Frank Phillips, l`âge du gasoil.
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Frank Phillips, l`âge du gasoil.
PAR TRISTAN GASTON-BRETON Frank Phillips, l’âge du gasoil. « Grand Aigle est mort ! ». En ce mois d’août 1950, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre dans les tribus Osages, au cœur des anciens Territoires Indiens de l’Oklahoma. « Grand Aigle » : tel est le nom que les Natifs Américains ont donné à Frank Phillips, l’un des rares blancs à avoir été adoptés par une tribu indienne. Il est vrai que les Osages ont de bonnes raisons de l’honorer : grâce à lui, ils ont encaissé des dizaines de millions de dollars de royalties sur le pétrole. Un pétrole dont leur territoire regorge et sur lequel « Grand aigle » a bâti l’un des plus importants groupes pétroliers des Etats-Unis… du déplacement du centre de gravité de l’industrie pétrolière américaine de Pennsylvanie et du Texas vers les nouveaux gisements de l’Ouest. Elle s’accomplit enfin sur fond de transformations très rapides de la société américaine, marquées notamment par l’essor de l’automobile et de l’aviation. Avec Frank Phillips, c’est en fait une nouvelle ère de l’histoire du pétrole qui s’ouvre : celle du gas-oil. De la coiffure à la banque et de la banque au pétrole… Rien ne destinait Frank Phillips à devenir un « baron » de l’or noir. Né en 1873, fils d’un fermier de l’Iowa, il quitte l’école à 14 ans. Le Grand Ouest, Buffalo Bill, les cowboys : voilà ce qui hante les rêves du jeune garçon. En fait de grand Ouest, Frank Phillips trouve une place d’apprenti coiffeur dans une petite ville de l’Iowa. Le début d’une vocation que le futur tycoon du pétrole ne L’histoire de Frank Phillips illustre l’émergence des grandes compagnies pétrolières indépendantes, rendue possible par le démantèlement de la Standard Oil de Rockefeller au début du siècle. Elle témoigne également 1 www.elzear.com Frank Phillips, l’âge du gas-oil. reniera jamais. Il faut dire que, dans les Etats-Unis de l’époque, le salon de coiffure est une véritable institution. Comme le saloon, c’est le lieu de toutes les rencontres. On y voit passer des personnages hauts en couleurs : chercheurs d’or, marchands ambulants, chasseurs de primes… Dans cet univers dont il regrettera toujours la disparition, Frank Phillips trouve immédiatement sa place. En 1891, répondant à l’appel du large, il part pour le Colorado et ouvre son propre salon à Aspen, une ville en plein essor située au cœur d’une région riche en mines d’argent. Ses affaires y prospèrent. Jusqu’à ce jour de 1893 où l’adoption par le gouvernement fédéral du monométallisme-or entraîne la fermeture de la plupart des exploitations. Sans clients, Frank Phillips n’a d’autre choix que de retourner dans l’Iowa. cache pas son admiration pour le jeune entrepreneur : John Gibson. C’est le principal banquier de la ville, un homme d’affaires avisé qui a pris des participations dans toutes les industries de la région. C’est aussi le père d’une jeune fille de 18 ans, Jane. Devenu un familier des Gibson, Frank Phillips a tôt fait de tomber amoureux de la belle. Pour la plus grande joie de John Gibson qui consent à unir les deux jeunes gens. A une condition : que Frank abandonne la coiffure pour travailler à ses côtés. En 1898, voilà donc Frank Phillips marié avec le plus beau parti de la ville et devenu, par la grâce de son beau-père, banquier d’affaires. Il ne lui faut guère de temps pour apprendre les arcanes de la finance. Guère de temps non plus pour repérer les secteurs porteurs. Parmi eux, il y a bien sûr le pétrole, une activité en plein essor depuis la découverte des champs de Pennsylvanie et du Texas. En 1903, de passage à l’exposition industrielle de Saint-Louis, Frank Phillips entend parler de gisements à Bartlesville. Situés en plein cœur des territoires indiens de l’Oklahoma, ils ont été découverts quelques années plus tôt. A Saint-Louis, il est également frappé par le grand nombre d’automobiles qui circulent dans C’est alors que le virus des affaires le saisit. Installé à Creston, il achète coup sur coup deux salons de coiffure et se lance dans la fabrication de produits cosmétiques. Un peu de crème, quelques senteurs, beaucoup d’eau de pluie… Dans ses salons, ces décoctions parfaitement inefficaces s’arrachent comme des petits pains, lui apportant fortune et considération. A Creston, un homme, plus particulièrement, ne 2 www.elzear.com Frank Phillips, l’âge du gas-oil. les rues. Une raison de plus, à ses yeux, pour se lancer dans l’aventure de l’or noir. « Dans quelques années, tous les Américains auront une voiture et il faudra du gas-oil pour les faire rouler. Nous devons investir dans le pétrole ! » explique-t-il à son beau-père à son retour de l’exposition. Malgré ses réticences initiales – tant d’hommes d’affaires s’y sont ruinés ! –, John Gibson se laisse convaincre de prendre une concession à Bartlesville. Pour l’aider sur place, Frank Phillips fait appel à son frère Lee Eldas, un ancien professeur reconverti dans les assurances. Les deux hommes ne se sépareront plus… permet de s’affranchir très vite de la tutelle de John Gibson et de fonder avec son frère une nouvelle compagnie : la Lewcinda oil & gas Company. Elle lui permet également de prendre le contrôle, dès 1905, de la plupart des indépendants de la région. L’année suivante, Frank Phillips s’implante sur le territoire des Indiens Osages, eux aussi riches en pétrole. Comme à Bartlesville, il y mène une politique de rachat systématique de ses concurrents. Une politique qu’il applique également à ses activités bancaires, supervisées par Lee Eldas. Au début des années 1910, la Bartlesville National Bank a repris tous les établissements de la région et est devenue la première banque de l’Oklahoma En ce début de XXème siècle, Bartlesville – « la ville la plus sale de l’Ouest » comme on la surnomme – est hérissée d’une forêt de derricks. La plupart appartiennent à de très petites sociétés qui versent aux Indiens des royalties sur chaque baril. Installés en ville avec leur famille, les frères Phillips s’imposent rapidement comme les premiers producteurs de la région. Non seulement parce qu’ils disposent des moyens de la banque Gibson mais aussi parce que Frank Phillips a pris soin de fonder, dès son arrivée à Bartlesville, sa propre banque, spécialisée dans le financement des opérations pétrolières. Elle lui Industriel du pétrole mais aussi banquier : tel est alors le profil de Frank Phillips qui refuse de choisir entre ces deux activités. Il ne le fera qu’en 1917, lorsque l’entrée en guerre des Etats-Unis provoquera un développement phénoménal de la demande en pétrole. La priorité sera alors donnée au pétrole sur les activités bancaires dont il ne se séparera cependant jamais. Plus que tout en fait, Frank Phillips se considère comme un homme qui a réussi. Son profil est emblématique de ces barons indé- 3 www.elzear.com Frank Phillips, l’âge du gas-oil. pendants du pétrole ayant fait rapidement fortune, un milieu où l’on retrouve quelques grandes figures de l’or noir comme JeanPaul Getty ou Harry Sinclair. Comme eux, Frank Phillips affiche le mode de vie d’un authentique Américain de l’Ouest, estimant n’avoir rien de commun avec ces grands capitalistes du secteur que sont les Rockefeller ou les Mellon. A Bartlesville, Frank Phillips habite une demeure de quatre étages construite dans le style néoclassique qu’affectent les nouveaux riches. Il y passe ses soirées en famille, jouant au poker, grattant la guitare et buvant du mauvais whisky comme un authentique pionnier de la frontière. Goûtant peu les mondanités, très individualiste, volontiers rude avec ses proches, un rien machiste – il entretiendra une maîtresse à New-York pendant vingt ans – il est tout le temps sur le terrain, les pieds dans la boue, se déplaçant presque exclusivement à cheval – il ne passera jamais son permis de conduire. Quand il n’est pas en ville ou dans les bras de sa maîtresse à NewYork, il est dans son ranch de Woolaroc, construit en rondins de bois au milieu du territoire Osage et où il reçoit, déguisé en cow-boy et au milieu d’une invraisemblable faune exotique, vrais chef indiens et authentique cow-boys, anciennes estafettes des postes, guides à la retraite, trappeurs vieillissants et autres figures traditionnelles de la saga de l’Ouest. A celle-ci, l’industriel voue un véritable culte. Au point d’affecter la plus parfaite incompréhension pour le reste du monde. De passage en Chine, lors du tour du monde qu’il effectue avec sa femme en 1911, il a ses commentaires : « Ils ne font rien comme chez nous. Quand vous rencontrer un Chinois pour la première fois, il secoue sa main au lieu de serrer la vôtre ; les Chinois rient à l’enterrement d’un proche et pleurent à leur mariage ; à table, ils commencent par le dessert et finissent par le riz ; les hommes portent des robes et les femmes des pantalons. » A quelqu’un qui lui demande, à son retour, ce qu’il a pensé de l’Italie et de la Grèce, il répond sans rire : « Tout ça ne vaut pas les trésors de Bartlesville. Ici, nous avons l’histoire indienne et surtout, le pétrole. » Le pétrole, telle est bien en effet la grande affaire de Frank Phillips. Et en la matière, il ne manque pas d’ambition. En 1917, la Lewcinda oil & gas Company a été rebaptisée la Phillips Petroleum Company. Elle conservera ce nom jusqu’en 2002, date de sa fusion avec le groupe Conoco qui donnera 4 www.elzear.com Frank Phillips, l’âge du gas-oil. naissance à l’actuel groupe ConocoPhillips, troisième groupe pétrolier américain. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la compagnie contrôle 400 puits de pétrole dans l’Oklahoma et extrait plus de 30 000 barils par jour. Mais elle a une faiblesse : elle n’est présente que dans la production et n’a ni capacité de raffinage ni réseau de distribution. Lancer ses propres produits pour alimenter les fabuleux marchés de l’automobile et de l’aviation : telle est, au milieu des années 1920, la stratégie qu’entend poursuivre Frank Phillips. Depuis le lancement de la Ford T, en 1907, le nombre de voitures et camions en circulation aux Etats-Unis n’a en effet cessé d’augmenter pour atteindre le chiffre faramineux de 25 millions de véhicules en 1925. Et puis il y a l’avion. En 1927, l’aviateur Charles Lindbergh parvient à franchir l’Atlantique à bord du Spirit of St. Louis. Du jour au lendemain, l’avion cesse d’être une curiosité pour devenir un phénomène de masse. d’extraction du gas-oil et élaborant de nouveaux types de carburants. Le fer de lance de cette stratégie est la division R & D, créée dès 1925. Dotée d’un budget de plusieurs millions de dollars, c’est la plus importante du secteur, la plus inventive aussi. Une position qu’elle conservera longtemps. C’est notamment des laboratoires de la Phillips Petroleum Company que sortiront, en 1951, le polyethylène et le polypropylène, donnant le coup d’envoi à la pétrochimie des plastiques. Pour l’heure, dès 1927, elle parvient à mettre au point des carburants hautes performances pour avions et automobiles. Pour promouvoir et distribuer ces produits , Frank Phillips multiplie les innovations. Avec ses ingénieurs, il met ainsi au point, en 1928, le premier camion ravitailleur capable d’intervenir directement sur les pistes. Une invention promise à un bel avenir ! Il est aussi l’un des premiers à financer des courses d’avions et à faire inscrire sa marque sur le fuselage des appareils. Notoriété garantie ! D’autant qu’au même moment, l’industriel s’attache à bâtir un réseau de distribution pour son carburant automobile. Ce gas-oil, il l’a baptisé « Phillips 66 », un nom qui renvoie à l’indice de gravité chimique du mélange mais qui rappelle habilement la déjà légendaire Route 66. La Devenir le principal fournisseur de gas-oil pour véhicules et avions des Etats-Unis : pour réaliser cet objectif, Frank Phillips va investir des sommes considérables dans l’aval de la filière, créant coup sur coup trois usines 5 www.elzear.com Frank Phillips, l’âge du gas-oil. forme du logo et ses couleurs rouge et blanche deviendront vite célèbres dans tous les EtatsUnis. La distribution de ce carburant s’effectue par l’intermédiaire d’une multitude de stationservices implantées dans tous les Etats-Unis. Si l’idée n’est pas totalement nouvelle, le premier établissement de ce type ayant été ouvert dès 1907 par l’Automobile Gasoline Company, Frank Phillips lui donne une envergure inédite : en 1927, sa compagnie contrôle 1800 station-services. Elles sont 7000 en 1930, 14 000 dix ans plus tard ! Des stations services aménagés comme des cottages traditionnels afin que les automobilistes « s’y sentent bien » et où l’on peut acheter toutes sortes de produits courants. Osages et prend le nom de Grand aigle. Le plus clair de son temps, il le passe désormais entre son ranch et New-York où il réserve une suite à l’année à l’hôtel Ambassador. En 1949, il se retire définitivement des affaires et se consacre au Musée de la Vie américaine qu’il a fondée dans son ranch et qu’il fait visiter lui-même. C’est là qu’il meurt en août 1950. Tristan GASTON-BRETON, Historien d’entreprises [email protected] Au début des années 1930, la Phillips Petroleum Company est devenue la première compagnie indépendante des Etats-Unis et le premier distributeur de gas-oil du pays. Avec une fortune estimée à 60 millions de dollars, Frank Phillips est un homme comblé. Faute de descendants – son fils unique, John, ne s’intéresse guère au pétrole –, il désigne en 1937 pour successeur l’un de ses plus proches collaborateurs, Boots Adams. Cette même année, au cours d’une cérémonie haute en couleurs, il est officiellement adopté par les 6