Commentaire - Global Health Promotion

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Commentaire - Global Health Promotion
Commentaire
Traitement du VIH/sida en Afrique:
la gratuité pour limiter les coûts
Bernard Taverne1
Resumé : La mise en place de la gratuité des soins et des médicaments dans les services de santé, pour
les PVVIH dans les pays pauvres, recommandée par l’OMS en 2006, est actuellement occultée par
les débats sur les financements des stratégies de traitement. Ces financements sont menacés par une
augmentation prévisible des coûts (liée à l’application des nouvelles recommandations de traitement
de l’OMS qui ont pour but de « traiter mieux »), et une possible réduction des budgets disponibles (liée
aux incertitudes sur le réapprovisionnement du Fonds Mondial). « Traiter mieux » doit permettre de
limiter les abandons de traitement précoces, les échecs thérapeutiques et les résistances virales,
et donc l’accroissement des coûts. Cela n’est possible que si les patients ont accès aux services de santé
et si cet accès est maintenu à long terme. Aussi, la gratuité des services est bien la première mesure à
mettre en place pour limiter les coûts. Global Health Promotion, 2010; 17(3): pp. 89–91)
Mots clés: maladies transmissibles, plaidoyer‚ politiques‚ promotion de la santé, soins de santé
En ce milieu de l’année 2010, la question lancinante
du coût et des modalités de financement des
stratégies de traitement de l’infection à VIH dans les
pays du Sud revient de manière exacerbée.
L’OMS vient de publier la mise à jour de ses
recommandations sur le traitement antirétroviral
de l’infection à VIH chez l’adulte et l’adolescent
(1) ; les points principaux en sont : l’initiation
précoce des traitements ARV (dès 350 CD4/mm3),
l’usage de schémas thérapeutiques de moindre
toxicité (éviction du d4T, usage du TDF et FTC),
et le recours de manière plus systématique au
dosage de la charge virale (si possible tous les 6
mois). Ces recommandations vont entrainer un
accroissement important des coûts à cause de
l’augmentation du nombre de personnes immédiatement éligibles à un traitement ARV (5 millions de patients supplémentaires), de l’usage de
combinaisons thérapeutiques aujourd’hui au
minimum 7 fois plus chères que celles comportant
du d4T, et du coût jusqu’à présent élevé du dosage
de la charge virale (15 à 30 € par examen) en Afrique.
Des études épidémiologiques récentes précisent les
taux d’abandon de traitement, d’échec thérapeutique
et d’émergence des résistances virales , auxquels sont
confrontés les programmes de prise en charge en
Afrique :
• Dans un grand nombre de pays une proportion
élevée de patients interrompent précocement leur
traitement ARV (25% de patients ont arrêté
après 12 mois, 33% après 24 mois) (2)
• Ces interruptions sont dues pour une part au décès
précoce des patients – décès liés aux diagnostics
tardifs de l’infection à VIH – mais aussi, dans prés
de la moitié des cas, à un abandon de la part du
patient de tout suivi médical.
• Une étude portant sur 5 pays d’Afrique
(Botswana, Malawi, Ouganda, Afrique du Sud et
Cameroun) révèle que 15 à 25 % des patients
sont en échec virologique après 12 mois ou plus
de traitement (3).
• Une étude réalisée au Cameroun rapporte que
16,9% des patients présentent une résistance
1. Correspondance à : Bernard Taverne, UMR 145 « VIH/sida et maladies associées », Institut de Recherche pour le
Développement (IRD) Université de Montpellier 1, Centre régional de recherche et de formation à la prise en charge
clinique (CRCF), Service des Maladies Infectieuses, CHNU Fann, Dakar, Sénégal. ([email protected];
www.umr145.com)
Global Health Promotion 1757-9759; Vol 17(3): 89–91; 375177 Copyright © The Author(s) 2010, Reprints and permissions:
http://www.sagepub.co.uk/journalsPermissions.nav DOI: 10.1177/1757975910375177 http://ghp.sagepub.com
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B. Taverne
virale après 2 ans de traitement (4) ; une étude
plus large montre que près de 90 % des patients
en échec virologique sont porteurs de virus
résistants à au moins l’une des trois classes de
médicaments ARV (5).
Ces taux élevés d’abandons précoces, d’échecs
thérapeutiques et de résistances virales traduisent les
déficiences et limites actuelles des dispositifs de soins
et de prise en charge. Les abandons de traitement sont
extrêmement dommageables tant au plan individuel
(morbidité élevée, décès précoce) que collectif (notamment en favorisant l’émergence et la diffusion de résistances virales). Ils contribuent à l’accroissement des
coûts des dépenses de santé pour la recherche active
des patients, puis pour leur prise en charge médicale
ultérieure, d’autant plus que les traitements de deuxième ligne nécessaires aux patients porteurs de virus
résistants coûtent actuellement jusqu’à 1,200€ par
personne/an (18 fois plus cher que le traitement
initial). Le nombre de personnes qui nécessiteraient un
traitement de seconde ligne est déjà très élevé.
Dans le même temps réapparaissent les incertitudes
sur les capacités à venir du Fonds Mondial à maintenir
et accroitre ses financements des programmes de lutte
contre le sida des pays du Sud. Le Directeur du Fonds
Mondial lui-même a exprimé son inquiétude d’un possible moindre engagement des Etats donateurs pour le
prochain refinancement du Fonds (6). La menace d’une
réduction des ressources disponibles rend urgentes la
réflexion sur les modalités d’une réduction du prix des
médicaments et des réactifs (7), et la recherche de nouveaux mécanismes de financement internationaux (i.e.
taxation sur les transactions bancaires [8]).
L’augmentation prévisible des coûts et la réduction
possible des financements occupent le devant de la
scène ; elles occultent complètement le questionnement
sur les conditions pratiques de l’accès aux soins des
populations des pays pauvres. Or diverses études ont
très tôt montré que le payement des traitements constituait la première cause d’interruption de traitement (9)
et que la gratuité des soins entrainait une baisse de la
mortalité (10,11). La principale cause des diagnostics
tardifs de l’infection à VIH, des abandons de traitement, puis des échecs thérapeutiques, est l’incapacité
financière des patients et de leurs familles à assumer
leurs dépenses de santé.
Une réflexion approfondie a été menée sous
l’égide de l’OMS en 2005, qui a conduit à reconnaître
IUHPE – Global Health Promotion Vol.17, No. 3 2010
et affirmer que la gratuité totale des soins était l’un des
piliers de l’approche de santé publique de l’épidémie à
VIH. L’OMS a « conseillé aux pays de fournir gratuitement les soins et les médicaments dans les services
de santé » (12,13).
Jusqu’à présent, cette recommandation n’a été
suivie que de bien peu d’effets. Certes, les médicaments ARV sont maintenant fournis gratuitement
aux patients dans presque tous les pays. Parfois
quelques examens de laboratoire et les médicaments
contre certaines infections opportunistes sont également pris en charge. Mais d’une manière générale,
aucun pays au Sud du Sahara ne s’est engagé dans
un programme de soins contre le VIH totalement
gratuit. Les quelques rares déclarations politiques
dans ce sens n’ont pas été suivies de réalisation.
Quelques projets tentent de lier cette
recommandation à la mise en place de mutuelles de
santé ou de dispositifs nationaux d’assurance maladie.
Ces projets sont ambitieux mais aucune échéance
précise ne peut être avancée quant à leur mise en œuvre
alors qu’ils sont annoncés comme prioritaires, hors
contexte VIH, depuis déjà plusieurs décennies. La
réflexion dans ces domaines se hâte lentement, en tout
cas à une vitesse bien inférieure à celle que nécessite la
réponse à l’infection à VIH.
Les observations épidémiologiques l’attestent, il
est nécessaire de traiter mieux, mais cela n'est possible que si les patients ont accès aux services de
santé, et si cet accès est maintenu à long terme. Des
études ont estimé que le « coût de la gratuité » hors
médicaments ARV était d’environ 100€ par
patients et par an, soit 10 à 15 fois moins cher
qu’un schéma thérapeutique de deuxième ligne
(14,15). L’investissement est sûrement rentable.
La gratuité passe par la mise en place avec les institutions locales de dispositifs de financement adaptés à
chaque pays. Il ne s’agit pas de demander aux
professionnels de santé et aux formations sanitaires de
fournir sans contrepartie des prestations ou des
médicaments : ces dispositifs doivent prendre en
charge ce que les patients devraient payer, tout en
participant au renforcement des systèmes de soins
en termes de financement et de procédures de gestion.
Des modèles de Fonds de solidarité permettent
d’envisager des mécanismes de financement viables
accompagnés de procédures de bonne gouvernance
qui impliquent des professionnels de santé et des
membres des associations de PVVIH représentant
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la société civile ; un monitoring (audit) continu
permettrait de garantir un usage adapté et transparent
des financements (16).
Plus que jamais, il est nécessaire de mettre en place
des dispositifs permettant la gratuité des soins au point
de délivrance, de les tester à travers des recherches
opérationnelles, et de les considérer comme les
précurseurs des dispositifs d’assurance médicale universelle. A trop attendre, les quelques bénéfices durement acquis de l’accès universel au traitement risquent
d’être compromis par l’augmentation du nombre de
patients en échec thérapeutique. Les deuxième et
troisième lignes thérapeutiques n’y pourront rien, et
les coûts seront alors bien supérieurs à ceux de la mise
en place de la gratuité totale.
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IUHPE – Global Health Promotion Vol.17, No. 3 2010