Orphelinats : le pis-aller des familles pauvres

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Orphelinats : le pis-aller des familles pauvres
Enfance
Enfance
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Siv Channa
DOSSIER
Orphelinats :lepis-aller
desfamillespauvres
Seuls un quart des
enfants hébergés dans les
orphelinats auraient
réellement perdu leurs
deux parents, selon les
statistiques officielles.
Pour lutter contre le
phénomène d’abandon
et limiter les abus, l’État
veut encourager la prise
en charge de ces enfants
par leur communauté
d’origine.
U
ne rangée de casiers résume la vie de 56 enfants :
ils y entassent tout ce
qu’ils possèdent. Chez Sfoda,
(« Sacrifice Families and Orphans
Development Association »), un
orphelinat privé, pendant que
quelques adolescents discutent
tranquillement dans leur cham8
bre, les plus jeunes ont fait du
terrain vague, à côté, leur aire
de jeux favorite. Dans le dortoir
où perce à peine la lumière, s’alignent des rangées de lits superposés sans matelas.
Mais Kiri, 10 ans, se moque
du confort : « Jesuiscontentcar
ici, je vais à l’école, je joue au
football et surtout, personne ne
me force à travailler. » « On
mangebienetonadumatériel
scolaire, c’est suffisant ! », renchérit Ruos, 13 ans, tout sourire.
« C’est mieux pour eux, car
lorsqu’ils se retrouvent dans la
rue,beaucoupd’entreeuxtombent
danslesjeuxd’argent,laprostitutionousefontexploiter », relève
Pean Rathamanith, enquêteur
du droit des enfants à la Licadho.
Mais, du côté du personnel, le
discours diffère un peu. Il faut
faire avec les moyens du bord
pour offrir aux pensionnaires des
conditions de vie décentes. La
tâche se complique avec les nouveau-nés : « L’orphelinatn’estpas
vraiment équipé pour ce genre
Cambodge Soir Hebdo n˚ 124 – 3ème année, du 11 au 17 mars 2010
decas.Ilfautallaiterlebébéet
leconfieràunenounou,qui,en
généraladéjàdeuxoutroisenfants à garder », explique Pen
Sophan, directeur de l’établissement. L’une des nounous, Chanthou, entourée de trois enfants
en bas âge, confirme : « Je dois
les doucher, les allaiter, laver
leurlinge,cen’estpasfacile,surtoutquandilstombentmalades. »
Un financement laborieux
Côté matériel, des choix s’imposent. L’orphelinat « New Future for Children », fier d’avoir
pu envoyer cinq de ses pensionnaires à l’université, met l’accent
sur l’éducation. L’établissement
ne dispose que de sept chambres
pour 58 enfants, mais il peut
s’enorgueillir de proposer à ses
pensionnaires une salle informatique leur permettant d’accéder
à Internet.
Pour la direction, la gestion
de l’orphelinat n’est pas de tout
repos. Récolter des fonds devient
chaque jour plus laborieux et la
structure ne dispose d’aucun financement à long terme. Elle
récolte actuellement les 12 000
dollars dont elle a besoin chaque
année principalement grâce à
des actes de charité individuels
en provenance des États-Unis.
Chez Sfoda aussi, les temps
sont durs. Alors que ses coûts
fixes restent inchangés, l’orphelinat a perdu la moitié des financements d’un de ses principaux bailleurs. Le directeur, inquiet pour l’avenir de son institution, cherche dans le système
des parrainages des revenus
complémentaires. « Depuis un
an,nousn’avonsplusdemédecin
de permanence à l’orphelinat.
Quandunenfanttombemalade,
ilfautl’envoyeràl’hôpitalleplus
proche.Cen’estpasfacile,surtout
denuit », reconnaît Pen Sophan.
Au Cambodge, 11 635 enfants
dont 9 469 mineurs vivent aujourd’hui dans l’un des 258 orphelinats du pays. Ces jeunes
viennent de toutes les provinces,
et ont des histoires personnelles
variées. Nombre d’entre eux ont
des parents séropositifs ou morts
du sida. Les autres sont souvent
placés par les hôpitaux ou la police. La pauvreté pousse aussi
de nombreuses familles à abandonner leur enfant, surtout
lorsque les mères sont célibataires
ou remariées.
Ces établissements accueillent
une majorité de jeunes garçons.
Les filles, jugées vulnérables et
plus faciles à éduquer, sont plus
aisément recueillies par les membres de la communauté. Mais
filles ou garçons, maltraités ou
à la recherche de meilleures
conditions de vie, la plupart de
ces enfants ne sont en réalité
pas « orphelins ». Selon le ministère des Affaires sociales, seuls
un quart de ces enfants ont perdu
leurs deux parents.
Il n’est pas facile de vérifier
qu’un enfant est réellement orphelin : « Souvent, en arrivant,
ilsessaientdementirunpeu.Ils
neveulentpasqu’onretrouveleur
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Émilie Boulenger
DOSSIER
Les plus âgés des enfants « orphelins » s’occupent des plus jeunes, à l’orphelinat « New Future for Children ». Certains jeunes adultes accueillis
depuis leur prime enfance redoutent le jour de la sortie et rencontrent des difficultés pour se réinsérer dans une vie sociale normale. Les orphelinats, souvent utilisés comme un recours par les familles pauvres, devraient céder la place à des solutions d’accueil alternatives.
« J’auraispréféré
resterlà-bas »
Roat, 20 ans, a aujourd’hui un avenir
tout tracé. Il a suivi une formation de
couturier et sait déjà qu’il sera embauché
par l’orphelinat. Pourtant, assis devant
sa machine à coudre, il affiche un visage
triste. « Un jour, ma mère m’a dit qu’elle
m’emmenait visiter un endroit. Elle m’a
laissé ici et n’est jamais revenue. C’était
en 2001 et j’ai beaucoup pleuré, racontet-il, ému. Je suis content d’avoir appris à
coudre, et à parler khmer et l’anglais,
mais si on avait donné de l’argent à ma
communauté, j’aurais préféré rester làbas. »
Tola, 13 ans, aurait elle aussi sans
doute préféré une autre vie. Sans laisser
paraître aucune expression sur son visage,
elle raconte que son père buvait et frappait
sa mère. Après le décès de cette dernière,
elle a rejoint l’orphelinat. Ici, elle estime
qu’elle « mange bien » et que « la vie est
satisfaisante » mais elle vit dans l’attente
de chacune des visites à sa grand-mère,
restée au village.
En entendant ces témoignages, de nombreux professionnels ont décidé d’appliquer
la politique gouvernementale sur la prise
en charge alternative des enfants (voir
encadré). Cette politique préconise de développer des projets communautaires pour
limiter les abandons et valoriser la vie de
famille. Des standards à respecter ont
également été dictés aux orphelinats.
« Selon le ministère des Affaires sociales,
en 2005, il y avait 153 orphelinats au
Cambodge, contre 258 en 2009, regrette
Emmanuelle Werner, responsable du projet
« Alternative Care » chez Friends International. Rien qu’à Siem Reap, on comptabilise 28 orphelinats enregistrés… alors
que 10 autres ne le seraient pas. Rien n’indique donc que ce phénomène va s’arrêter.
L’orphelinat devient une réponse à la situation des enfants pauvres. »
Kem Kimlang, la directrice générale
d’Enfants d’Asie Aspeca a beau s’occuper
de 2 758 « orphelins », elle souhaite « développer davantage les parrainages collectifs », qui profitent aux communautés.
Mais tous ne sont pas complètement
convaincus. Le directeur de Sfoda, Pen
Sophan, se prononce plutôt en faveur de
l’adoption : « Si l’enfant ne peut être placé
ici, il sera mieux à l’étranger, avec une famille qui l’aime comme son propre enfant.
Nous mettons dans un orphelinat sans
savoir combien de temps la structure va
survivre. À quoi bon garder un enfant,
alors que nous n’avons pas un système
suffisant pour nous en occuper correctement ? »
Unepolitiquedeplacement
« confuse »
Suon Socheat, de son côté, s’inquiète de
l’application de la mesure : « Il faut réduire
cette pauvreté, c’est la seule solution. Mais
les ONG ne peuvent pas tout faire et avant
que le gouvernement ne subvienne à ses
besoins, il y aura bien cinquante ans de
passés. »
Et d’ajouter : « D’un point de vue sentimental, il est vrai que le placement dans
la communauté est une bonne solution.
Les enfants connaissent déjà leurs voisins,
mais à part cela, je n’y vois pas d’avantage.
Ils ne parleront pas anglais, n’auront pas
d’ordinateur et aucune formation. » Selon
lui, seuls les centres sont en mesure d’apporter tout cela.
Certains fonctionnaires semblent ne pas
avoir compris l’objectif de cette politique :
« J’ai assisté à une réunion avec le ministère
des Affaires sociales. Les participants recommandaient de mettre en place des projets dans les communautés et de ne pas
Ung Chansophea
et Émilie Boulenger
Cinq ONG pour une prise en charge alternative
C
inq ONG, Friends, Mith
Samlanh, SKO (Samatapheap Khnom Organization), Krousar Yoeung et Mango
Tree Garden ont décidé d’appliquer la politique gouvernementale
de la prise en charge alternative
des enfants, mise en place en
2006, qui affirme que la famille
reste le meilleur environnement
pour un enfant. Financé par l’ambassade de France à hauteur de
670 000 euros (910 000 dollars)
pour 2009-2010, ce projet vise à
prévenir les abandons et le placement systématique des enfants en
orphelinat.
Une loi déclinant les options
envisageables en cas d’abandon a
d’ailleurs été rédigée par le minis-
ÉmilieBoulenger
famille, et dans le cas des handicapés
mentaux, c’est impossible », souligne Ly
Sophat, la directrice de l’ONG FriendsMith Samlanh.
Quand les parents sont connus, certains
orphelinats s’efforcent de conserver des
liens avec eux : « Nous rencontrons toujours
le chef du village avant d’accepter un
enfant. Nous voulons qu’il reste en contact
avec sa communauté, car nous ne pourrons
pas le garder toute sa vie », explique Suon
Socheat, directeur de l’orphelinat New
Future for Children.
Faute de ressources humaines et de formation, les psychologues sont rares. Les
enfants sont isolés et souvent inquiets
pour leur avenir. Environ 1 900 enfants
de plus de 18 ans vivent aujourd’hui encore
en orphelinat. « Récemment, nous avons
eu un garçon qui angoissait parce qu’il
n’était jamais sorti de l’établissement, indique Suon Sopheat. Il est parfois difficile
d’intégrer les enfants dans la vie active,
mais nous montons des projets à l’avance
et les conseillons. »
abandonner les enfants. Je leur ai demandé pourquoi, et ils ont changé de
sujet. Leur politique est très confuse »,
raconte un professionnel.
Mais pour Emmanuelle Werner, l’enfant ne devrait pas avoir à choisir entre
le droit à l’éducation et le droit à vivre
en famille : « Il vaut peut être mieux commencer par des choses élémentaires dans
la communauté que d’apprendre l’anglais
aux enfants et de laisser les parents dans
la misère, ce n’est pas pérenne. C’est tout
le problème du développement ». Et d’ajouter : « Il y a tout de même une bonne
maîtrise de cette politique au ministère,
mais c’est vrai qu’il y a un effilochement
du message. Les chefs de village l’ignorent
encore, par exemple. »
Petit à petit, les ONG impliquées dans
ce projet souhaitent réduire le nombre
d’enfants placés dans des centres résidentiels à long terme et développer les
centres d’accueil, où ils peuvent rester
provisoirement, le temps d’être formés
et réintégrés dans la société.
Sophea, hébergée au centre d’accueil
de l’ONG Mith Samlanh, s’est vu offrir
cette chance : « Plus petite, je pensais
que je n’aurais pas un bon avenir. Ici, je
commence à avoir de l’espoir. Je suis
une formation en coiffure qui me permettra d’avoir un métier », souffle la
jeune fille, visiblement gênée. « Après la
mort de mes parents, j’ai été forcée à
vendre dans la rue les gâteaux que fabriquait ma famille d’accueil. Mon travail
était pénible, je n’avais pas le droit de
parler aux autres et on m’insultait souvent. » Grâce à cette formation temporaire, elle va pouvoir retrouver une vie
normale : des méthodes de travail qui
séduisent de plus en plus d’ONG.
Au Cambodge, selon l’Unicef, 553 000
enfants ont au moins perdu un parent.
Seuls 2 % d’entre eux vivent en orphelinat, preuve que la prise en charge par
la famille éloignée ou la communauté
est envisageable. En mettant l’accent
sur la prévention des abandons, en passe
de devenir une solution de facilité, les
professionnels espèrent faire évoluer les
mentalités rapidement.
tère des Affaires sociales en collaboration avec l’Unicef et doit
être testée pendant deux ans.
Des équipes vont sensibiliser les
familles sur le terrain et les accompagner dans leurs responsabilités
parentales. Un centre d’informations a également été mis en place
sur la route allant vers Takhmao.
Les ONG concernées souhaitent développer des partenariats
avec quatre ou cinq orphelinats
afin de les aider à mettre en place
les standards requis par le gou-
vernement. Elles souhaitent éviter que les enfants restent dans
les orphelinats, coupent les liens
avec leur famille et peinent à se
réintégrer dans la société.
Une campagne de sensibilisation sur l’importance de la famille
pour le développement de l’enfant devrait également prochainement voir le jour. Les ONG
souhaitent aussi mettre en garde
le public contre les dangers du
« tourisme d’orphelinat ». Certains professionnels estiment que
la situation actuelle est alimentée
par les visiteurs qui, apitoyés par
le sort de ces enfants, sollicitent
des fonds dans leur pays d’origine. Les volontaires, nourris par
leur expérience, participent aussi
au phénomène. « Les orphelinats
ne devraient pas avoir une politique
de portes ouvertes comme ça, il n’y
a aucun garde-fou pour les enfants,
lance Emmanuelle Werner, responsable du projet Alternative
Care chez Friends. Il faut qu’on
comprenne que ce n’est pas anodin
de grandir en orphelinat, que l’enfant va avoir des carences. On emmène les enfants pauvres des
campagnes et on les met dans des
centres. Mieux vaut financer des
projets communautaires. »
Selon cette politique, le placement en orphelinat comme
l’adoption doivent retourner à
leur place et redevenir des solutions de dernier recours.
U. C. et E. B.
Cambodge Soir Hebdo n˚ 124 – 3ème année, du 11 au 17 mars 2010
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