Libération - Docteur Marinetti

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Libération - Docteur Marinetti
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HANS NELEMAN.GETTY IMAGES
Libération Mercredi 2 Septembre 2015
Bagues à part
Beau bizarre Assumé par des
célébrités comme un accessoire
de mode, l’appareil dentaire est
désormais porté fièrement par
les ados et même les adultes.
Par
MARIE OTTAVI
K
itty Hayes est une mannequin anglaise de 17 ans. Sur
la couverture du sixième numéro de CR Fashion Book, parution
mode dirigée par Carine Roitfeld, la
ravissante porte des bagues bleues.
Comme pour signifier que l’appareil
dentaire, sur une fille qui assume,
c’est tout à fait présentable, ça peut
même passer pour un accessoire capable de rehausser un sourire. Carine Roitfeld, prêtresse du style
«made in France», affirmait dans les
colonnes de Women’s Wear Daily
que «ces modèles sont fascinants de
par leur imperfection. Elles représentent la nouvelle garde des jolies
laides. C’est ma façon de voir la
beauté en 2015». Le moche a donc
de l’avenir. Les appareils dentaires
aussi, symbole de ce presque beau
désormais ancré dans la tendance.
Le bon vieux sourire métallique, celui qui se faisait largement charrier
il y a dix ou vingt ans, a donc quitté
les hautes sphères de la disgrâce
pour parader en bonne et due
forme. Des profils Instagram, Twit-
ter et Facebook, où le b.a.-ba de l’orthodontie est délivré, ont érigé le
genre en sujet de conversation et
hashtag (#appareildentaire).
A la rigueur, c’est de ne pas en porter qui fait tache, assurent les ados.
Arthur, 14 ans, collégien de Fontainebleau (Seine-et-Marne), porte un
appareil depuis trois ans. Une éternité, gérée avec le sourire. «Au début, ça m’embêtait un peu, surtout
à cause des élastiques qui relient ma
mâchoire. Mais je n’y pense même
plus. Je dirais que 40 % voire
50% des élèves au collège en portent.
Des profils
Instagram, Twitter
et Facebook,
où le b.a.-ba
de l’orthodontie
est délivré,
ont érigé le genre
en hashtag et sujet
de conversation.
Libération Mercredi 2 Septembre 2015
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La mannequin
Kitty Hayes
en une de
CR Fashion Book
en mars (en haut
à gauche). PHOTO
ANTHONY MAULE.
Katy Perry déguisée
pour son clip
Last Friday Night,
en 2010
(ci-contre).
PHOTO KEVIN
MAZUR.WIRELMAGE.
Le mannequin
Charlie James
(en bas à gauche).
PHOTO ANNA VICTORIA
BEST.NEXT
MANAGEMENT
Le défilé de la
marque Hood
by Air, en février
(en bas à
droite). PHOTO ANNA
VICTORIA.NEXT
MANAGEMENT
J’ai pu entendre des plaisanteries
mesquines, de ceux qui en avaient
déjà eu, mais en général, personne
ne se moque. Tous savent qu’ils en
auront sûrement à un moment. Au
départ, je me disais que c’était un
gros moins. Mais ça n’a pas changé
mes rapports avec les autres, même
pas avec les filles. Mon frère jumeau,
lui, en voulait un. Il pensait que ça
allait lui apporter quelque chose,
que c’était joli. Maintenant qu’il
porte des bagues, il est moins de cet
avis, mais ça va, il gère.»
«DENTS BLANCHES
ET ALIGNÉES»
Chez les adultes, la pose de bagues
s’est sérieusement répandue ces
dernières années, particulièrement
chez les urbains, qui cherchent une
alternative à la chirurgie esthétique.
Influencés par le modèle américain,
plus hygiéniste que la vieille Europe, les trentenaires et les quadras
ont moins de mal que dans le passé
à afficher des dents encombrées
d’un appareil. «Aux Etats-Unis, porter un appareil signifie qu’on prend
soin de soi», rappelle Guillaume Joseph, orthodontiste spécialisé dans
le «lingual» (les appareils cachés promotion parce que vous avez un
derrière les dents), basé à Aix-en- air d’ado ou qu’on ne vous prend pas
Provence. Les spécialistes de la den- au sérieux, mieux vaut masquer
tisterie esthétique ont beaucoup l’appareil. Les adolescents portent
communiqué sur le fait que le bien- des appareils externes, car les genciêtre et l’esthétique constituaient ves chez l’enfant empêchent la pose
une partie de la santé moderne. en interne. Aujourd’hui, on ne fait
Prendre soin de son apparence, c’est plus de bagues qui entourent les
être sain. «De nombreuses études dents. On colle des brackets [attaont démontré que ce qu’un
ches, ndlr], ce qui est moins
homme regardait en premier RÉCIT douloureux et plus discret.
chez une femme était le reSeul le fil qui relie les dents est
gard puis le sourire, ce qui sent l’hy- en métal.» Dans une société attapocrisie à plein nez, mais passons. chée au moindre marqueur social,
Ce type de sondage a un impact sur si l’on a un appareil, c’est qu’on a
la motivation des patients à s’occu- déjà les moyens de s’en faire poser
per de leur dentition», poursuit un. Les tarifs varient en moyenne
Guillaume Joseph. «La demande est de 1 000 à 6 000 euros en externe
croissante. Il y a dix ans, j’avais et de 2000 à 8000 euros en lingual.
30 patients adultes, aujourd’hui, «Les patients recherchent deux
j’en ai 300», constate Adrien Mari- choses : des dents blanches et alinetti, dentiste spécialisé dans l’or- gnées. Ils se tournent pour ça vers la
thodontie invisible de l’adulte.
dentisterie esthétique. Ils se font poLes adultes justement ont recours ser des plaquettes ou blanchir les
à une orthodontie plus esthétique, dents, ce qui demande plusieurs sequi permet de cacher l’appareillage maines de traitement», remarque
à l’intérieur des dents ou de se mu- Guillaume Joseph.
nir de gouttières amovibles. «Je ne Que des mannequins et des stars
propose jamais un appareil externe assument leur équipement a aussi
à un adulte, ajoute Adrien Mari- aidé à modifier la perception génénetti. Si on ne vous donne pas une rale. Faye Dunaway en arborait
en 2002, à 60 ans passés. Tom
Cruise était à peine quadra quand
il a décidé de s’offrir un nouveau
sourire. Lily McMenamy, 22 ans,
l’une des «jolies laides» du mannequinat, a posé à de maintes reprises avec son appareil, accentuant
un peu plus ce qui fait sa particularité weird (bizarre). Dawn Wolf,
agent de mannequins à l’agence
Next, a vu les pratiques changer :
«Avant, quand on le faisait, c’était
perçu comme un investissement sur
la durée, car les mannequins faisaient des carrières plus longues.
Aujourd’hui, les filles préfèrent se
faire poser un appareil derrière les
dents, plus simple à gérer.»
«UN AIR PLUS JEUNE»
Sans aller jusqu’aux grillz (parois en
argent ou en or qui s’accrochent sur
les dents) des rappeurs américains,
les dents de métal ne sont pas dépourvues d’une aura rebelle qui
parle forcément aux ados. La marque américaine Hood by Air a fait
défiler en février des garçons mihumains mi-mutants à la Fashion
Week de New York. C’est le paradoxe : le métal peut durcir une al-
lure ou accentuer un air niais. Katy
Perry s’en amusait dans le clip Last
Friday Night, et Chelsea Clinton a
subi des railleries lorsque son père
était président des Etats-Unis. Miley Cyrus (du temps où elle ne chevauchait pas des Knackis géants),
Willow Smith (la fille de Will Smih)
ou Willow Shields (vue dans Hunger
Games) n’ont pas échappé à la vague. Le sulfureux photographe Richard Kern a pour sa part exploré
l’esthétique dès les années 90.
Melinda, réalisatrice dans le milieu
de la mode, a raté le coche de l’orthodontie ado. Elle s’est rattrapée
bien plus tard en osant les bagues
pour son quarantième anniversaire.
«Je l’ai très bien vécu. J’aurais presque aimé les garder. Ça me donnait
du caractère, ça ouvrait des conversations. En bref, ça créait des liens.
Et puis, ça donne indéniablement
un air plus jeune. C’est aussi le signe
qu’on fait attention à soi, qu’on mise
sur l’avenir. Je me faisais pas mal
draguer pendant cette période. Les
garçons me disaient, “Tu as l’air
d’une jeune fille, c’est charmant.”
J’en ai conclu que les hommes sont
de beaux pervers.» •

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