Si vous tenez vraiment à le savoir, on réédite les œuvres de ce type

Transcription

Si vous tenez vraiment à le savoir, on réédite les œuvres de ce type
Philip ROTH
Sabbath's Theater
On se souviendra comment le dénommé Philip Roth s’est taillé la lamentable réputation
qui es la sienne au village — et qu’aujourd’hui, c’est clair, il ne va pas arranger— avec sa
burlesque «complainte» d’Alexandre Portnoy et de sa trique, sortant tout à trac de sa boîte, tel
un petit diable cramoisi. C’était dans les années 60. Ce phallus— on savait encore du latin à
l’époque— fut pour certains comme leur arbre de Mai, poussé dru au printemps, histoire
d’ébranler un peu la torpeur ambiante. Ainsi font, font, font.....Déjà les marionnettes. Un
indomptable manipulateur exhibait son guignol, le faisait caracoler sans vergogne dans les
coins et les recoins les plus mal famés.
Depuis, le siècle a un peu vieilli. Voici aujourd’hui Morris Sabbath, dit «Mickey», au
presque hiver de sa vie. A 17 ans, il s’est embarqué dans la marine marchande; a fait, enfin!
ses classes, dans les maisons closes du Yucatan, de Curaçao, de Rio: leur enivrante odeur «de
parfum bon marché, de café et de cramouil», lui monte encore à la tête. Puis ce fut Rome, la
Rome de Fellini, où il apprit le subtil art de marionnettiste. Après quoi il a ouvert sur
Broadway son petit théâtre des rues. Il y mimait une mini-chorégraphie lascive, à doigts nus,
dont un médius très précurseur pour l’époque. Arrestation pour outrage aux bonnes mœurs sur
la voie publique. L’outrage, Mickey, c’est sa spécialité.
Ces doigts, autrefois si agiles, sont aujourd’hui perclus d’arthrose. La soixantaine
passée, il retrace son itinéraire spirituel: Mickey Sabbath, sa vie, ses œuvres (principalement
de chair). Mickey et ses femmes. Nikki, d’abord. Si troublante dans la scène finale de «la
Ceriseraie». Les nerfs à vif. Presque folle, à vrai dire. Sa fragile Ophélie, sa Cordelia.
Disparue un beau soir de 1964. Durant des mois, il l’a cherchée, hagard, dans les rues de New
York. Roseanna, sa seconde épouse, la cinquantaine anorexique et ravagée par l’alcool. Un
Attala, ce Mickey? Là où il passe, c’est le carnage. Mais aussi, c’est sa faute s’il attire tant les
femmes mal remises d’une enfance sinistrée, à la recherche de leur papa perdu — les femmes
qui ont «morflé»?
Heureusement, il y a les jeunes filles en fleur que chaque saison fait tomber dans son
escarcelle. Le vieux bouc! Et cette dégaine de moujik: son bonnet de marin enfoncé sur le
crâne, sa ridicule barbe blanche, sa chemise de flanelle effilochée, son pantalon informe en
velours côtelé qui lui pendouille entre les jambes. Pour le jouer à l’écran, il faudrait Michel
Simon. Dans le village de Nouvelle-Angleterre où il habite désormais, on crie haro sur le
pervers par qui le scandale arrive. On aimerait coudre une lettre écarlate sur son poitrail velu.
Lui — dans un monde politiquement correcte qui fait une idole de l’exsangue Virginia Woolf,
qui voudrait borner l’érotique à un doigt de luxure furtive, qui ne songe, disons-le, qu’à
éradiquer les mâles — se voit comme le dernier mes Mohicans, traqué. Carnavalesque
Seigneur du Désordre, il résistera à l’anesthésie locale. Lui, c’est tenue incorrecte de rigueur!
Allez, il y a du moine dans cet homme-là. Une vie entièrement consacrée à la fornication,
comme on entre à la Trappe. Son ascétisme à lui, c’est la chair.
Pendant des années, dans les bois, il a dansé la bourrée du loup avec Drenka,
l’aubergiste belle-en-cuisse d’origine croate. Sa tendre, son audacieuse «acolytière» (comme
elle disait dans son charmant anglais un peu décalé) n’avait pas peur de passer du fantasme à
l’acte. Avec elle, il a décliné tout le répertoire des cabrioles priapesques. Une femme lourde,
lente, presque archaïque. (Qui a dit «maternelle»?) Son corps épanoui, automnal, plus
émouvant encore de commencer à se défaire. Ensemble; ils ont mené, dans la clairière, un
sabbat de tous les diables— célébré, parmi les fougères, un dionysiaque cérémonial païen.
Morte, aujourd’hui, Drenka. Mais, à six pieds sous terre, elle continue à le hanter.
Ce roman— qu’on en soit prévenu— est parfois difficile à avaler. Aussi révoltant ici où
là que, disons, «Les fleurs du mal». C’est une grotesquerie rouge et or, dans la manière du
peinte expressionniste allemand «dégénéré» de l’entre-deux-guerres Otto Dix, évoqué au
détour d’une phrase. Dans le petit cimetière colonial, en haut de la colline, le corps de Drenka
est en train de retourner lentement à la charogne. Une nuit d’avril, chaude et moite, voici
Mickey Sabbath en train de se sonner le tocsin, au clair de lune, sur la terre grasse et encore
meuble de la tombe. Choqué, hypocrite lecteur? Cela n’est rien. Nuit après nuit, il revient
épier les lieux et voit, en ombres chinoises, la farandole des mâles du canton que Drenka au
grand cœur a une petite fois tant aimés, venir chacun son tour faire le même déchirant travail
de deuil. Outré? Cela n’est encore rien. Sabbath met sa gloire à faire reculer la frontière de
l’outrance.
Sous le masque à la Gogol, pourtant, une poignante gravité. Avec des scènes dont on ne
croyait plus l’écriture romanesque capable. Des scènes qui, par-delà Joyce et les autres,
renouent avec le XIXe siècle de Thomas Hardy. Celle où pendant trois jours Mickey ne
parvient pas à arracher Nikki au cadavre de sa mère, dans une petite chambre à Londres: la
mort, dépouillée de tout rituel, dans son atroce nudité. Ou cette autre, lorsque, dans le métro
de New York, clochard parmi les clochards, il récite des lambeaux du «Roi Lear» et qu’une
jeune fille, Cordelia d’un instant, lui donne fugacement la réplique, avant de s’effrayer
soudain du scabreux de la situation.
De plus en plus souvent ces temps-ci la mémoire le ramène à son enfance — son
magique royaume au bord de la mer. La côte du New Jersey, les mouettes la brume; on a les
orteils dans l’océan: après son «Satyricon», son «Amarcord». Sa mère sifflote comme un
cardinal en préparant la Pâque. On est en 1938. La clarinette de Benny Goodman swingue. Il a
9 ans. Morty, son frère aîné, lui apprend à danser le jitterbug. Et puis l’ombre a commencé à
tomber. La guerre. Le cercueil de Morty, recouvert de bannière étoilée. Peu à peu, le monde
s’est peuplé de plus de morts que de vivants. Les fantômes, ça n’existe pas! Tu te trompes, lui
chuchote celui de sa mère: il n’y a que des fantômes.
Certains signes inquiètent. Cette belle tumescence, par exemple, qui naguère encore au
réveil venait vous rappeler pourquoi l’Homo erectus a été mis sur terre, des fois qu’il l’aurait
oublié pendant la nuit? En voie d’extinction. Un fantôme de plus. Alors, en piste pour l’ultime
cabriole? Il y songe. Ce sera le clou du spectacle. Sa dernière mise en scène. Pour le journal
local, il écrit lui-même son infamante «nécro». De retour dans son New Jersey natal, il rôde
sous les pylônes, dans le cimetière décati où vivent les siens, «sous terre, comme une famille
de souris». Le temps est venu pour une autre liturgie que l’érotique: l’appel, la resouvenance
des âmes mortes. Plus religieux, au fond, Mickey, qu’il ne veut bien se l’avouer.
Parmi les fantômes, celui de Yeats, le grand Yeats des derniers poèmes, celui qui savait
sur quel charnier pousse la libido, qui disait qu’un vieil homme est une piètre chose, un
pardessus en loques, fiché sur un piquet. Sauf si, à chaque nouvel accroc fait à sa dépouille
mortelle, il peut encore jouer (une dernière fois?) des cymbales, entendre une fois encore
vibrer la chanterelle. Pauvre diable errant à son tour sur la lande, Mickey reprend l’éructation
du vieux Lear, son «nique-la-mort» désolé: «Que vive la copulation!»
Obscène, le théâtre de Sabbath? Mais c’est la mort, les obsèques qui le sont. C’est la
mort le dernier outrage. On ne dira pas ici la fin, l’épithalame à l’heure de l’agonie, à la fois
bouffon et tragique. Mickey, naufragé, s’accroche à son mât de misère. Lorsque tout ou
presque s’est enfui, il reste la hargne pour vous attacher charnellement à la terre. Il y a, en
français du Québec, un beau mot: «acharnation». Voilà. C’est un roman sur l’acharnation,
outrageusement superbe, pour le meilleur et pour le pire.
American Pastoral
Si l’on remonte, loin en amont, à la préhistoire de Philip Roth écrivain, on trouve
l’histoire du jeune Ozzie. Ozzie Freedman est un adolescent, élève d’une yeshiva (une école
hébraïque), qui entre en conflit avec son maitre. Le rabbin vient d’expliquer que la Vierge
Marie catholique ne peut avoir conçu Jésus « sans péché »— cela est biologiquement
impossible (Comme beaucoup, il fait là un contresens sur l’expression « immaculée
conception », qui signifie que la Vierge a été exemptée du péché originel, mais là n’est pas la
question). Alors, il ne sait pas ce qui lui prend, mais Ozzie se rebiffe. Si le Tout-Puissant,
objecte-t-il, a pu créer le monde en sept jours, un tel miracle doit bien, a fortiori, être dans ses
cordes. Le conflit s’envenime au point que le maitre porte la main sur son élève, qui, du coup,
le traite de « salaud ! » Après quoi, il s’enfuit, pour se réfugier sur les toits de l’école, d’où il
menace de sauter dans le vide. Ce n’est que lorsque la petite foule de ses parents, voisins et
condisciples rassemblés sur le trottoir en bas de l’immeuble a solennellement déclaré croire
non seulement qu’on peut enfanter sans le préalable d’un coït, mais, de surcroit, que JésusChrist est bien le fils de Dieu (d’où le titre de la nouvelle « la Conversion des Juifs »)
Le jeune Ozzie est tout faraud d’avoir eu l’audace de se rebeller—de ne pas avoir
benoitement acquiescé à ce qu’on essaie de lui inculquer ; d’avoir défier l’autorité ; de s’être
dressé contre elle. Mais, en même temps, il est transi de frayeur, paniqué, face à l’accès de
révolte qui s’est emparé de lui— lui, d’ordinaire si docile, si sage. Qu’est-ce qui lui a pris ?
C’est comme si un autre « moi » que le sien avait brusquement surgi des profondeurs pour
s’emparer de lui. Quand il s’entend proférer ce « salaud !, il n’en croit pas ses oreilles. « C’est
moi ? C’est moi qui parle ? » Il ne se reconnaît pas. « Quoi ? C’est moi, ça ?! » s’exclame-t-il.
Cette réaction à double face est la résultante de l’injonction paradoxale— en anglais le
« double bind » — à quoi se trouvent exposés les enfants de l’immigration de la part de leurs
parents venus du « Vieux Pays ». On les incite à réussir ; à s’affranchir des entraves anciennes
pour prendre leur envol, faire leur chemin dans le Nouveau Monde, le découvrir, l’explorer, le
conquérir, s’y implanter. Tu seras notre « petit Christophe Colomb », leur dit-on (« mein
Colombus’l ») On a un projet pour eux ; on les programme. Dans le répertoire folklorique
qu’a tant exploité, surtout à ses débuts, Philip Roth cela donne des histoires comme celle de la
mère qui présente ses deux fils, âges respectivement de cinq et trois ans : « Lui, c’est Samuel
le docteur ; et lui David l’avocat ». Tel est le message qui leur explicitement transmis et
inculqué. Mais, dessous, se tapit un autre discours, qui reste, lui, implicite, insidieux et de
l’ordre du subliminal : quand tu auras réussi et seras devenu un « monsieur » en Amérique,
est-ce que tu nous connaîtra encore ? Toujours dans le répertoire folklorique, c’est le père qui
dit, cette fois d’un troisième fils : « Et lui, il sera tailleur—pour qu’il en reste au moins un qui
nous parle encore ».
Roth va poursuivre ce thème jusqu’à une limite dans le tome 3 de la trilogie
américaine* avec le trajet de Silk, professeur de langues anciennes (helléniste) sur un campus
de Nouvelle-Angleterre évoquant un peu Amherst ou Williams. Silk laisse volontiers entendre
que ses ancêtres (ses grands-parents) ont naguère débarqué à Ellis Island en provenance de
l’Europe yiddish. Le secret que, peu à peu, le roman laisse transparaitre est qu’en fait son père
était un Noir venu du Sud à Newark, où il travaillait comme serveur de wagon Pullman. Et
Silk lui-même est « Noir » au sens sudiste du terme, sauf que cela ne se voit pas sur sa figure.
Adolescent, il a fait une petite carrière dans la boxe au club de Newark. A l’occasion d’un
tournoi dans le Sud ségrégationniste, son entraineur lui conseille : si personne ne lève ce
lièvre, tu ne mouftes pas. Et cela « passe ». Jusqu’au jour où, sur le formulaire d’enrôlement
dans l’US Navy, il doit cocher une case dans la rubrique « race ». Le cœur battant un peu la
chamade, il saute le pas et coche la case « caucasien », c’est-à-dire « blanc ». Et ça passe. Il a,
comme on dit, « passé. De ceux là, on dit, ou l’on disait, dans les familles noires : « Il est
perdu pour nous ». La mère de Silk ne connaitra jamais ses petits-enfants. Tout au plus,
anonymement, se postera-t-elle un jour dans la gare de Newark pour les apercevoir, à la
dérobée.Ceci est une limite jusqu’où Seymour Levov ne va pas : il s’éloigne de ses repères et
dans une certaine mesure les largue, mais sans aller si loin dans la « trahison » de ses origines.
Il partage néanmoins avec Silk le rêve de s’évader, de s’affranchir du carcan d’une
appartenance. De s’inventer. D’être le seul auteur de son histoire. De naitre, où de
renaitre « sous X », à la ASB, d’une « immaculée conception » de soi-même.
Philip Roth doit sa première et ignoble réputation à la complainte d’Alexandre Porto
(1968/1969) où, sur le divan de son psychanalyste, Alexandre Porto narre longuement les
aventures et mésaventures de ce qu’il appelle, en yiddish des familles, son « putz » ou son
« shlong », devenu du jour au lendemain presque aussi célèbre que John Thomas, celui de Mel
lors, l’amant de lady Chatteriez. La chose lui a poussé dru, un beau soir, au bas du ventre, et
depuis il n’arrête pas de le fourrer dans les coins et recoins les plus improbables, tout en
fantasmant sur un trio de femmes, chacune représentante d’un canton d’Amérique où,
conquérant, il espère planter la hampe de son drapeau. Cette chose qui n’arrête pas de surgir
tout à trac, tel un diable de sa boite, a un statut ambigu. A la fois, c’est « moi »—ou du moins
une excroissance de « moi », et ça n’est pas moi, mais une sorte de bébête rétive et qui n’en
fait qu’à sa tête et, quasiment autonome, vit sa vie. (Meme si, à l’occasion, on peut la
manipuler, telle une marionnette). A partir de là, Philip Roth va extrapoler. Sans cesse aux
prises avec des gens pour qui la confession d’Alexandre est autobiographique, il explique
(dans « l’Ecrivain des ombres » et sa suite) que lui, devenu « Nathan Zuckerman », n’est que
l’auteur, le metteur en scène, de l’infâme « Carnovsky », comme il le nomme désormais, pour
rappeler, avec une inflexion russe, la carnavalesque acharnation de la chair. Roth est le sieur
Gigogne du roman : ses œuvres vont désormais souvent s’engendrer par dédoublement et
scissiparité, avec une mention spéciale pour l’exercice virtuose d’«Opération Shylock » où
« Philip Roth » est dédoublé et doublé par un certain Pupik, qui fait des siennes sur la place
publique en se faisant passer pour lui— « pupik », la petite poupée, désignant en yiddish le
nombril, par un petit déplacement qui ne trompe personne. Sortie de sa poche kangourou,
Merry Levov, la monstrueuse fille de Seymour, va être le dernier avatar de cette excroissance.
Contre-épreuve (comme dans « la vie » et la « contre-vie »— The Counterlife) : Philip
Roth imagine alors in personnage qui, à la bifurcation de l’adolescence, aurait pris l’autre
chemin et serait allé jusqu’au bout de l'autre branche de l’alternative et, au lieu de se rebeller
comme l’autre voyou, aurait tout fait « comme il faut ». « Comme il faut » : l’expression
apparaît en français dans le texte, dans « la mort d’Ivan Ilitch », de Tolstoï, récit en filigrane
dans le roman de Philip Roth. Ivan Ilitch est un haut fonctionnaire, un homme « comme il
faut » c’est-a-dire qui s’est conformé au code social (un « conformiste », si l’on veut) et qui a
toujours tout fait avec un sens du devoir et selon les règles— et qui, à l’approche de la mort,
prend conscience qu’il n’a pas vécu— , ou du moins, a passé son existence dans une(fausse)
« représentation » de lui-même, captif de cette image et dépossédé de son vrai « moi ».
Seymour Levov : Nathan avait dix ans lorsqu’il regardait d’un œil émerveillé ce
« grand » de seize ans, cette légende. Seymour Levov, qui se couvrait de gloire sur le terrain
de baseball. Un athlète ne, tenant tout le quartier sous le charme de sa grâce « naturelle » :une
icône glamour . Levov qui rime avec « love » chantait-on sur les gradins du stade. Seymour et
sa gueule d’amour, trainant tous les cœurs après soi. Seymour « le Suédois » comme on
l’appelait, à cause de ses cheveux, blonds comme les blés, une étrangeté dans ce quartier, le
résultat de quelque mutation génétique. (Tout comme est exorbitant de la norme du quartier le
fait de s’illustrer dans le sport, qui est après tout le « goyishe nakhes » par excellence— une
chose où seuls les « goyim » trouvent leur plaisir) « Le plus près que j’approcherais jamais
d’un goyim», se dit le jeune Nathan : Seymour à seize ans est déjà une sorte de goy honoraire.
Seymour vient à la troisième génération d’une trajectoire familiale. Le grand-père est
venu du « Vieux Pays » à Newark avec la grande vague d’immigration d’Europe centrale à la
fin du 19e. Il a trimé comme ouvrier dans la puanteur des tanneries. A la « deuxième »
génération (la première a être née sur le sol américain) le père a monté, toujours dans les
peaux et cuirs, une petite entreprise de ganterie, la Newark Maid. C’était l’époque, avant la
Première Guerre mondiale, où les femmes portaient encore des gants et en avaient des
douzaines de paires dans leur armoire. Le point culminant de l’entreprise fut, on s’en
souvient, le jour, vers 1912/1913 le cirque Barnum & Bailey vint à Newark et pour sa grande
parade la Newark Maid confectionna un gant géant, taille 14- un gant Jumbo.
Né en 1927 (six ans plus âge que Nathan, lui-même né en 1933, comme Philip Roth,
Seymour, franchit un pas de plus vers cette mire, ou ce mirage : « l’Amérique ». Il commence
par s’illustrer dans ce qui est encore le sport national par excellence, et dont la dramaturgie est
à certains égards un schéma sténographique de l’histoire américaine et en particulier de sa
réaltin à l’espace, une version de la « pastorale », à savoir le baseball. Il devient une sorte
d’All-American, englobant en lui l’expérience de la nation. Nathan évoque à son sujet la
manière dont, inconsciemment, Seymour fait « un » avec l’Amérique et s’y identifie (« his
unconsicous oneness with America »). Après le baseball, les « racines » dans l’Amérique
profonde, les « grass roots » : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Seymour est
enrôlé, le temps de son service militaire (national) dans les Marines et se retrouve faire ses
classes dans le Sud profond, où il s’enchante d’entendre le sergent instructeur brailler son
nom, Levov, avec l’accent sudiste, en avalant les consonnes : « eeeee …oooo ». C’est comme
un adoubement, un baptême linguistique : il est devenu un peu plus »natif », un peu plus
autochtone, un peu plus « du pays ». A son retour des armées, il franchit deux seuils, passe
(transgresse ?) deux lignes de démarcation. Il épouse une goy — Dawn, une beauté irlandaise,
qui a été Miss New Jersey (et failli être Miss America), catholique et petite fille de laitier. Et,
tout en gardant la direction de l’usine, il quitte le pavé de son Newark natal pour aller
s’installer « à l’Ouest », dans les collines du New Jersey rural.
Cette transplantation fait de Seymour un gentilhomme aux deux sens du terme :
gentleman et « gentil » (goy). Il est désormais propriétaire terrien : un homme qui a des terres,
qui est de la terre. Un « am-aretz »,comme on dit sur le mode du sarcasme, en yiddish. (Ce
sera le thème du tome 2 de la trilogie : « J’ai épousé un communiste ».) Il vit désormais parmi
les vaches— et les taureaux que son épouse élève pour les présenter à des concours agricoles.
Roth pour l’occasion s’est documenté sur ce sujet, neuf pour lui, comme il s’est documenté ,
jusque dit-on en Isère, pour tout ce qui touche la ganterie. Est-ce l’influence de Tom Wolfe ?
Toujours est-il que s’esquisse ici un retour au naturalisme, que confirmera le remake du
« McTeague » de Frank Norris qu’est en partie « I married ». On est loin du pavé de
Newark— ou de Brooklyn, comme dans ce roman de Malamud (« A New Life ») où le
dénommé Levin se retrouve dans l’Oregon : « Lo ! Levine ! » Il n’a jamais vu de aches ; et les
vaches n’ont jamais vu de Levine).
Le village d’Old Rim rock est situé tout près du lieu historique qu’est Morrisville (NJ).
C’est à Morris ville qu’en 1777 le général George Washington à la tète de son Armée
continentale établit (dans une auberge) son Quartier General au lendemain de ses victoires de
Trenton et Princeton ; là aussi que Lafayette vint le rencontrer (Lafayette, qui un demi siècle
plus tard, y revint en pèlerinage lors de son voyage de 1825), Morris ville fut le premier lieu à
être inscrit au patrimoine national (à être classé «National Park ») — le premier « lieu de
mémoire » américain. En venant s’établir près de « la Capitale militaire de la Révolution
américaine », Seymour Levov remonte à une des origines de la nation— il « s’impatrie » très
haut en amont. C’est comme si, rétrospectivement, le petit-fils d’immigrant avait été « présent
à la fondation ». Et lorsqu’elle fait sauter le bureau de poste du village, c’est l’Amérique et
son Histoire que Merry dynamite.
Tout lui a réussi. « Je ne suis pas religieux, mais… », dit Seymour, qui entonne
néanmoins son Action de grâce. Il chante les louanges du Seigneur. Il s’identifie alors à
« Jeannot-des-Pépins ». Jeannot-des-Pepins (Johnny Appleseed ) est un héros légendaire du
folklore américain dj 19e siècle— dans la lignée de figures, quoique moins connu qu’eux
comme le bucheron Paul Bunyan ou le très célèbre Davy Crockett. Sauf que lui ne massacre
pas ours et indiens ni n"abat les arbres à grands coups de cognée, mais ensemence au
contraire et fait fructifier le continent au fur et à mesure que le front pionnier avance vers
l’Ouest. « Pepins-de-Pommes » s’appelait John Chapman. Il était né en 1774 dans le
Massachusetts— un an avant la bataille de Concord (le 19avril 1775) où son père combattit et
qui déclencha la Révolution américaine. On a peu d’information historique sur lui sauf que
vers 1797, alors qu’il habite désormais la Pennsylvanie, il commence ses perégrinations dans
« l’Ouest », ou de ce qui était a à l’époque l’Ouest.
C’était un petit homme, avec un drôle d’air, avec un sac de jute en guise de houppelande
et d’un seau en étain en guise de couvre-chef. Il n’avait ni fusil ni pièges, rien qu’une bèche et
sur l’épaule un havresac contenant des pépins de pomme. Et il s’était mis en tète que la
mission que lui avait confiée le Seigneur était de parcourir le pays afin de prêcher l’Evangile
et de semer de graines de pommier. Il ne semait pas ses graines à tout vent ; c’était un
pépiniériste confirmé, pratiquant son métier dans les règles de l’art. Pour assurer la stabilité
du peuplement, la loi fédérale exigeait des gens allant s’installer dans l’Ouest qu’ils plantent
cinquante pommiers la première année. Mais les pionniers, occupés à plein temps à défricher
leurs terres et à construire leurs maisons, n’avaient pas toujours le loisir de s’occuper de ces
plantations. Muni de pépins de pommes qu’il achetait dans les cidreries de Pennsylvanie,
Johnny Appleseed marchait avec un temps d’avance sur les pionniers, à qui il vendait à leur
installation des pommiers déjà grands. Adepte d’une secte fondée sur une interprétation
swedenborgienne de l’Ecriture, l’Eglise de la Nouvelle Jérusalem, il se sentait investi d’une
mission par le Seigneur. La mémoire populaire a conservé l’antienne où il en chante les
louanges. « The Lord is good to me...And so I thank the Lord...For giving me the things I
need...The sun and rain and the appleseed...The Lord is good to me. »
C’est aussi sur un repas d’Action de Grâce, de Thanksgiving, que se termine le roman—
son finale. La fête de Thanksgiving (d’Action de Grâce) a cette particularité d’être une
liturgie, un rituel quasi religieux mais qui ne se déroule pas devant l’autel d’une église mais
autour d’une table, pour un repas pris ensemble dans l’intimité du cercle familial. Elle n’est
pas sans rappeler en cela le *seder, le repas de la Pâque juive : comme lui elle commémore un
événement inaugural, fondateur de la « nation » : la sortie d’Egypte du peuple hébreu (« ma
nishtana… en quoi cette nuit est-elle différente de toutes les autres ? ») dans le premier cas, et
la première moisson (de maïs) récoltée par la poignée de migrants débarqués l’hiver 1620 de
la Fleur-de Mai sur la côte inhospitalière de la Nouvelle Angleterre
On est en 1973 .La famille est rassemblée, autour de la table, pour un diner aux
chandelles. Toute la famille, à l’exception de la fille, Merry. Et Nathan imagine— il imagine
cette scène, ou plutôt il imagine que Seymour imagine cette scène, car il s’agit d’une scène
fantasmatique. Seymour « voit » sa fille Meredith qui vient les rejoindre, elle a pris le train.
Elle marche à travers la prairie. Une prairie qui vient cette fois d’une photographie, prise au
Leila lors d’un séjour dans le pays bucolique par excellence, la Suisse, lors d’un voyage. Et
aussi à travers un texte présent en filigrane, le poème de Wordsworth « The Solitary
Reaper »— la moissonneuse solitaire, à la fois figure heureuse et figure de la mort avec sa
faux. Elle marche dans ce wonderland, ce pays des merveilles. Elle a pris le train et elle a
marché quatre miles avec ses hardes et ses sandales. Elle marche dans les collines de
septembre couvertes d’un épais tapi d’astrées, de verges d’or et d’ombelles. Elle marche dans
ce pays de lait et de miel. Elle sème à tous les vents le duvet soyeux des pissenlits. Elle
marche au milieu de ces clôtures blanches qu’elle hait, de ces champs de mais, de ces érables
qu’elle hait : les clôtures, le maïs, les érables, autant d’images signalétiques d’un paysage
« américain . Elle apporte la mort au cœur de ce jardin. Et le grand-père, dans cette scène
fantasmatique, s’écroule, lui le géant qui a dominé cette histoire, s’écroule terrassé par une
crise cardiaque.
Seymour est au sommet de sa prospérité lorsque tout se détraque. Avec la puberté,
Merry, sa si mignonne petite Merry, se métamorphose peu à peu en un monstre goinfre et
obèse. Elle se met à bégayer et a éructer spasmodiquement une rhétorique revolutionaire où
l’on reconnaît, entre autres, quelques fragments d’Angela Davis.
Comme souvent, meme si Philip Roth refuse de l’avouer et ne vous parle plus lorsqu’on
le souligne, le roman garde un certain ancrage dans l’actualité, voire les faits divers, de
l’époque. L’histoire de Merry évoque à la fois l’équipée des Weathermen et l’histoire de
Patricia Hearst. Née en 1954 (Merry en 1952), Patricia Hearst
En
1974
elle
est
kidnappée par l’Armée de Libération Symbionaise. Et là, victime d’un syndrome de
Stockholm ? elle prend le parti et passe dans le camp de ses ravisseurs.
Le Weatherman Underground est apparu l’été 1969 et doit son titre à la chanson de Bob
Dylan « on n’a pas besoin d’un météorologue pour savoir où souffle le vent ». Le groupe
d’action clandestine (le « maquis » -underground) Le 7 octobre 1969 la statue du Haymarket
Square de Chicago est dynamitée, inaugurant les « jours de rage » Le 6 décembre 1969 des
voitures de police brulent à Chicago— en représailles à l’assassinat de Mark Clark et Fred
Hampton du parti Black Panther, ainsi que le groupe le raconte dans son ouvrage « Prairie
Fire » (le Feu à la Prairie) Le 6 mars 1970, dans une maison de Greenwich Square, au 18
Westt 11st Street, ancienne résidence du banquier Merilll Lynch et de son fils le poète James
Merilll, plusieurs membres du Weatherman Underground meurent dans l'explosion de la
bombe à clous qu’ils fabriquaient afin de la faire exploser lors d’un bal des officiers à Ford
Dix dans le New Jersey.
Seymour a cru se fondre dans le paysage. Et crac ! ce paysage soudain se lézarde, se
fissure, se fracture : le sol lui glisse sous les pieds. Dans la famille Levov, ne demandez pas la
fille, ni pour qui sonne le glas. Un triste jour de 1968, Merry, seize ans à l'époque, fait sauter à
l'explosif le bureau de poste du village: un mort. Pour protester contre la guerre au Vietnam.
Pour hurler sa haine de l'Amérique, de cette Amérique dont elle a hérité.
La poste, comme souvent en Amérique—comme dans le village qu’habite aujourd’hui
Philip Roth, non dans les collines du New Jersey mais dans le Connecticut, est le cœur du
village. Ici, elle est installée dans un magasin, ace une vieille pompe à essence Sumaco à la
Hopper. Chaque matin, Russ Hamlin y hisse le drapeau américain— depuis l'époque où
Warren Gamaliel Harding était à la Maison Blanche, ce qui nous renvoie aux années vingt, à
« l’époque de la normalité » (the era of normalcy). A l’époque (1922) où se passe le Gatsby de
Fitzgerald—juste avant la lézarde (The Crack-Up) ; juste avant le Krach— quand tout
s’effondre et qu’on bascule de la « pastorale » au temps des loups, et de Gatsby à « Tendre est
la nuit ».
Ce que, dans son désarroi, Seymour ne comprend pas, et que suggère pourtant le vague
parallèle avec Patricia Hearst, c’est que la rébellion violente de son héritière de fille contre
l’Amérique et tout ce qu’elle représente est moins une aberration, moins une cassure qu’un
prolongement classique de la trajectoire sociale ascendante que, sur trois générations, la
famille Levov a jusqu’ici tracée : elle est dans le droit fil.
Un demi-siècle plus tard, Nathan a gardé l’image émerveillée du Seymour de 16 ans.
Mais, entretemps, il ne l’a revu qu’une fois, assez fugacement. Lorsqu’il apprend que
Seymour est mort, « miné parle chagrin », il entreprend d’écrire un mémorial : il s’improvise
de son propre chef scribe afin de raconter, « in memoriam », l’histoire de celui qui l’a
autrefois tant ébloui. Il est le Nick Carraway de ce Gatsby. Mais il ne dispose que de peu de
matériau documentaire. Il ne sait finalement pas grand chose, alors il doit « imaginer »—
combler les blancs par des hypothèses et des spéculations (« guesswork »). Il écrit une
biographie imaginaire— la « vie rêvée », aux deux sens du terme, de Seymour Levov. Mais
sur quel mode raconter ? Il hésite ; il fouille dans sa bibliothèque à la recherche de scénarios
ayant fait leurs preuves et il les « essaie », comme on décroche d’un placard un vêtement pour
voir comment il vous va. Le roman tel que nous le lisons garde, implicitement ou
explicitement, trace de ces emprunts. On est dans l’atelier du scribe biographie ; on voit ses
essais et erreurs ; on assiste à la fabrique de cette « fiction réaliste » tandis qu’il l’écrit sur la
trame de tel ou tel scénario de référence. C’était déjà le cas pour le « Théâtre de Sabbath »,
avec ses échos de Dylan Thomas (« Enrage, enrage, contre la venue de la nuit ») et sa mise en
scène du « Roi Lear » : ce roman-ci est également un méta-roman.
Un exemple, parmi plusieurs l la « Lolita » de Nabokov. Au lendemain de l’attentat,
Levov commence (Nathan lui fait commencer) un long examen de conscience. « Voilà le
châtiment, maïs où est le crime ? » Il se figure encore qu’il a dû commettre quelque part en
chemin une infraction dont il paie aujourd’hui le prix. Où est-ce que cela s’est détraqué ? Estce sa faute ? Il remonte dans le temps, se repasse le film. Quelle transgression a-t-il
commise ? Où a-t-il dérapé ? Que s’est-il passé pour que sa petite sauterelle, si mignonne
dans son justaucorps de danse, Merry qui collait des photos d’Audrey Hepburn dans son
album, s’est-elle transformée en ce monstre obscène ? Pourquoi s’est-elle mise soudain à
bégayer. « Lo and behold ! » dit le texte— et là, la phrase bifurque. L’expression archaïque est
aussi un écho de « Lolita »— « Lo ! Lolita lolling.. » Et il repense à ce jour d’été à la plage.
Elle avait treize ans. Elle était alanguie, ivre de soleil. Et il l’a embrassée. Sur le moment, il
n’a pas eu l’impression d’enfreindre un tabou, mais aujourd’hui il s’interroge : et si…. ?
La colère de Dieu lui est tombée dessus. Qu’a-t-il fait pour la provoquer ? Le texte
majeur sur ce thème est le Livre de Job et Seymour en reprend la plainte, la complainte. Hier
encore, l’herbe était verte, mais la prairie pastorale s’est transformée en terre vaine ; les
moissons ont été dévastées, le bétail dépérit ; le temps est venu de la sécheresse et de la
détresse. Le Livre de Job est un livre sur la kafkaïenne énigme de la souffrance duetto juste.
Patriarche respecté, Job a de l’amertume à l’âme. Il a obéi à tous les commandements ; toute
sa vie, il a tout fait « comme il faut », et voilà que l’irascible Jéhovah se déchaine contre lui et
l’accable à tous les maux. "Mon pied s'est tenu sur ses traces, j'ai gardé sa voie, sans dévier,
alors pourquoi? ". "C'est donc en vain que j'ai gardé mon cœur pur, lavé mes mains dans
l'innocence? » Tout a été dévasté— disparu, emporté dans l »'épouvantement ». « De ma
gloire il m’a dépouillé.» Pourquoi ?
Ici commence une évocation du Newark d’antan qui va se poursuivre à travers les deux
tomes suivants de la trilogie « américaine ». Un Newark d’antan, ou du moins d’avant la
Chute, d’avant les émeutes de 1967 qui ont mis la ville à feu et à sang et en ont fait un village
déserté —émeutes que, dans une de ses imprécations, le vieux Levov (Levov Senior) impute à
ce « peekaboo boopy do » comme il se fait appeler aujourd’hui » (une allusion à LeRoi Jones,
natif de Newark, qui s’est rebaptisé Baraka)— ainsi qu’à un autre natif, Ishmael Reed. Ce
Newark-là, paysage industriel avec ses usines et ses entrepôts est un Newark quasi dickensien.
Il s’étend au delà du quartier juif de Weequawik pour englober, dans une sorte de Front
Populaire, d’autres groupes ethniques— en particulier ces Italiens qu’on voit défiler lors de
l’enterrement du serin dans « I Married.. » Roth hisse aussi sa ville, ou sa mémoire, jusqu’à
une sorte de « sublime industriel » où il essaie d’amplifier Newark jusqu’au gigantesque du
Chicago de Saul Bellow. Vers 1912, à l’occasion de la visite du cirque Barnum & Bailey ,
l’entreprise de ganterie Newark Maid fabrique un gant énorme taille 14— un gant énorme,
taille Jumbo. « En ce temps là, il y avait des géants sur la terre », dit la Genèse, évoquant le
monde d’avant la Chute. Au fond d'antres des artisans troglodytes y travaillent depuis
l’Antiquité à tanner des peaux de bête. « Wet, smelly, crushing »— ce monde vous écrase. Il y
a la puanteur de suint— mais c’est aussi un monde odorant, capiteux, comme un « shtetl » du
Vieux Monde. L’eau— pour le tannage des cuirs,pour la bière des brasseries— y dégouline de
epartout. Newark est une glèbe mouillée, sortant à peine des eaux de la Genèse— non
seulement un paradis perdu de pastorale, mais presque une origine du monde. ***
La pastorale c’est la grande prairie de l’Ouest où (« ibi sunt… ») les vaches. C’est
l’image qu’en donne le terrain de baseball, ouvert, sans limites, du côté du couchant. C’est la
retraite campagnarde du gentilhomme loin du tumulte industriel de la ville. Etrangement,
c’est aussi et de plus en plus, la ville (Newark) et ses quartiers, vert paradis, aujourd’hui
dévasté, de l’enfance. La pastorale, ce sont tous ces lieux repérables sur une carte, mais, plus
intimement, le terme désigne aussi une illusion que Seymour se fait sur son « moi ». Il a cru
ce « moi » intégré et sans fracture, sans se rendre compte que cette impression n’était que
l’effet d’une captation par l’image imposée par le « surmoi ».
Tout pourrait s’articuler autour du terme « naturel » et de ses ambigüités. « The
Natural », tel est le titre du roman de Malamud paru en 1952 et que Philip Roth a lu vers vingt
ans, meme si son Nathan fait pour sa part référence au « Kid »— et donc joué à l’écran par
Robert Redford. Un « naturel » en américain, c’est un athlète-né. Mais aussi un « naturel » au
sens d’indigène, d’autochtone. Et quelqu’un qui vit à l’état de nature, par opposition à la
culture. Atlhlèté-né, Seymour est retourné à la nature (la campagne pastorale) ; il a voulu
devenir un « naturel » en effaçant de lui toute marque, en « passant » la ligne de démarcation
en se fondant dans le paysage, en disparaissant dans la nature. Ce qui lui échappe, c’est que ce
concept de « nature » n’est pas un degré zéro hors culture, mais lui-même une construction de
la société et de la culture. Il vit dans l’illusion d’une transparence totale de ce concept—n’en
perçoit pas l’opacité. En cela consiste sa grande illusion—l’illusion d’optique, le leurre qu’on
nomme « pastorale »
Narcissique, Seymour a docilement intériorise l’image projetée de lui et pour lui. Il s’est
« imaginé ». Il n’est rien d’autre qu’un reflet spéculaire—l’image que lui renvoie le miroir
national. Il est victime de ce mirage. Philip Roth se souvient qu’à ses tout débuts, avant la
« sexplosion » de 1968/69, il a longuement fait ses classes à l’école d’Henry James. Seymour
Levov appartient à la lignée, issue d’Emerson de ces personnages qui ont voulu s’inventer à
partir d’une image d’eux-mêmes—image elle-même reflet d’une version plus ou moins
imaginaire de l’histoire nationale. Dans cette lignée, l’Isabel Archer de Portrait of a Lady,
mais aussi, plus proche de Seymour Levov, Gatsby , Gatsby le Magnifique, le « merveilleux »
Gatsby de Fitzgerald. A leur instar, Levov, tel Prospero, s’est magiquement inventé une île,
jusqu’au jour où le charme n’opère plus, où ce qui n’était qu’une fiction s’effondre. Venu ce
jour de colère, Seymour Prospero doit finalement, tel Prospero, reconnaître (« This thing of
darkness (I) acknowledge mine ») que le monstre sauvage qui a fait irruption dans l’île
enchantée de son moi, de son « I-land » des merveilles pour y semer la tempête et le chaos lui
« appartient » et que cet hideux « id », que ce « ça » est bien « moi ».
***La puanteur archaïque des mégisseries contrastant avec le vaste espace ouvert et
ensoleillé de la « prairie » qu’est le terrain de baseball. Cette micro-géographie mythique était
déjà esquissée dès 1968/69 dans la « complainte » d’Alexandre Portnoy. On y voyait le jeune
Alexandre rêver d’être ce héros du Nouveau Monde : le jouer de baseball Snyder, dit « le
Duc », attendant, « solitaire dans l’espace » de plein air, à la verticale d’une balle haute. Et
aux antipodes, le shivtzbad, le bain turc où Alexandre accompagnait son père : un lieu enfoui
dans les profondeurs de la mémoire du Vieux Monde : là, il n’y a « ni goïm ni femmes »—
uniquement un troupeau préhistorique d’hommes grognant des « oï, oï, oî » Là, son père est
un homme dans toute la vigueur et la dignité de sa virilité, et le jeune Alexandre en veut à son
père de ne pas avoir, dans la vie quotidienne, cette grâce « naturelle »— d’être resté un
immigrant, trop humble, et qui s’est laissé intimider, s’en est laissé imposer, s’est laissé
leurrer par le mirage « goï » au point de se faire une gloire d’avoir toute sa vie « trimé comme
un chien » et de s’enorgueillir du papier à en-tête de la Mayflower que lui octroie son
employeur (une compagnie d’assurances) sans se rendre compte qu’elle le paie ainsi en
prestigieuse monnaie de singe. Alexandre lui en veut aussi d’avoir baissé les oreilles devant sa
femme, truchement du monde goï de ses valeurs. Lorsqu’il le voit, nu au shvitzbad, « avec
deux couilles solides comme un roi serait fier d’en exhiber », bien dans sa peau, « naturel »,
son géniteur est pour le jeune Alexandre un « roi des rois »— « melec’h hamalac’him»—
l’équivalent de ce que lui-même se sent être lorsqu’il imagine seul sous le soleil américain.
I Married a Communist (1998)
Trente ans et quelques, déjà - une génération -, que l'illustre Alexandre Portnoy est sorti,
tel un diable de sa boîte, pour exhiber son désarroi postpubère. Son montreur, Philip Roth,
n'est plus l'énergumène d'antan. Non que sa chandelle soit morte. Elle brûle seulement avec
plus de gravité. Et chaque automne, désormais, apporte sa rumeur de prix Nobel. En «
soixantaine » dans les bois de Nouvelle-Angleterre, le diable s'est fait ermite (à mi-temps).
Sous le ciel nocturne, il revisite ses lieux de mémoire. Après « Pastorale américaine »,
premier volet, voici le panneau central du triptyque qu'il a consacré à son « Newark, Newark »
natal. Cette fois, on est en 1949. Il a 16 ans. (« Il », c'est Nathan, sa doublure.) L'été de sa
première fois - à deux. Un nouveau chapitre dans son roman d'éducation. Naguère encore, son
père était pour lui « ce héros ». Aujourd'hui, il s'en cherche d'autres sur qui se calquer. Il aspire
au recrutement dans « la compagnie des hommes ». C'est là qu'il rencontre le dénommé Ira.
Ira, 36 ans, est dans la force de l'âge. Orphelin très tôt, il a grandi à la va-comme-j'tepousse, gosse juif plutôt isolé dans le quartier italien de Newark. Quand survient la crise de
1929 - ses 16 ans à lui -, il est d'abord terrassier. Manque être enrôlé comme homme de main
dans la pègre. Joue les vagabonds du rail - à la Jack London, à la Gorki. Manie la dynamite au
fond d'une mine de zinc. La guerre l'expédie comme docker, « sur les quais » du Chatt alArab, à la frontière Iran-Irak, où un camarade l'alphabétise et lui fait découvrir la Révolution.
A son retour, en 1945 (notre Libération), il joue le rôle d'Abraham Lincoln dans des saynètes
de théâtre militant. Puis, avec une irascible conviction, sur les ondes. Ohé, partisans, ouvriers
et paysans ! Le Peuple américain, qui vient de vaincre le fascisme, doit continuer le combat,
abolir toutes les formes d'esclavage. Dans le sillage de Lincoln, le grand « Libérateur », que
l'aurore soit à la fois rouge et patriote.
Comme un air de Front populaire plane aussi sur l'évocation, par Philip Roth, de la ville
où il a grandi, à l'ouest de l'Hudson. Un peu comme depuis Mestre les coupoles de Venise, on
discerne, au loin, par-delà torchères et entrepôts, bas sur l'horizon, la silhouette, de « skyline
», de Manhattan. Autrefois, le romancier ne s'aventurait guère hors du quartier (juif à
l'époque) de Weequahic. Puis Newark est devenu sa Croix-Rousse, ou son Aubervilliers-desmarais. Plus, ou pas encore, de clans « ethniques » : des « travailleurs » - italiens (Ira luimême est presque italien), juifs, irlandais, polonais. La photo hésite entre Walker Evans et
Doisneau. Il y a du Prévert dans les funérailles en fanfare qu'organise pour son canari défunt
le cordonnier Emilio. Premier chagrin du petit Ira, l'épisode est un peu le « clou » du livre.
A Newark, au XVIIIe déjà, l'eau faisait tourner les moulins. Au siècle suivant sont
venues les brasseries (Budweiser), les tanneries et mégisseries. La toile peinte de ce Newark
industriel, Roth la hisse à la grand-vergue - la déploie à l'envergure de l'épique Chicago. Le
Chicago des grandes grèves et du 1er Mai. La capitale mondiale du prolétariat. Un Chicago
romanesque, venu de lectures qu'on voit en surimpression. Saul Bellow, d'abord - le maître :
Nathan à 16 ans, c'est Augie March, toujours prêt à se laisser « adopter ». Et, plus en amont,
les classiques du XIXe, Dreiser, « La jungle » d'Upton Sinclair, et surtout le Chicago
monstrueux de Frank Norris, le Zola américain. Dans un Newark haussé jusqu'au gigantesque,
Ira, avec ses « six pieds dix pouces » (un petit 2 mètres), est à l'échelle. Il est une version de «
McTeague », le géant de Norris (dans « Les rapaces », 1900). Irlandais comme lui, du moins
d'honneur, dans l'écho de son nom : IRA. Une figure du folklore autochtone. Un « naturel ».
Un moujik américain, taillé grossièrement dans la masse informe (et populaire !). Un golem.
Cet Adam, ce primitif né de la rouge glèbe va se laisser enjôler. Eve, son Eve, a été une
star de l'écran, autrefois, vers 1925, au temps du muet. Dix-huit ans à peine, elle jouait les
jeunes mendiantes en haillons, aguichante Lolita mélancolique à la Lillian Gish. Puis son
délicat vibrato s'est perdu. Elle s'est alors recyclée à Broadway, puis à la TSF : « la Sarah
Bernhardt des ondes ». Elle vient de passer le cap de la quarantaine. Sa dernière chance, se
dit-elle. Elle s'éprend de cet « arbre » dru, vigoureux, rugueux. De son odeur de « sève
d'érable ». De son « ahan » d'équarisseur. L'ours et la poupée ? La Belle et la Bête ? En tout
cas, la méprise est totale. Lui - à l'instar de McTeague - étouffe dans la cage dorée où elle
l'enferme, sous les lambris de Washington Square. Elle supporte finalement son atavisme «
popu », qui la renvoie à son propre passé, laborieusement effacé. Elle devient la Dalila de ce
Samson.
On est au théâtre, certes. Mais Philip Roth, plus que jamais encore (et pourtant !), joue
ici au jeu limite de l'autofiction. Toujours scabreux lorsqu'il implique les autres. Dans le
portrait à l'eau-forte gravé d'Eve, si transposé qu'il soit, on reconnaît quand même l'actrice
Claire Bloom, et quelques rôles qu'elle a joués à l'écran, à la scène, voire à la ville. La très
jeune fille de « Limelight » (1949, justement), de et avec Charlie Chaplin. Ou, plus tard, la «
dame blanche » qui, dans « Un tramway nommé Désir », craque pour Kowalski (joué, en
1949, au théâtre, par feu Anthony Quinn). Au lendemain de leur divorce, Claire Bloom a
publié des Mémoires où elle raconte, sur un mode un peu plaintif, les misères et avanies que
lui a fait subir son ex-époux Philip. Un « OK Corral » conjugal ? Normalement, cela ne se fait
pas. Mais un romancier, Roth s'en vante, ça n'a « pas de conscience ».
Ici (dans le roman), Eve fait la une avec une confession dont le titre balance : « J'ai
épousé un communiste ». Sous couleur d'aveu, c'est lui aussi que, du même coup, elle
dénonce. Grave, dans le climat de l'époque. L'été 49, Mao s'est emparé de Shanghai. Pour
l'Amérique, la Chine est « perdue ». Le même été, un B-52 espion a détecté des traces de
nucléaire à la verticale de l'Union soviétique. On cherche partout les taupes du KGB,
responsables de ce double désastre. La « liste noire » des gens « mis en cause » s'allonge. «
Ah, ça ira ! Ça ira ! » Pris à contre-pied, les patriotes d'hier, eux qui se voyaient parachever la
révolution américaine de 1776, se retrouvent cloués au pilori de l'« anti-Amérique ». Interdit
d'antenne, Ira retournera finir ses jours à l'ombre du terril.
C'est un roman qui traite de la « trahison », haute et basse. Mais la « trahison » n'est pas
chose simple. « Et vous, jeune homme, d'où venez-vous ? » demande une femme du monde
au jeune Nathan, lors du premier dîner en ville où il est convié. Et lorsqu'il s'entend répondre :
« De nulle part », ce Gatsby en herbe sait qu'il vient de trahir (son père, sa mère, Newark...).
Grandir - se construire, s'inventer peut-être, vivre « sa », devenir « soi », c'est-à-dire un autre , c'est déjà trahir. Réciproquement, il y a toujours ce moment où votre ancien « moi », que
vous pensiez avoir largué, ou enterré sans trace, resurgit en traître, où l'on « se » trahit. Le
retour du natif, en quelque sorte. Il y a du Marivaux dans ce double jeu !
Un demi-siècle plus tard, Nathan évoque toute cette affaire en compagnie du dernier
survivant : Murray, son ancien prof de lettres au lycée, et le frère aîné d'Ira. Le vieil homme
boxe bravement contre la mort - votre dernier « antagoniste ». Une mort style NouvelleAngleterre, décharnée, sèche comme un coup de trique. Le « zéro à l'os », dit-il, citant Emily
Dickinson. De son grenier, Nathan ressort le vieux 78-tours rayé dont Ira - en un oblique aveu
- lui avait fait cadeau à l'époque : les choeurs de l'Armée rouge. Le « ho-hisse » des bateliers
de la Volga se fond avec, surgi d'une page du « Walden » de Thoreau, le bruit des criquets
dans la nuit américaine. Puis, s'éloignant, diminuendo, ce « chant général » se module en
requiem désinvolte : « Hé, ho lonlaine, le vent et la pluie », la comptine qui clôt le «
Cymbeline » de Shakespeare. Nathan/Philip regarde les étoiles. Pour un long adieu, dix ans
déjà, d'un fils, d'un fils dans l'âme, à son père. A tous ses pères. Dans la vie. A la scène. De
chair, d'os, ou de papier. Il n'y a pas d'âge pour être orphelin
The Human Stain
Voilà, c’est la clôture. Le festival se termine. Et en beauté. On voudrait crier : bis!
L’espace de dix ans, on a assisté au prélude, le fabuleux “théâtre de Sabbath”. Puis, un, deux,
trois. Une trilogie. “Américaine”: Sophocle et Dos Passos réunis. Trois moments de crise, où
la nation” s’est trouvée en proie à une fièvre obsidionale. Cette fois, l’été 1998. Le Président
(Bill Clinton), ayant “batifolé” avec une jeune “drôlesse”, on déballa son intimité sur la place
publique. On réclama à cor et à cri sa destitution. Mieux! sa castration pure et simple. La
“tache”, humaine, trop humaine, du titre, c’est l’éclaboussure sur la fameuse robe bleue de
Monica: la trace génétique. Mais, plus largement, toute marque de naissance, voire la
pollution dont, en ce bas monde, toute naissance est entachée.
Roth, c’est un peu un sieur Gigogne, dont les fictions s’engendrent par scissiparité. Il
part de deux versants opposés de lui-même, et il extrapole. Ici, on retrouve Nathan
Zuckerman, “écrivain fantôme” natif de Newark comme lui, et qui lui sert depuis longtemps
de récitant, de doublure. A soixante-cinq ans, Zuckerman a pris une retraite de chartreux, au
fond des bois dans l’Ouest de la Nouvelle-Angleterre. Il en a terminé, prostate oblige, avec les
“miaulements” de l’amour. Il a dit adieu à tout ce “cirque”.
En face, Silk. Son alter ego, son autre moi— en plus vieux. Gosse juif, également, d’un
quartier de Newark. Professeur d’humanités classiques sur le campus local d’Athènes.
Soixante-douze ans et un corps d’ancien athlète, noueux, coriace. Et, viagra aidant, en plein
regain, lui, de ses esprits animaux. Drôle de couple, “l’eunuque et le satyre”, que dans une
scène extravagante, vers l’ouverture du livre, on voit improviser un nostalgique fox-trot, sur
une swing des années quarante retransmis sur la FM locale, un soir d’été, sur la terrasse, au
village de Madamaska.
Le “professeur Silk” est un homme aux abois. Trois ans plus tôt, il a fait un malheureux
faux-pas linguistique. “Ils existent, au moins, ces zombis?” a-t-il demandé en classe, à propos
d’étudiants, figurant sur sa liste, mais dont il n’avait jamais vu la couleur. Par “zombi” —
spook, dans la V.O.— il entendait juste “fantôme”. Il ignorait (vraiment?) que ce mot à double
sens est aussi un terme plus qu’insultant, tabou, pour traiter quelqu’un de pire que “nègre”. Or
les “fantômes” en question sont “noirs”, officiellement. C’est l’esclandre. On cloue le
coupable au pilori. On menace de clamer urbi et orbi son infâme vie secrète. C’est ainsi qu’il
en vient frapper à la porte de Zuckerman. Pour qu’un écrivain de métier l’aide dans la
rédaction de sa plaidoirie. On a donné de lui une fausse image. Il veut être disculpé, lavé,
blanchi.
Le “secret” de Silk est la liaison clandestine qu’il entretient avec une espèce de souillon,
illettrée et deux fois plus jeune que lui: sa Faunia. Roth est un cartooniste. Il dessine d’abord
le contour. Ainsi Lester Farley, le mari de ladite Faunia, semble sortir tout droit du répertoire
“pauvre Blanc des collines”: alcoolique, cassé par le Viet-Nam, ressassant sa haine, violent.
Idem, à l’autre pôle, pour Delphine Roux, la jeune “Parisienne”. Agrégée es-lettres, elle.
Maniant comme personne incipit et diégèse. Élégance de tanagra, mais dents longues, elle est
l’âme perverse de la cabale contre son ancien doyen.
Plus que fouillé au contraire, bien au-delà du rudimentaire profil qu’elle présente de
prime abord, est le portrait de Faunia. Visage anguleux, pommettes saillantes, c’est une
aristocrate de Boston, mais déclassée. Psychiquement saccagée dès l’enfance, elle a glissé
dans les bas-fonds, mais sans jamais s’avouer battue. Le “vieux professeur” la regarde
longuement, un après-midi, dans l’étable de la coopérative où elle travaille, parmi les vaches,
lourdes et lentes. Partout affleurent les réminiscences de la “Tess” de Thomas Hardy. Les pis
gonflés, le bruit de succion de la traite, les effluves capiteuses du lait cru. C’est un cantique
des cantiques, un voluptueux “Ave Faunia” païen. “Danse pour moi”, dit-il, plus tard. Elle est
comme la “Tadjo” femelle de ce vieil Aschenbach. Aux funérailles, on jouera l’adagio de la
“Mort à Venise”.
Ce “secret” (en fait, de Polichinelle) est toutefois un secret-écran, comme on dit d’un
souvenir. Il en cache un autre, plus enfoui. Silk, l’helléniste “plus que blanc que blanc”, n’a
aucun d’ancêtre venus de Russie et parlant yiddish, comme il le raconte, plutôt vaguement.
Cela ne se “voit” pas, mais il est “Noir”. Pour le “masque blanc”, la chose s’est faite de fil en
aiguille, à force de “rien dire”. Son entraîneur, par exemple, du temps où, adolescent, il
faisait, à l’insu de ses parents, de la boxe, qui le prévient, à l’occasion d’un tournoi dans le
Sud: si personne ne soulève ce lièvre, tu ne mouftes pas. Puis est venu le jour où il a dû
remplir le formulaire pour l’US Navy. La rubrique “race”, avec des cases à cocher. Le coeur
battant, il saute le pas. Et ça passe. Comme on dit, il a “passé”.
Pourquoi? D’abord toujours aimé le secret, être quelqu’un d’autre, l’incognito. La boxe,
déjà, c’était à l’insu de son père, serveur humilié de wagon Pullman, pour qui c’était un sport
de racaille, et qui projetait pour son fils une trajectoire “hors du commun”. Ce père, mort
aujourd’hui, pourrait être presque être “fier” de lui: il s’est élevé au-dessus de sa condition, il
a “réussi”. En se faisant passer pour juif, il n’a en rien voulu substituer un autre “nous” à son
“nous” d’origine. Juste s’évader, “sortir”. S’affranchir du carcan d’une appartenance. Sans
entraves ni attaches. La jouer solo, à la Gatsby. S’inventer, être le seul auteur de son histoire.
Naître sous X..., sans legs ni lest, d’une immaculée conception de soi-même.
“Il est perdu pour nous”, dit-on, dans les familles, d’un tel enfant. La mère de Silk ne
connaîtra jamais ses petits enfants. Au mieux, assise sur un banc, dans une gare, pourra-t-elle
(lui dit-il, dans une scène émouvante) les apercevoir, fugacement, anonymement, de loin.
Depuis il s’est tenu sans faille (croit-il) à son histoire. Jamais il n’a rien dit, à personne— ni à
sa femme, ni à ses enfants. Tout ce temps, il a vécu dans la hantise d’être démasqué, trahi.
Avec aussi, dans sa solitude, l’espoir désespéré de l’être enfin. Ce que sa parole fait parfois,
inconsciemment, pour lui. Lorsque, par exemple, furieux, il lance à son avocat qu’il ne veut
plus voir sa gueule enfarinée de “Blanche Neige”: “Pourquoi Blanche Neige?” Ou dans le
faux lapsus des “zombies”. En sollicitant Zuckerman pour être son scribe, son secrétaire, son
nègre, c’est un confesseur qu’il cherche, toujours sans se l’avouer, ou alors à moitié.
Au cinquième, au dernier chapitre ou acte, le roman bifurque, vers une fin à la fois
double et ouverte. L’hiver d’après l’enterrement, Nathan prend, direction Newark, la route de
la mémoire. Sur place, il va— comme dans l’Absalon, Absalon! de Faulkner, dont ce roman
bruit d’échos— retracer l’entrelacs des généalogies familiales, sang noir, même clandestin,
inclus. Avec l’âge, dit Philip Roth, on finit, hélas ou tant mieux, par avoir une perspective
historique sur les choses. Il avait commencé sa carrière avec le petit cercle de famille.
Comment s’en évader? Jeune, Oedipe-Roi, c’était lui!. Il prend désormais désormais, au
grand angle, à la Dos Passos, tout le panorama de sa ville natale, dans la diversité de ses
provinces et quartiers. Cette fois, les Noirs. Invisibles à l’époque de son enfance. Et pourtant
là, depuis le XVIIe siècle. Archiviste du “comté d’Essex”, il réintègre une “communauté”—
mais étendue.
Sur le chemin, Zuckerman fait halte près de l’étang gelé, brillant sous le soleil d’hiver.
Un pêcheur a fait un trou dans la glace. C’est Lester. “Ce coin, dit-il, est le secret le mieux
gardé du monde.” Mieux gardé que celui de la mort violente des “amants”? Chacun des deux
sait que l’autre sait et on faillit avoir une scène de western, à qui dégainera le premier. On est
remonté à ce qui est sns doute la scène primaire du roman américain: le premier regard du
Bas-de-Cuir de James Fenimore Cooper, son regard d’aube, sur le lac de Glimmerglass— un
paysage encore vierge et vacant, sans aucun “signe” de l’homme. Aucun signe, sauf, alors que
Zuckerman s’éloigne, la minuscule silhouette du pêcheur, là-bas, telle le “X” d’une “signature
d’illlétré(e)”, la marque sur laquelle le roman s’efface.
A soixante neuf printemps cette année, Philip Roth lui aussi est en pleine renaissance.
On se retourne pour jeter un coup d’oeil sur le paysage romanesque américain depuis disons
92 et on ne voit pas grand chose qui ait cette vigueur, ce punch, et à la fois ce lyrisme brut,
cette tendresse. Cette licence, aussi, qui n’est qu’à lui et le fait oser. Parfois, c’est limite, mais,
sapristi, ça passe. Avec ce diable d’homme, tout passe. Sous la virevolte des masques, on le
reconnaît. C’est bien lui. C’est signé.

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