Télécharger le PDF
Transcription
Télécharger le PDF
Société – Focus N Il était une fois... Moi! Qu’elle soit rocambolesque ou faussement banale, nous vivons tous une histoire inédite. Faire le récit de son parcours de vie permet de se retrouver et de se raconter à ceux qui comptent vraiment: proches, enfants et petits-enfants. NICOLAS EVRARD - PHOTOS : ISTOCK 2 PLUS MAGAZINE N° 312 FÉVRIER 2015 Nos proches nous connaissent-ils réellement ? Bien sûr, nos enfants, nos petits-enfants, savent qui nous sommes en tant que parent ou grand-parent. Ils partagent quantité de nos souvenirs et nous faisons partie intégrante de leur vie. Mais que savent-ils du jeune homme, de l’adolescente que nous avons été ? Du monde dans lequel nous avons grandi, évolué... et qui n’a souvent plus rien à voir avec celui qu’ils connaissent ? La réponse est simple : à l’exception de petites anecdotes, généralement pas grandchose. Tout un pan de notre vie demeure inconnu de nos descendants. Des tabous du passé n’ont parfois jamais été abordés. Quantité d’histoires risquent de disparaître avec nous alors qu’elles font partie du patrimoine familial. Et si celles-ci semblent peut-être inintéressantes à une personne extérieure, elles n’ont généralement pas de prix pour un fils, une fille ou des petits-enfants. « La transmission est très importante, bien qu’elle ait tendance à se perdre, explique Annemarie Trekker, sociologue, éditrice de récits de vie et animatrice des tables d’écriture « Traces de vie ». Dans notre société, les familles sont éparpillées géographiquement et n’ont plus le temps de se voir longuement... » Il devient d’autant plus utile de pouvoir se raconter. En ligne ou sur papier Heureusement, que ce soit via des livres publiés à compte d’auteur, des applications en ligne ou des biographes louant leur plume, le récit de vie connaît depuis quelques années un engouement sans précédent. Après avoir été réservée pendant des siècles aux élites, la biographie se démocratise et devient accessible à tous : grâce à internet, en quelques clics, il est désormais possible de (faire) raconter son histoire. Signe de la tendance actuelle à se mettre en avant, même si on a rien d’intéressant à dire ? Pas si sûr ! Loin d’être futile, raconter sa vie est un acte d’une portée et d’une valeur non-négligeables, pour soi et pour ses proches. Anecdotique, vraiment ? Comparée à celle d’hommes politiques ou d’artistes illustres, la vie de Monsieur et Madametout-le-monde peut sembler bien banale. Le plus souvent, on y retrouve un mariage, des enfants, une vie professionnelle bien remplie. Quelques accidents de vie, des peines et des joies, du rire et des larmes. Bref, aurait-on tendance à penser, rien de bien extraordinaire. En tout cas, rien qui vaille un livre ou un documentaire... «Les gens ont énormément d’humilité et ont du mal à se dire « ma vie est intéressante », confirment Olivier Gaillard et Guillaume de Westerholt, fondateurs de Memovie, société qui réalise des documentaires biographiques. Mais c’est faux: arrivé à un certain âge, chacun a vécu et entendu énormément de choses. Il ne faut pas oublier qu’une personne de 70-80 ans qui parle de ses grands-parents remonte très loin dans l’histoire, presqu’à l’origine de la Belgique. C’est important de transmettre tous ces récits aux plus jeunes, pour leur permettre de savoir quelles sont leurs racines, leur histoire.» Pas que pour les autres... Mais raconter sa vie va bien au-delà de la simple transmission familiale. Parler de soi Rédiger ses mémoires : 3 étapes à respecter → On écrit pour soi. La première étape consiste à écrire pour soi, à faire sortir ce qu’on a sur le cœur. Attention : il doit s’agir ici d’un document strictement personnel, comme un journal intime,une sorte de texte préparatoire. → On laisse reposer. On laisse s’écouler un peu de temps avant de se repencher sur le texte. En relisant ces notes, un tri doit être fait entre ce qui peut être dit et ce qui n’est pas partageable, qu’on gardera pour soi. Le texte doit alors être retravaillé et adapté suivant le public auquel il est destiné: famille ou diffusion plus large. → On fait relire. Afin d’éviter tout problème après diffusion, il peut être utile de faire relire son récit par un tiers, bienveillant mais critique. L’objectif est de lui permettre de repérer les éléments qui pourraient heurter certains lecteurs – du cercle familial et/ou extérieur – et qu’il faudra peut-être supprimer ou aménager (anonymisation d’un personnage, passage à édulcorer, etc.). N° 312 FÉVRIER 2015 PLUS MAGAZINE 3 Société – Focus entraîne inévitablement un questionnement personnel. C’est l’occasion de faire sauter certains verrous, d’ouvrir le sac-à-dos des nondits, sans rien laisser de côté. «J’ai demandé à des participants à mes tables d’écriture ce que leur apportait le fait d’écrire sur eux, poursuit Annemarie Trekker. Généralement, ils mettaient en avant un effet de clarification, le fait de pouvoir comprendre, libérer et pacifier leur histoire. Ces derniers temps, on retrouve par exemple beaucoup de témoignages de personnes nées au Congo, qui finalement se considéraient comme des petits blancs congolais. Ils ont connu l’indépendance, des rapatriements très violents, un retour en Belgique chaotique : ce n’est qu’aujourd’hui qu’on en entend parler. Dans les familles, c’était le non-dit parfait...» Selon la sociologue, le fait de toucher des cordes sensibles de notre existence nécessite de prendre un minimum de précautions lorsqu’on se lance dans un récit de vie. Il est aussi important de se faire accompagner par des personnes qualifiées et respectant une certaine déontologie. « Quand on commence un récit de vie, on ne sait jamais où on va arriver. Le risque et le danger, quand on travaille seul là-dessus, c’est d’obtenir des histoires cousues de fil blanc, où tout va très bien, où il n’y a jamais eu de problèmes. On veut transmettre à ses petits-enfants un conte merveilleux. C’est touchant, mais pas crédible. L’autre type de récit est celui où tout va mal et il n’est pas plus plausible: en vérité, partout et dans toutes les familles, il y a eu du bon et du moins bon. En enjolivant ou en noircissant exagérément le tableau, on ne fait de cadeau ni à soi, ni aux dépositaires de son histoire...» Tout est relatif Il faut «dire le vrai», ce qui passe nécessairement par une remise en contexte des différents épisodes et protagonistes de son histoire. «Le ressenti ne suffit pas, il faut aussi mettre les choses dans leur cadre social et historique, détaille Annemarie Trekker. Tel homme de la famille était alcoolique et violent ? Il ne faut pas oublier qu’autrefois, l’alcoolisme, dans certains métiers et milieux, était la seule libération possible. On ne dit pas pour autant que c’était bien, mais on resitue la personne en disant que ça s’inscrit dans son histoire, et qu’à côté, c’était peut-être un homme courageux, 4 PLUS MAGAZINE N° 312 FÉVRIER 2015 qui faisait un métier dur... L’objectif ici est de chercher à comprendre, sans trop juger.» Qu’on se rassure : si farfouiller dans son passé fera inévitablement remonter des zones d’ombre, quantité de bons souvenirs ou d’événements cocasses, souvent dignes d’un théâtre de boulevard, feront aussi leur réapparition. «On rit, on rit beaucoup et cela fait énormément de bien.C’est que, comme la vie, se raconter passe par le registre de toutes les émotions !» Une seule vie, des milliers d’images et de sons Longtemps cantonné au livre et à l’écrit, le récit de vie connaît une nouvelle jeunesse grâce à internet, aux réseaux sociaux et aux médias numériques. L Les souvenirs ne tiennent pas que dans les mémoires : photos, vieux films ou bandes magnétiques remplissent quantité de boîtes dans les caves ou les greniers. Difficile, voire impossible de les inclure dans un récit de vie sous forme de livre, même s’ils sont représentatifs de nos vies... Depuis qu’il est devenu possible de numériser tous ces documents– ou d’en retrouver la trace sur internet –, le récit de vie a dépassé le cap de l’écrit : il est désormais possible de raconter sa vie en son et en image, notamment sur les réseaux sociaux. Tout le monde participe « Un jour, mon amie Karolien Emmers m’a montré qu’elle avait enregistré le récit de vie de sa grand-mère sur son iPhone, raconte Sarah Callens, psychologue de formation. Nous nous sommes alors mises à la recherche d’un logiciel qui permettait d’organiser en ligne tous ces souvenirs, mais nous sommes rendu compte que rien n’existait à ce niveau...» Les deux amies décident alors de créer une sorte de réseau social en ligne, hellomydear.be, qui permet de placer textes, vidéos et sons sur une ligne du temps et créer un récit de vie multimédia. De quoi retracer une existence au moyen de dizaines de petits clins d’œil ou anec- Pourquoi faire son récit de vie ? → Pour accepter, pacifier son passé, ouvrir le sac-à-dos des non-dits et passer au-dessus de tabous familiaux, de secrets de famille qu’on a jamais eu l’occasion/le courage de lever. → Pour laisser une trace, éviter que quantité d’histoires de notre vie ne se perdent après notre décès ou en cas de dégénérescence cognitive; → Pour faire comprendre à nos descendants d’où ils viennent. dotes. «Cette manière de raconter sa vie correspond bien au monde actuel, ajoute Sarah Callens. Tout est avant tout basé sur l’image, la vidéo. La ligne du temps est accessibles partout via internet : c’est très pratique dans le cas d’une famille qui, comme la mienne, est éclatée aux quatre coins de la planète !» Autre avantage épinglé : la ligne du temps est interactive. «Si vous avez reçu une boîte avec plein de souvenirs de famille que vous ne savez pas comment interpréter, il suffit de les mettre sur la ligne du temps et de partager celle-ci avec les membres de votre famille . Chacun peut donner des compléments d’informations sur les photos, des anecdotes familiales refont surface et on parvient à retracer le parcours d’un proche. Qui plus est, cela crée ou maintient du lien social entre tous les membres de la famille !» Comme à la télé Dans un autre registre, il est aussi possible de faire réaliser son propre documentaire, monté et scénarisé par des professionnels. «La finalité d’un récit de vie, c’est bien que le grand-père ou la grand-mère puisse faire passer un message, expliquent Olivier Gaillard et Guillaume de Westerholt, fondateurs de Memovie. Or, à ce niveau, pour toucher les jeunes générations, le film est un vecteur très efficace : ils regarderont plus facilement un documentaire qu’ils ne liront une grosse brique. On ne dénigre pas le livre biographique, qui a le pouvoir de rentrer dans le détail, mais la vidéo offre clairement un plus. Elle permet d’aller à l’essentiel, de voir la personne, d’entendre le son de sa voix, même si elle a disparu. C’est quelque chose de N° 312 FÉVRIER 2015 PLUS MAGAZINE 5 Société – Focus très fort de réentendre une voix après des années, car la mémoire des sons part très vite...» Le format documentaire permet en outre de mixer interviews, photos et vidéos personnelles numérisées, mais aussi images d’archives tirées de la télévision publique, par exemple. De quoi replacer les éléments de vie dans un contexte plus général. Ici encore, la révolution numérique permet au particulier d’être véritablement acteur du projet et d’en suivre les différentes étapes. « Nous proposons une plateforme web collaborative : ceux qui font appel à nous participent à la scénarisation et peuvent donner leur avis tout au long du projet...Le web peut aussi permettre aux gens de visualiser les interviews dans de plus longs formats puisque, généralement, nous n’en utilisons qu’une petite partie pour le documentaire.» Le film, une fois monté, est ensuite remis sous la forme d’un DVD et/ou projeté dans une salle de cinéma. « La diffusion devient alors un événement à part entière, puisque les proches reçoivent par courrier une invitation pour la projection et des 6 PLUS MAGAZINE N° 312 FÉVRIER 2015 affiches sont également créées pour l’occasion...» Memovie voit déjà plus loin, puisque, selon la société, le multisupport est l’avenir du récit de vie : à partir d’une plate-forme interactive, il est d’ores et déjà possible d’obtenir un do cumentaire, mais aussi une BD, un livre imagé, voire même des livres pour enfant. Bien sûr, tout ceci a un prix. «Mais l’histoire et les souvenirs ont-ils une valeur ? C’est au-delà deça !» ■ Combien ça coûte ? → L’(auto) édition permet d’écrire et de publier soi-même un livre. L’avantage ? C’est vous qui êtes à la barre et avez la mainmise sur votre texte. Attention : mieux vaut opter pour un éditeur spécialisé dans le récit de vie, qui assurera un minimum de suivi et de suggestions. Prix: très variable, de quelques centaines à plus de 2000 €. → Le biographe se charge de mettre en musique vos souvenirs, à partir d’entrevues enregistrées, pour en tirer un livre. L’avantage? Le suivi est personnalisé et vous êtes certain d’obtenir un minimum de qualité littéraire. Prix : environ 1.500 à 3.000 € pour une biographie standard. → Les tables d’écriture: un petit groupe se réunit pour écrire et discuter autour des récits de vie de chacun. L’avantage ? La mise en commun permet de relativiser et d’échanger sur son histoire, d’améliorer son style littéraire, d’obtenir une écoute bienveillante et sans jugement, ni curiosité déplacée. Prix: env. 150 € pour 7 séances. → La ligne du temps multimédia. L’avantage ? Le récit de vie devient participatif et ne se cantonne pas à l’écrit. Il est possible d’en tirer un livre. Prix : 10 à 15 €/an (100 €/10 ans). → Le documentaire. L’avantage ? Il permet d’organiser un événement familial lors de la projection, s’avère très accessible à une jeune public. Prix : variable, compter environ 2.500 € pour un documentaire standard.