Au Pakistan, un fils à tout prix.

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Au Pakistan, un fils à tout prix.
Au Pakistan, un fils à tout prix.
Extrait du Grands Reporters
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" Dans cette société, malheur à ceux qui n’ont pas
de fils pour héritier"...
Au Pakistan, un fils à tout prix.
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Date de mise en ligne : jeudi 14 juillet 2016
Date de parution : 5 novembre 2015
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Au Pakistan, un fils à tout prix.
Poussés par une société patriarcale et discriminatoire, de plus en plus de couples se tournent
vers des cliniques privées qui leur permettent de choisir le sexe des futurs enfants.
« Un garçon ou une fille, cest vous qui choisissez ! » : la publicité, stupéfiante, saffiche en pleine page dans le
supplément dominical dun grand quotidien pakistanais. Deux bébés blonds (un garçon, puis une fille) vous fixent
avec douceur, leurs yeux bleus écarquillés. « Choisissez le sexe de votre enfant avant votre prochaine grossesse : le
diagnostic préimplantatoire (DPI), pour des familles équilibrées ! » proclame le slogan de la clinique privée Life à
Lahore (dans le Pendjab, est du pays).
Selon les mois, lannonce finit coincée entre les pages people ou avec une publicité pour des ventilateurs& Dans ce
pays de 200 millions dhabitants à la démographie galopante, le « bébé sur mesure » est devenu pour plusieurs
cliniques un juteux business. Il leur suffit de réaliser une fécondation in vitro (FIV), puis de trier les embryons en leur
prélevant des cellules. Elles ne garderont que les mâles, à la demande de parents qui subissent la pression de cette
société très patriarcale et discriminatoire, où un garçon vaut toujours mieux quune fille.
A coup de pubs dans les journaux, de SMS, ces cliniques attirent de plus en plus de couples. Ce jour-là, on retrouve
Areefa (1), 32 ans, prostrée et stressée, chez le docteur Siddiq Saqib, directeur dune clinique associée à lInstitut de
Lahore pour la fertilité et lendocrinologie (Life). Elle a donné naissance à trois filles en quatre ans, mais pas de fils.
Areefa dissimule sa honte sous une abaya noire.
« Je suis comblée par mes filles, mais pas mon mari et ma belle-famille, qui me mettent la pression ! » crie-t-elle,
désespérée et terrifiée que son mari, Ali (1), la rejette et prenne une deuxième femme pour enfin avoir un fils : «
Alors, jai accepté ce traitement lourd, mais jai peur . » Ali pique un fard, jurant quil nen a pas lintention&
Au Pakistan, le but de tout mariage reste davoir des enfants et linfertilité est un tabou douloureux. Cette
stigmatisation sabat sur les couples infertiles, en premier lieu les épouses, et sur ceux qui nont pas dhéritiers
mâles. Au point que les gynécologues ont officiellement interdiction de révéler le sexe en début de grossesse, pour
limiter les infanticides de fStus féminins. Ali et Areefa, unis par mariage arrangé comme souvent dans le Pakistan
rural, sont propriétaires terriens à Jang (est).
Dans cette société, malheur à ceux qui nont pas de fils pour hériter : la majorité de leurs terres et propriétés si
précieuses sera partagée entre les proches masculins (oncles, cousins, etc.) et diluée dans les dots colossales à
verser aux belles-familles. Leur nom disparaîtra. Et ils craignent de ne pas avoir de fils chez qui passer leurs vieux
jours.
Même sils adoptent un garçon, celui-ci ne peut légalement pas hériter deux pleinement. Alors, après avoir obtenu la
bénédiction de son mollah, Ali a rassemblé la petite fortune nécessaire à la procédure de DPI (3 500 euros) et traîné
sa femme dans cette clinique pour avoir un fils, son « assurance-vie », comme il dit&
Innombrables détresses
Dans la clinique Life, Amir, grand gaillard de 41 ans, patiente avec sa femme et ses trois filles. Ce commerçant de
Gujranwala, à deux heures de là, nen peut plus des piques de ses collègues : « Tu te crèves pour ton magasin,
mais tas personne à qui le léguer ! » ricanent-ils. Le couple vient dengloutir des années déconomies dans un DPI,
car Amir veut un fils pour lui succéder.
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« Les femmes ne peuvent pas gérer les choses comme les hommes », juge-t-il. Il avoue avoir été « déprimé » à
chaque grossesse, et encore plus quand Ambre, leur quatrième fille née prématurée, est morte à onze semaines. «
Allah nous la reprise parce quon ne la pas assez aimée », confie-t-il, secoué.
Face à ces innombrables détresses, plusieurs cliniques ont flairé laubaine. « Quand on sest lancé en 2009, on
soccupait de lélite. Mais les patients viennent désormais de partout, sils arrivent à rassembler largent », se réjouit
Nighat Mahmood, embryologiste chez Life. Ces couples étant en général fertiles, la procédure a de bonnes chances
de réussir. Nighat nous présente Irfan Akram, pharmacien de 38 ans qui sest laissé séduire après avoir eu trois
filles. Il fait sauter sur ses genoux un turbulent « mini Irfan », troublant portrait de son père. La femme dIrfan,
Neelam, 29 ans, explique doucement, comme gênée, que leur « vie est meilleure maintenant ».
Faire le bonheur des couples en leur promettant davoir une « famille équilibrée » est le message martelé à lenvi par
les hôtesses daccueil de Life dans ses confortables locaux climatisés. Son directeur, Haroon Latif, un embryologiste
de 37 ans, sest formé en Jordanie avant de lancer la technique dans sa clinique, où le nombre de DPI a explosé :
plus de 250 depuis début 2015 contre 170 en 2014, et 150 les années précédentes.
« Il y a un énorme potentiel », se félicite Haroon Latif, qui compte atteindre très rapidement « 1 000 cycles par an ».
Depuis 2009, chez Life, pas un couple na utilisé le DPI pour avoir une fille. Et tant pis pour léthique : sans état
dâme, en mimant son geste, Nighat Mahmood explique que les embryons femelles sont simplement « jetés à la
poubelle ».
« Nos patients et la société en général veulent des garçons, et cest autorisé. Donc, nous le faisons pour les aider !
», résume le docteur Saqib, 64 ans, qui soccupe dAli et Areefa. Ce gynécologue, membre de léquipe qui a réussi la
première FIV au Pakistan en 1989, sest récemment installé à son compte et fait en moyenne un DPI par mois. A
Lahore comme à Karachi, où le DPI coûte jusquà 7 000 euros, les cliniques accueillent aussi des Pakistanais
expatriés, attirés par les tarifs ou parce que cette procédure de discrimination des genres est interdite là où ils vivent.
« Sauver des mariages »
Dans les années 90, le DPI a été créé pour dépister des anomalies - dont certaines sont liées au sexe du futur enfant
- dans des embryons conçus par FIV. Une majorité de pays, dont la France, interdit de lutiliser sans raison médicale.
Mais entre terrorisme et crise énergétique, le Pakistan a dautres priorités que léthique, et aucune législation
nencadre les 23 cliniques pratiquant la FIV. Life prend certaines précautions en nautorisant le DPI quà partir du
deuxième enfant.
Les directeurs des autres cliniques les plus renommées assurent à Libération faire de même. Mais lorsquon les
appelle anonymement, toutes (sauf Life) proposent bien loption dès le premier enfant& Certains rares spécialistes
résistent pour des raisons éthiques, comme Nasim Ashraf, directeur dune clinique à Islamabad, qui refuse de «
fournir un enfant sur mesure ». Mais il ne ferme pas totalement la porte, toujours hanté par le suicide dune de ses
patientes mise sous pression par sa famille.
Le docteur Latif, de Life, concède ne pas « être un fan de cette procédure dans un Pakistan idéal ». « Mais nous
contribuons à sauver des mariages et à protéger des épouses », assure-t-il. Dans la mégalopole de Karachi (sud), le
réputé docteur Faridoon Setna est plus « mitigé », ce qui ne lempêche pas den réaliser plusieurs par an. « Nous
sommes très sélectifs ; mais il faut avoir un cSur de pierre pour refuser la procédure à des couples désespérés »,
dit-il, joint par téléphone.
« Foutaises », réplique le scientifique Pervez Hoodbhoy, qui fustige la « fausse moralité » et les « excuses »
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affichées par ces cliniques « pour faire de largent ». « Au lieu daméliorer la condition des femmes, elles les
avilissent encore plus », critique cet intellectuel.
Jusquici, les autorités du pays sont aux abonnés absents sur ce sujet. Or, cet impératif davoir des fils pousse les
familles à multiplier les grossesses, alors que la population pourrait dépasser 300 millions dici 2050 et que le pays
est déjà difficile à gérer. Contactées, les autorités provinciales du Pendjab estiment que cest au Parlement de se
prononcer. La ministre de la Santé na pas souhaité nous répondre. Et les leaders religieux, très influents dans cette
République islamique, restent flous. Fin 2013, un édit a fait savoir que la sélection du sexe « nétait pas interdite par
lislam » mais quelle ne « pouvait pas devenir une pratique courante ». Une ambiguïté qui laisse le champ libre à
ces cliniques.
Plantes étranges et tisanes
Les nombreux couples sans enfant mâle, trop pauvres pour se payer le DPI, tombent, eux, souvent aux mains de
hakeem, ces guérisseurs traditionnels qui profitent de leur manque déducation et de leur bigoterie pour les
arnaquer. Certaines épouses confient sêtre laissées convaincre de se mettre des herbes dans le vagin ou de ne
manger que des aliments blancs pendant des mois.
Des coins les plus reculés du Pendjab, on vient consulter le chétif Abdul Hameed, 90 ans, dans son échoppe
crasseuse de Sadhoki, à une heure et demie de Lahore. Au milieu de boîtes de plantes étranges, il prétend pouvoir
garantir à une femme déjà enceinte quelle accouchera dun garçon& Chaque jour, une dizaine de patients ne vient
que pour ça, dit-il.
Ce jour-là, il soccupe de Masood, enseignant, et son épouse de 23 ans, Sahira, enceinte de quelques semaines
après avoir eu plusieurs filles. Concentré, le guérisseur souffle un verset du Coran sur une pomme. Pour être sûre
davoir un garçon, elle doit manger le fruit et boire des tisanes. « La pomme doit être belle, sinon le garçon aura des
cicatrices », assène-t-il. Sahira lâche un regard sceptique sous son niqab.
« Je nai jamais eu de plaintes », assure le charlatan, dont la mission est simple : éviter aux familles davoir trop de
filles, ces êtres nuisibles « qui vous dépouillent de vos biens et dépensent votre argent ». Masood croit-il à ces
élucubrations ? « Je crois plus à Allah quà la science, et puis, il ny a pas de mal à manger une pomme », sourit-il.
Dans leur appartement modeste de Lahore et après quinze ans dépreuves de ce genre, Faiz et son épouse, parents
de quatre filles, ont décidé de « sen remettre à la chance » pour la dernière grossesse sans danger de Sadia, qui a
enduré quatre césariennes. Faiz, qui loue des voitures, na pas les moyens de payer un DPI. Mais résistant à la
pression sociale, il a refusé de prendre une deuxième épouse et envoyé ses filles à lécole. Absorbées ce soir-là par
la télévision, les sSurs sentassent sur le canapé du salon.
Un personnage se détache du tableau : Obaidullah, la poupée blanche dont Iman, 8 ans, ne se sépare pas. « Elle
sest inventée un petit frère, elle le présente à ses amis et dort avec. Si on a un fils, il sappellera Obaidullah », sourit
Sadia. En attendant, Faiz forme sa fille adolescente Amna, « la plus douée », à conduire et gérer sa société. « Les
gens acceptent plus désormais que les filles sortent seules et aient un travail », se réjouit-il.
Entre thé au lait et samoussas huileux, Faiz avoue trouver « injuste » la pression subie toute sa vie par sa femme& Il
espère que le destin épargnera à ses filles le chemin de croix de toutes ces Pakistanaises en mal de fils.
(1) Le prénom a été modifié.
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Note : lenfant de Masood et Sahira, rencontrés chez le guérisseur, est né en février dernier , et cest& un fils,
appelé Mohammad Ahmad.
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