SOUFFRANCE ET TRAVAIL: COMMENT PENSER L`ACTION?

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SOUFFRANCE ET TRAVAIL: COMMENT PENSER L`ACTION?
SOUFFRANCE ET TRAVAIL: COMMENT PENSER L'ACTION?
("How to improve mental health in the workplace - An introduction to the
psychodynamic of work")
INTRODUCTION
Par les temps qui courent il est de bon ton, lorsqu’on parle du travail, de le considérer a
priori comme un malheur. Un malheur socialement généré. Et de fait, il faut bien reconnaître
que l’évolution du monde du travail, au moins dans le monde occidental, est assez
préoccupante.
Et pourtant, au moment où il faut déplorer les dégâts psychiques engendrés par le
travail contemporain, on doit reconnaître que le sort fait aux chômeurs est bien pire encore.
Si le travail peut générer le pire jusqu'à pousser aujourd'hui certains salariés au suicide, il
peut aussi générer le meilleur et être un moyen puissant dans la construction de la santé.
- Pourquoi la situation tourne-t-elle au bonheur ou bascule-t-elle dans le cauchemar?
- Si l'on est en mesure de répondre à cette question, que peut-on en tirer pour penser
l'action en faveur de la santé au travail?
C'est à ces deux questions que je vais tenter de répondre en m'appuyant sur la clinique
et la psychodynamique du travail.
Au point de départ de l'analyse, il faut insister sur un élément essentiel de clarification.
Alors que la santé du corps est essentiellement liée aux conditions de travail (c'est le champ
d'action de la médecine du travail et de l'ergonomie), la santé mentale, quant à elle, dépend
de l'organisation du travail. Si donc on veut agir en faveur de la santé mentale, il faut
analyser l'organisation du travail de façon approfondie en vue de la transformer (c'est le
champ d'action de la PDT).
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La détérioration de la santé mentale au travail est, donc, électivement liée à l’évolution
de l’organisation du travail. Ce qui a changé dans les dernières années, c'est l’introduction
de techniques nouvelles, au premier rang desquelles on trouve :
- l’évaluation individualisée des performances
- la qualité totale
- la sous-traitance en cascade (et le recours croissant aux travailleurs indépendants au
détriment du travail salarié).
LE TRAVAIL INDIVIDUEL
En deçà de la pathologie, la souffrance au travail
Si l’on peut aujourd’hui étudier les ressorts de la pathologie mentale au travail,
comment, a contrario, caractériser les conditions qui seraient favorables à la santé mentale ?
Pour répondre à cette question, il faut entrer dans la matérialité même du travail, c’està-dire aller jusqu’aux gestes, aux idées, aux affects qui forment le cœur de ce qu’on pourrait
désigner comme « le travailler ». Le « travailler », comme on dit le souper, le boire, le
coucher. Le « travailler » ou encore ce qu’on conviendra de caractériser par cette belle
expression empruntée à Marx : « le travail vivant ».
Depuis que les ergonomes ont procédé à ce qu’on appelle l’analyse ergonomique du
travail et de l’activité (A. Ombredanne et J. M. Faverge) la tâche définit l’objectif à atteindre
ainsi que le chemin à parcourir pour l’atteindre, c’est-à-dire le mode opératoire. La tâche
c’est ce qui est prescrit par l’organisation du travail. Mais on a montré que les travailleurs ou
les opérateurs comme on les désigne en ergonomie, ne respectent jamais les prescriptions
dans leur intégralité. En toute circonstance, y compris dans les tâches qui durent moins d’une
minute (voir ici les travaux de Laville et Teiger), les opérateurs « trichent ». Pas seulement
par plaisir de transgresser ou de désobéir, mais parce qu’il faut faire face aussi à des
anomalies, des incidents, des pannes, des dysfonctionnements, des imprévus qui
inévitablement viennent troubler le bel ordonnancement de la production. L’opérateur triche
pour essayer de faire le mieux possible, dans le temps le plus court possible.
Tous ces incidents qui viennent perturber les prévisions et les prédictions, c’est ce qu’on
appelle le réel. Le réel, c’est ce qui se faire connaître à celui qui travaille par la résistance de
la matière, des outils, des machines, voire des clients ou des usagers à la maîtrise. Il y a
donc un paradoxe dans le réel. Alors que j’use d’une technique que je connais bien, voilà que
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soudain, ça ne marche plus : le « bug » sur l’ordinateur, la pièce qui se casse sous la presse,
la machine-outil qui surchauffe, le corps du malade qui fait un accident allergique quand je
lui injecte un médicament, etc… Or tout travail est ainsi grevé par les irruptions de la
résistance du réel. Le réel, donc, se fait d’abord connaître comme un échec. Par exemple,
lorsque j'étais interne débutant, il y avait un vieux malade Russe, hospitalisé pour un cancer
du poumon. Il avait un épanchement pleural qui aggravait beaucoup sa dyspnée et je décide
de lui faire une ponction de plèvre. Comme je l'aimais bien, je ne voulais pas lui faire mal et
je lui injecte 1ml de Xylocaïne pour anesthésier la zone de ponction. Et voilà qu'il fait une
réaction suraiguë au produit, un état de choc. Il se trouve que je l'avais, pour cette ponction,
fait descendre dans une salle de réveil. Les réanimateurs étaient à côté. Ils viennent à l'aide,
l'intubent. Mais le bronchospasme est absolument invincible, malgré de fortes doses de
corticoïdes. L'air est insufflé mais ne passe pas dans les bronches. En quelques minutes il se
transforme, par l'emphysème sous-cutané, en poupée gonflable difforme. Il fait une
fibrillation ventriculaire. On le choque. Une demi-heure de massage cardiaque. Rien n'y fait !
Il décède. J'ai tué mon malade.
C'est une expérience horrible. C'est celle du réel : le réel, c'est ce qui se fait connaître à
celui qui travaille par sa résistance aux savoir-faire, aux procédures, aux prescriptions ; plus
généralement ce qui se révèle sous la forme d'une résistance à la maîtrise technique, voire à
la connaissance.
Le travail vivant, c’est ce travail qui commence par l’épreuve du réel. Et cette
expérience du réel est d’abord et avant tout affective : elle génère un sentiment de surprise,
bientôt relayé par l’agacement et l’irritation, voire par la colère ou par la déception, la
fatigue, le doute, le découragement, le sentiment d’impuissance. C’est-à-dire que le réel se
révèle d’abord sur un mode affectif, plus précisément sur le mode pathique, c’est-à-dire sur
le mode passif de la souffrance. Travailler c’est toujours d’abord échouer . Et ensuite
travailler c’est toujours souffrir !
La difficulté avec le réel, c’est que souvent on ne sait pas comment y faire face. On ne
connaît pas la solution. Le réel, c’est souvent une épreuve inédite, inattendue, inconnue. Et
travailler, alors, cela implique précisément la capacité à faire face au réel, jusqu’à trouver la
solution qui permettra de le surmonter.
Seulement voilà ! Si la solution, je ne la connais pas, il faut que je la découvre par moimême, il faut même parfois que je l’invente. En quoi consiste donc l’intelligence dont il faut
faire usage pour pouvoir surmonter le réel ? Eh bien cette intelligence, c’est avant tout la
capacité de reconnaître le réel, puis d’assumer son impuissance face à ce dernier, sa perte de
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maîtrise. Et puis surtout, c’est le plus difficile, il faut faire preuve d’endurance : endurance à
l’échec. Je ne réussis pas, mais je n’abandonne pas. J’insiste, je persiste, je m’obstine, je
cherche. Et parfois cela dure plusieurs jours. J’y repense en dehors de mon travail. J’y pense
le soir et je ne peux pas m’endormir. Je fais même des insomnies à cause de mon travail. Et
j’en rêve ! L’intelligence au travail, c’est tout cela. Pour inventer ou trouver la solution, il
faut s’engager complètement, avec toute sa personne, avec toute sa subjectivité. Et à force
d’endurance face à l’échec, je finirai par avoir l’intuition de la solution. Mais, cela mérite
d’être souligné, l’intuition naît de l’intimité avec la tâche, avec la matière, avec l’objet
technique, qui résistent. Il faut échouer, endurer, recommencer, échouer à nouveau, persister,
revenir à l’ouvrage et, à un moment, surgit une idée, la solution, qui est un rejeton de
l’échec et de la familiarisation avec l’échec. La solution vient de la capacité à endurer
l’échec, c’est-à-dire de la capacité à souffrir.
De la souffrance à la formation des habiletés
Travailler, c’est donc d’abord échouer. Travailler c’est ensuite souffrir. Et la solution
technique est une production directe de la souffrance au travail.
Ceci mérite d’être souligné. La souffrance n’est pas seulement la conséquence
contingente et regrettable du travail. La souffrance est au contraire ce qui pousse le sujet qui
travaille à chercher la solution pour s’affranchir — précisément — de cette souffrance qui le
taraude. On pourrait montrer que la souffrance est aussi le mode fondamental par lequel se
constitue cette connaissance extraordinaire du réel, cette connaissance intime qui est aussi
une connaissance par corps. C’est le corps qui palpe le monde et la résistance qu’il oppose
à notre technique. Et c’est de cette connaissance par corps que jaillit à un moment donné
l’idée, l’intuition du chemin qui permettra de ruser avec le réel et de le surmonter. C’est ce
que les auteurs allemands (F. Böhle, B. Milkau) désignent sous le nom de
« subjektivierendes Handeln » et les Grecs dénommaient « mètis » (Détienne et Vernant
1974).
On pourrait montrer aussi que cette endurance à la lutte avec le réel, conduit finalement à
un déplacement de soi. Il faut, en somme, remanier son rapport à soi-même pour trouver
enfin la solution. De sorte qu’en fin de compte, travailler ce n’est jamais uniquement
produire, c’est aussi se transformer soi-même. Au terme de cette épreuve, j’ai acquis de
nouvelles habiletés, de nouvelles compétences. Je suis plus intelligent après la confrontation
avec le réel — la résistance du monde — que je ne l’étais avant d’avoir travaillé.
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Dans tout travail de recherche, par exemple, on se heurte à des situations qu'on ne
comprend pas. A chaque fois que j'essaie de faire une préparation de pancréas isolé-perfusé
sur des rats, le tissu se nécrose en quelques heures. Il y a quelque chose qui ne va pas dans
mon mode opératoire, alors même que je respecte scrupuleusement les procédures et les
protocoles. Et je ne sais pas d'où vient l'échec.
Travailler, ici, c'est continuer à chercher, recommencer et surtout trouver une solution. Il
faut la découvrir et il faut même parfois l'inventer. J'ai fini par trouver un "truc", une
"ficelle" ou encore une "astuce" : elle consiste à caresser et amadouer le rat avant de
l'anesthésier et à faire, pendant l'intervention, les gestes les plus économiques, les moins
traumatisants possibles. Alors la préparation du pancréas ne se nécrose pas.
De cette analyse du décalage entre tâche et activité, entre le prescrit et l’effectif, avec
entre les deux le réel, on peut tirer deux leçons :
- la première c’est que travailler, c’est fondamentalement combler cet écart entre le
prescrit et l’effectif. Ou pour le dire autrement c’est ce qu’il faut ajouter aux prescriptions
pour venir à bout de la tâche et du réel. C’est cela qu’on appelle « travail vivant ».
- La deuxième c’est que le travail oblige celui qui travaille à se transformer soi-même
et, dans le meilleur des cas, permet à ce dernier de progresser, de s’améliorer, voire de
s’accomplir. C’est une première approche du plaisir au travail, qui, au plan théorique,
entretient des rapports étroits avec la sublimation.
Invisibilité du « travailler ».
Mais il y a comme une malédiction sur ce qui est au cœur du travail. Car tout ce dont je
viens de parler ne se voit pas et ne peut pas se voir. Les réactions affectives à la résistance du
réel et à l’échec ne se voient pas. L’irritation, le découragement, le doute sur sa propre
compétence ne se voient pas. Mes insomnies ne se voient pas. Les effets de ma mauvaise
humeur sur mon conjoint et mes enfants, cela ne se voit pas sur les lieux du travail. Et
lorsque je rêve de mon travail — temps essentiel à la transformation de soi — lorsque
j’imagine une solution, mon imagination, comme mes rêves, ne se voient pas. La souffrance
d’une façon générale n’appartient pas au monde visible (Henry 1973).
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Et comme en outre pour aboutir au résultat je suis obligé de ruser, de tricher et
d’enfreindre les règlements, je ne peux même pas montrer comment je suis parvenu à
résoudre le problème et à surmonter le réel. Je vous en propose un autre exemple qui a été
étudié par un de mes étudiants. Il s'agit des assistantes maternelles qui travaillent auprès de
tous petits enfants dont plusieurs sont encore des nourrissons. Après le repas de midi, les
jeunes enfants font la sieste. L'assistante maternelle doit les surveiller pendant leur sommeil
pour prévenir d'éventuels incidents, un enfant enrhumé qui tousse et s'étouffe, un autre qui
fait une pause respiratoire trop prolongée, un autre qui régurgite et s'asphyxie … Il y a
parfois jusqu'à 20 enfants à surveiller ensemble. C'est difficile et les assistantes ont toujours
peur de ne pas percevoir un incident. L'autre difficulté c'est de résister à l'endormissement,
car les femmes sont fatiguées et le sommeil des enfants est contagieux. Alors elles ont trouvé
une "ficelle" qui, elle aussi, est une production de l'intelligence du corps. Elles s'assoient,
prennent de la laine et des aiguilles et tricotent. En tricotant elles évitent de s'endormir. C'est
une activité silencieuse qui a aussi l'avantage de distraire l'assistante de l'écoute trop
appliquée des enfants. Car quand on écoute trop, toutes les respirations deviennent suspectes :
est-ce un stridor ? Est-ce un bruit du nez ? Est-ce une pause ? Est-ce une fausse route? En
tricotant et en quittant les enfants des yeux, l'assistante se laisse aller à une sorte d'écoute
flottante. Elle établit une symbiose avec le bruit et le murmure des respirations avec lesquels
elle se familiarise. Dès qu'une variation survient dans ce bruit de fond du "chœur
respiratoire", elle repère immédiatement qu'il y a quelque chose d'anormal et elle trouve
aussitôt qui est l'enfant qui ne va pas bien. C'est un savoir-faire de métier.
Si j'insiste ici sur cette anecdote, c'est parce qu'elle permet d'attirer l'attention sur
plusieurs questions importantes :
-
Que peut penser le directeur administratif lorsqu'il voit ou lorsqu'il apprend que
l'assistante maternelle tricote pendant ses heures de travail ? Un directeur administratif peutil comprendre que tricoter ce soit une manière particulièrement habile et intelligente de
travailler?
-
Le deuxième point, c'est que si l'on interroge cette assistante sur le fait qu'elle
tricote pendant son travail, à chaque fois, elle est incapable d'expliquer ce qu'elle fait. Car
cette ficelle de métier est inventée à partir du corps, se pratique à partir du corps et il n'est
pas facile de rendre compte de ses savoir-faire incorporés. C'est que précisément
l'intelligence du travail est en avance sur la capacité que nous avons de la symboliser, de la
formaliser, de la justifier, de l'expliciter et de la transmettre.
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-
Enfin on aura deviné que ce genre de savoir-faire reste aussi dans l'ombre, dans
la discrétion, voire dans la clandestinité parce que, ne parvenant pas à les justifier, les
opérateurs préfèrent les cacher. Ils sont effectivement hors-normes, hors-procédures, et
passent souvent pour des transgressions qui pourraient attirer des sanctions.
Donc, l’essentiel du travail est fondamentalement invisible (Henry 1997). C’est cela
qui constitue une malédiction. On sous-estime presque toujours ce que la production doit à la
subjectivité et à la souffrance parce que ces dernières sont invisibles et ne se mesurent pas.
LE TRAVAIL COLLECTIF
Travail, coopération et activité déontique
Bien que tout ce qui concerne le rapport individuel à la tâche soit déjà fort complexe,
s'en tenir à cette analyse du travail est une simplification injustifiée. Le travail, en effet,
implique aussi dans la plupart des situations ordinaires, le rapport à autrui. On travaille pour
quelqu'un, pour un client, pour un chef, pour ses subordonnés, pour des collègues. Le travail
implique aussi, parfois le collectif, avec en son centre la question de la coopération.
Il en va de la coopération comme de l'activité. A savoir qu'il existe toujours un
décalage entre l'organisation du travail prescrite, ce qu'on désigne sous le nom de
coordination et l'organisation du travail effective, ce qu'on désigne sous le nom de
coopération.
Travailler, ce n'est pas seulement mobiliser l'intelligence du corps. C'est maintenant
d'une tout autre intelligence qu'il faut parler. Une intelligence qui s'apparente à une forme de
sagesse à la fois morale et politique, qu'Aristote a longuement commentée : la sagesse
pratique — phronésis — qui est fondamentalement une intelligence délibérative.
Car la coordination prescrit la division des tâches, les attributions, les prérogatives, les
limitations de rôle et de fonction. La coordination est le lieu même d'exercice du pouvoir et
de la domination. Mais là encore il suffit de devenir strictement obéissant pour que le
pouvoir s'effondre. Quand les salariés exécutent strictement les ordres, la production tombe
inévitablement en panne. C'est ce qu'on appelle une grève du zèle. Même dans une armée, si
les hommes s'en tiennent à obéir rigoureusement aux ordres, c'est une armée vaincue. Il faut
"interpréter" les ordres.
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La coopération, c'est autre chose que la coordination. Elle implique un remaniement
consensuel de l'organisation prescrite. Pour cela il faut, à ceux qui s'efforcent de travailler
ensemble dans un collectif ou une équipe, remanier la division des tâches et des hommes, en
inventant des règles pratiques, admises et respectées par tous.
Faute de temps, je ne peux pas commenter ici tous les chaînons intermédiaires de la
construction d'une coopération. Je signalerai seulement
1 - que cela exige que s'établissent entre ceux qui travaillent des relations de
confiance. C'est la condition pour que chacun ose montrer aux autres comment il travaille,
sans craindre qu'en révélant ses tricheries, cela ne se retourne contre lui.
2 - Alors peuvent être mis en discussion les différents modes opératoires de chacun,
pour décider ensemble ce qui peut être admis et ce qui doit être évité ou interdit. Outre la
confiance et la visibilité il faut encore être capable d'exprimer son point de vue, puis être
capable de justifier et même de défendre son opinion.
3 - Il faut aussi être capable d'écouter les autres. Tout cela consiste en fin de compte à
apporter son concours à une délibération collective sur le "comment" du travailler ensemble.
4 - Dans le meilleur des cas on parvient à des accords consensuels sur les manières de
faire et de travailler, sur les responsabilités et les obligations de chacun.
5 - Dans d'autres cas, l'accord consensuel ne peut pas être obtenu. Il y a litige et il faut
bien à un moment trancher par une décision (un arbitrage) qui, faute d'être consensuelle, ne
peut devenir opérante que si elle est proférée par quelqu'un qui jouit d'une autorité effective.
L'autorité est aussi une dimension difficile à étudier mais elle fait partie intégrante de la
coopération (coopération verticale).
6 - A un degré de complexité de plus, si l'accord peut être stabilisé, il prend alors la
valeur d'un accord normatif, c'est-à-dire d'un accord qui fera désormais référence, pour tous.
7 - Lorsqu'on réussit à agréger plusieurs accords normatifs, on parvient à construire ce
que l'on appelle une règle de travail. Lorsqu'enfin plusieurs règles sont articulées entre elles,
elles forment une "règle de métier".
Règle de travail, efficacité et vivre ensemble
On peut montrer facilement, à partir de l'analyse du processus de construction des
règles, qu'une règle n'a jamais seulement une vocation technique. Elle est en même temps et
toujours une règle sociale qui organise la civilité et le vivre ensemble. Travailler ce n'est
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jamais uniquement produire, c'est aussi vivre ensemble. Règle de travail et convivialité
vont toujours de pair.
En somme, les règles de travail structurent le travail concret en donnant à la
coopération proprement dite une forme qui est sensiblement différente de la coordination,
c'est-à-dire de l'organisation prescrite.
A cette activité de construction de règles, qui consomme une bonne partie de notre
temps et de notre énergie (parce qu'elle exige des temps de réunion), on donne le nom
d'activité déontique. Il n'y a à proprement parler de collectif que lorsqu'il y a des règles qui
organisent l'activité commune. Sinon ce n'est pas un collectif, c'est un groupe ou une foule,
voire une masse.
L'activité déontique fait partie intégrante du travail ordinaire et elle conduit à des
différenciations parfois très marquées entre équipes ou entre collectifs, entre styles de travail.
Les collectifs et les métiers ont une histoire et cette histoire n'est autre que l'histoire de leurs
règles et de leurs transformations successives.
Du point de vue qui nous intéresse ici, il faut insister sur la complexité des ressorts
psychologiques de l'activité déontique. Ce qui est requis ici ce n'est pas seulement
l'obéissance ou la docilité. La normalisation des conduites par les règles et règlements n'est
qu'un aspect du travail. Plus importante et de beaucoup, est l'activité normative elle-même,
c'est-à-dire la capacité d'apporter une contribution à l'activité déontique. C'est que le
consentement à respecter les règles est très difficile à articuler à la capacité de participer à
leur contestation. Car il est normal de contester les règles, c'est un temps nécessaire à la
dynamique de délibération collective sur les règles et leur amélioration. La "subversion
tempérée" des règles, voilà en somme ce qui est attendu de l'exercice de l'intelligence et de
la sagesse pratiques de chacun, dans le travail ordinaire.
IMPACT DE L’EVALUATION SUR LA SOUFFRANCE ET LE PLAISIR AU
TRAVAIL
Comme vous pouvez vous en rendre compte, travailler ensemble ce n'est pas donné et
ce n'est pas naturel. Cela suppose d'importants efforts d'implication. Encore une fois, il
n'existe pas de travail de stricte exécution. En l'occurrence, pour pouvoir coopérer il faut
prendre des risques : entre autres celui de se manifester, de montrer ce que l'on fait et de dire
ce que l'on pense. Indubitablement c'est prendre des risques.
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Mais alors pourquoi les gens qui travaillent consentent-ils à prendre des risques au lieu
de faire tous la grève du zèle qui est sûrement moins coûteuse et que pratique, a minima, un
certain nombre de travailleurs qui s'en tiennent au strict minimum malgré les objurgations et
la colère de ceux qui s'impliquent loyalement dans l'œuvre commune.
Ceux qui participent à l'activité déontique, à la vie du collectif et au vivre ensemble
apportent, de fait, une contribution majeure à la coopération, à l'organisation du travail, à
l'entreprise ou à l'institution et au-delà à la société. S'ils s'impliquent de la sorte c'est parce
qu'en échange de cette contribution ils espèrent une rétribution. Or la clinique du travail
est sur ce point irréfutable, la rétribution qui mobilise la majorité des travailleurs n'est pas la
rétribution matérielle. Non qu'elle soit sans importance, bien sûr, mais elle n'est pas le
moteur. La rétribution attendue est avant tout une rétribution symbolique. La puissance de la
rétribution matérielle sur la mobilisation subjective ressortit elle-même à sa dimension
symbolique et renvoie très étroitement à des critères de justice et d'équité. La forme que
prend principalement la rétribution symbolique attendue, c'est la reconnaissance. Au
double-sens du terme : reconnaissance au sens de gratitude pour le service rendu ;
reconnaissance au sens de jugement sur la qualité du travail accompli. La reconnaissance,
elle aussi, n'atteint son efficacité symbolique que si elle est obtenue et si elle est conférée
selon des procédures dont les critères sont extrêmement précis.
Je n'ai pas le temps de développer ce point qui est maintenant bien connu. Je m'en
tiendrai à dire que la reconnaissance passe par des jugements. Il existe deux formes de
jugements :
-
le jugement d'utilité qui porte sur l'utilité économique, technique ou sociale de
ma contribution à l'organisation et à la réalisation du travail. Nous sommes très attachés à ce
jugement grâce auquel mon activité est reconnue comme un travail et non comme un passetemps. En contrepartie de cette utilité, je gagne une place dans la société. "Mme Unetelle,
vous êtes devenue une inutile !" "Messieurs les chaudronniers, vous êtes désormais inutiles,
votre travail pourra être fait vite, mieux et moins cher par des ingénieurs-systèmes". Ce
genre d'allégations est psychologiquement éprouvant et délétère. La mise "au placard"
provoque des décompensations psychopathologiques qui sont là pour témoigner de
l'importance du jugement d'utilité sur la santé mentale.
-
A côté du jugement d'utilité il y a le jugement de beauté qui connote la qualité,
la beauté d'un travail, la belle ouvrage, la conformité avec les règles de l'art. Ce jugement est
encore plus important vis-à-vis de la santé mentale. Car en contrepartie de cette
reconnaissance, est conférée l'appartenance. En reconnaissant la qualité de mon travail,
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l'équipe m'octroie, de facto, l'appartenance à cette équipe. Par ce jugement, on peut aussi
accéder à l'appartenance à un métier. C'est en montrant son travail et parce que sa qualité est
reconnue par les autres qu'un psychanalyste devient enfin, membre de son association. C'est
lorsque son article est accepté par le comité de lecture d'une revue scientifique internationale
que le doctorant devient vraiment un chercheur reconnu.
On comprend aisément que la reconnaissance, en conférant et l'appartenance à la
société et l'appartenance à un collectif, à une équipe ou à un métier, permet à celui qui en
bénéficie de sortir de la solitude sociale, ce qui est déjà énorme en soi. Mais la
reconnaissance peut aller jusqu'à transformer le sujet lui-même à ses propres yeux. C'est
qu'en effet, pour la plupart des gens ordinaires, l'identité n'est pas bien assurée. Elle a besoin
d'être confirmée par le regard des autres. Lorsque notre identité est sortie meurtrie d'une
enfance que nos parents nous on gâchée, cette identité est comme inachevée. Cet
inachèvement pousse le sujet à s'exposer à des épreuves qui lui permettraient d'accroître son
identité, de la compléter, de l'accomplir.
Eh bien il existe deux grandes façons d'accomplir son identité.
- La première c'est l'accomplissement de soi dans le champ érotique. Elle passe par l'amour.
- La seconde c'est l'accomplissement de soi dans le champ social. Elle passe toujours par le
travail. Et cette dernière occasion constitue une deuxième chance, pour ceux dont l'enfance
a amputé les possibles développements de leur identité et pour ceux qui ne sont pas
chanceux en amour.
La centralité du travail vis-à-vis de l'identité est aussi une centralité vis-à-vis de la
santé mentale. Ceux qui sont privés de travail sont du même coup dans l'impossibilité
d'apporter une contribution à l'organisation du travail et, à travers elle, à la société. Ils ne
peuvent en attendre aucune rétribution en termes de reconnaissance. De fait le chômage de
longue durée est un désastre en termes de santé mentale et de santé publique. Autre visage,
s'il en est, de la "centralité subjective du travail".
La psychodynamique de la reconnaissance, pour ceux qui en bénéficient, est le
processus par lequel la souffrance au travail est transformée en plaisir. C'est une
psychodynamique bien différente du masochisme qui est une érotisation directe de la
souffrance.
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De ce résumé sommaire des jugements sur le travail on retiendra que c’est une forme
très élaborée d’évaluation qui s’oppose radicalement à la mesure quantitative des résultats
du travail qui sont quant à elles non seulement réductrices mais fausses.
Comment évaluer la coopération?
Cela passe d’abord par l’ouverture de l’espace de délibération à l’évaluateur.
L’évaluateur est extérieur au collectif de travail. En s’engageant dans le travail d’évaluation,
l’évaluateur accroît la puissance de l’espace de délibération. Pourquoi ? Parce que pour
pouvoir évaluer, il faut que l’évaluateur comprenne comment les travailleurs procèdent pour
réussir à travailler ensemble. Et pour qu’il comprenne, il faut que les travailleurs aient le désir
d’expliquer le travail à l’expert.
L’évaluateur ne peut faire convenablement son évaluation que s’il renonce à son statut
d’expert, et s’il admet que ce sont les travailleurs qui connaissent le travail.
Ce temps de l’évaluation est important pour le collectif, car la présence d’un tiers
auquel il faut expliquer, oblige en quelque sorte les travailleurs à préciser leur point de vue, à
donner forme à leur expérience, à justifier leurs choix et leurs modes opératoires, devant les
autres membres du collectif et devant l’évaluateur qui écoute.
L’évaluation, de ce fait, devient un instrument de travail pour le collectif lui-même. De
quelle façon ? L’évaluation réussie du travail collectif aide les participants à s’exprimer et à
dire parfois sur leur travail des choses qu’ils n’ont encore jamais dites. Et il arrive même
qu’ils expriment des choses dont ils n’avaient jamais eu, jusque là, une conscience claire.
C’est en raison de la gravité même de ce temps collectif d’expression et d’élaboration que
l’évaluation de la coopération peut parfois révéler aux membres du collectif des dimensions
du travail qu’ils n’avaient pas clairement saisies jusque là.
L’évaluation collective en présence d’un tiers peut alors, au-delà de la révélation
d’aspects jusque-là méconnus du travail réel, aider à la réappropriation collective des savoir
faire et des habiletés, à la réappropriation de la connaissance et de l’expérience collective des
composantes et de la complexité de la coopération.
Lorsque les conditions de la bonne délibération collective sur la coopération ont été
réunies, alors l’évaluation collective accroît l’intelligence du collectif. L’évaluation collective
devient alors un moyen d’améliorer le travail, elle apporte au collectif une nouvelle
compétence qui n’était pas là avant l’évaluation.
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Il est important d’y insister, l’évaluation collective du travail de coopération accroît la
compétence collective et la compétitivité d’une équipe.
Des expérimentations sur l’évaluation du travail collectif sont en cours actuellement
en France dans des entreprises privées et des entreprises publiques. Elles sont encourageantes
et donnent déjà quelques résultats brillants, qui permettent d’espérer pouvoir mettre un terme
à la méthode d’évaluation par la mesure individualisée des performances et agir ainsi en
faveur de l’amélioration de la santé mentale au travail.
CONCLUSION
Je tiens à insister, avant de clore mon exposé, sur un point que je considère comme
essentiel dans nos discussions. Conclusions que je n’aurais pas pu affirmer il y a quelques
années.
Le rapport psychique des hommes et des femmes, au travail n’est jamais neutre. Il peut
générer le pire, mais il peut aussi générer le meilleur. Que le rapport psychique au travail
tourne au malheur ou au bonheur, cela dépend fondamentalement des choix en matière
d’organisation du travail. Il n’y a aucune fatalité dans le désastre qui accable le monde du
travail contemporain.
L’évaluation individualisée des performances introduite comme méthode dans
l’organisation
du
travail
depuis
une
quinzaine
d’années
a
fait
des
ravages
psychopathologiques et a abouti à l’apparition des suicides sur les lieux du travail.
Il est possible de reprendre la main et de renoncer à l’évaluation individualisée des
performances sans pour autant mettre la compétitivité des entreprises en péril. On peut le faire
si, à la place de l’évaluation individualisée des performances, on introduit de nouvelles
pratiques d’évaluation accordant la priorité au travail collectif et à la coopération. Car la
coopération exige que les travailleurs se parlent et s’écoutent, se respectent et cherchent à se
comprendre grâce à une communication orientée vers la concorde et l’entente. La coopération
est toujours associée à une certaine qualité du vivre ensemble et de la convivialité.
Respecter et cultiver la coopération est possible dans l’entreprise moderne, y compris
dans le contexte économique et financier actuel. La production de valeur est parfaitement
compatible avec la restructuration du vivre ensemble. On sait aujourd’hui que la recherche sur
les nouvelles formes d’évaluation du travail collectif permet d’esquisser des voies nouvelles
pour conjurer le malheur qui s’est abattu sur le monde du travail depuis le tournant
gestionnaire des années 80-90. Il reviendra aux cliniciens du travail d’accroître la
connaissance, l’expérience et la transmission de ces méthodes d’évaluation du collectif.
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