L`homme qui était l`homme qui était l`homme qui était l`homme qui
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L`homme qui était l`homme qui était l`homme qui était l`homme qui
L’homme qui était l’homme qui était l’homme qui était l’homme qui était saoul Vous êtes assis sur un siège en cuir rouge plutôt confortable. L’air frais fouette votre visage. Vous n’avez aucune idée d’où il vient car il s’engouffre dans vos cheveux sans les soulever, vous offrant la sensation bizarre mais pas désagréable d’avoir un crâne en passoire. Devant vous à hauteur de sternum il y a une chose circulaire évidée en bakélite crème que vous pouvez empoigner et faire tourner très facilement sur elle-même avec seulement deux doigts. Derrière la chose circulaire, il y a une vitre avec des images qui bougent beaucoup, on dirait même qu’elles bougent en fonction de l’action de vos doigts sur la chose circulaire. Il y a aussi deux patins allongés en caoutchouc noir posés sur le bas de la vitre comme une paire de sourcils dont la symétrie traditionnelle aurait été remplacée par un arrangement parallèle. Deux sourcils droits en somme. Quand vous appuyez sur un bouton dont vous avez déjà oublié l’emplacement mais qui doit se situer quelque part à côté de la chose circulaire évidée en bakélite crème, les deux sourcils se déplacent ensemble de droite à gauche et de gauche à droite dans un mouvement rythmé et synchrone comme un numéro de Fred Astaire et Ginger Rogers. La danse est disponible dans 2 vitesses différentes si l’on arrive à retrouver le bouton. En arrière-plan de Fred et Ginger, il y a une étrange étoile à 3 branches calée dans un rond. Cette forme vous dit quelque chose mais quoi ? On dirait le viseur d’une carabine. Ça vous rappelle instantanément un très mauvais week-end de chasse où vous n’aviez pas touché la moindre oreille de lièvre ou de perdrix, ce qui est assez normal pour les perdrix mais un peu moins pour les lièvres qui en ont quand même une paire assez longue, à la fin de la journée vous vous étiez mis par dépit à pointer votre carabine sur les moutons du paysan voisin qui offraient une cible plus large et moins remuante, donc beaucoup mieux adaptée à vos talents balbutiants de chasseur. Les oreilles de lièvres, les non-oreilles de perdrix, les moutons des paysans voisins et les carabines se prennent tous par la main pour former une ronde puis s’évanouissent poliment en fumée. Vous sentez qu’il va falloir vous concentrer, car si l’étoile à 3 branches reste sage et immobile dans votre champ de vision, les images à l’arrière-plan, elles, n’arrêtent pas de s’embrouiller, c’est très fatiguant, vous avez mal à la tête, vos oreilles font le même bruit qu’un vieux réfrigérateur, votre estomac prend l’ascenseur, vous décidez de fermer les yeux. Vous sentez alors sous votre pied une chose dure d’une vingtaine de centimètres qui résiste à la pression de vos orteils, comme une lame de parquet qui se serait dressée suite à une inondation. Quand vous appuyez dessus ça fait un bruit d’enfer, le vent souffle soudain plus fort dans vos cheveux et les images se bousculent tels des chevaux qui sentent l’écurie. Tout ceci augmente encore votre mal de tête, du coup vous arrêtez tout de suite d’écraser cette lame rebelle comme un malade. Vous rouvrez les yeux, vous voyez une ligne blanche juste derrière le viseur à 3 branches qui est derrière la vitre qui est derrière la chose circulaire en bakélite crème qui est devant vous et que vous pouvez faire bouger avec seulement deux doigts. Vous pressentez vous ne savez pas pourquoi que ce serait pas mal d’essayer de garder cette ligne blanche au milieu du viseur à 3 branches. Parfois il n’y a plus une mais plusieurs lignes, ça devient difficile de rassembler tout ça dans le cercle avec l’étoile mais comme vous avez décidé d’être un brave gars qui ne baisse pas les bras vous essayez quand même. Vous jetez un œil de temps en temps sur les côtés, vous voyez des tableaux de Géricault revus et corrigés par Walt Disney : des masses de nuages sombres sur une mer déchaînée avec des vagues grosses comme des cachalots qui viennent avaler des parois rocheuses à pic, Le Radeau de la Méduse version Pinocchio, vous comprenez que vous faites partie du tableau mais vous ne savez pas très bien où Géricault vous a mis, tout ça vous rappelle soudain un horrible plat à gâteau avec les falaises d’Etretat sous l’orage que votre grand-mère utilisait pour votre anniversaire et qu’elle rangeait dans le buffet Henri II de sa salle à manger, vous vous demandez s’il y a un lien entre vous, l’étoile à 3 branches, Henri II, Pinocchio, la chose circulaire en bakélite crème et les falaises d’Etretat. Très vite vous décidez de renoncer à répondre à ce genre de questions, de toute façon maintenant il y a une forme rectangulaire vert pâle qui apparaît dans le viseur avec deux lumières qui vous aveuglent, la forme fonce sur vous accompagnée d’un son strident qui vrille vos tympans, vous ne savez pas pourquoi mais vous tournez d’un coup sec la chose circulaire en bakélite crème devant vous, ce qui produit la disparition instantanée de la forme verte et estompe son horrible cri dans la nuit, vos tympans subitement soulagés se défroissent et vous disent merci. Vous fiant à ce qui doit être le vestige d’un instinct primitif réfugié tout au fond de votre cortex embrumé, vous continuez à viser la ou les ligne(s) blanche(s). De chaque côté de la vitre défilent plein d’ombres effrayantes avec des tentacules mous qui essaient de caresser vos joues, ça vous rappelle Blanche-Neige quand elle court dans la forêt et qu’on dirait que les arbres vont la violer, vous vous persuadez que vous n’êtes pas Blanche-Neige en vous pinçant sauvagement les lèvres, personne ne va vous violer, vous n’avez pas de nœud rouge dans une chevelure de jais encadrant un visage au teint d’albâtre, ni de corsage bleu/violet avec des manches à godets, ni de longue jupe jaune dans laquelle vous empêtrer, il n’y a pas de petits nains qui vous attendent dans une maison à la lisière du bois, pas de mine de diamants au sommet de la montagne, pas de hé ho hé ho on rentre du boulot, pas de méchante reine qui attrape subitement une drôle de tête quand elle tient une Idared rouge dans la main, pas de prince charmant ORL pour vous faire cracher le morceau coincé tout au fond du larynx et vous délivrer de cette réclusion funéraire erronée dans cette boîte en verre aussi inconfortable que mal isolée. Non, oubliez tout ça, dissipez tous ces fantasmes mal déguisés pour psychothérapeutes en début de carrière, faites le vide en vous, décontractez votre cerveau, laissez couler votre moelle épinière. Vous êtes Roger O. Thornhill, publicitaire new-yorkais célibataire réputé pour avoir une relation difficile avec sa mère nécessitant 3 séances par semaine sur le divan. Du coup vous êtes aussi George Kaplan, espion inventé par le FBI pour tromper le méchant mais si séduisant Vandamme alias James Mason qui est à la solde des communistes et dont les hommes de main, parmi lesquels le tout aussi troublant Martin Landau, ne sont pas très malins mais portent très bien le feutre mou et savent efficacement remplir de bourbon l’estomac d’un pauvre bougre qui n’a rien demandé avant de le flanquer dans une voiture sur une vilaine route en lacets sans barrière ni éclairage public et qui plus est, longeant des falaises à pic. Vous êtes par conséquent et en toute logique cinéphile Cary Grant, celui qui joue le pauvre bougre publicitaire qu’on prend à tort pour un espion et qu’on remplit par erreur de bourbon, celui qui est payé un bon paquet de dollars la semaine pour refaire une scène dans une Mercedes décapotable à sièges rouges avec un volant en bakélite crème, des essuie-glaces à 2 vitesses parfaitement réglés et le fameux sigle de la marque allemande vissée sur le capot. Mais vous êtes aussi et d’abord Archibald Alexander Leach de Bristol dans le sud-ouest de l’Angleterre, né en 1904 dans une famille très défavorisée avec un drôle de menton en fesses d’ange qui va vous extirper d’une condition prolétaire britannique sans avenir pour vous propulser d’abord sur la poitrine opulente et fort accueillante de Mae West puis dans quelque studio hollywoodien qui saura vite comment faire fructifier le menton et tout ce qui va avec. Mais là on va dire qu’on oublie le menton, la poitrine opulente et la condition prolétaire britannique, vous devez juste jouer un type complètement imbibé dont les neurones font la danse des canards devant 30 techniciens en hypoglycémie n’attendant que la pause de midi pour se ruer sur des sandwich et des boissons bon marché qui vont assurément les faire somnoler tout le reste de l’après-midi. Pour faire votre boulot, vous ne vous embarrassez pas de la méthode Actor Studio, Lee Strasberg vous ennuie avec ses concepts de mémoire affective et autres fumisteries, vous remémorer les cuites de votre père ne vous a jamais servi à rien, songer à l’internement de votre mère ne va pas faire travailler plus que ça vos glandes lacrymales, penser à toutes les torgnoles reçues en rentrant de l’école n’allume aucune petite lueur mélodramatique au fond de votre prunelle. Tout ça s’est fossilisé depuis longtemps dans les couches de votre inconscient comme une vieille nummulite du Cénozoïque. Pour vous Bristol n’évoque plus une ville portuaire anglaise dont les quais mal fréquentés ont vu croître vos poussées d’acné, mais une carte de visite élégante sur laquelle sont désormais thermoformées vos nouvelles initiales invariablement chics dans n’importe quelle typographie, CG, les mêmes que celles de Clark Gable, ou celles de Gary Cooper mais à l’envers, ce qui n’est pas mal non plus. Quelles que soient vos activités, courir dans des champs de maïs, jouer aux crétins dans des ventes aux enchères, escalader des sentiers abrupts et mal signalés en tenant par la main une blonde en tailleur ajusté ayant cassé le talon de son escarpin, vos chemises sont toujours impeccablement repassées et vos pantalons font un pli cassé parfait sur l’empeigne de vos mocassins. Vous avez dit un jour : Tout le monde veut être Cary Grant, même Cary Grant. Donc là il s’agit de montrer à tous ces travailleurs syndiqués de la Metro Goldwyn Mayer qui ont mauvaise haleine à cause d’une nourriture pas très saine et trop vite ingurgitée qu’il n’y a que Archibald Alexander Leach pour jouer Cary Grant qui joue Roger O. Thornhill qui joue George Kaplan qui est complètement bourré, alors que vous pas du tout. Mimer l’ébriété dans la sobriété ne vous pose pas de problème, les paradoxes et le nonsense ça vous connaît, vous les maniez avec souplesse et rapidité grâce aux quelques brins d’ADN anglais restés coincés sous les couches de calcaire qui ont érodé votre nummulite intérieure, ça vous permet entre autre de vous distinguer de tous ces grands dadais du Midwest qui tablent uniquement sur la circonférence de leurs biceps et l’angle de leurs maxillaires pour attirer l’œil de la caméra. Les grandes scènes beurrées, on en trouve à la truelle dans le cinéma hollywoodien. Ça tombe de cheval, ça roule sous la table, ça bat des paupières, ça éructe des borborygmes, ça sanglote contre un mur, ça vomit derrière un cactus, ça pisse sur un réverbère et ça finit par ronfler les quatre fers en l’air au milieu d’une écurie ou au fond d’un parking mal éclairé, bref rien de nouveau sous les sunlights au niveau de la cuite stanislawskienne, l’ivrognerie se joue toujours au raz de la moquette. Mais vous ici, votre truc c’est la véritable ivresse. Celle qui amène le vertige, multiplie les dédoublements, fait proliférer le sens, malaxe les possibles, plie en quatre la cohérence, et que vous exprimez dans une combinaison subtile de froncements de sourcils alternés avec des pincements de nez, suivis de plissements de front, accompagnés de torsions du menton et autres exercices de haute voltige faciale évoquant la tempête censée régner dans votre boîte crânienne. Vous êtes Archicary Granthillkaplan, 55 ans et de tous les plans, vous savez comme personne être à la fois complètement présent et totalement ailleurs parce que la confusion c’est votre élément. Vous pouvez ainsi être complètement saoul, mais aussi sur, entre, parmi, dans, devant, derrière, à côté, chez, en face, au milieu, au fond, autour, partout et nulle part. Bref, vous êtes un rhizome deleuzien à vous tout seul, une succession à l’infini de ET ET ET ET ET ETqui glissent dans un long travelling au volant d’une Mercedes décapotable blanche montée sur des rails et poussée par des techniciens en sueur à cause de la canicule métallique des projecteurs attendant néanmoins docilement que le réalisateur veuille bien prononcer le mot Coupez ! pour s’éponger le front, boire une bière, se racler la gorge, fumer une clope, raconter une blague, se curer le nez, puis finalement se remettre au boulot. - COUPEZ