Prospective et ressources humaines
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Prospective et ressources humaines
ST294-6383.book Page 113 Mercredi, 23. septembre 2009 3:09 15 PROSPECTIVE ET RESSOURCES HUMAINES ... 7 C h a p i t r e Prospective et ressources humaines : remettre l’homme au cœur de la stratégie Philippe DURANCE* Lorsque l’occasion est donnée aux managers de réfléchir aux principaux facteurs de changement qui vont impacter leur entreprise dans les quinze ou vingt ans à venir, les facteurs humains ressortent systématiquement comme des éléments essentiels. Il y a pourtant une contradiction marquée entre ce principe de reconnaissance et la réalité du terrain, entre l’intention et l’action managériale. La crise sert, une fois de plus, de révélateur. Certains grands capitaines d’industrie ont commencé à en tirer des leçons qui pourraient profondément bouleverser les modèles de développement économique et social de nos entreprises 1. Sur ce front, la * Professeur associé au Conservatoire national des Arts & Métiers (CNAM) de Paris, chercheur au sein du Laboratoire d’innovation, de prospective stratégique et d’organisation (http://www.cnam.fr/lipsor). Auteur, avec Michel Godet, de La prospective stratégique, pour les entreprises et les territoires, Dunod, 2008. 1. Cf.par exemple la contribution de Franck Riboud, PDG du groupe Danone : « La crise impose de repenser le rôle de l’entreprise », Le Monde, 3 mars 2009. Cette contribution revêt une importance toute particulière en partant du principe que l’entreprise ne peut plus envisager son développement à venir sans prendre en compte les territoires sur lesquels elle opère, au même titre que les autres parties prenantes (stakeholders). Participant d’une même communauté de destin, elle se doit d’établir avec eux des relations particulières. Nous militons dans ce sens depuis plusieurs années en aidant les entreprises à considérer l’avenir des régions et/ou des pays où elles se trouvent au travers d’une prospective stratégique appliquée aux territoires, qui leur fournit une véritable capacité de dialogue avec les acteurs locaux et une légitimité à intervenir dans l’espace public. ST294-6383.book Page 114 Mercredi, 23. septembre 2009 3:09 15 114 RÉENCHANTER LE FUTUR PAR LA PROSPECTIVE RH question de la motivation des hommes est centrale et les DRH sont bien sûr mobilisés. Mais, force est de constater que, le plus souvent, ils ont tendance à fonder cette motivation sur la communication interne ou le renforcement des modes de reconnaissance non financière, c’est-à-dire sur des processus plutôt descendants, pour ne pas dire condescendants 2. Il paraît difficile de croire que la motivation puisse se décréter si simplement, sans aucune implication des hommes au sein de processus en tant soit peu participatifs. Dans un tel contexte, la prospective stratégique, en alliant réflexion prospective, élaboration stratégique et mobilisation collective, donne à l’entreprise et aux hommes qui la composent un sens nouveau. L’avenir éclaire le présent La prospective stratégique est fondamentalement liée à la mobilisation des hommes. Elle constitue un processus collectif dans lequel la réflexion sur les futurs possibles sert à éclairer l’action d’une organisation. Elle tire ses caractéristiques des réflexions de celui qui en a jeté les premières bases, le philosophe Gaston Berger, dont les grands principes sont toujours en vigueur et façonnent les pratiques actuelles. Son idée initiale, formalisée au milieu des années 50, vise à transformer radicalement la manière dont sont prises les décisions. Marquée par les effets de la Seconde Guerre mondiale, la France connaît alors, dans une période de croissance inégalée, les fameuses « Trente Glorieuses ». Mis à part cette différence, le contexte comporte certaines similitudes avec aujourd’hui. Les nouvelles technologies de l’époque – énergie nucléaire, cybernétique, aéronautique, etc. – bouleversent un grand nombre d’approches. Les découvertes faites par la science posent autant, voire plus, de problèmes qu’elles n’en résolvent. Les relations se mondialisent et se complexifient. Dans cette période de crise, nombreux sont ceux qui pensent qu’il y a une véritable urgence à redonner du sens à l’avenir : le changement est devenu la loi normale de transformation du monde et « le devenir est en avance sur les idées ». L’anticipation est un principe de base d’organisation de la vie humaine. Berger constate pourtant que, lorsqu’il s’agit de considérer l’avenir dans les décisions, la rigueur devient impossible et laisse souvent place à la plus pure fantaisie. Pour le philosophe, les projets n’ont cependant de sens que dans la prise en compte des circonstances et des 2. Cf. Durance Philippe, « C’est la crise : surtout ne faites rien ! », RH&M, n° 33, Chronique « Prospective RH », avril 2009, p. 33. ST294-6383.book Page 115 Mercredi, 23. septembre 2009 3:09 15 PROSPECTIVE ET RESSOURCES HUMAINES ... 115 conséquences des actes qu’ils engendrent. Prendre l’avenir en considération revient donc à limiter les risques en envisageant la portée des actions entreprises et éviter ainsi de répéter « les choix inconscients opérés par nos lointains prédécesseurs [et qui] continuent de peser sur notre avenir ». Berger propose alors de dépasser les méthodes classiques d’anticipation, basées pour la plupart sur la simple extrapolation statistique. Son idée consiste à déterminer les conditions générales dans lesquelles l’homme pourrait se trouver dans les années à venir, de manière à faire des choix éclairés. L’idée de dessiner à grands traits les mondes possibles a pour objectif d’éclairer le jugement et, surtout, de le former assez tôt pour que la décision soit efficace. Ce principe pose les prémices de la méthode prospective : l’homme y est au cœur et l’anticipation n’a pas pour but d’éclairer l’avenir mais le présent, l’action présente. Puisqu’il n’est plus possible d’ignorer le poids de l’avenir dans les décisions, il faut l’aborder de face. Mais, cette « conversion du regard 3 » est difficile, car elle heurte le conformisme et les habitudes. Pour que l’avenir devienne le fruit de la volonté et de l’action, il faut paradoxalement réduire le temps au seul présent, le reconsidérer, l’analyser à la fois comme conséquence du passé et comme indice de l’avenir, point de transformation et de passage. Berger propose de « parvenir aux réalités élémentaires et de voir quelles conséquences elles peuvent entraîner si elles se trouvent engagées dans des situations originales », c’est-à-dire nouvelles. L’avenir dépend, avant tout, de ce qui existe à présent et des possibilités que ce présent offre aux hommes d’action. Il n’est pas ce qui vient après le présent, mais ce qui est différent de lui. La prospective permet ainsi de passer du temps vécu, qui mêle à la perception du présent les images du passé, de l’avenir ou de la fantaisie, au temps du projet qui retient toutes les idées, pourvu qu’elles puissent se transformer en action. Les qualités du « manager de l’avenir » Cette posture vis-à-vis de l’avenir nécessite de développer quelques qualités fondamentales. Dans un monde en perpétuel changement, la première de ces qualités est le calme, nécessaire à la prise de recul qui 3. Les citations pour lesquelles il n’est fait mention d’aucune source renvoient à l’ouvrage de Gaston Berger, Jacques de Bourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective. Textes fondamentaux de la prospective française (1955-1966), L’Harmattan, collection Prospective, série Mémoire, 2e édition, 2008, textes réunis et présentés par Philippe Durance. ST294-6383.book Page 116 Mercredi, 23. septembre 2009 3:09 15 116 RÉENCHANTER LE FUTUR PAR LA PROSPECTIVE RH permet de conserver la maîtrise de soi. L’imagination, complément utile de la raison, ouvre la voie de l’innovation et confère, à celui qui sait en faire preuve, un regard différent, original, sur le monde. L’esprit d’équipe est indispensable pour une action efficace, tout comme l’enthousiasme, qui pousse à cette même action et rend l’homme capable de créer. Le courage est essentiel pour sortir des chemins déjà tracés, innover, entreprendre et accepter les risques inhérents à toute prise de décision. Enfin, le sens de l’humain est la vertu primordiale : pour avoir conscience de son devenir, une société doit mettre en avant l’homme. Dans ce but, la culture joue un rôle majeur : elle permet d’appréhender la pensée des autres ; elle donne la possibilité de comprendre avant de juger ; elle montre, à travers ses différentes formes – musique, théâtre, littérature, etc. –, comment l’homme peut prendre en main son destin. Pour porter une vision prospective, le manager de l’avenir, véritable « chercheur prospectif », doit avoir une connaissance concrète des hommes et l’expérience du commandement et des responsabilités. Il doit avoir l’expérience personnelle de ce dont il parle, non pas pour faire jouer un quelconque argument d’autorité, mais pour être familier des problèmes qu’il traite. Engagé dans l’action, il doit avoir constaté par lui-même les insuffisances qu’il dénonce ou apprécié la gravité des dangers qu’il avertit. Il sait échapper aux pressions de l’urgence, reste indépendant et conserve dans l’appréhension des problèmes un mode d’approche qui lui est propre. L’attitude prospective Au-delà des qualités requises pour affronter le monde à venir, Berger a développé les caractéristiques d’une attitude prospective qui rend possible la prise en compte de l’avenir, en ouvre toutes les possibilités et permet de préparer l’action. Il définit ainsi quelques règles de mise en application de la méthode prospective. La première de ces règles est la nécessité de voir loin. Dans une époque de perpétuel changement, il ne sert à rien de s’arrêter aux résultats des actions en cours. Il faut aller plus loin. Et plus le regard porte loin, plus il est facile de s’extraire du présent. Analyser les évolutions possibles d’un secteur d’activité à deux ou trois ans relève plus de la prévision que de la prospective. La prospective a pour objet l’étude de l’avenir lointain. L’horizon éloigné n’est pas un obstacle, bien au contraire ; ne cherchant pas à prédire, ne s’intéressant pas aux évènements, mais aux situations, la prospective n’a pas à dater ses résultats et peut atteindre ainsi un degré de certitude élevé. Il est en effet plus aisé ST294-6383.book Page 117 Mercredi, 23. septembre 2009 3:09 15 PROSPECTIVE ET RESSOURCES HUMAINES ... 117 d’indiquer une tendance générale que la date et l’intensité d’un évènement donné. L’éloignement de l’horizon soulève cependant deux difficultés. La première est celle de la multiplicité des temps des phénomènes considérés. Au sein même d’une organisation, plusieurs temps « se côtoient sans se confondre » : le temps de l’homme de marketing est un temps démographique qui se compte en générations ; il n’est pas le temps du financier, qui doit dénouer des positions sur les marchés d’une journée sur l’autre, ni le temps de l’homme des systèmes d’information qui doit envisager des ruptures technologiques tous les dix-huit mois. Cependant, bien que les rythmes soient différents, ils sont vécus simultanément par les hommes, qui travaillent ensemble et doivent faire face au même avenir. La définition d’un horizon commun fournit justement une mesure de ces activités interdépendantes mais aux temporalités différentes. La seconde difficulté est celle de l’insuffisance seule de la raison. Pour voir loin, pour définir des avenirs possibles éloignés, la raison ne suffit pas ; il lui faut l’aide de l’imagination, « cette disponibilité de l’esprit qui refuse de se laisser enfermer dans des cadres, qui considère que rien n’est jamais atteint, et que tout peut toujours être remis en question ». Mais, inversement, pour ne pas tomber dans l’extrême opposé, le travail de l’imagination nécessite de la méthode. Si la prospective est bien une « indiscipline intellectuelle », elle a aussi besoin de rigueur pour éclairer l’action des hommes et l’orienter vers un futur désiré ; les outils de la prospective stratégique vont permettre d’encadrer l’imagination par une rigueur méthodologique indispensable pour passer du rêve au projet. Ainsi, « l’imagination doit nourrir la rigueur, et la rigueur donner à l’imagination l’ossature ». L’imagination permet de ne pas figer la prospective, « de lui conserver son mouvement, son dynamisme » ; la rigueur éloigne l’esprit des simples représentations qui captivent par leur pouvoir d’illusion. Cerner les situations éloignées dans le temps suppose de dépasser les approches trop spécialisées. La deuxième règle impose donc de voir large, c’est-à-dire de considérer les problèmes étudiés dans leur ensemble. Dans ce but, Berger propose de faire se rencontrer des hommes compétents dans leur domaine de référence pour que naisse, de la confrontation des analyses personnelles, une vision commune argumentée, étayée et faite de complémentarités. Cette règle a pour conséquence que la prospective, a fortiori lorsqu’elle a une forte dimension stratégique, ne peut être une activité solitaire. Elle résulte forcément d’un travail en commun et s’applique donc parfaitement à la construction d’un projet ST294-6383.book Page 118 Mercredi, 23. septembre 2009 3:09 15 118 RÉENCHANTER LE FUTUR PAR LA PROSPECTIVE RH collectif. La vision d’ensemble est également un moyen privilégié pour aborder la complexité des situations considérées, sans la réduire à des relations simplistes et vides de signification. La prospective fait appel pour cela à l’analyse des systèmes ainsi qu’à des modalités de représentation des systèmes étudiés qui laissent place à des interprétations « larges » et multiples, susceptibles de « capturer » cette complexité. Les ressources humaines ont ainsi tout intérêt à envisager leur avenir en sortant de leur cadre, en remettant l’homme en situation, au cœur d’une organisation, en cherchant à dépasser les figures, aujourd’hui apparemment contradictoires, du salarié et du citoyen, pour redonner à l’individu un rôle et une place qui satisfassent l’ensemble des parties prenantes. La prise en compte des exigences d’un développement durable peut offrir dans cette optique des opportunités exceptionnelles. Enfin, troisième règle opérationnelle, la prospective se livre à une analyse en profondeur pour identifier les facteurs véritablement déterminants des phénomènes étudiés. Elle ne se contente pas de leur apparence et cherche, par plusieurs moyens, à en approfondir la connaissance. L’un de ces moyens consiste à se méfier des idées reçues, ces idées admises par le plus grand nombre sans être remises en question et qui façonnent les comportements de chacun. La prospective va chercher à interroger leur fondement, à les déconstruire pour considérer les arguments qui peuvent éventuellement en minimiser la portée. Elle va également chercher à poser les « bonnes » questions, à bien poser les énoncés des problèmes proposés, au-delà des discours. Un des enjeux majeurs de la prospective va donc être de briser ce « silence organisationnel » qui bride l’innovation dans les organisations, qui limite l’expression d’idées différentes, car divergentes vis-à-vis des idées dominantes. Dans les processus d’expression collective propres à toutes les organisations humaines, la rationalité du collectif, si elle n’est pas correctement gérée, n’est pas toujours supérieure à celle de l’individu isolé. Mis à part le mécanisme classique du conformisme intellectuel ou biais de confirmation – le fait que la plupart des individus ne s’intéressent qu’aux informations qui confortent leurs pensées, ce qui conduit ainsi les groupes à n’étudier que les sujets les plus évidents –, plusieurs formes de silence peuvent s’installer. Parmi celles qui concernent directement la prospective : l’atténuation « naturelle » des signaux faibles, y compris des signaux d’alerte, qui constituent autant de germes d’avenir alternatif et contiennent potentiellement des solutions originales pour le développement de l’organisation. ST294-6383.book Page 119 Mercredi, 23. septembre 2009 3:09 15 PROSPECTIVE ET RESSOURCES HUMAINES ... 119 Dans son analyse en profondeur, la prospective ne rejette pas pour autant les moyens classiques, et notamment la statistique et ses projections vers l’avenir, faites principalement à partir d’extrapolations. Mais ces outils ne conviennent généralement qu’à établir des hypothèses tendancielles et ne suffisent pas à envisager « l’inimaginable ». Ces trois règles sont assorties de deux principes. Le premier d’entre eux est la capacité à prendre des risques. Pour Berger, la prise de risque constitue à la fois une liberté et une nécessité. Une liberté, parce que, contrairement à la prévision à court terme qui conduit à des décisions immédiatement exécutables et engage de manière irréversible, et oblige ainsi à la plus grande prudence, l’horizon éloigné de la prospective autorise à prendre des risques : il sera toujours possible par la suite de modifier les actions envisagées pour les adapter aux nouvelles circonstances. Une nécessité, car dans un monde de plus en plus difficilement prévisible avec les méthodes classiques, il faut innover : or, provoquer le changement comporte une part importante de risque ; « il est facile de répéter, moins facile d’entreprendre ». La prospective agit en définitive comme un réducteur de risque. D’une part, les risques inhérents à l’innovation sont moindres que les risques pris si rien n’est fait pour accompagner le changement ; d’autre part, dans un monde où les interdépendances s’accroissent, il est essentiel de chercher à prévoir les conséquences à venir des actions entreprises, prévues à court terme, soit pour tenter d’en optimiser la portée, soit pour en éviter l’éventuelle amère expérience. La prospective invite les hommes à agir de manière aussi raisonnable que possible : « vivre est toujours un pari ; écartons du moins les paris absurdes. » Second principe : penser à l’homme. Dans les études prospectives, l’homme donne l’échelle. Plus que cela, la prospective permet de dégager non seulement ce qui peut arriver, mais aussi ce que les hommes voudraient qu’il arrive ; elle ouvre ainsi la voie à la construction de l’avenir. L’important pour Berger est de prévoir ce qui se passerait si l’homme ne faisait rien pour changer le cours des choses. De cette manière, la prospective libère l’homme de la fatalité et provoque l’action. Même s’il peut n’être qu’un moyen, voire, dans certains cas, un obstacle, la prospective rappelle qu’en toutes circonstances l’homme est la finalité, que les finalités sont au cœur des actions humaines. Car, en définitive, « pour la prise de décision, on retrouvera toujours l’homme, l’homme irremplaçable avec ses préjugés, ses faiblesses, ses passions, ses délires, l’homme total fait de chair et de sang, tête, cœur et ventre mêlés, l’homme, cet animal désarmé qui a reçu le privilège royal de pouvoir dire oui ou non à son destin ». ST294-6383.book Page 120 Mercredi, 23. septembre 2009 3:09 15 120 RÉENCHANTER LE FUTUR PAR LA PROSPECTIVE RH Le difficile passage à l’action La prospective est confrontée à une pluralité d’avenirs, soulevant de la sorte un grand nombre d’incertitudes. La réduction de ces incertitudes pourrait trouver une réponse dans l’expression de probabilités, qui mesurent la chance qu’un évènement a de se produire. Cependant, dans l’optique prospective, « le probable n’est qu’un canton du possible » et les incertitudes les plus importantes, celles qui nécessitent plus que d’autres d’être prises en compte, sont souvent des cas isolés qui échappent à la loi des grands nombres. Le passage à l’action nécessite donc l’élaboration d’une prospective stratégique, c’est-à-dire orientée vers la décision, qui, focalisée sur la vraisemblance, permet de dépasser un « quantitatif inaccessible » sans sombrer dans un « qualitatif inefficace ». La prospective stratégique est un effort de connaissance en vue de la réalisation d’un projet : elle a pour objectif de définir ce qui sera « utile de connaître de l’avenir au regard de la décision à éclairer ». Il s’agit de rétrécir la perspective fournie, la pluralité des avenirs, par des éliminations raisonnées. Ce rétrécissement doit passer d’abord par l’élimination de l’incohérent, puis du superflu, pour ne conserver que l’utile par rapport à une décision située dans une perspective à long terme. Il s’agit alors d’aboutir à des anticipations pertinentes, c’est-à-dire des changements qui pourraient avoir un impact immédiat sur les décisions et les comportements des acteurs. Une hypothèse peut cependant être cohérente et pertinente sans pour autant être concrète : il faut donc passer ensuite à l’étape délicate du « raccordement au réel ». Pour être plausible et servir de guide à l’action, elle doit faire en sorte qu’il existe un ensemble de décisions compatibles avec elle, et dont l’effet soit de rendre probable sa réalisation. En pratiquant ainsi, l’action peut s’inscrire dans un projet qui donne une signification et une valeur à la décision. Mais cette jonction entre présent réel et avenir imaginé n’est pas irrévocable et la suite des décisions futures doit toujours pouvoir être modifiée dans le cas où apparaîtrait une éventualité qui n’aurait pas été envisagée. L’essence même de la prospective repose sur la capacité à discerner, derrière le « visible », les facteurs qui conditionnent réellement le changement. Il faut surtout éviter de s’arrêter à l’hypothèse de stabilité qui n’est souvent qu’un « aveu d’ignorance ou de faiblesse, un recul devant l’analyse en profondeur ou la responsabilité du choix ». De ce fait, il est essentiel de s’interroger sur la validité de la permanence, dont le postulat peut souvent être contredit, soit par l’expérience, soit, ST294-6383.book Page 121 Mercredi, 23. septembre 2009 3:09 15 PROSPECTIVE ET RESSOURCES HUMAINES ... 121 et surtout, par la volonté de changement de l’homme. Pour ce faire, une observation attentive doit permettre de corroborer l’intuition et le raisonnement par des « faits porteurs d’avenir » qui, bien qu’infimes par leurs dimensions présentes, sont immenses par leurs conséquences potentielles et annoncent les mutations à venir. La difficulté réside alors dans la sélection des éléments significatifs. Ainsi, « entrer dans l’avenir à reculons » est, pour le prospectiviste, le péché par excellence. Son souhait le plus fervent doit être de ne pas rester prisonnier de mécanismes intellectuels trop marqués par un passé qui serait de moins en moins riche de leçons, et sa préoccupation la plus vive, d’introduire dans sa vision des futurs possibles toutes les forces de changement et surtout celles qui lui paraissent introduire des ruptures par rapport aux évolutions antérieures. Son travail s’attache donc à débusquer les « mutations illusoires », ces changements qui semblent nouveaux mais qui sont en fait ancrés dans le passé et constituent de simples prolongations de tendances, et à ouvrir aux véritables faits porteurs d’avenir. De l’anticipation à l’action par l’appropriation La prospective stratégique accorde autant d’importance aux résultats obtenus qu’au chemin parcouru pour les obtenir. Elle permet de passer de la réflexion prospective à l’expression de la volonté stratégique par la mobilisation collective, seule garante de la cohérence entre stratégie et gestion, entre intention et action managériale. La vision globale est nécessaire pour que chacun, quel que soit son niveau, puisse agir et comprendre le sens de ses actions, c’est-à-dire les resituer dans le projet dans lequel elles s’inscrivent. La mobilisation des hommes est d’autant plus efficace qu’elle s’inscrit dans le cadre d’un projet explicite, connu et reconnu de tous, c’est-à-dire partagé. Motivation et stratégie représentent ainsi les deux faces d’une démarche de prospective stratégique en entreprise, qui, grâce à sa mise en œuvre, peuvent être atteints simultanément. L’appropriation, aussi bien intellectuelle qu’affective, garantit la réussite du projet ; elle constitue un point de passage obligé pour que l’anticipation se cristallise en action efficace. Et si nous militons pour que le DRH fasse de la prospective stratégique un outil privilégié au service de la politique générale de l’entreprise, c’est bien parce que la mobilisation des hommes est le facteur discriminant. Sans hommes motivés, reconnus et reconnaissants, impliqués et impliquants, l’organisation sombre dans l’enfer du nonsens. ST294-6383.book Page 122 Mercredi, 23. septembre 2009 3:09 15 122 RÉENCHANTER LE FUTUR PAR LA PROSPECTIVE RH Pour que la mobilisation collective constitue le ciment de l’organisation, la démarche prospective doit réunir trois éléments fondamentaux. La vision du chef d’entreprise est le premier d’entre eux. Socle de la dynamique de l’entreprise, elle forme le point d’appui, la pierre angulaire, de la réflexion stratégique. Elle représente la formalisation par le dirigeant de la finalité de l’entreprise, des valeurs qu’elle porte, de son rôle par rapport aux parties prenantes – clients, fournisseurs, partenaires, salariés, citoyens –, de sa place sur le territoire, de son devenir. Mariant la passion et la raison, elle est l’âme véritable de l’entreprise. Elle porte en elle une part d’anticipation. C’est elle qui donne l’horizon de l’action de l’organisation, son but ultime et, à ce titre, elle constitue une référence permanente. Pour bon nombre de collaborateurs, elle peut être le moteur de la motivation individuelle. La vision appartient à un seul homme : le chef d’entreprise. Elle lui est propre et incessible ; le départ de l’un entraîne la disparition de l’autre, et beaucoup d’entreprises, où le successeur n’a pas su ou pas pu porter une vision qui lui est propre, perdent ainsi leur âme. Elle a pour vocation, après avoir été discutée et ajustée avec les membres du comité de direction, à être partagée avec l’ensemble du personnel. La formalisation d’enjeux critiques pour l’avenir de l’entreprise constitue le deuxième élément fondamental. Ces enjeux naissent de la confrontation de la vision de l’entreprise, de ses forces et de ses faiblesses, avec les menaces et les opportunités identifiées par l’analyse de l’évolution possible de son environnement (économique, financier, humain, etc.). Cette formalisation passe par l’utilisation de la méthode des scénarios qui vise à construire des représentations des avenirs possibles de l’environnement, ainsi que les cheminements qui y conduisent. L’objectif de ces représentations est de mettre en évidence les tendances lourdes et, surtout, d’imaginer, à partir de signaux faibles, les ruptures possibles ainsi que leurs conséquences pour l’organisation. Un scénario est la description d’une situation future et du cheminement des événements qui permettent de passer de la situation d’origine à cette situation future. Pour construire ces scénarios, l’environnement de l’entreprise est représenté sous la forme d’un système composé de variables. Pour chaque variable, des hypothèses d’évolution possible sont émises. La combinaison de ces hypothèses entre elles fournit des scénarios. Généralement, deux types de scénarios sont construits : un scénario tendanciel, qui donne l’indication d’un avenir sans réelle surprise, c’est-à-dire pour lequel chaque élément poursuit sa progression ST294-6383.book Page 123 Mercredi, 23. septembre 2009 3:09 15 PROSPECTIVE ET RESSOURCES HUMAINES ... 123 dans la continuité du passé ; des scénarios de rupture, basés sur l’occurrence d’un événement échappant à la tendance, qui révèlent des possibilités nouvelles et provoquent ainsi l’intention d’agir. Ces scénarios sont élaborés par les membres du comité de direction eux-mêmes ; ils leur donnent l’occasion de débattre entre eux, de confronter leur propre vision, à la fois de l’entreprise et de leur métier, à celles des autres membres, et leur offrent ainsi une approche précise et globale du monde dans lequel l’organisation est plongée. Les scénarios issus de ces échanges constituent une représentation partagée des avenirs possibles et permettent à chacun de se forger ses propres convictions. Ils aboutissent à la formalisation collective d’un scénario de référence qui cristallise les échanges autour d’un avenir partagé par tous. La prospective prend ici la forme d’une réflexion collective, d’une focalisation des esprits sur les mutations de l’environnement, qui constitue une mobilisation collective. L’élaboration de scénarios offre de nombreux avantages : ils permettent d’abord de faire prendre conscience de la multiplicité des avenirs possibles, de relativiser ainsi la simple poursuite des tendances et de restaurer des marges de manœuvre là où certains changements pouvaient paraître impossibles. Ils obligent ensuite à prendre en compte l’interdépendance des éléments composant l’environnement. Enfin, ils favorisent l’identification de problèmes, de relations ou de questions ignorés ou volontairement laissés de côté, car controversés. Comme les scénarios exploratoires, les enjeux critiques pour l’avenir de l’entreprise sont élaborés par les membres du comité de direction. Ils constituent autant de problèmes-clés pour lesquels il est impératif de définir une position, soit préactive, c’est-à-dire pour se préparer aux changements attendus, soit proactive, c’est-à-dire destinée à provoquer les changements souhaitables. À ces enjeux, le comité répond par des orientations stratégiques et des objectifs associés. À partir de cette étape, le processus de réflexion stratégique peut entrer dans une nouvelle phase de mobilisation. Il passe alors du mode horizontal au mode vertical : chaque direction se saisit de ces orientations stratégiques et de ces objectifs pour définir un plan d’action. Une méthode de choix multicritères permet ensuite d’établir des priorités dans les actions proposées. De cette manière, chaque action se rattache à un objectif, qui lui-même répond à une orientation stratégique et à un enjeu. Chacun connaît ainsi la finalité de l’organisation, exprimée par la vision, et peut replacer son action au sein de la stratégie de l’entreprise. La prospective stratégique a pour objectif d’élaborer, collectivement et de façon partagée, un avenir voulu, désiré, mais réaliste. Cet avenir ST294-6383.book Page 124 Mercredi, 23. septembre 2009 3:09 15 124 RÉENCHANTER LE FUTUR PAR LA PROSPECTIVE RH s’appuie sur une vision du chef d’entreprise, une conviction personnelle susceptible de se transformer en stratégie d’action en fournissant aux membres de l’organisation un pouvoir de détermination. Il s’agit de fixer un cap à atteindre, de donner au collectif un sens commun. Le reste du processus stratégique, c’est-à-dire la définition des enjeux critiques révélés par l’exploration des avenirs possibles et la construction d’un avenir souhaitable pour l’entreprise, est un travail collectif dans lequel la place de l’homme est essentielle. Le DRH peut trouver dans cette démarche un rôle nouveau qui lui permet de valoriser au mieux ses compétences et celles de l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise.