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La réappropriation de quartiers de Mexico
par les classes moyennes
vers une gentrification ?
Daniel Hiernaux-Nicolas
Université autonome métropolitaine,
Campus Iztapalapa, Mexico
Introduction
Le néologisme « gentrification » a été proposé par Ruth Glass
( Glass, 1963) et depuis lors, il s'est fortement propagé dans les
sciences sociales. Neil Smith tout particulièrement, a centré ses
recherches sur le processus de transformation et recupération de
quartiers en déclin de New York par certains segments des classes
moyennes (Smith, 1987, 1996). Les résultats de ses travaux tentent
de mettre en place une nouvelle conception de la lutte des classes
quant au contrôle des espaces urbains, lutte qui cette fois affronte
non pas un « prolétariat » et des « capitalistes », mais plutôt des « cols
blancs » et les segments les plus pauvres de la population urbaine.
Les premiers sont, bien sûr, les « gentrifieurs », les derniers étant
les perdants de cette lutte sans merci ; Smith n'hésite pas à identifier
ce processus à une espèce de guerre, une avancée de la nouvelle
Retours en ville
frontière urbaine, pleine d'éclaireurs, de Général Custer et autres
méchants, bref, une nouvelle grande saga américaine dirigée par
les classes moyennes.
Il est certes vrai que le processus de reprise des quartiers de New
York par les classes moyennes de type yuppies peut être analysé
dans le contexte conceptuel et politique que Smith nous propose.
Particulièrement quand le dernier maire de la ville a été un promoteur de la tolérance zéro, comme ce fut le cas durant l'administration de M. Giuliani (Smith, 1998).
Reste que l'extension des concepts de gentrification à des réalités différentes comme celle de Mexico, présente des risques importants. Nous allons donc, dans le cadre de ce travail, proposer une
analyse pour la capitale du Mexique que nous ne croyons pas non
plus applicable tous azimuths en Amérique latine. Nous espérons
quand même que certaines similitudes pourront être rencontrées
par les lecteurs spécialistes d'autres villes latino-américaines.
Le processus en cours à Mexico est bien une reprise par une
certaine classe moyenne de quartiers centraux, pas seulement du
vieux centre historique de la ville car d'autres centres anciens sont
aussi dans la mire; on assiste bien à l'apparition de nouvelles activités commerciales et de services (magasins, restaurants, bars, etc.)
ou liées aux loisirs (musées, galeries d'art, etc.) ainsi qu'à quelques
expériences résidentielles.
Dans un premier temps, nous expliquerons les transformations
générales de la capitale mexicaine qui permettront de comprendre
le contexte de celles-ci ; par la suite, nous nous attacherons aux
transformations des classes sociales au Mexique, particulièrement
à l'émergence de nouvelles classes moyennes, et finalement nous
analyserons la transformation de quartiers centraux, dont le Centre
Historique, Tlalpan, Coyoacán et San Angel, qui sont confrontés
par des processus qui pourraient être éventuellement interprétés
dans le sens de la gentrification.
Deux observations complémentaires : nous utiliserons le terme
gentrification
dans le sens des auteurs cités, sans chercher à en faire
une traduction qui pourrait être aussi douteuse que le néologisme
en soit, préférant essayer de cerner la question en termes concrets,
plutôt que de discuter le bien-fondé d'une ou autre traduction.
En second lieu, nos observations sur les centres historiques et les
quartiers traditionnels partent d'une étude réalisée en 1999-2000
sur le tourisme dans le centre historique de Mexico, et de notre
connaissance directe du terrain (Hiernaux, 2000a).
Croissance de la ville et nouvelle morphologie urbaine
On ne repètera pas assez que la croissance démographique
de Mexico est faible par rapport à celle du Mexique en général,
tout particulièrement en relation avec la croissance des villes
moyennes, surtout celles du Nord du pays. Le point d'infléchissement de la croissance démographique de Mexico se situe au début
des années quatre-vingt. Plusieurs facteurs expliquent ce changement : tout d'abord, la crise économique de 1982 (après la chute
des prix du pétrole en avril 1981) qui a ébranlé la structure manufacturière de la capitale mexicaine; la persistance de la crise jusqu'en 1988; les tremblements de terre de 1985 qui ont poussé
une quantité non déterminée mais appréciable d'habitants de la
capitale vers d'autres villes; finalement, l'ouverture radicale des
marchés entreprise par le président Miguel de la Madrid (19821988). La conjugaison de ces facteurs a entravé la croissance de
Mexico, tout en permettant que puisse se mettre progressivement
en place un modèle économique qui allait favoriser la relation avec
les États-Unis et la croissance des villes du centre-nord et du nord
( Hiernaux, 1998).
A partir de cette époque, les quatre grandes métropoles mexicaines, Mexico, Guadalajara, Monterrey et Puebla, se situeront
parmi les villes au taux de chômage le plus élevé. La relocalisation
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ours en ville
de la demande économique et de la croissance vers les villes du
centre-nord et du nord du pays, puis les effets du départ de population de la capitale dû aux tremblements de terre, allaient ainsi
se conjuguer pour diminuer le poids de l'attraction de Mexico sur
les migrations rurales-urbaines. De fait, une étude de 1987 démontrait déjà que Mexico offrait un bilan migratoire négatif, soit plus
de départs que d'arrivées. De plus, il semblerait bien que les départs
se sont surtout concentrés (et continuent à la faire) autour des secteurs de classe moyenne avec un certain niveau de capital ou de
formation professionnelle, alors que les arrivées continuaient à
provenir des régions avoisinantes ou du sud du pays, régions pauvres et populations qui ne peuvent que briguer une position très
secondaire dans le marché du travail de la capitale.
Pour ce qui a trait à ce dernier, c'est à une bipolarisation croissante à laquelle on assiste : d'une part la désalarisation a fait son
chemin, et un pourcentage croissant de la population active n'est
plus salariée, c'est-à-dire que non seulement il y a une augmentation du chômage, mais aussi du travail indépendant, surtout dans
les activités informelles. Cela explique, entre autres, la forte pression des marchands ambulants installés au centre de Mexico. Nous
reviendrons sur ce thème par la suite.
D'autre part, le processus d'installation progressive du Mexique
dans l'économie mondiale, a permis l'expansion d'un secteur social,
réduit certes, mais bien réel et porteur d'une capacité économique
très importante. Les travaux réalisés par Boltvinik et Hernández
Laos, entre autres, montrent bien la tendance à l'appauvrissement
des plus pauvres, la diminution des secteurs de revenus moyens,
et l'enrichissement des déciles les plus élevés de la structure des
revenus à Mexico (Boltvinik et Hernández Laos, 1999).
Avant d'aborder la question de la nouvelle structure de classes au
Mexique et dans la capitale en particulier, il faut d'abord signalerque la ville en tant que métropole, n'a cessé de croître spatiale ment. Les estimations démontrent que la superficie totale de l'ag
La réappropriation de quartiers de Mexico par les classes moyennes
lomération de Mexico a doublé en moins de vingt ans, justement
durant la phase de ralentissement de la croissance démographique.
Cette croissance périphérique a induit une recomposition des
mécanismes d'appropriation de l'espace qui sembleraient se situer
dans la dynamique suivante : d'une part, une croissance de la periphérie provoquée par la relocalisation des segments les plus pauvres
de la population, incapables de se maintenir dans les espaces plus
centraux à cause de l'élévation de la rente foncière. D'autre part,
la formation de vastes quartiers riches et même très riches sur l'ouest
de la ville, où se concentrent les « gagnants » des processus de
restructuration économique.
La ville est de plus en plus divisée en deux par un axe nordouest/sud-est qui définit une segmentation des riches vers l'ouest
et des pauvres vers l'est. Au milieu, des quartiers de classes moyennes traditionnelles, déchirés par les voies de circulation, en porteà-faux entre deux types de population très distinctes entre elles.
Les effets de la globalisation des marchés se font sentir en creux
dans cette incapacité des plus pauvres à se maintenir dans des zones
relativement proches du centre, et dans la destruction des secteurs
d'activités traditionnels qui étaient leur soutien économique.
D'autre part, les entreprises liées à la globalisation des marchés, se
situent de plus en plus vers le centre-ouest de la ville, dans les
arrondissements les plus aisés. Il ne s'agit pas d'entreprises manufacturières, auquel cas elles se localisent dans les anciennes zones
industrielles du nord de la ville, mais surtout d'entreprises de services, commerciales, et celles qui dirigent les nouveaux processus
économiques dans le pays. En clair, les entreprises de commandement, comme les qualifie Saskia Sassen (1991), celles qui prennent
les décisions (les sièges sociaux) alors que les activités de production
peuvent être ailleurs dans le pays.
Il y a donc bien un recentrage des activités « fortes » mais tout
en maintenant un taux d'industrialisation réduit. Cette centralité
croissante de Mexico Dar rapoort à l'économie nationale et le rôle
g
Retours en ville
La réappropriation de quartiers de Mexico par les classes moyennes
décisif qu'elle exerce en tant que noeud de contact avec le monde
global est d'ailleurs de plus en plus visible dans le profil physiq ue
de la ville : les gratte-ciel fleurissent dans les quartiers d'affaire et en
général la ville est de plus en plus verticale en suivant l'axe centreouest constitué par le Paseo de la Reforma, les Champs Élysées
mexicains.
Dans cette croissance intensive de l'espace métropolitain, cela
fait plusieurs décennies déjà que la ville a intégré les anciens villages et petites villes qui faisaient le charme de la vallée de Mexico,
où les classes aisées avaient choisi de construire leurs maisons
de campagne et les artistes leurs ateliers, comme c'est le cas de
Frida Kahlo et de Diego Rivera à Coyoacán et San Angel, respectivement. Jusqu'aux années cinquante, ces bourgades fortement
marquées par la présence de population indienne mais aussi par
des espaces centraux coloniaux, faits de grandes maisons à patio,
étaient vraiment une périphérie qui à l'époque pouvait être atteinte
en tramway.
Ce rattrapage des anciens bourgs par la ville offre ainsi des quartiers très traditionnels qui alternent avec des espaces de lotissements spéculatifs et des zones d'occupation par des groupes plutôt
démunis. Ces villages ont toutefois conservé un caractère traditionnel qui est un des facteurs importants quant à leur réappropriation
actuelle.
La carte n° 1 est un essai de localisation et de présentation synthèse de la morphologie de la ville. On notera que ces anciens villages auxquels nous venons de faire référence, se situent tous dans
le sud et sud-ouest en particulier. Cela ne veut pas dire que d'autres
villages n'ont pas eux aussi été rattrapés par la ville : Los Reyes-La
Paz, ou Iztapalapa en sont des exemples à l'Est, Azcapotzalco et
Naucalpan au Nord. Mais la comparaison est loin d'être à l'avantage de ces derniers ; ils ont en effet été fortement détruits dans
leur intégration aux quartiers industriels ou populeux du nord
et de l'est, alors que les premiers cités, intégrés plus tard à la ville,
et occupés en partie par des classes moyennes traditionnelles, ont
réussi à maintenir leur morphologie et leur patrimoine.
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Les classes sociales : restructuration des espaces
et des modes de vie
Nous avons déjà commencé à ébaucher la situation des classes
sociales à Mexico, comme référence obligée des processus de transformation économique des vingt dernières années. Toutefois, il faut
apporter quelques précisions à ce sujet; nous voulons aussi essayer
de proposer une analyse du système de classes sociales en termes
de modes de vie, pour éviter l'écueil courant d'une simple description des positions dans le système économique, souvent exprimées
en termes quantitatifs.
Commençons donc par les secteurs les plus vulnérables. Ceuxci sont constitués par plusieurs groupes en particulier. Il s'agit tout
d'abord des migrants récents. Dans une étude des années soixantedix, l'architecte anglais John Turner, bien connu pour ses livres sur
les processus d'autoconstruction dans le tiers-monde, avait proposé
un modèle selon lequel les inmigrants pauvres passaient en transit
par le centre de Mexico. C'est là qu'ils pouvaient trouver des petits
boulots de départ, mais aussi s'insérer dans les réseaux d'appui que
leur offraient les générations antérieures d'inmigrants des mêmes
terroirs d'origine. Ce modèle qui a été assez bien reçu par les chercheurs mexicains, proposait aussi que le séjour au centre n'était que
transitoire dans la mesure où la stabilisation de l'emploi et la formation de la famille allaient pousser progressivement les nouveaux
arrivants vers ces grandes banlieues prolétaires qui se construisaient
à toute vitesse vers l'est de la ville (ciudad Nezahuatcóyotl par
exemple). Ce modèle région d'origine - centre des villes - périphérie
métropolitaine a pourtant été progressivement démonté par plusieurs études sur le logement et la morphologie des villes moyennes
Retours en ville
La réappropriation de quartiers de Mexico par les classes moyennes
(Legorreta, 1984; Hiernaux, 1986) et par des recherches sur Mexic o
même (Hiernaux, 1995). Il s'est averé que nombre de migrants ne
passaient pas ou plus par le centre, mais avaient tendance à s'insérer directement dans les périphéries, dans la mesure où celles-ci
avaient reconstruit les réseaux de solidarité ethnique ou régionale,
et offraient d'emblée des meilleures conditions de vie.
Le rôle de « couveuse » de nouveaux migrants par le centre historique de la ville était donc ainsi critiqué par les chercheurs mexicains (Hiernaux, 1995). A l'heure actuelle, cette question semble
bien tranchée en faveur de la seconde position, même si le centre
historique a encore un rôle à jouer particulièrement dans l'accueil
des populations indiennes (Hiernaux, 2000b).
Dans la lignée d'un certain nombre de travaux sur les modes de
vie des classes populaires (Lindón 1999, Hiernaux, Lindón ; Nóyóla,
2000) nous avons essayé de comprendre ceux des groupes sociaux
plus élevés. Faut-il le rappeler, ceux-ci n'ont été que fort peu étudiés, sans doute comme résultat de l'influence des études critiques
des décennies antérieures, focalisées sur les pauvres, « intéressants »,
et décrétant les possédants « inintéressants », avec un silence confus
quant aux classes moyennes.
Nous faisons l'hypothèse que les classes moyennes qui ont
grossi à Mexico dans le cadre des « Trente Glorieuses » locales (soit
de 1950 à 1980 approximativement), ont été dans un premier temps,
fortement marquées par la modernisation qui s'annonçait dès le
mandat du président Miguel Aleman (1946-1952), le premier président civil d'après la Révolution de 1910.
Ces classes moyennes en pleine ascension ont vite associé la vie
urbaine à Mexico au modèle des banlieues américaines et à la technisisatión de la vie quotidienne. Les premiers grands magasins
dont on assistait à la naissance à cette époque, apportèrent leur lot
de mixers, machines à laver le linge, aspirateurs, frigo, etc., que les
femmes au foyer enviaient ; les architectes, proies faciles du courant
fonctionnaliste, eurent tôt fait de construire les premiers grands
nsembles, mais aussi d'offrir ces nouveaux modèles de maisons
individuelles, entourées d'un jardin, dont le Pedregal 1 allaient être
le paradigme en version riche, et Ciudad Satélite, en version classes
moyennes regroupées autour de leur tout nouveau centre commercial, le second en date du Mexique (Plaza Satélite a été
construite en 1968).
D'une certaine façon, la forte croissance des banlieues à Mexico
doit être rattachée à cette conception particulière de la vie en ville,
qui a dérivé en un mode de vie, prisé des classes moyennes dans
un premier temps, mais aussi adopté par la suite par les classes
populaires dans les banlieues plus pauvres : elles préfèrent ainsi ce
modèle, parcelle et maison individuelle, copiant ainsi, pauvrement,
les conditions de vie des secteurs de classe moyenne américaine.
Au cours des années soixante-dix, l'appartement en copropriété
(condominio) s'est aussi répandu dans les classes moyennes, particulièrement dans le sud de la ville, au vu des prix des terrains de
plus en plus élevés. Il n'en reste pas moins que l'ambition de la
majorité des familles restait le plus souvent d'acquérir une maison
individuelle.
A notre avis, le déclin des classes moyennes qui a été souligné
dans les analyses quantitatives sur la structure des revenus, cache
de profondes différences entre divers segments de ces mêmes
classes moyennes. Il faut prendre en compte qu'il y a eu effectivement une chute brutale de l'emploi public, celui-ci étant un responsable important de la croissance antérieure des segments moyens.
Les difficultés des petits commerces et des petites entreprises relativement formelles à partir de 1982, n'ont pas rendu la chose plus
aisée, tout au contraire. Ces segments ont été assez touchés, et dans
e
l. Situé dans le sud, près de Coyoacán , et de San Angel, ce lotissement exclusif aux
maisons d'architectes reconnus était, dans les années cinquante, le quartier le plus
coté de Mexico; il se situe de plus, à proximité du nouveau campus de l'Université
nationale de Mexico, auparavant éparpillée dans le centre, et à laquelle le gouvernement allait offrir son Nanterre, qualité architecturale en plus.
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Retours en ville
La réappropriation de quartiers de Mexico par les classes moyennes
les derniers soubresauts de la crise des banques pendant le sexennat
de Carlos Salinas (1988-1994) et même pendant le sexennat suivant (Ernesto Zedillo, 1994-2000), on a assisté à la décapitalisation
de ces segments de classes moyennes, qui se sont souvent retrouvés
2
i ncapables de payer les traites de leurs logements . Nous faisons
l'hypothèse qu'une partie de ces segments s'est trouvée dans l'obligation de déménager vers des quartiers plus périphériques, empiétant ainsi sur les territoires des secteurs plus pauvres qui, rente
foncière aidant, se sont retrouvés encore plus loin dans les périphéries. C'est ce que nous avons pu observer dans les banlieues est
comme la vallée de Chalco, dont bon nombre d'habitants proviennent de quartiers plus proches du centre, dont Iztapalapa et l'ancienne ville « prolétaire » de Nezahatcoyotl.
D'autre part, un autre segment de la classe moyenne s'inscrit
plus profondément dans notre analyse d'un éventuel processus
de gentrification : il s'agit des classes moyennes émergentes dans
la globalisation. Celles-ci sont formées par de nouveaux secteurs
qui ont pu s'insérer dans les processus de restructuration économique. Elles se caractérisent pas un mode de vie très différent des
autres segments de la classe moyenne mexicaine : il est beaucoup
plus internationalisé, à la mesure de leurs nouvelles activités
économiques.
Il s'agit aussi, semble-t-il, d'une population plus jeune, urbaine
depuis au moins deux générations, avec des études supérieures,
qui a aussi eu l'occasion de voyager à l'étranger et peut-être d'y
étudier. La connaissance d'une langue étrangère nous semble aussi
un des aspects clé qui leur permet une ouverture au monde.
Cela s'est traduit par des modes de consommations extrêmement différents ; la nouvelle classe moyenne recherche les produits
de haut statut : les grandes marques font ainsi des affaires en or
au Mexique et à Mexico en particulier; avec une population de
17 millions d'habitants et une estimation de 5 % de celle-ci avec
une capacité d'achat suffisante, elles se retrouvent avec un marché qui tourne autour du million de personnes, rien qu'à Mexico.
C'est un chiffre difficilement trouvable dans d'autres contextes
urbains.
Depuis la fin des années quatre-vingt, la ville a perçu très fortement l'impact de ce mode de consommation; c'est tout d'abord
les centres commerciaux qui ont proliféré : il n'y en avait que trois
en 1982, il y en a actuellement 19, tous situés dans le secteur ouest
de la ville, où réside la nouvelle classe moyenne, mais aussi les
secteurs traditionnels de revenus moyens et élevés. Dans l'ensemble
de ces centres commerciaux, les boutiques traditionnelles ont été
progressivement remplacées par des commerces sous franchise, de
telle sorte que l'offre est assez repétitive tout au long des quartiers
à revenus moyens et hauts. Toutefois, il y a aussi une certaine ségrégation des boutiques de luxe vers les centres commerciaux des
quartiers les plus résidentiels.
Les magasins mexicains regorgent de produits de marque sous
licence (franchises) qui sont définitivement l'accoutrement standard des nouvelles générations de classes moyennes à succès.
L'usage
de la voiture s'est aussi modifié et certains modèles,
inconnus il y a encore quelques années, sont devenus les symboles
du status social, dont les Mercedes, les BMW et les Jaguars,
auparavant inconnues dans une ville dont les pauvres forment la
majorité. D'ailleurs, les entreprises automobiles qui se sont installées au Mexique ces dernières années, ont bien compris que ces
nouveaux segments sociaux devaient être dans leur mire. Les achats
de voiture de luxe, mais surtout de prestige, ne sont pas seulement
l'affaire de politiciens, grands bourgeois ou narcotraficants comme
auparavant, mais aussi de cette classe moyenne de standing moyenhaut, capable de se payer ces luxes grâce à leur revenus liés à des
2. Une association des personnes affectées par les banques au début des paysans
moyens, le Barzón, a d'ailleurs créé une aile urbaine, pour prendre en compte les
i ntérêts des familles touchées essentiellement dans leurs hypothèques sur les biens
i nmeubles.
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ours en ville
La réappropriation de quartiers de Mexico par les classes moyennes
activités fortement internationalisées. Mais ce ne sont d'ailleurs p as
toujours les voitures américaines de grand luxe qui seront les plus
prisées, ce seront surtout les modèles européens liés à une certain
e
affichée dans un pays populiste, celle-ci est bien maintenant un
signe de succès social.
Il ne faut donc pas généraliser ces comportements à l'ensemble
conception du fait d'être « gagnant ». C'est un autre modèle qui
s'i mpose comme voiture des classes moyennes plus yuppies : le Jetta
de la classe moyenne. Les segments les plus importants quantitativement, continuent à avoir des goûts plus traditionnels, plus
de la Volkswagen par exemple, dont l'image est celle de la vitesse,
la flexibilité, le confort, tout cela dans une enveloppe qui n'est pas
celle de la jaguar qu'utilise, par exemple, le leader du Sénat du
« bourgeois » et moins yuppies. Cela veut dire grosses voitures
américaines, grandes maisons dans des lotissements fermés (l'équivalent des gated communities américaines), etc.
Parti Action Nationale (au pouvoir avec le président Fox).
La consommation dans les restaurants apparaît aussi comme
Nous n'avons volontairement pas encore abordé le thème des
un des traits essentiels de cette nouvelle consommation de classe
moyenne : non seulement les restaurants de chaînes américaines
s'i mposent de plus en plus, mais une « nouvelle cuisine » hybride
qui reprend des éléments de la mexicanité classique et des apports
extérieurs, apparaît comme de plus en plus prisée par ces nouveaux
secteurs de classe moyenne : la mode du tequila, les plats rachitiques
modes de résidence de ces nouveaux segments moyens. Il est facile
de deviner que c'est à eux que nous ferons référence pour envisager les possibles empreintes de la gentrification, sur laquelle nous
reviendrons plus tard.
Un petit mot finalement des groupes les plus aisés de Mexico
ceux-ci avaient historiquement une implantation tout à fait centrale. Les espagnols qui, au début de la colonisation du Mexique,
mais chers, tout cela fait maintenant partie de son ordinaire.
Il s'agit donc d'une construction identitaire qui part de deux
se sont implantés en plein centre, entourés des banlieues indiennes
( Gruzinski, 1996), ont maintenu le contrôle du centre, tout en se
côtés à la fois : d'une part, une offre qui se constitue sur la base de
la qualité mexicaine mais en imposant des modes de consomma-
mélant aux populations locales, jusqu'à la fin de XIXe siècle. Les
classes dominantes de cette époque se localisaient autour de la
place centrale (le Zocalo) et elles commençèrent à chercher de
tion propres du système global, et une demande à la recherche
d'une identité basée sur les modèles de consommation.
A ce sujet, Richard Sennett met bien en évidence que l'identité au travail est de plus en plus limitée par des entreprises qui
i mposent un concept d'indifférence plutôt qu'une recherche de
loyauté et de fidélité à la marque, comme c'etait le cas autrefois.
L'identité à partir de la famille étant tout aussi désintégrée, la nouvelle classe moyenne recherche les instruments de celle-ci par le
biais de la consommation. C'est aussi ce que notait García Canclini
par rapport à la citoyenneté ( García Canclini, 1995).
Ces groupes sociaux sont loin d'être majorité au Mexique et a
Mexico en particulier, mais un changement très important s'est
opéré. Alors que
la richesse même moyenne ne pouvait pas être
nouveaux espaces de résidence du fait de la saturation du centre
liée à la forte concentration des activités économiques dans les
deux dernières décennies de ce siècle 3 . Il a été démontré que les
secteurs riches ont opéré une relocalisation progressive vers l'Ouest,
en créant de nouveaux quartiers à leur mesure ( Colonia Juárez,
La Roma i naugurée en 1902, Santa María de la Ribera, etc.). Ils
3. La période de la dictature de Porfirio Díaz se situe de 1875 à 1910, il modernisa
fortement l'économie ce qui provoqua une croissance importante des activités
économiques à Mexico et dans tout le pays. Des grands magasins, des hôtels de
qualité, boutiques, banques et autres activités allaient occuper progressivement le
centre, en concurrence avec l'économie populaire.
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Retours en ville
La réappropriation de quartiers de Mexico par les classes moyennes
allaient ainsi abandonner le centre aux habitants les plus pauvres,
Nous allons maintenant passer à la question des quartiers susceptibles de devenir la proie des gentrifieurs et tout d'abord nous
tout en gardant leurs activités économiques dans les quartiers
nous attacherons à la situation du centre historique. Nous avons
centraux.
Après la Révolution mexicaine de 1910, les secteurs les plus
déjà souligné que celui-ci continue à être un point d'atterissage
riches ont continué à avancer vers l'ouest. On peut citer tout particulièrement le cas de Chapultepec Heights au nom significatif,
des immigrants récents ; ce processus est pour le moins réduit dans
l'actualité quoique toujours présent. Les loyers bas, mais aussi les
aujourd'hui connu comme Lomas de Chapultepec. Toutefois, ils ont
aussi commencé à faire des percées vers le sud-ouest, entre autres
avec l'apparition du quartier de La Condesa (autour d'un nouvel
mauvaises conditions sécuritaires et de l'habitat en sont en partie
la cause.
hippodrome aujourd'hui disparu). Certains commencèrent aussi
à se relocaliser dans certains quartiers coloniaux dont San Angel
en soirée : mais de quel centre parlons-nous ? Il y a une définition
officielle du centre historique de Mexico, qui consiste en une déli-
principalement.
Dans l'actualité, les quartiers fermés semblent être le modèle
souhaité par ces groupes de fortune : ils vivent de plus en plus loin,
certains utilisent même l'hélicoptère pour arriver au travail, comme
en témoignent les héliports à la pointe des nouveaux gratte-ciels`'.
L'ouest de la ville est bien sûr toujours leur terrain de prédilection,
quoique le plus souvent, ils partagent aussi leur temps entre la résidence urbaine et la maison de campagne soit dans le Morelos, soit
Le centre historique de Mexico est en fait de plus en plus vide
mitation d'environ 9,1 km', et de près de 200000 habitants, qui
recouvre la partie coloniale de la vieille ville et quelques quartiers
plus récents. Une partie des quartiers liés aux lotissements du Porfiriat
en font partie, comme la Colonia Roma, mais pas la Condesa ou
2
la Santa María de la Ribera. La délimitation des 9,1 km est en fait
un périmètre de protection de constructions historiques, classé Patrimoine de l'humanité par l'Unesco en 1987.
Dans cet espace que certains voudraient voir étendre davantage,
à Valle de Bravo à l'ouest, où le bateau à voile par exemple est un
des grands prétextes pour nouer de nouvelles relations sociales
les activités sont multiples : une partie assez importante des bâtiments de l'administration publique s'y localise, autant fédérale que
entre pairs.
locale. Les sièges des grandes banques, mais aussi des rues spécialisées depuis longtemps, comme celle des joailliers (Madero), des
Le centre, situation et conflits
Ce long préambule sur la géographie sociale de la ville avait
pour but d'amener à se poser la question des probabilités de gentrification du centre.
4. La tendance à fermer les quartiers est de plus en plus généralisée, elle atteint aussi
.
La.
les lotissements de classe moyenne aisée et ceux des petites classes moyennes
qualité de la gestion et du gardiennage est proportionnelle aux revenus des habitants
!18
appareils électriques (Victoria), et les rues à la vocation plus « neuve
dont República del Salvador pour l'électronique authentique,
pirate ou volée. Les bâtiments coloniaux en bon état y cotoient les
vecindades, c'est-à-dire les hôtels de maître coloniaux transformés
en logements collectifs à bon marché, souvent taudifiés.
Les commerces occupent le plus souvent le rez-de-chaussée des
immeubles, condamnant le passage aux étages supérieurs abandonnés ou utilisés comme entrepôts. Le trafic dans le centre est
intense, malgré la tendance à la formation de nouveaux centres
d'affaires autour des centres commerciaux. La pollution en est aussi
219
Retours en ville
La réappropriation de quartiers de Mexico par les classes moyennes
une des conséquences les plus criantes. Il y a enfin le problème de
la sécurité : le centre est encore l'espace de concentration de la plupart des délits, surtout ceux liés au vol à la tire.
Du fait de la concentration des activités économiques et de la
circulation de nombreuses personnes qui travaillent dans le centre
ou y passent pour rejoindre leur lieu de travail, la possibilité de
réaliser de bonnes ventes y est très forte, et c'est le facteur principal
qui y attire des milliers de vendeurs ambulants. Ceux-ci, fortement
encadrés par les partis politiques, surtout l'ancien parti officiel
(PRI), mais aussi par la gauche qui n'hésite pas à rentrer dans les
politiques clientélistes de ses adversaires, font littéralement la
guerre aux forces de l'ordre qui essaient de faire respecter les décrets
locaux sur les zones interdites de vente dans les rues.
Une recherche récente particulièrement intéressante fait état
d'une sorte de tianguis global (le tianguis étant le marché indien
traditionnel et les marchés ambulants pour les achats quotidiens
dans les quartiers populaires), qui articule le quartier de Tepito,
un des endroits les plus dangereux du centre, avec les producteurs,
entre autres asiatiques, qui opèrent depuis Los Angeles, dans cet
énorme marché des produits vestimentaires des sweat shops et du
trafic pirate ou régulier de produits électroniques depuis le SudEst asiatique. Tout cela provoque qu'à quelques ilôts au nord de
la place centrale, les quartiers sont sous l'emprise de ces producteurs
qui y font la loi, mêlés aussi aux traficants de drogue et d'armes.
Les quartiers situés à l'est du Zocalo, sont eux aussi de plus en plus
sous le contrôle des commerçants en gros des produits cités.
Tout porterait à croire donc, que ce centre historique, un modèle
de déclin, n'est pas un endroit très propice pour une éventuelle
gentrification. Nous allons y revenir, après avoir analysé le cas des
autres centres, à notre avis tout aussi importants dans ce processus
qui nous convoque.
Les anciens centres de villages autour de Mexico, ont pour la
plupart gardé leur structure élémentaire centrale, c'est-à-dire les
anciens quartiers coloniaux, autour de la place centrale, avec l'église,
éventuellement la mairie, l'école, et quelques bâtisses qui ont été
destinées à des usages commerciaux au gré des siècles. Autour de
ces édifices centraux quelques ilôts ont pu être préservés du temps
et des effets des destructions spéculatives. Il s'agit des résidences
traditionnelles auxquelles se sont adjointes, de façon relativement
harmonieuses, des constructions plus récentes mais d'un certain
intérêt historique, dont des marchés qui datent par exemple des
années trente à cinquante.
Les cas évoqués plus haut ne sont pas tous semblables dans
les détails, mais renvoient au même modèle général. Du fait que
la poussée de l'urbanisation vers le sud a été tardive, ces bâtiments
ont été assez protégés même si leur usage était passé depuis
longtemps aux mains d'un secteur populaire qui y habitait ou
travaillait.
Autour de ces quartiers à haute centralité symbolique, de
nouveaux développements se sont installés peu à peu : soit des
maisons individuelles dans des grandes parcelles en copropriété
(maisons en condominium) soit de petits immeubles généralement (maximun 4 étages) également en copropriété ou locatifs
( moins souvent). Les espaces historiques sont ainsi devenus un
haut lieu de référence culturelle mais aussi l'espace naturel des
achats de proximité. Nous présentons une description succinte
des quartiers les plus significatifs quant à la gentrification, dans
le tableau suivant.
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Retours en ville
La gentrification des vieux centres, rêve ou réalité?
Nous sommes maintenant en mesure de nous poser la question
qui nous est proposée dans ce livre collectif. Il y a t-il une expérience
réelle de gentrification dans le cas de Mexico, et si oui, obéit-elle
aux patrons rencontrés par exemple à New York ou à Paris? Mentionnons tout d'abord les raisons profondes qui pourraient pousser
à cette gentrification pour en analyser ensuite les manifestations
spatiales et socio-culturelles.
Nous faisons l'hypothèse que la question de la gentrification
du centre historique de Mexico est fortement liée à celle de la compétitivité des centres historiques par rapport aux processus de
globalisation. Loin de notre pensée de vouloir ramener tous les
processus urbains actuels à la globalisation, comme certains auteurs
le faisaient par rapport à la dépendance dans les années soixantedix.
Il faut toutefois rappeler certaines tendances récentes des imaginaires sociaux. Dans un premier temps, la bourgeoisie mexicaine
a eu une réaction très équivoque par rapport à la globalisation. Le
désir de s'intégrer au monde global, l'a poussée à vouloir imiter
les comportements des principaux acteurs de la globalisation dans
le monde, principalement les États-Unis. La profusion des nouveaux quartiers périphériques et des centres commerciaux associés
a été très nette dans ce sens.
S'intégrer dans le système global était vu comme une abdication nécessaire de la mexicanité, autant dans la langue, la façon de
s'habiller, les coutumes alimentaires, les voitures, mais aussi la
façon d'habiter. Il faudrait des études en profondeur et des dizaines
de pages pour illustrer cette hypothèse. Nous situons toutefois une
cassure postérieure qui a établi un nouveau paradigme : pour être
global, il faut aussi compter sur un capital symbolique à base
culturelle, fortement ancré dans le territoire. La bourgeoisie mexicaine oui s'était américanisée a compris qu e ses « avantages com
petitifs » étaient bien moindres que ceux de leurs pairs ancrés dans
une culture bien définie.
Il faut revoir à ce sujet un article de 1995 publié par le gourou
de la compétitivité américaine, Michael Porter, dans la revue prestigieuse Harvard Business Review (Porter, 1995). Porter s'insurge
contre les stratégies traditionnelles envers les centres historiques,
basées sur l'« assistance sociale » et prône un nouveau modèle de
développement basé sur les activités lucratives. Nous présentons
dans le tableau 2 sa comparaison des deux modèles. Il y fait mention explicite des centres historiques, en démontrant que ceux-ci
sont très significatifs comme espaces compétitifs. Mais il est certain
que les analyses de Bourdieu, quoique sa lecture n'atteigne pas la
bourgeoisie mexicaine, ont fini aussi par laisser des traces dans les
conceptions de la compétitivité : à défaut de capital financier, le
capital symbolique peut jouer un rôle important.
a réapproprzatlon de quartiers de Mexico par tes classes moyenne
5. C'est-à-dire le District Fédéral, unité administrative qui constitue la capitale du
Mexique, se distingue par son statut unique au sein du territoire national. Gouverné
par un Gérant, élu seulement depuis 1996, il compte de 8 à 9 millions d'habitants
sur les 18 que comprend l'agglomération de Mexico. Cette dernière s'étend sur plus
de quinze municipes appartenant à l'État de Mexico. Le premier Gérant élu du
District Fédéral fut Cuauhtemoc Cardenas, du PRD (Parti de la Révolution
Démocratique), opposition de gauche au PRI qui gouvernait depuis toujours.
Le Fideicommis du centre historique de Mexico sera créé en 1990,
et il aura à sa charge la réhabilitation de nombreux bâtiments
(FCHCM, 1994). L'objectif de ramener les classes moyennes au
centre est très explicite : « Une des préoccupations fondamentales
est celle de rendre habitable le centre historique de la ville, pas seulement pour les employés et les petits commerçants, les ouvriers,
mais aussi pour l'autre classe moyenne : les professions libérales,
les entrepreneurs petits et moyens, les travailleurs de la culture, les
cadres. Pourquoi pas? Un logement correct et commode dans la
centre de la ville, serait quelque chose d'insurmontable » (FCHCM,
1994: 86). De plus, comme on a pu le lire, la distinction entre classes
moyennes traditionnelles et gentrifieurs issus de certains segments
des classes moyennes est absolument intégrée au discours public
de l'époque.
Toutefois, les résultats furent assez critiqués, car on l'accusa de
vendre le centre aux riches, mais aussi de faire du travail d'embellissement de façades sans prendre en compte la réalité du centre
et sa complexité sociale. Un projet en bordure du centre colonial
(le projet Alameda) qui serait financé par Reichmann, le grand
promoteur canadien, fut refusé par les quelques habitants de ce
quartier un brin chinois, soutenu par une gauche qui n'était pas
encore au pouvoir dans la ville.
Mais en parallèle, on assistera à un travail de fond : les investisseurs recommenceront à prendre le centre au sérieux. De nouvelles
boutiques de luxe seront ouvertes sur les quelques rues plus touristiques (dont Mix Up une sorte de Virgin Mégastore et une succursale de Zara, entre autres) ; des restaurants d'un certain standing
seront aussi tentés par l'aventure; des commerces plus huppés
feront suite, un hôtel de franchise américaine (Holiday Inn), tout
cela accompagné par l'effort des universités publiques qui recevront
à un prix symbolique des anciens bâtiments historiques qu'elles
restaureront pour en faire des centres culturels, de formation professionnelle continue ou des musées. Rappelons-le, Mexico est la
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Nous émettons donc l'hypothèse que la cassure mentionnée
plus haut surgit de la prise de conscience de la bourgeoisie et des
secteurs intégrés des classes moyennes, que les centres historiques
font partie de ce capital culturel collectif dont ils peuvent se prévaloir dans leur lutte de position économique propre au système
hautement competitif qu'impose le néolibéralisme dans des pays
comme le Mexique.
Pour mettre une date sur ce processus nous pouvons engager
celle du début des années quatre-vingt-dix. C'est tout d'abord le
« gouvernement de la ville 5 » qui entreprit la reprise du centre
historique. Dominé par une nouvelle classe de planificateurs (ou
plutôt de promoteurs de « projets urbains » car la planification ne
se fera plus que sur le papier), la gestion urbaine se penchera sur
le rôle des centres dans la structuration de l'espace métropolitain.
Retours en ville
La réappropriation de quartiers de Mexico par les classes moyennes
ville la plus riche en musées du continent américain après New
York, avec plus de 120 musées de diverses qualités et échelles, dont
une vingtaine très importants dans le centre historique (Hiernaux,
1989).
Cette reprise du centre par des capitaux privés est bien sûr liée
à une certaine vision du centre, mais aussi à une demande bien
réelle : celle du tourisme d'affaires en pleine expansion, dont les
hôtels de prédilection se situent en bordure de l'avenue Reforma,
et dont l'ancien quartier de restaurants, bars, discothèques, et
boutiques, la Zona Rosa (La Zone Rose) se trouve en plein déclin.
Le centre peut ainsi se poser en alternative à cette dernière, mais
aussi récupérer la clientèle des Mexicains nantis de bons revenus
(Hiernaux, 2000).
Un autre processus en parallèle doit aussi être pris en compte.
C'est le retour au centre de certains secteurs intellectuels qui prisent l'ambiance populaire, les loyers à bon marché dans une ville
dont les prix montent en flèche, et une certaine ambiance historique et même populaire des quartiers centraux, d'autant plus que
les efforts culturels (musées, Festival du centre historique, événements dans les centres universitaires) offrent un plus à ceux qui
résident dans le centre.
Ces secteurs de nouveaux résidents sont le plus souvent liés
profesionnellement aux activités culturelles et aux médias (les
sièges des grands quotidiens sont quasiment tous dans le centre).
Il s'agit bien d'une première vague à la Neil Smith, de « pionniers »
du processus de gentrification, décidés à supporter les inconvénients du centre au vu des avantages culturels et du fameux rent
gap (la brèche de la rente foncière surtout manifeste dans les loyers)
proposée comme facteur central explicatif par cet auteur.
Nous pensons toutefois que dans le cas de Mexico, le premier
avantage a tout autant de poids que le second, car les loyers bon
marché peuvent se retrouver dans beaucoup de quartiers populaires sans que ceux-ci soient en mesure d'offrir les mêmes atouts
culturels et la proximité des marchés du travail spécifiques que
recherche ce groupe social.
Les projets résidentiels entrepris par l'administration du parti
officiel quand celui-ci avait le contrôle politique de la ville, n'ont
pas eu le succès escompté. De nombreux logements sont restés vides,
au grand effroi des acheteurs qui avaient cru aveuglément aux
déclarations optimistes des fonctionnaires du Fideicommis. Il nous
semble que cette première vague de construction de logements
étaient trop avancée par rapport aux processus en cours à l'époque.
Une deuxième vague récente (depuis 1998 à peu près) semble
plus prometteuse : des promoteurs privés se sont lancés dans la
construction de logements de niveau moyen en appartements traditionnels par lesquels ils prétendaient toucher les classes moyennes.
Il semble toutefois que ce sont parfois des acheteurs spéculateurs
qui se sont emparés de cette offre assez intéressante du point de
vue des prix, ou, situation non prévue, des commercants traditionnels du centre qui misent sur une relocalisation interne susceptible d'améliorer leur statut social et leurs conditions de vie. Tout cela
en est encore dans une phase embryonnaire et il serait d'ailleurs très
prématuré d'émettre des jugements définitifs sur la réussite ou
l'échec de ces projets.
Il y a donc deux grandes tendances en jeu : tout d'abord celle
de la reprise du centre par la résidence des classes moyennes. Cette
phase nous semble encore en pleine définition, même si de nombreux projets sont dans les tiroirs des promoteurs et plusieurs sur
le point de voir le jour. Ce qui semble un succès plus évident, c'est
la reprise du centre par des activités commerciales, de services et de
loisirs, entre autres et surtout culturelles, par le secteur privé, les
universités et le gouvernement de la ville. Il est tout à fait évident
dans les faits, que des boîtes de nuit (antros) ont été ouvertes pour
les secteurs de population jeune à revenus moyens-hauts mais leur
vie est parfois éphémère. Les restaurants de luxe attirent aussi une
clientèle de classe moyenne, mais ils doivent entrer en concurrence
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Retours en ville
avec ceux qui se localisent dans les centres commerciaux ou dans
des quartiers qui commencent à se spécialiser dans ce sens, comme
le quartier Condesa.
D'une certaine façon, le déclin du centre, les problèmes de trafic,
de violence, la pollution et les vendeurs ambulants sont des aspects
rebarbatifs que les réactions traditionnalistes des classes moyennes
ont du mal à vaincre, non sans raison. Un centre déserté après 20
heures est difficile à habiter, et les restaurants et boîtes n'ont de
succès que parce qu'elles affichent le système de « valet-parking »
soit le stationnement des voitures par un employé de l'entreprise
ou d'une entreprise spécialisée. On ne marche donc pas dans le
centre le soir, même si on assiste à un concert au Palais des Beaux
Arts (parking souterrain en face) ou à un restaurant.
Le projet Alameda, lancé au début des années quatre-vingt-dix,
après avoir été rejeté par les groupes locaux, finira par être repris
sans grande discussion par le nouveau gouvernement de gauche
issu des premières élections locales de 1997 pour le poste de gouverneur. Situation assez contradictoire, mais qui reflète bien qu'audelà des discours idéologiques de la gauche sur « une Ville pour
Tous », la définition des projets urbains est loin d'être passée au
filtre des orientations originelles des partis. Le projet Alameda,
comme on peut le voir sur la carte, a une situation très particulière : il fait partie du centre historique, défini par le périmètre de
protection, mais en fait il se situe dans un quartier à faible tradition, sauf quelques vestiges d'une présence chinoise bien légère
on est très loin de San Francisco par exemple. Toutefois, c'est un des
atouts de promotion du nouveau projet qui aura sa porte chinoise,
comme il se doit! Ce projet bâti autour d'une véritable opération
de rénovation urbaine à l'américaine, ne fera que peu de concessions
aux habitants des secteurs les plus pauvres qui y vivent encore
Des grandes tours, avec hôtels cinq étoiles et immeubles de bureaux
de luxe, en feront d'avantage la continuation du Paseo de la Reforma,
que la prolongation du centre. Il n'en reste pas moins que cette
opération aura et a déjà un rôle essentiel par rapport au projet de
gentrification : celui de « nettoyer » un quartier difficile et d'éviter
la présence d'une poche de pauvreté entre le centre et l'avenue
Paseo de la Reforma.
Cette opération est essentielle par rapport à l'accessibilité du
centre pour les hommes (et femmes) d'affaires qui préfèrent les
hôtels de chaîne situés sur le Paseo que ceux plus modestes mais
plus agréables des quartiers centraux. Le centre deviendra ainsi et
de plus en plus, le district de restaurants et de diversions pour le
Paseo de la Reforma, et en passant, pour les classes moyennes mexicaines. Cela permettra aussi de maintenir « en bonnes conditions »
sociales et d'aspect, un axe qui pourra aller de l'extrême ouest avec
le centre commercial Santa Fé et ses quartiers huppés, et le centre
de la ville, siège des pouvoirs économiques et surtout politiques.
Un personnage intéressant commence aussi à intervenir à partir
de 2001 dans la gentrification du centre : il s'agit de Carlos Slim,
l'homme le plus riche d'Amérique latine, dont la fortune s'est bâtie
très rapidement à l'hombre du président Carlos Salinas de Gortari
et dans plusieurs branches dont le système téléphonique local. Slim
a aussi racheté une chaîne de restaurants mexicains traditionnels (avec
plus de 100 implantations dans tout le Mexique) dont le fleuron, situé
face au Palais des Beaux Arts, et le premier de tous, déjà centenaire,
est le Sanborn's de los Azulejos logé dans un ancien palais colonial.
Carlos Slim a été pendant assez longtemps l'exemple de l'enrichissement possible (il serait parti de très bas dans les années quatrevingt) et de l'ouverture d'esprit des entrepreneurs mexicains face
à la globalisation. De fait, il en était vu comme un des « gagnants »
par excellence. Son discours, jusqu'à des dates récentes, était celui
de l'ouverture des marchés et des esprits à ce souffle nouveau du
capitalisme rénové dans le cadre de la globalisation. Le tournant
a été assez radical : courant 2001, Carlos Slim a tenu des discours
assez durs contre ceux qu'il a baptisé les « nationaliphobes » en
allusion directe aux technocrates de l'ouverture des marchés, dont
Retours en ville
La réappropriation de quartiers de Mexico par les classes moyennes
M. Zedillo, président de 1994 à 2000 était la cible évidente. Carlos
Slim est ainsi passé du camp des outrances mondialistes à celui de
la demande d'une modération et reprise des valeurs nationales. Le
lien avec notre thème de la gentrification est essentiel : Carlos Slim
a rencontré à plusieurs reprises le nouveau gouverneur de la ville,
Andrés Manuel López Obrador (de gauche lui aussi mais sans doute
plus ouvert et moins radical que ses prédecesseurs) et le convainc
de son intérêt à investir dans le centre historique.
Une rencontre a même été organisée avec le président de la République, Vicente Fox, car le gouverneur reconnaît bien que la récupération du centre est aussi un thème fédéral, non seulement du
fait de la présence du siège des pouvoirs fédéraux dans le centre,
mais aussi parce que sans l'appui des instances fédérales, de nombreuses questions ne pourront pas trouver de solution.
La reprise du centre est ainsi amorcée avec l'appui des grands
capitaux. Cette attitude de Carlos Slim a bien sûr commencé à
provoquer un débat. Quelles sont ses véritables intentions ? Des
affaires dans le sens économique du terme, cela paraît évident. Un
intérêt politique de son parrain Carlos Salinas qui appuyerait une
candidature de gauche modérée contre le PAN de droite aux élections présidentielles de 2006, est aussi possible. Mais le choix de
la réappropriation du centre comme point de convergence de tendances politiques diverses est bien ce qui nous attire davantage. Il
semble bien que le discours nationaliste de Carlos Slim n'est pas
seulement une façon de se rapprocher de la gauche, mais aussi une
conscience de l'importance de ce capital culturel pour le modèle
de pays ouvert mais fort que certains prônent. En fait, il semblerait
à notre avis, que Carlos Slim ait bien lu Michael Porter.
Entretemps, les institutions spécialisées dans le centre, soit le
Fideicommis Alameda, celui du centre historique et celui, moins
important, de l'ancien marché des Halles (Fideicommis la Merced),
ont été inopinément annulés en décembre 2001. Seul le second a
survécu, mais tous les fonctionnaires en ont été remerciés, dont le
directeur, un des grands défenseurs du centre, mais aussi quelqu'un
dans la mouvance de M. Cárdenas, l'ancien gouverneur de gauche
(1997-1999) dont les loyaux amis ont été progressivement congédiés de leurs postes. La nouvelle administration en a été nommée
début 2002, et il semblerait que le Fideicommis, au statut auparavant peu clair d'institution « mixte » (publique et privée) soit devenu
totalement public.
Pour ce qui a trait aux autres centres historiques dont nous
avons fait mention auparavant, la situation est très différente
l'échelle et les valeurs foncières sont notablement moindres, ils ne
sont pas non plus dans la mire des grands capitaux, ni d'institutions officielles spécifiques. Il n'en reste pas moins que les progrès
de la gentrification y sont d'autant plus visibles que des opérations
résidentielles à quelques ilôts des centres, sont en train de provoquer le mélange de populations traditionnelles et de classes moyennes sans doute moins yuppies et fortunées, mais plus intellectuelles
(il s'agit de quartiers du sud de la ville, proches des principales universités). Ces dernières sont un marché par excellence pour les
petits restos, la mode « bistrot », les cafés sympas, les librairies, les
boutiques de fringues, et autres activités économiques qui ne sont
presque pas de l'intérêt des habitants traditionnels, peu nombreux
à s'asseoir aux terrasses qui se multiplient sous les arcades de la
place de Tlalpan, par exemple.
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En guise de conclusions
Il est impossible de proposer des opinions tranchées et des
conclusions définitives sur un processus dont on n'aperçoit que
les premières manifestations. Toutefois les traits de cette réappropriation des centres par les classes moyennes se situent bien dans
la ligne des processus de gentrification des pays anglo-saxons ou
même français.
Retours en ville
La réappropriation de quartiers de Mexico par les classes moyennes
Toutefois, il faut en mettre en évidence quelques aspects essentiels et spécifiques de l'expérience mexicaine : la lutte pour l'appropriation de l'espace central est encore très intense entre les divers
groupes sociaux en présence, car le centre est loin d'être un sousespace occupé par des marginaux et quelques gentrifieurs d'avantgarde. Il s'agit encore d'un espace doté d'une vie intense, des
habitants qui ne sont pas des marginaux, et des activités économiques significatives, illégales ou non. Le processus de gentrification
n'est donc pas une petite guerre entre marginaux et promoteurs
soutenus par les autorités, mais une lutte pour un espace stratégique revendiqué par de nombreux groupes sociaux, dont récemment
les plus riches.
D'autre part, les autorités locales ont manqué et continuent à
manquer d'une vision claire de ce que signifie le centre, et des enjeux
que celui-ci représente, mais aussi d'un projet stratégique sur cet
espace. Quelle est la différence entre la vision « néolibérale » de
l'époque de Carlos Salinas et du régent d'alors de la ville, et celle
supposée de gauche des acteurs institutionnels actuels post-97 ?
Comme processus de reprise du centre, la gentrification semble
aussi souhaitée par beaucoup d'intellectuels, car elle pourrait signifier l'arrêt de la destruction du centre et de la perte du patrimoine
architectural qui a été considérable depuis 150 ans (Tovar y de
Teresa, 1992). Ce modèle correspond aussi au « désir de ville » qui
fait maintenant partie des représentations urbaines des classes
moyennes et supérieures. Cette évolution des représentations et
mentalités est sans doute liée à leur désenchantement par rapport
au modèle des banlieues, mais aussi du fait d'un contact plus étroit
avec d'autres modèles de ville par le biais du tourisme et des
voyages d'affaire s .
La gentrification est donc un processus dont il faut bien
prendre en compte la mesure réelle et l'importance. Sans aucun
doute, il ne s'agit pas d'une tendance sans retour, car il est possible que les revers économiques, ou la force des secteurs populaires freinent cette reprise; toutefois elle peut aussi avoir des
chances s'imposer comme modèle dominant à Mexico.
6. Il faut signaler pour le lecteur européen que la reprise des centres est devenue
une des questions majeures dans l'aménagement des villes en Amérique
du Nord (voir le cas de Boston ou celui de San Antonio, par exemple) et que ces
expériences sont de plus en plus connues par les classes moyennes mexicaines
qui voyagent davantage.
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