Texte de Sylvain Parasie
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Texte de Sylvain Parasie
Internet, tombeau de la critique ou espace de sa rénovation ? Sylvain PARASIE* Séminaire La Critique impossible ? Séance du 17/12/09 Le critique ou le journaliste culturel est aujourd’hui dans une situation difficile. Ceci s’explique par les transformations de la presse et des industries culturelles. Sa parole serait non seulement moins entendue, mais surtout il serait contraint de modifier son mode d’intervention. Deux possibilités s’offriraient à lui : émettre un simple discours d’opinion, ou formuler un guide de consommation. Dans ce tableau un peu sombre, on peut penser qu’internet serait le « coup de grâce » porté au journalisme culturel. Plusieurs éléments peuvent le laisser penser. D’abord, avec le web se sont très largement diffusées les prises de position publiques sur les œuvres et biens culturels (livres, films, musique) – n’importe qui peut ouvrir un blog pour donner son opinion sur les films qu’il a vus, les recommander ou non. Ensuite, de nouveaux intermédiaires sont apparus sur le marché des biens culturels qui reposent sur l’évaluation des biens par les internautes eux-mêmes. On favorise les « conseils de consommation » dans le domaine culturel. Amazon est emblématique de ce phénomène : les internautes sont invités à écrire des conseils, à décrire les qualités d’un dvd ou d’un livre. Enfin, pour parfaire le tableau, le journalisme sur internet est toujours à la recherche d’un modèle économique. Dès lors, l’idée de transférer tel quel le journalisme culturel sur le web paraît difficilement imaginable. Néanmoins, je pense que ce pessimisme doit être considérablement tempéré. D’abord, il faut avoir à l’esprit que le web n’est pas un espace uniforme et homogène. Cet espace est au contraire très segmenté. Ce n’est pas la même chose de publier un texte sur une plateforme de blogs banale (OverBlog) et sur un blog directement associé à un site de média traditionnel et reconnu (lemonde.fr ; liberation.fr). Il existe des marques qui différencient les contenus publiés. Le critique ou le journaliste culturel est une figure historique. C’est une forme particulière de narration où il est question de juger du contenu et de la valeur d’un bien culturel. Il me semble que le critique emprunte à la fois à la figure de 1 l’universitaire (de nombreux critiques sont des universitaires) et à celle du journaliste. C’est pourquoi je me demanderai ici, en me centrant sur la pratique du blog, dans quelle mesure l’écriture sur le web modifie l’autorité du discours universitaire et celle du discours journalistique. Ma présentation se fera en deux temps : - je présenterai d’abord une étude que nous avons réalisée sur le blog d’un sociologue pendant la campagne présidentielle de 2007 sur LeMonde.fr (Dagiral, Parasie, 2009) - j’exposerai ensuite quelques grands résultats de recherches qui ont porté sur les blogs tenus par des journalistes classiques (LeMonde.fr ; Guardian.co.uk). Nous allons voir que dans le cas des universitaires comme dans celui des journalistes, les personnes parviennent à conserver leur autorité, même si leurs pratiques d’écriture est soumise à un ensemble d’impératifs nouveaux. Je défends donc l’idée que la critique peut tout à fait profiter du web pour se renouveler. I. Quand le sociologue devient blogueur… Cyril Lemieux est un sociologue reconnu dans le domaine du journalisme et de la presse (Lemieux, 2000). C’est un scientifique reconnu, à qui des journalistes du monde.fr ont proposé de tenir un blog durant les élections présidentielles de 2007. L’idée, c’était qu’il couvre l’actualité de la présidentielle à partir de son regard de sociologue. Les journalistes lui imposent une seule contrainte, indiscutable celle-ci : publier au minimum trois billets par semaine. Au départ, C. Lemieux refuse deux postures. Il refuse de s’exprimer à la 1ère personne. Selon lui, il n’est pas du tout question de donner une opinion personnelle. Il veut intervenir en sociologue. Mais il ne veut pas non plus intervenir en sociologue expert, qui livrerait des connaissances scientifiques sur le monde social. Dans son esprit, il doit parler de sociologie, mais il ne veut pas présenter des vérités indiscutables. Il sait que le blog ne peut constituer un véritable espace de débat scientifique, mais il ne veut tout de même qu’il soit un espace de mise en discussion. « Ce n’est pas le lieu où l’on va discuter des arguments. Mais l’idée, c’est de les présenter d’une manière qui laisse la porte ouverte aux réfutations 2 éventuelles, ou au fait que du moins les gens peuvent objecter, contester – de toute façon, ils peuvent le faire. Mais disons, de les présenter immédiatement dotés de cette possibilité de réfutation » (entretien). Il commence son blog en février 2007, et éprouve d’abord des difficultés dans sa forme d’écriture. Trop académique (citations, défense de ses thèses personnelles), il doit modifier sa façon d’écrire. Il met alors en place une autre façon d’écrire qui repose sur les principes suivants. Il commence par une anecdote tirée de l’actualité de la présidentielle ; il présente ensuite une explication tirée des sciences sociales qui permet de porter un autre regard sur l’événement en question ; il conclut par une petite leçon sociologique qu’on peut tirer de l’analyse. Cette forme lui permet de faire la distinction entre des faits (qui ne sont pas discutables) et des explications (qui peuvent être discutées). Ce blog a duré jusqu’en juin 2007, et a connu un certain succès (300 000 visites environ). En procédant à une étude statistique des commentaires postés sur le blog, nous avons caractérisé l’espace dialogique qui s’est mis en place entre le sociologue et les internautes. Plusieurs conclusions se dégagent de cette analyse. D’abord, parmi les internautes qui ont consulté le blog, une minorité a posté un commentaire – ce qui est un phénomène récurrent sur internet (Beuscart, Dagiral, Parasie, 2009). 718 commentaires ont été postés, par 418 internautes distincts. Une grande majorité des commentaires (94 %) parlent du sujet traité dans le billet de l’auteur. Environ la moitié des commentaires s’adressent à l’auteur (29 %), aux autres commentateurs (15 %) ou aux deux (3 %). L’autre moitié ne s’adresse ni à l’un ni aux autres : on a donc affaire à un véritable espace de débat. Une majorité de commentaires (30 %) adoptent un ton critique à l’égard de l’auteur ou des autres commentateurs ; 27 % sont dans la discussion neutre ; 22 % adressent des compliments à l’auteur. Mais le ton des commentaires est très différent selon qu’il est adressé à l’auteur du blog ou aux autres commentateurs : 50 % des commentaires adressés à l’auteur sont des compliments ou des remerciements tandis que 60 % de ceux adressés aux autres commentateurs sont critiques. On peut conclure de cette analyse que cet universitaire a expérimenté une forme originale d’écriture. Celle-ci emprunte aux formes de l’écriture académique : le sociologue met en place un espace de discussion, et n’exprime pas ses arguments comme s’ils étaient indiscutables. Il instaure un espace de discussion, qui ne s’apparente toutefois pas à un véritable espace de discussion scientifique. L’analyse du blog montre que le sociologue est parvenu à mettre au point une forme de narration que la majorité des commentateurs n’assimilent pas à 3 l’expression d’une simple opinion. Cette expérience montre que le blog peut constituer un espace dans lequel l’autorité de l’universitaire est renégociée – même si ceci exige un travail important. Dans tous les cas, son autorité ne se dissout pas dans un discours d’opinion. II. Quand le journaliste devient blogueur… De la même manière, les journalistes qui tiennent des blogs modifient leur façon d’écrire et de s’adresser au public. Ils doivent souvent écrire différemment de façon à conserver leur autorité dans l’écriture de l’information. Donald Matheson a étudié les blogs du Guardian tenus par des journalistes en 2002 (Matheson, 2004). Il explique que, de façon classique, les journalistes de l’imprimé s’adressent rarement directement à leur public, appellent rarement à la participation de leurs lecteurs. Ils présentent souvent l’information comme ayant une valeur en elle-même, et considèrent que leur professionnalisme vient de leur expertise à sélectionner l’information. Selon D. Matheson, les journalistes du Guardian, quand ils tiennent un blog, modèrent la prétention traditionnelle du journaliste qui sait (au contraire des lecteurs) ce que se passe dans le monde : il permet aux usagers de participer davantage à la construction de l’information sur le monde. Le journaliste n’est plus autant « l’arbitre des événements sociaux ». Le journaliste blogueur met des liens vers des articles de journaux concurrents, des liens vers d’autres interprétations du même matériau : il laisse davantage aux lecteurs le soin de trouver leur chemin à travers ce matériau. Ainsi, à travers la pratique du blog, le journaliste modifie sa manière de s’adresser à son public : le journaliste fonde son autorité, non plus sur sa connaissance du monde, mais sur sa connaissance du monde en ligne et du journalisme en ligne. Selon l’auteur, on ne passerait pas d’un modèle monologique (qui dit la vérité) à un modèle dialogique (qui mettrait en dialogue les idées sans trancher) : en fait, on passé à un modèle de vérité dans lequel ce qui arrive dans le monde ne peut pas être acheminé à travers un seul texte. De ce fait, le blog revendiquent une autorité plus contingente en s’appuyant sur des liens multiples. Selon Matheson, l’« épistémologie » du texte journalistique serait transformé tandis que s’affirme « un modèle de connaissance dans lequel ce qui est en train de se produire dans le monde ne peut pas être acheminé à travers un seul texte ». Les journalistes que nous avons interrogés confirment que la pratique du blog les conduit à modifier leur façon de s’adresser au public. Ils expliquent que les commentaires sont parfois agressifs, et que leur ton varie selon la manière dont 4 le journaliste sollicite la participation des internautes. Selon eux, il est alors crucial d’intégrer dans l’écriture une façon spécifique de s’adresser aux internautes. Dans tous les cas, on aurait tort de penser que l’autorité du journaliste se dissout dans la pratique du blog. Si la narration est modifiée, c’est que le journaliste expérimente d’autres modalités d’écriture de façon à maintenir l’autorité de son discours. Conclusion : Pour les universitaires comme pour les journalistes, la pratique du blog impose le renouvellement de l’écriture. Mais elle ne conduit pas nécessairement au démantèlement de leur autorité. Parce qu’il emprunte à ces deux figures, le critique culturel peut lui aussi trouver dans l’écriture sur le web l’espace d’un renouvellement. Ceci n’est pas toujours sans douleur puisqu’il est nécessaire de réinventer des formes argumentatives, et surtout de trouver un autre rapport avec le public. Sur ce point, on imagine difficilement qu’un discours critique surplombant et didactique soit encore tenable. De mon point de vue, la rénovation du discours critique passe nécessairement par la mise en place d’un espace plus dialogique. C’est seulement lorsque le discours critique sera plus ouvert au dialogue qu’il aura plus de force face aux pressions des industries culturelles. Lorsqu’il s’exprime sur le web, le critique a le choix entre différentes postures. Dès lors qu’il parvient à cibler un public de connaisseurs, forcément de taille modeste, son discours peut être très pointu. Il devra tout de même être attentif à instaurer un espace de dialogue avec son public. Dès lors qu’il cible un public plus large, on peut s’attendre à ce que la critique prenne une autre forme. Dans tous les cas, on peut penser que la publication en ligne peut être un espace de rénovation pour le journalisme culturel. *Sociologue, Université Paris-Est, LATTS. Bibliographie 5 Beuscart, J.-S., Dagiral, E., Parasie, S. (2009), « Sociologie des activités en ligne », Terrains & travaux, n°15, pp. 3-28. Cardon, D., Delaunay-Téterel, H. (2006), « La production de soi comme technique relationnelle. Un essai de typologie des blogs par leurs publics », Réseaux, n°138, pp. 15-71. Dagiral, E., Parasie, S. (2009), « Intervenir autrement. Cyril Lemieux, sociologue-blogueur pendant la campagne présidentielle de 2007 », Terrains & travaux, n°15, pp. 51-79. Lemieux, C. (2000), Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Métailié. Matheson, D. (2004), « Weblogs and the epistemology of the news : some trends in online journalism », New media & society, vol. 6, pp. 443-468. 6