Prospective et ressources humaines

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Prospective et ressources humaines
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C h a p i t r e
Prospective et ressources
humaines : remettre l’homme
au cœur de la stratégie
Philippe DURANCE*
Lorsque l’occasion est donnée aux managers de réfléchir aux principaux
facteurs de changement qui vont impacter leur entreprise dans les
quinze ou vingt ans à venir, les facteurs humains ressortent systématiquement comme des éléments essentiels. Il y a pourtant une contradiction marquée entre ce principe de reconnaissance et la réalité du terrain,
entre l’intention et l’action managériale. La crise sert, une fois de plus,
de révélateur. Certains grands capitaines d’industrie ont commencé à en
tirer des leçons qui pourraient profondément bouleverser les modèles de
développement économique et social de nos entreprises 1. Sur ce front, la
* Professeur associé au Conservatoire national des Arts & Métiers (CNAM) de Paris,
chercheur au sein du Laboratoire d’innovation, de prospective stratégique et d’organisation (http://www.cnam.fr/lipsor). Auteur, avec Michel Godet, de La prospective stratégique, pour les entreprises et les territoires, Dunod, 2008.
1. Cf.par exemple la contribution de Franck Riboud, PDG du groupe Danone : « La
crise impose de repenser le rôle de l’entreprise », Le Monde, 3 mars 2009. Cette
contribution revêt une importance toute particulière en partant du principe que
l’entreprise ne peut plus envisager son développement à venir sans prendre en compte
les territoires sur lesquels elle opère, au même titre que les autres parties prenantes
(stakeholders). Participant d’une même communauté de destin, elle se doit d’établir
avec eux des relations particulières. Nous militons dans ce sens depuis plusieurs
années en aidant les entreprises à considérer l’avenir des régions et/ou des pays où
elles se trouvent au travers d’une prospective stratégique appliquée aux territoires,
qui leur fournit une véritable capacité de dialogue avec les acteurs locaux et une légitimité à intervenir dans l’espace public.
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question de la motivation des hommes est centrale et les DRH sont
bien sûr mobilisés. Mais, force est de constater que, le plus souvent, ils
ont tendance à fonder cette motivation sur la communication interne ou
le renforcement des modes de reconnaissance non financière, c’est-à-dire
sur des processus plutôt descendants, pour ne pas dire condescendants 2.
Il paraît difficile de croire que la motivation puisse se décréter si simplement, sans aucune implication des hommes au sein de processus en tant
soit peu participatifs. Dans un tel contexte, la prospective stratégique,
en alliant réflexion prospective, élaboration stratégique et mobilisation
collective, donne à l’entreprise et aux hommes qui la composent un sens
nouveau.
L’avenir éclaire le présent
La prospective stratégique est fondamentalement liée à la mobilisation des hommes. Elle constitue un processus collectif dans lequel la
réflexion sur les futurs possibles sert à éclairer l’action d’une organisation. Elle tire ses caractéristiques des réflexions de celui qui en a jeté
les premières bases, le philosophe Gaston Berger, dont les grands principes sont toujours en vigueur et façonnent les pratiques actuelles.
Son idée initiale, formalisée au milieu des années 50, vise à transformer radicalement la manière dont sont prises les décisions. Marquée
par les effets de la Seconde Guerre mondiale, la France connaît alors,
dans une période de croissance inégalée, les fameuses « Trente Glorieuses ». Mis à part cette différence, le contexte comporte certaines similitudes avec aujourd’hui. Les nouvelles technologies de l’époque – énergie
nucléaire, cybernétique, aéronautique, etc. – bouleversent un grand
nombre d’approches. Les découvertes faites par la science posent autant,
voire plus, de problèmes qu’elles n’en résolvent. Les relations se mondialisent et se complexifient. Dans cette période de crise, nombreux
sont ceux qui pensent qu’il y a une véritable urgence à redonner du sens
à l’avenir : le changement est devenu la loi normale de transformation
du monde et « le devenir est en avance sur les idées ».
L’anticipation est un principe de base d’organisation de la vie
humaine. Berger constate pourtant que, lorsqu’il s’agit de considérer
l’avenir dans les décisions, la rigueur devient impossible et laisse souvent place à la plus pure fantaisie. Pour le philosophe, les projets n’ont
cependant de sens que dans la prise en compte des circonstances et des
2. Cf. Durance Philippe, « C’est la crise : surtout ne faites rien ! », RH&M, n° 33,
Chronique « Prospective RH », avril 2009, p. 33.
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conséquences des actes qu’ils engendrent. Prendre l’avenir en considération revient donc à limiter les risques en envisageant la portée des actions
entreprises et éviter ainsi de répéter « les choix inconscients opérés par nos
lointains prédécesseurs [et qui] continuent de peser sur notre avenir ».
Berger propose alors de dépasser les méthodes classiques d’anticipation, basées pour la plupart sur la simple extrapolation statistique.
Son idée consiste à déterminer les conditions générales dans lesquelles
l’homme pourrait se trouver dans les années à venir, de manière à faire
des choix éclairés. L’idée de dessiner à grands traits les mondes possibles a pour objectif d’éclairer le jugement et, surtout, de le former
assez tôt pour que la décision soit efficace. Ce principe pose les prémices de la méthode prospective : l’homme y est au cœur et l’anticipation
n’a pas pour but d’éclairer l’avenir mais le présent, l’action présente.
Puisqu’il n’est plus possible d’ignorer le poids de l’avenir dans les
décisions, il faut l’aborder de face. Mais, cette « conversion du regard 3 »
est difficile, car elle heurte le conformisme et les habitudes. Pour que
l’avenir devienne le fruit de la volonté et de l’action, il faut paradoxalement réduire le temps au seul présent, le reconsidérer, l’analyser à la fois
comme conséquence du passé et comme indice de l’avenir, point de
transformation et de passage. Berger propose de « parvenir aux réalités
élémentaires et de voir quelles conséquences elles peuvent entraîner si
elles se trouvent engagées dans des situations originales », c’est-à-dire
nouvelles. L’avenir dépend, avant tout, de ce qui existe à présent et des
possibilités que ce présent offre aux hommes d’action. Il n’est pas ce qui
vient après le présent, mais ce qui est différent de lui. La prospective
permet ainsi de passer du temps vécu, qui mêle à la perception du présent les images du passé, de l’avenir ou de la fantaisie, au temps du projet qui retient toutes les idées, pourvu qu’elles puissent se transformer
en action.
Les qualités du « manager de l’avenir »
Cette posture vis-à-vis de l’avenir nécessite de développer quelques
qualités fondamentales. Dans un monde en perpétuel changement, la
première de ces qualités est le calme, nécessaire à la prise de recul qui
3. Les citations pour lesquelles il n’est fait mention d’aucune source renvoient à
l’ouvrage de Gaston Berger, Jacques de Bourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective. Textes fondamentaux de la prospective française (1955-1966), L’Harmattan, collection Prospective, série Mémoire, 2e édition, 2008, textes réunis et présentés par
Philippe Durance.
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permet de conserver la maîtrise de soi. L’imagination, complément utile
de la raison, ouvre la voie de l’innovation et confère, à celui qui sait en
faire preuve, un regard différent, original, sur le monde. L’esprit d’équipe
est indispensable pour une action efficace, tout comme l’enthousiasme,
qui pousse à cette même action et rend l’homme capable de créer. Le
courage est essentiel pour sortir des chemins déjà tracés, innover, entreprendre et accepter les risques inhérents à toute prise de décision.
Enfin, le sens de l’humain est la vertu primordiale : pour avoir conscience
de son devenir, une société doit mettre en avant l’homme. Dans ce but,
la culture joue un rôle majeur : elle permet d’appréhender la pensée des
autres ; elle donne la possibilité de comprendre avant de juger ; elle
montre, à travers ses différentes formes – musique, théâtre, littérature, etc. –, comment l’homme peut prendre en main son destin.
Pour porter une vision prospective, le manager de l’avenir, véritable
« chercheur prospectif », doit avoir une connaissance concrète des
hommes et l’expérience du commandement et des responsabilités. Il
doit avoir l’expérience personnelle de ce dont il parle, non pas pour
faire jouer un quelconque argument d’autorité, mais pour être familier
des problèmes qu’il traite. Engagé dans l’action, il doit avoir constaté
par lui-même les insuffisances qu’il dénonce ou apprécié la gravité des
dangers qu’il avertit. Il sait échapper aux pressions de l’urgence, reste
indépendant et conserve dans l’appréhension des problèmes un mode
d’approche qui lui est propre.
L’attitude prospective
Au-delà des qualités requises pour affronter le monde à venir, Berger a
développé les caractéristiques d’une attitude prospective qui rend possible la prise en compte de l’avenir, en ouvre toutes les possibilités et
permet de préparer l’action. Il définit ainsi quelques règles de mise en
application de la méthode prospective.
La première de ces règles est la nécessité de voir loin. Dans une époque de perpétuel changement, il ne sert à rien de s’arrêter aux résultats
des actions en cours. Il faut aller plus loin. Et plus le regard porte loin,
plus il est facile de s’extraire du présent. Analyser les évolutions
possibles d’un secteur d’activité à deux ou trois ans relève plus de la
prévision que de la prospective. La prospective a pour objet l’étude
de l’avenir lointain. L’horizon éloigné n’est pas un obstacle, bien au
contraire ; ne cherchant pas à prédire, ne s’intéressant pas aux évènements, mais aux situations, la prospective n’a pas à dater ses résultats et
peut atteindre ainsi un degré de certitude élevé. Il est en effet plus aisé
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d’indiquer une tendance générale que la date et l’intensité d’un évènement donné.
L’éloignement de l’horizon soulève cependant deux difficultés. La
première est celle de la multiplicité des temps des phénomènes considérés. Au sein même d’une organisation, plusieurs temps « se côtoient
sans se confondre » : le temps de l’homme de marketing est un temps
démographique qui se compte en générations ; il n’est pas le temps du
financier, qui doit dénouer des positions sur les marchés d’une journée
sur l’autre, ni le temps de l’homme des systèmes d’information qui
doit envisager des ruptures technologiques tous les dix-huit mois.
Cependant, bien que les rythmes soient différents, ils sont vécus simultanément par les hommes, qui travaillent ensemble et doivent faire
face au même avenir. La définition d’un horizon commun fournit justement une mesure de ces activités interdépendantes mais aux temporalités différentes.
La seconde difficulté est celle de l’insuffisance seule de la raison.
Pour voir loin, pour définir des avenirs possibles éloignés, la raison ne
suffit pas ; il lui faut l’aide de l’imagination, « cette disponibilité de
l’esprit qui refuse de se laisser enfermer dans des cadres, qui considère
que rien n’est jamais atteint, et que tout peut toujours être remis en
question ». Mais, inversement, pour ne pas tomber dans l’extrême
opposé, le travail de l’imagination nécessite de la méthode. Si la prospective est bien une « indiscipline intellectuelle », elle a aussi besoin
de rigueur pour éclairer l’action des hommes et l’orienter vers un futur
désiré ; les outils de la prospective stratégique vont permettre d’encadrer l’imagination par une rigueur méthodologique indispensable pour
passer du rêve au projet. Ainsi, « l’imagination doit nourrir la rigueur,
et la rigueur donner à l’imagination l’ossature ». L’imagination permet
de ne pas figer la prospective, « de lui conserver son mouvement, son
dynamisme » ; la rigueur éloigne l’esprit des simples représentations
qui captivent par leur pouvoir d’illusion.
Cerner les situations éloignées dans le temps suppose de dépasser les
approches trop spécialisées. La deuxième règle impose donc de voir large,
c’est-à-dire de considérer les problèmes étudiés dans leur ensemble.
Dans ce but, Berger propose de faire se rencontrer des hommes compétents dans leur domaine de référence pour que naisse, de la confrontation
des analyses personnelles, une vision commune argumentée, étayée et
faite de complémentarités. Cette règle a pour conséquence que la prospective, a fortiori lorsqu’elle a une forte dimension stratégique, ne peut
être une activité solitaire. Elle résulte forcément d’un travail en commun et s’applique donc parfaitement à la construction d’un projet
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collectif. La vision d’ensemble est également un moyen privilégié
pour aborder la complexité des situations considérées, sans la réduire à
des relations simplistes et vides de signification. La prospective fait
appel pour cela à l’analyse des systèmes ainsi qu’à des modalités de
représentation des systèmes étudiés qui laissent place à des interprétations « larges » et multiples, susceptibles de « capturer » cette complexité.
Les ressources humaines ont ainsi tout intérêt à envisager leur
avenir en sortant de leur cadre, en remettant l’homme en situation,
au cœur d’une organisation, en cherchant à dépasser les figures,
aujourd’hui apparemment contradictoires, du salarié et du citoyen,
pour redonner à l’individu un rôle et une place qui satisfassent l’ensemble des parties prenantes. La prise en compte des exigences d’un développement durable peut offrir dans cette optique des opportunités
exceptionnelles.
Enfin, troisième règle opérationnelle, la prospective se livre à
une analyse en profondeur pour identifier les facteurs véritablement
déterminants des phénomènes étudiés. Elle ne se contente pas de
leur apparence et cherche, par plusieurs moyens, à en approfondir la
connaissance. L’un de ces moyens consiste à se méfier des idées reçues,
ces idées admises par le plus grand nombre sans être remises en question et qui façonnent les comportements de chacun. La prospective va
chercher à interroger leur fondement, à les déconstruire pour considérer les arguments qui peuvent éventuellement en minimiser la portée.
Elle va également chercher à poser les « bonnes » questions, à bien
poser les énoncés des problèmes proposés, au-delà des discours. Un des
enjeux majeurs de la prospective va donc être de briser ce « silence
organisationnel » qui bride l’innovation dans les organisations, qui
limite l’expression d’idées différentes, car divergentes vis-à-vis des
idées dominantes. Dans les processus d’expression collective propres à
toutes les organisations humaines, la rationalité du collectif, si elle
n’est pas correctement gérée, n’est pas toujours supérieure à celle de
l’individu isolé. Mis à part le mécanisme classique du conformisme
intellectuel ou biais de confirmation – le fait que la plupart des individus ne s’intéressent qu’aux informations qui confortent leurs pensées,
ce qui conduit ainsi les groupes à n’étudier que les sujets les plus évidents –, plusieurs formes de silence peuvent s’installer. Parmi celles
qui concernent directement la prospective : l’atténuation « naturelle »
des signaux faibles, y compris des signaux d’alerte, qui constituent
autant de germes d’avenir alternatif et contiennent potentiellement des
solutions originales pour le développement de l’organisation.
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Dans son analyse en profondeur, la prospective ne rejette pas pour
autant les moyens classiques, et notamment la statistique et ses projections vers l’avenir, faites principalement à partir d’extrapolations. Mais
ces outils ne conviennent généralement qu’à établir des hypothèses
tendancielles et ne suffisent pas à envisager « l’inimaginable ».
Ces trois règles sont assorties de deux principes. Le premier d’entre
eux est la capacité à prendre des risques. Pour Berger, la prise de risque
constitue à la fois une liberté et une nécessité. Une liberté, parce que,
contrairement à la prévision à court terme qui conduit à des décisions
immédiatement exécutables et engage de manière irréversible, et oblige
ainsi à la plus grande prudence, l’horizon éloigné de la prospective autorise à prendre des risques : il sera toujours possible par la suite de modifier les actions envisagées pour les adapter aux nouvelles circonstances.
Une nécessité, car dans un monde de plus en plus difficilement prévisible avec les méthodes classiques, il faut innover : or, provoquer le
changement comporte une part importante de risque ; « il est facile de
répéter, moins facile d’entreprendre ». La prospective agit en définitive
comme un réducteur de risque. D’une part, les risques inhérents à
l’innovation sont moindres que les risques pris si rien n’est fait pour
accompagner le changement ; d’autre part, dans un monde où les interdépendances s’accroissent, il est essentiel de chercher à prévoir les conséquences à venir des actions entreprises, prévues à court terme, soit pour
tenter d’en optimiser la portée, soit pour en éviter l’éventuelle amère
expérience. La prospective invite les hommes à agir de manière aussi raisonnable que possible : « vivre est toujours un pari ; écartons du moins
les paris absurdes. »
Second principe : penser à l’homme. Dans les études prospectives,
l’homme donne l’échelle. Plus que cela, la prospective permet de dégager
non seulement ce qui peut arriver, mais aussi ce que les hommes voudraient qu’il arrive ; elle ouvre ainsi la voie à la construction de l’avenir.
L’important pour Berger est de prévoir ce qui se passerait si l’homme ne
faisait rien pour changer le cours des choses. De cette manière, la prospective libère l’homme de la fatalité et provoque l’action. Même s’il peut
n’être qu’un moyen, voire, dans certains cas, un obstacle, la prospective
rappelle qu’en toutes circonstances l’homme est la finalité, que les finalités sont au cœur des actions humaines. Car, en définitive, « pour la prise
de décision, on retrouvera toujours l’homme, l’homme irremplaçable
avec ses préjugés, ses faiblesses, ses passions, ses délires, l’homme total
fait de chair et de sang, tête, cœur et ventre mêlés, l’homme, cet animal
désarmé qui a reçu le privilège royal de pouvoir dire oui ou non à son
destin ».
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Le difficile passage à l’action
La prospective est confrontée à une pluralité d’avenirs, soulevant de la
sorte un grand nombre d’incertitudes. La réduction de ces incertitudes
pourrait trouver une réponse dans l’expression de probabilités, qui
mesurent la chance qu’un évènement a de se produire. Cependant, dans
l’optique prospective, « le probable n’est qu’un canton du possible » et
les incertitudes les plus importantes, celles qui nécessitent plus que
d’autres d’être prises en compte, sont souvent des cas isolés qui échappent à la loi des grands nombres.
Le passage à l’action nécessite donc l’élaboration d’une prospective
stratégique, c’est-à-dire orientée vers la décision, qui, focalisée sur la
vraisemblance, permet de dépasser un « quantitatif inaccessible » sans
sombrer dans un « qualitatif inefficace ». La prospective stratégique est
un effort de connaissance en vue de la réalisation d’un projet : elle a
pour objectif de définir ce qui sera « utile de connaître de l’avenir au
regard de la décision à éclairer ». Il s’agit de rétrécir la perspective
fournie, la pluralité des avenirs, par des éliminations raisonnées. Ce
rétrécissement doit passer d’abord par l’élimination de l’incohérent,
puis du superflu, pour ne conserver que l’utile par rapport à une décision située dans une perspective à long terme. Il s’agit alors d’aboutir à
des anticipations pertinentes, c’est-à-dire des changements qui pourraient avoir un impact immédiat sur les décisions et les comportements
des acteurs.
Une hypothèse peut cependant être cohérente et pertinente sans
pour autant être concrète : il faut donc passer ensuite à l’étape délicate
du « raccordement au réel ». Pour être plausible et servir de guide à
l’action, elle doit faire en sorte qu’il existe un ensemble de décisions
compatibles avec elle, et dont l’effet soit de rendre probable sa réalisation. En pratiquant ainsi, l’action peut s’inscrire dans un projet qui
donne une signification et une valeur à la décision. Mais cette jonction
entre présent réel et avenir imaginé n’est pas irrévocable et la suite des
décisions futures doit toujours pouvoir être modifiée dans le cas où
apparaîtrait une éventualité qui n’aurait pas été envisagée.
L’essence même de la prospective repose sur la capacité à discerner, derrière le « visible », les facteurs qui conditionnent réellement le
changement. Il faut surtout éviter de s’arrêter à l’hypothèse de stabilité
qui n’est souvent qu’un « aveu d’ignorance ou de faiblesse, un recul
devant l’analyse en profondeur ou la responsabilité du choix ». De ce
fait, il est essentiel de s’interroger sur la validité de la permanence,
dont le postulat peut souvent être contredit, soit par l’expérience, soit,
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et surtout, par la volonté de changement de l’homme. Pour ce faire,
une observation attentive doit permettre de corroborer l’intuition et le
raisonnement par des « faits porteurs d’avenir » qui, bien qu’infimes
par leurs dimensions présentes, sont immenses par leurs conséquences
potentielles et annoncent les mutations à venir. La difficulté réside
alors dans la sélection des éléments significatifs.
Ainsi, « entrer dans l’avenir à reculons » est, pour le prospectiviste,
le péché par excellence. Son souhait le plus fervent doit être de ne pas
rester prisonnier de mécanismes intellectuels trop marqués par un
passé qui serait de moins en moins riche de leçons, et sa préoccupation
la plus vive, d’introduire dans sa vision des futurs possibles toutes les
forces de changement et surtout celles qui lui paraissent introduire
des ruptures par rapport aux évolutions antérieures. Son travail s’attache donc à débusquer les « mutations illusoires », ces changements qui
semblent nouveaux mais qui sont en fait ancrés dans le passé et constituent de simples prolongations de tendances, et à ouvrir aux véritables
faits porteurs d’avenir.
De l’anticipation à l’action par l’appropriation
La prospective stratégique accorde autant d’importance aux résultats
obtenus qu’au chemin parcouru pour les obtenir. Elle permet de passer
de la réflexion prospective à l’expression de la volonté stratégique par la
mobilisation collective, seule garante de la cohérence entre stratégie et
gestion, entre intention et action managériale.
La vision globale est nécessaire pour que chacun, quel que soit son
niveau, puisse agir et comprendre le sens de ses actions, c’est-à-dire les
resituer dans le projet dans lequel elles s’inscrivent. La mobilisation des
hommes est d’autant plus efficace qu’elle s’inscrit dans le cadre d’un
projet explicite, connu et reconnu de tous, c’est-à-dire partagé. Motivation et stratégie représentent ainsi les deux faces d’une démarche de
prospective stratégique en entreprise, qui, grâce à sa mise en œuvre,
peuvent être atteints simultanément. L’appropriation, aussi bien intellectuelle qu’affective, garantit la réussite du projet ; elle constitue un
point de passage obligé pour que l’anticipation se cristallise en action
efficace. Et si nous militons pour que le DRH fasse de la prospective
stratégique un outil privilégié au service de la politique générale de
l’entreprise, c’est bien parce que la mobilisation des hommes est le
facteur discriminant. Sans hommes motivés, reconnus et reconnaissants,
impliqués et impliquants, l’organisation sombre dans l’enfer du nonsens.
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Pour que la mobilisation collective constitue le ciment de l’organisation, la démarche prospective doit réunir trois éléments fondamentaux.
La vision du chef d’entreprise est le premier d’entre eux. Socle de la
dynamique de l’entreprise, elle forme le point d’appui, la pierre angulaire, de la réflexion stratégique. Elle représente la formalisation par le
dirigeant de la finalité de l’entreprise, des valeurs qu’elle porte, de son
rôle par rapport aux parties prenantes – clients, fournisseurs, partenaires, salariés, citoyens –, de sa place sur le territoire, de son devenir.
Mariant la passion et la raison, elle est l’âme véritable de l’entreprise.
Elle porte en elle une part d’anticipation. C’est elle qui donne l’horizon
de l’action de l’organisation, son but ultime et, à ce titre, elle constitue
une référence permanente. Pour bon nombre de collaborateurs, elle
peut être le moteur de la motivation individuelle. La vision appartient
à un seul homme : le chef d’entreprise. Elle lui est propre et incessible ;
le départ de l’un entraîne la disparition de l’autre, et beaucoup d’entreprises, où le successeur n’a pas su ou pas pu porter une vision qui lui est
propre, perdent ainsi leur âme. Elle a pour vocation, après avoir été discutée et ajustée avec les membres du comité de direction, à être partagée avec l’ensemble du personnel.
La formalisation d’enjeux critiques pour l’avenir de l’entreprise constitue le deuxième élément fondamental. Ces enjeux naissent de la
confrontation de la vision de l’entreprise, de ses forces et de ses faiblesses, avec les menaces et les opportunités identifiées par l’analyse de
l’évolution possible de son environnement (économique, financier,
humain, etc.).
Cette formalisation passe par l’utilisation de la méthode des scénarios qui vise à construire des représentations des avenirs possibles de
l’environnement, ainsi que les cheminements qui y conduisent. L’objectif de ces représentations est de mettre en évidence les tendances lourdes
et, surtout, d’imaginer, à partir de signaux faibles, les ruptures possibles
ainsi que leurs conséquences pour l’organisation.
Un scénario est la description d’une situation future et du cheminement des événements qui permettent de passer de la situation d’origine
à cette situation future. Pour construire ces scénarios, l’environnement
de l’entreprise est représenté sous la forme d’un système composé de
variables. Pour chaque variable, des hypothèses d’évolution possible
sont émises. La combinaison de ces hypothèses entre elles fournit des
scénarios. Généralement, deux types de scénarios sont construits : un
scénario tendanciel, qui donne l’indication d’un avenir sans réelle surprise, c’est-à-dire pour lequel chaque élément poursuit sa progression
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dans la continuité du passé ; des scénarios de rupture, basés sur l’occurrence d’un événement échappant à la tendance, qui révèlent des possibilités nouvelles et provoquent ainsi l’intention d’agir.
Ces scénarios sont élaborés par les membres du comité de direction
eux-mêmes ; ils leur donnent l’occasion de débattre entre eux, de
confronter leur propre vision, à la fois de l’entreprise et de leur métier,
à celles des autres membres, et leur offrent ainsi une approche précise
et globale du monde dans lequel l’organisation est plongée. Les scénarios issus de ces échanges constituent une représentation partagée
des avenirs possibles et permettent à chacun de se forger ses propres
convictions. Ils aboutissent à la formalisation collective d’un scénario
de référence qui cristallise les échanges autour d’un avenir partagé par
tous. La prospective prend ici la forme d’une réflexion collective, d’une
focalisation des esprits sur les mutations de l’environnement, qui constitue une mobilisation collective. L’élaboration de scénarios offre de
nombreux avantages : ils permettent d’abord de faire prendre conscience de la multiplicité des avenirs possibles, de relativiser ainsi la simple poursuite des tendances et de restaurer des marges de manœuvre là
où certains changements pouvaient paraître impossibles. Ils obligent
ensuite à prendre en compte l’interdépendance des éléments composant
l’environnement. Enfin, ils favorisent l’identification de problèmes, de
relations ou de questions ignorés ou volontairement laissés de côté, car
controversés.
Comme les scénarios exploratoires, les enjeux critiques pour l’avenir
de l’entreprise sont élaborés par les membres du comité de direction.
Ils constituent autant de problèmes-clés pour lesquels il est impératif
de définir une position, soit préactive, c’est-à-dire pour se préparer aux
changements attendus, soit proactive, c’est-à-dire destinée à provoquer
les changements souhaitables. À ces enjeux, le comité répond par des
orientations stratégiques et des objectifs associés. À partir de cette
étape, le processus de réflexion stratégique peut entrer dans une nouvelle phase de mobilisation. Il passe alors du mode horizontal au mode
vertical : chaque direction se saisit de ces orientations stratégiques et
de ces objectifs pour définir un plan d’action. Une méthode de choix
multicritères permet ensuite d’établir des priorités dans les actions
proposées. De cette manière, chaque action se rattache à un objectif,
qui lui-même répond à une orientation stratégique et à un enjeu. Chacun connaît ainsi la finalité de l’organisation, exprimée par la vision, et
peut replacer son action au sein de la stratégie de l’entreprise.
La prospective stratégique a pour objectif d’élaborer, collectivement
et de façon partagée, un avenir voulu, désiré, mais réaliste. Cet avenir
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s’appuie sur une vision du chef d’entreprise, une conviction personnelle susceptible de se transformer en stratégie d’action en fournissant aux membres de l’organisation un pouvoir de détermination. Il
s’agit de fixer un cap à atteindre, de donner au collectif un sens commun. Le reste du processus stratégique, c’est-à-dire la définition des
enjeux critiques révélés par l’exploration des avenirs possibles et la
construction d’un avenir souhaitable pour l’entreprise, est un travail
collectif dans lequel la place de l’homme est essentielle. Le DRH
peut trouver dans cette démarche un rôle nouveau qui lui permet de
valoriser au mieux ses compétences et celles de l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise.