le lien avec leur discipline dans ce cas-là. Principe de liberté Par différents propos pendant la conversation, les professeurs soulèvent ouvertement la question de la liberté de l’enseignant, dans l’exercice de sa mission. Ils expliquent qu’il est primordial, certes de se mettre d’accord sur les œuvres à aborder dans l’année, afin qu’il y ait une cohérence dans l’enseignement de l’histoire des arts, mais aussi que les professeurs aient le choix de « l’intégrer ou non dans leurs cours ». « Et de la manière qui leur semble la meilleure pour leur discipline. » « On entre par les moyens qu’on désire. »… Et d’ajouter que cela est aussi valable dans le temps : « les professeurs pourraient ne pas se sentir concernés pendant un trimestre par exemple », mais avoir envie de s’investir pendant les autres périodes de l’année. 117 Éduquer|Former, n° 43, 2012|1 Histoire des arts ou culture des arts… Ce principe de liberté ramène également selon eux au principe d’interdisciplinarité. Si l’histoire des arts est enseignée comme une autre discipline, ils considèrent que cela n’a pas beaucoup d’intérêt. L’idée que le terme pourrait être à reformuler sous la forme de culture artistique ou culture des arts séduit nombre d’entre eux. « Je préfère et de loin le terme culture des arts, qui serait complètement transdisciplinaire et qui ne serait pas imposé par un programme propre. » Sans interdisciplinarité, la culture serait alors réduite à un corpus d’œuvres précis, qui pourrait être « le même pour tous les enfants de France », étudié sous le même angle pour tous, enseigné par n’importe quel pédagogue. L’ensemble des enseignants est totalement contre ce totalitarisme culturel, qui nierait la diversité et dénaturerait ce qu’est la culture en soi : l’uniformisation leur paraît être le pire des maux pour cet enseignement. De même, certains posent la question de savoir s’il est vraiment nécessaire de quantifier les choses avec contrôle continu et épreuve au brevet. Si ce n’est en termes de motivation pour les élèves, l’aspect « gratuit » d’un enseignement de ce type leur paraît plus intéressant qu’une notation. Ils admettent cependant que cela peut être constructif si l’évaluation est effectuée en termes d’acquis et de non acquis, et relaie ainsi le socle commun de connaissances et de compétences. Dans cette optique, l’enseignement de l’histoire des arts prend du sens. D’ailleurs, le Sujet L précise : « Ce n’est pas une nouvelle discipline où il y a un prof précis chargé de l’histoire des arts, parce que là on est à côté de la plaque si on fait ça. L’histoire des arts, c’est entre les disciplines. » Conclusion L’interdisciplinarité est un des points particulièrement souligné par les enseignants, qui en mesurent la complexité, mais aussi le caractère fondamental pour l’enseignement de l’histoire des arts. C’est donc sur cette question et les difficultés qu’elle suppose, que se porte l’attention de l’étude dans sa phase d’analyse et de problématisation. De par la nature de son objet d’étude, « hybride et sans cesse changeante» (Delporte et al., 2010), l’enseignement de l’histoire des arts nécessite une organisation indispensable à sa cohérence, mais qui reste souple et adaptable. Par l’interdisciplinarité, l’histoire des arts 118 Christie Douet ne se présente pas sous la forme d’un bloc disciplinaire, mais d’un réseau entre disciplines, ce qui permet de ne pas la dénaturer, grâce aux immenses possibilités de diversité culturelle qu’une telle organisation peut proposer. Cependant, comme l’exprime le malaise des enseignants ayant participé à l’étude, vis-à-vis de la mise en place de l’enseignement de l’histoire des arts, les contraintes d’un enseignement interdisciplinaire touchent un des aspects fondamentaux du métier d’enseignant, à savoir sa liberté dans la manière de prodiguer ses connaissances disciplinaires. S’adapter à ce type de pédagogie interpelle l’identité de l’enseignant, car il s’agit de changer de posture pour partager, avec ses collègues, un enseignement décloisonné et déhiérarchisé, tout en restant identifié dans sa discipline. De plus, l’interdisciplinarité de l’enseignement de l’histoire des arts demande au professeur de mettre en jeu sa capacité à positionner son travail d’histoire des arts dans sa discipline et d’adopter une double attitude lorsqu’il prodigue son cours. Il est ainsi amené à exercer une gymnastique intellectuelle afin d’articuler plusieurs types de raisonnement au sein d’un même cours, chaque enseignement impliquant une manière particulière de réfléchir en fonction de son objet d’étude, l’histoire des arts ne faisant pas exception. La gestion de la liberté de chacun se retrouve alors au cœur de l’enseignement de l’histoire des arts, indispensable de par sa nature même, mais aussi car elle permet de répondre au besoin d’autonomie des enseignants. Les professeurs mettent l’accent sur la liberté de choisir leur niveau d’implication dans cet enseignement, que ce soit au niveau du choix des œuvres de référence abordées, de la forme de leur enseignement ou du moment d’apprentissage. Mais c’est surtout le choix de l’évaluation qui attire leur attention, car la difficulté est de rester équitable, tout en appréciant des paramètres culturels, des plus diversifiés par nature. Comment en effet évaluer la culture : « ce que nul n’est censé ignorer » (d’après une définition de Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris–Sorbonne au XIXe siècle) et « ce qui reste quand on a tout oublié » (Herriot, 1961). Les grilles d’évaluation du socle commun de connaissances et de compétences peuvent alors servir de guide aux enseignants, en tant que base d’une évaluation à la fois diagnostique, sommative et formative, qui valorise les compétences des élèves et les aide à donner du sens aux enseignements. 119 Éduquer|Former, n° 43, 2012|1 Ainsi, se mettent en place peu à peu les nouvelles orientations du Ministère de l’Éducation nationale, qui cherche à répondre aux accords européens d’uniformisation des niveaux de diplôme, tout en respectant la convention de l’UNESCO pour la protection et la promotion des diversités culturelles, érigées au rang de patrimoine commun de l’humanité. Comme le fait remarquer Christine Albanel (2007), « la priorité accordée à l’éducation artistique et culturelle par les Ministères de la Culture et de l’Éducation nationale, doit être lue aussi comme un atout pour fournir à chacun les outils du dialogue interculturel qui promeut la diversité culturelle, à la fois révélée et mise à mal par la mondialisation ». Toute la question est de savoir, comme le craignent certains enseignants qui ont refusé de participer à l’étude, dans quelle mesure l’interdisciplinarité de l’histoire des arts ne débouchera pas sur la suppression des pratiques artistiques, ni sur la disparition des professeurs d’arts plastiques et de musique dans l’Éducation nationale, afin de respecter également les accords internationaux d’ouverture au marché des services publics, qui comprennent en partie également les services de l’éducation. 120 Christie Douet Références bibliographiques Albanel, C. (2007). De la diversité culturelle au dialogue interculturel. Éditorial du dossier homonyme. Culture et Recherche, 114-115, hivers 2007-2008. Barral I Altet, X. (1989/2009). Histoire de l’art. Paris : Presses Universitaires de France. Delporte, C., Mollier, J.-Y. et Sirinelli, J.-F. (2010). Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine. Paris : Presses Universitaires de France. Duvin-Parmentier, B. (2010). Pour enseigner l’histoire des arts. Regards interdisciplinaires. Cahiers pédagogiques. Amiens : CRDP Académie d’Amiens. Flores, C. (1972). La mémoire. Paris : Presses Universitaires de France. Herriot, E. (1961). Notes et maximes. Paris : Hachette. Panofsky, E. (1955/1969). L’œuvre d’art et ses significations. Paris : Gallimard. Werckmeister, F. L’évolution récente de l’enseignement artistique en France. Contribution sur le site de l’Enseignement Religieux à l’École du Service diocésain de l’enseignement et de la catéchèse en Alsace : http://www.ere-oca.com/ 121