Werner Busch, Great wits jump. Laurence Sterne und die bildende

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Werner Busch, Great wits jump. Laurence Sterne und die bildende
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Werner Busch, Great wits jump.
Laurence Sterne und die bildende Kunst,
Munich : Wilhelm Fink, 2011, 224 pages
Julie Ramos
En intitulant Great wits jump son étude sur les relations de Laurence Sterne aux arts visuels, l’historien de l’art Werner Busch pose son objet et sa méthode. L’expression, qui ouvre le neuvième
chapitre du livre III de La vie et les opinions de Tristam Shandy (paru entre 1760–1770 en neuf
volumes), est difficile à traduire – quelque chose comme : « les grands esprits font des sauts
de pensées » –, mais elle conserve en allemand des résonnances avec le Witz. Devenu simple
« blague » dans le sens commun, les romantiques allemands voyaient dans l’usage du Witz un
potentiel de jaillissement de la vérité par sa faculté de combiner en un trait d’esprit poésie et
connaissance. Toutefois, loin du rêve de totalité de ces derniers, qui le revendiquèrent pourtant
comme leur, le roman de Sterne s’apparente à une monumentale entreprise de mise à l’épreuve
d’une saisie de la vérité. Elle dialogue, comme l’ont montré de nombreux commentateurs, avec
le Discours sur l’entendement humain de John Locke (1690) tout en en raillant le principe d’une
correction de l’arbitraire des associations d’idées par le jugement. Outre que le récit du Tristram Shandy est une perpétuelle mise à mal de l’entendement par son incohérence, la « préface de l’auteur », qui n’arrive qu’après vingt chapitres, ridiculise la distinction du philosophe
entre l’esprit et le jugement par la métaphore bouffonne de celle « entre un pet et un hoquet ».
Sterne apporte ici de l’eau au moulin de la satire, en faisant par ailleurs référence à ses grands
devanciers : Rabelais, Swift, Cervantès, sans oublier Erasme, Montaigne, Paul Scarron et surtout le Robert Burton de L’Anatomie de la mélancolie (1621). Werner Busch tire du plagiat du
prologue de cet ouvrage l’une des questions fondatrices du roman : « Ferons-nous toujours de
nouveaux livres, comme les apothicaires font de nouvelles mixtures en versant simplement d’un
vase dans un autre ? – Devons-nous à jamais tordre et détordre la même corde ? – à jamais dans
la même ornière ?, – à jamais du même pas ? » (cité p. 20 1).
De ce doute radical découlent trois modalités d’écriture – la digression, l’emprunt et
le montage –, qui s’appliquent autant au roman qu’à la manière dont Werner Busch assume
la construction de son ouvrage. Tout en s’appuyant sur un riche appareil de notes, qui dans le
cadre d’une telle étude consacre ironiquement l’historien d’art comme « pilleur », l’auteur écrit
avoir tenté de restituer le plaisir d’un cheminement entrepris depuis 1999, ponctué des diverses
contributions ici rassemblées, et dont « les détours, affirme-t-il, seront nécessaires, dans l’esprit
des digressions de Sterne » (p. 15). S’il s’intéresse à un aspect peu étudié par les historiens de
la littérature, il ne s’en tient toutefois nullement à l’invenRegards Croisés.
taire des références aux arts visuels dans Tristram Shandy.
Revue franco-allemande de recensions
Leur examen pose aussi des questions d’époque : celle
d'histoire de l'art et esthétique
Numéro 1 / 2013.
de la traduction d’une vérité en littérature et peinture, à
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une période où la référence au passé s’inscrit dans l’enseignement et la théorie de l’art ;
celle de la production des images, à même d’être utilisées par Sterne et en retour aux
siennes d’inspirer les peintres.
Ainsi en est-il des « poses plastiques » des protagonistes de Tristram Shandy, qui sont
l’un des fils rouges de la démonstration. Le premier chapitre (« Platon et John Locke ») s’ouvre
sur la reprise du geste du Socrate de l’Ecole d’Athènes dans la description du père de Shandy
tentant de convaincre l’oncle Toby. Outre d’être le plagiat d’une citation de l’Account of Some
of the Statues, Bas-Reliefs, Drawings and Pictures in Italy de Jonathan Richardson (1722), elle
ouvre diverses pistes de lecture, qui nous conduisent de la fresque de Raphaël, en passant par
la référence au Banquet de Platon, jusqu’au connoisseurship du XVIIIe siècle – finement traité
dans la chapitre suivant (« Le Shandyisme et la mort ») à travers les relations entre Sterne, Thomas Patch, Reynolds et Hogarth. A l’inverse, les poses des deux versions du Captif de Wright of
Derby (1774, Vancouver Art Gallery et 1775–1777, Derby museum & Art Gallery) sont inspirés de
Sterne. Quant à celle du caporal Trim dans la gravure d’Hogarth pour le frontispice du volume
de 1760, elle relève autant de l’illustration que d’une réflexion commune des deux hommes sur
le canon antique, la ligne de beauté et la caricature.
L’un des chapitres les plus virtuoses de l’ouvrage, « Sterne et Annibale Carrache », compare une scène du livre III de Tristram Shandy avec la grande version de La boucherie du peintre
(vers 1583, Oxford, Christ Church Gallery). Le comique de la torsion du père de Shandy « ôtant
sa perruque avec la main droite et avec la gauche tirant de la poche droite de son habit un
mouchoir rayé des Indes » est l’occasion d’une distance ironique avec l’attitude « aisée, naturelle, libre », que « Reynolds lui-même, tout grand et gracieux peintre qu’il est, […] aurait peint
comme il était posé » (cité p. 120–121). Au-delà de ce débat contemporain, Werner Busch démontre que le contrapposto est emprunté à la figure du soldat suisse sur la gauche du tableau
de Carrache, que Sterne put voir en 1760 dans la maison londonienne du collectionneur anglais
John Guise. Or, la peinture pose déjà en son temps la question du naturel, repris par Sterne et
les peintres de son temps.
Naturel, originalité et vérité, en littérature comme en peinture, sont en effet mis en abîme
dans la quête d’identité du héros du roman. On ne s’étonnera donc pas qu’une grande partie
de l’étude soit consacrée au genre du portrait. L’auteur aborde celui de Sterne par Reynolds
(1760, Londres, National Portrait Gallery), qui emprunte aux Deux satyres de Rubens (1615) pour
jouer d’une homonymie éclairant en retour le thème récurrent du grivois « appendice nasal »
dans Tristram Shandy. Werner Busch en reprend les éléments dans le chapitre « Sterne et van
Dyck » pour apporter de convaincants arguments historiques à l’utilisation par Sterne du Samson et Dalila aujourd’hui à la Dulwich Picture Gallery de Londres (1618–1620). Dans le chapitre
« Emprunt », l’examen des portraits de l’acteur Garrick par Hogarth, Reynolds et Gainsborough
déploie, au-delà de simples influences, une parenté de vue entre Sterne et les peintres. Ces
portraits, écrit Werner Busch, sont des « images-pièges » et des jeux de pistes, dont les « systèmes d’aiguillage » entre citations et parodies satisfaisaient des commanditaires qui étaient
aussi lecteurs, et en particulier de Sterne (p. 107). L’auteur rappelle à plusieurs reprises qu’aussi
divergentes que soient leurs positions, Reynolds partage avec Sterne la nécessité de l’emprunt
dans un âge qui se pense tard venu (voir le 15ème de ses Discours cité p. 28). C’est donc toute
une époque qui s’en trouve éclairée, dont Werner Busch est l’un des plus fins spécialistes. Il
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souligne aussi la manière dont Sterne réconcilie, dans ce contexte, satire et religion en s’inscrivant dans un scepticisme paulinien, à la suite de l’Erasme de L’Eloge de la folie, de Rabelais, de
Cervantès et de Swift, qui était pasteur comme lui.
On ressort de l’ouvrage convaincu de la fécondité des méthodes de la littérature comparée, trop souvent négligées en histoire de l’art. Elles permettent dans le chapitre « Delineavit »
de relier en une dernière arabesque toute sternienne la question du portrait de l’aimée dans A
Sentimental Journey à la fameuse planche du chapitre 40 du sixième livre de Tristram Shandy
figurant en quatre lignes dessinées les digressions des volumes précédents. Le chapitre conclusif qui ouvre sur l’influence de Sterne dans le roman contemporain d’Irene Dische, Clarissas
empfindsame Reise (2009), semble moins tenu que le reste de l’étude. Il donne envie de relire
le premier plutôt que de découvrir la seconde. Cependant l’auteur y parvient à nous accrocher
à une ultime piste de recherche sur l’éventuelle lecture de Sterne par Goya. On espère qu’elle
donnera lieu à un prochain essai.
1. D'après Laurence Sterne, Leben und Ansichten
von Tristram Shandy, Gentleman. Ins Deutsch
übertragen und mit Anmerkungen von Michael
Walter, Frankfurt a. M., Fischer Taschenbuch Verlag, 2010, p. 367 (je traduis de l'allemand).