La petite fille qui mordait ses poupées

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La petite fille qui mordait ses poupées
GUDULE
La petite fille qui mordait ses poupées
Ça m'a pris toute petite. Je devais avoir cinq ou six ans, pas
plus. C'était, je m'en souviens parfaitement, juste après le Noël où
j'ai reçu Totote...
Totote, ma Totote !
Des joues de pêche, dans ce plastique velouté qui imite la peau
à s'y méprendre, une chevelure blonde, brillante, si semblable à la
mienne, et ces petits habits... Franchement, de toute ma vie, je
n'avais jamais rien vu de plus joli !
Comment décrire ma joie lorsque je l'ai trouvée au pied du
sapin ? C'était, trait pour trait, la poupée de mes rêves. Je me suis
ruée sur elle et je l'ai couverte de baisers, sous le regard attendri de
mes parents. De tonte la soirée, je n'ai pas voulu la lâcher, y compris
pour manger la bûche. Je disais et je répétais – je m'entends
encore ! – : « Cette poupée-là, je la garderai toute ma vie, même
quand je serai grande, même quand je serai vieille ! » Et maman riait
de me voir si heureuse...
Ça m'a pris, donc, cette nuit-là. Pour quelle raison ? Mystère.
Connaît-on les causes de nos petites manies ? Juste au moment de
m'endormir, à la seconde ultime où l'on bascule clans l'inconscience,
une envie irrépressible m'a saisie. Presque à mon insu, j'ai planté
mes dents dans le cou de Totote. Sa peau était fine, je l'ai déjà dit.
Délicate et souple.
Je n'ai eu aucun mal à la percer. D'instinct – et toujours dans ce
demi-sommeil d'où toute réflexion, toute volonté est absente – j'ai
aspiré. Il n'y avait que du vide. J'en ai conçu une innocente mais
bien réelle frustration.
Imaginez mon atterrement, le lendemain matin, en constatant
que j'avais abîmé ma poupée !
Afin que maman ne s'aperçoive de rien – elle était très
soigneuse, et exigeait de moi la même qualité –, j'ai camouflé la
« plaie » derrière un ruban de velours noir qui donnait à Totote un
air vieillot proprement adorable. Nul, dans mon entourage, n'a
jamais deviné que, sous ce coquet ornement, s'ouvrait un horrible
cratère qui, chaque nuit, grandissait. Jusqu'au jour où, tout le
pourtour du cou étant rongé, la tête de Totote est tombée, pouf, sur
le tapis. Mais, par bonheur, ce drame eut lieu bien des années plus
tard ; il passa donc inaperçu.
Entretemps, mon « vice » avait pris de l'ampleur. J'avais testé le
cou de tous mes jouets, sans y trouver la satisfaction espérée. Mais
savais-je exactement ce que je cherchais, en fouillant des dents bois,
tissu, carton bouilli – et même porcelaine, au risque d'y briser mes
canines de lait ? Le rembourrage amer d'un nounours, celui, ouaté,
d'un pantin de chiffon, ou ces ignobles billes de polystyrène qui
servaient de chair à la plupart de mes peluches, ne me comblaient
pas plus que l'air contenu dans ma Totote.
Je traînais donc, jour après jour, nuit après nuit, un curieux
sentiment de manque que, malgré mes efforts, rien ne parvenait à
assouvir.
Rien ?
C'est en voyant passer Pompon, le chat des voisins, que j'eus
une intuition de génie. Nous n'avions pas d'animal domestique, de
« parasites velus » ainsi que les surnommait ma mère en se
demandant pourquoi diable certaines personnes s'encombraient de
ces transits intestinaux, tout juste bons à enrichir les marchands de
pâtées et de litières. Or moi, dans une fulgurance, je venais de leur
découvrir une autre utilité...
Subrepticement, je capturai Pompon – qui, je le précise, se
laissa faire sans protester – et le fourrai dans mon lit. Son corps était
idéalement chaud, sa peau frémissante, sa fourrure d'une douceur
sans pareille. Sous mes caresses, il ronronnait à perdre haleine. Ce
fut, pour nous deux, un moment très tendre.
J'allais m'endormir, les lèvres enfouies clans le douillet pelage,
lorsque maman, saisie d'on ne sait quel pressentiment – les parents
ont, hélas, un don de double vue ! –, lorsque maman, donc, entra
dans ma chambre. Le bond qu'elle fit, en voyant le chat près de
moi !
– Quelle horreur ! hurla-t-elle. Allez, ouste, fiche le camp, sale
bête !
Pompon, épouvanté, ne fit qu'un bond jusqu'à la fenêtre avant
de se fondre dans l'obscurité.
– Si jamais tu recommences, tu auras la fessée ! me promit ma
mère.
Étant d'une nature docile, je me le tins pour dit. Néanmoins,
cette nuit-là, je pleurai longuement, en cherchant dans mon oreiller
la trace encore tiède de l'animal.
Après ça, il y eut Marie-Jeanne.
Ah Marie-Jeanne... Elle était si mignonne !
C'était une voisine un peu plus jeune que moi, et aussi brune
que j'étais blonde. Étant toutes deux filles uniques, nous jouions très
souvent ensemble - les enfants détestent la solitude. Un soir, pendant
le repas, son père nous l'amena en catastrophe.
– Ma femme est sur le point d'accoucher, nous filons à la
maternité. Pourriez-vous nous garder la petite jusqu'à demain ?
– Chouette, on dormira ensemble ! m'écriai-je. Et elle,
applaudissant :
– Oh oui, quelle chance ! On va bien s'amuser !
Mais maman demeura intraitable : Marie-Jeanne logerait clans
la chambre d'amis, et pas ailleurs.
– Je ne tiens pas à ce que vous bavardiez jusqu'à l'aube !
précisa-t-elle, pour couper court à notre insistance. À votre âge, on a
besoin de sommeil !
Bref, à vingt-deux heures, elle nous sépara.
Je fis, je le jure, tout mon possible pour m'assoupir. Mais, plus
que jamais, mon insatisfaction latente me taraudait. Je nie sentais,
comment dire ? en état clé sevrage. Oui, c'est exactement ça. Le
problème, c'est que je ne savais pas de quoi.
Une sorte de fièvre m'habitait. Une fébrilité qui me faisait
trembler. Je grelottais, je transpirais, j'avais chaud et froid à la fois.
Quelle poupée, quel nounours pouvait apaiser ça ?
J'ai fini par me lever. Sur la pointe clés pieds, j'ai gagné le
couloir. Je poussais la porte de la chambre d'amis quand maman a
surgi je ne sais d'où.
– Que fais-tu là ?
– Euh... je vais aux toilettes...
Elle a rugi : « Alors, c'est de l'autre côté ! » en indiquant du
doigt la direction opposée. Puis elle a ajouté :
– Que je ne t'y reprenne plus, vilaine désobéissante, on gare à
tes fesses !
Je n'ai jamais récidivé. Même des années après, à l'adolescence.
D'ailleurs, maman n'a plus voulu héberger per sonne. Elle n'était pas
du genre accueillante.
Voilà, mon chéri, tu sais tout, à présent. Et je suis sûre que tu
comprends. Si, cette nuit, après les inoubliables moments passés
dans tes bras, je t'ai mordu le cou, ce n'était pas pour te faire mal, je
te le jure. Je n'y peux rien, j'ai ça en moi, ce désir, ce besoin. Cette
faim. Et, pour la première fois – pour la première fois, tu entends ! –
j'ai été comblée. Ta chair brûlante sous ma dent, les pulsations de tes
veines, et ce sang... ce sang... Quelle ivresse ! Quelle révélation !
Je suis repue, mon chéri. Oh, mon chéri, je t'aime ! Tout mort
que tu sois, tout exsangue, tout blême. Grâce à toi, j'ai compris à
quoi j'aspirais. Tu as été mon initiateur et je t'en serai toujours
follement reconnaissante.
On n'oublie jamais un premier amant.