Toni Erdmann
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Toni Erdmann
22 – Le Grand Papier Par Romain Thoral & Alex Vandevorst | Photos DR Toni Erdmann Sortie le 17 août. 23 – Erdmann O n the OO Mn Il arriv arrive dans vos salles quelques semai semaines après avoir retourné La Croiset : Mesdames, Messieurs, Croisette voici le phénomène p Toni Erdmann ! C ’est l’his l’histoire d’un gentil papa hippie-rigolo qui va appr apprendre à sa working-girl de fille qu’il y a autre ch chose dans la vie que le boulot. Raconté comme ça le pitch de Toni Erdmann pourrait être celui d’une coméd comédie glucose carburant à la leçon de vie comme en enquillaient Jim Carrey ou Adam Sandler à la fin des années 90 (Menteur, m menteur, Big Daddy, ce genre). Ramenée dans le contexte d’un film allemand de 2H45 shooté caméra à l’épaule, cette cet histoire-là prend soudainement une toute aut autre dimension de cinéma, même si in fine la fable fab morale qu’elle charpente vise un univer versalisme tout hollywoodien (le mot n’a rie rien de péjoratif ici). Le succès foudroyant qu qu’a connu le film lors de sa présentation à Cannes s’explique probablement par c pas de deux entre exigence d’auteur ce eeuropéen u et évidence humaniste du prop po s Elle résume en tout cas la condition pos. très singulière de cet objet qui, sur le papier, semb semblait dénué de toute sexyness et risque finale nalement de rassembler très fort, au-delà des qu questions de durée, de pitch, de genre ou d’origin d’origine. Ses armes secrètes pour y parvenir ? Sans dou doute son refus obstiné du sentimentalisme qu’impliq qu’impliquait un tel sujet (la gorge se noue, certes, mais juste avant la dernière ligne droite), le découpage au sca scalpel de psychés perturbées et, évidemment, son go goût pour les décrochages comiques complètement ina inattendus, à la limite du happening-dada façon Andy K Kaufman (c’est revendiqué). Pas simple à appréhender d donc, ce film-là, à la fois rêche et accueillant, attendu et d déroutant, auteurisant et poilant. Pour mieux l’appréhend l’appréhender, Illimité y est allé méthodiquement, vous l’a désossé en qu quatre grandes questions pour que vous puissiez mieux vous y jjeter la tête la première dans la torpeur du mois d’août. 24 – Le Grand Papier 1/ Pourquoi « Toni Erdmann » aurait pu être un film autrichien ? L oin de nous l'idée de mettre dans le même panier cinéma allemand et autrichien, mais il faut reconnaître que les parti-pris de Toni Erdmann pourraient évoquer ceux de pères fouettards tyroliens comme Ulrich Seidl ou Michael Haneke. C'est que Maren Ade se plaît à mentir sur ses intentions : avec son réalisme rêche et ses stases contemplatives, avec ses personnages de golden boys grisous et de déclassés hauts en couleurs qui semblent tombés d'un lit de Sainte-Anne (la première apparition du papa de l'héroïne se défend bien dans le genre), la conteuse fait mine d'annoncer une sorte de fable sociologique et sordide, vouée à punir autant son public que ses anti-héros. On en est loin, car bien que Maren avoue avoir visé un naturalisme chirurgical auxquels les voisins autrichiens ne sont pas totalement étrangers, son projet est justement de pirater cette tendancelà. Et d'assumer ce que de nombreux collègues germaniques s'interdisent normalement, ou se contentent d'effleurer : explorer la dimension potache de ces morceaux de noirceur ordinaire. Au fond, le stratagème du père pour remettre sa fille sur le droit chemin est à l'image de celui du film : utiliser la farce et le travestissement pour dédramatiser les situations, sortir du lamento poussif et du cynisme grinçant pour s'autoriser des moments de grâce céleste. Et planer comme l'ex bab' seventies que fut un jour le paternel d'Ines. 2/ Pourquoi on s'étonne de rire devant un film allemand ? D e son propre aveu, Maren Ade est une enfant de l'école berlinoise (sorte de grande bande à Baader composée de Wim Wenders, Werner Herzog, Wolker Schlondorff, Christian Petzold, etc.). Or, à part Herzog dans une certaine mesure, il faut dire qu'un pareil escadron s'avère assez pauvre en gros déconneurs. Serait-ce dû aux ciels gris d'ex-RDA qui ne donnent pas vraiment le coeur à la gaudriole ? Toujours est-il que les comédies teutonnes ne sont pas légion, ou du moins, peinent à traverser les frontières. Le Rhin, surtout, est difficile à franchir quand il s'agit pour l'Allemand de faire marrer le Français : ce dernier est soit trop amateur de troisième degré retors (là où le premier aime le pragmatisme et la littérarité), soit trop féru de gauloiseries situées en dessous de la ceinture (que son voisin se garde bien de dégrafer, sauf au sauna). Toni Erdmann fait pourtant bouger les lignes en semant la bouffonnerie là où on ne l'attend pas (mémorable scène de réception naturiste), provoquant des ruptures de tons assez géniales prouvant que les meilleurs éclats de rire teutons proviennent d'un mélange de surprise, de malaise et de chocs émotionnels. 25 © Julien Mignot . 3/ Mais bon sang qui est le véritable héros de cette histoire ? C 'est là une question que le film prend un plaisir quasi sadique à laisser ouverte, titillant sans cesse nos doutes. Qui, d'Ines, de son père poule (et du double complètement braque de celui-ci) est le vrai héros de cette histoire ? Il s'agit de savoir de quel côté on est, sauf que la chose est plus facile à dire qu'à faire. Évidemment, on est de tout cœur avec le vieux Winfried quand il cherche à dévergonder sa fille, happée par les sables mouvants du consulting, les happy few hautains, les décideurs cyniques et les rivales aux dents blanches qui tendent un miroir à sa propre vacuité. En même temps, on est fatalement embarrassé quand Winfried s’invente son alter ego Toni Erdmann et tape l'incruste parmi les collègues d'Ines, coiffé d'une moumoute impossible et alignant des balivernes (de quoi nous rappeler l'époque où nos papas à nous venaient nous coller la honte en pleine boum, en balançant les pires vannes Carambar à nos copains-copines). C'est là toute la force du récit : balloter sans cesse d'un camp à l'autre pour donner à voir la complexité du choix entre le carriérisme d'Ines (et l'aliénation qui va avec) et le retour aux sources prôné par Winfried (et le renoncement professionnel que cela suppose). On serait donc bien en peine de dire quel parcours psychologique est ici le plus fort, sans compter que le film est baptisé d'après un personnage imaginaire. Symbiose magique du père et de la fille ? 4/ « Toni Erdmann » va-t-il créer un sous-genre dans le cinéma d'auteur ? U n des gros intérêts de subir le cagnard cannois pendant le festival 2016 fut d'assister à un moment charnière du cinéma d'auteur allemand, voire international : il y aura un « avant » et un « après » la fameuse projo de presse du théâtre Debussy, agitée par une salle pleine de journaleux qui ne cessaient de se taper les cuisses. Un séisme suffisant pour laisser penser que Toni Erdmann va rejoindre le club très privé des bibelots indés et miraculeux qui, souvent aidés par un happening festivalier, définissent de nouvelles règles. Lars von Trier avait montré la voie à ses confrères scandinaves avec Breaking The Waves, Quentin Tarantino avait écrit l'avenir de l’indépendanterie US avec Pulp Fiction, la bande à Poelvoorde avait posé une balise dans la frise du cinéma belge avec C'est arrivé près de chez vous… Et plus près de nous, Xavier Dolan a redessiné le mélo avec Mommy. On parierait gros qu'on verra des films « à la manière de » Toni Erdmann : des films qui osent se laisser dériver de la sécheresse réaliste aux coups de force baroques, qui osent bifurquer voire digresser d'un personnage à un autre, dont les pics d'intensité ressemblent à ceux d'un film de fantômes japonais alors qu'on reste dans les artères de Bucarest… Le challenge étant cette fois de taille pour les suiveurs : que celui qui parvient à isoler l'ADN de Toni Erdmann nous donne ses précieux tuyaux. « J'AIME L'IDÉE D'ÊTRE DÉPOSSÉDÉE DE MON FILM » VOIR TONI ERDMANN, C'EST COMME TOMBER SUR LE RÉPONDEUR D'UNE ÉTRANGE CRÉATURE. PARLER À MAREN ADE, C'EST COMME RÉUSSIR SOUDAIN À LA JOINDRE. Tout le monde est d’accord pour dire qu’on rit beaucoup devant votre film. Et pourtant on a du mal à le définir comme comédie... — C’est à moi que ça fait bizarre en premier lieu : j’avais conscience qu’il y avait des situations dingues dans le script, mais qui savait si elles seraient comiques une fois tournées ? En fait, je cultive une sorte d’entre-deux qui doit venir de mon éducation familiale : on gérait les situations tragiques par le rire et à l’inverse, on s’interdisait parfois de rire de choses vraiment drôles. D’où cette façon de vous laisser décider s’il faut se marrer ou déprimer devant Toni Erdmann. À Cannes, le film a aussi été reçu comme un grand film politique. — C’est pareil, je ne l’avais pas spécialement écrit comme une réflexion sur le capitalisme, mais il doit être assez touffu pour qu’on en extraie ce genre d’interprétations. J’aime bien l’idée d’être dépossédée de mon film. C’est la première fois que ça m’arrive, c’est bizarre et en même temps assez plaisant… On aurait donc besoin de rationaliser à tout prix, justement parce que le film est trop aérien ? — Sans doute, mais alors c’est un échec : le film raconte précisément qu’il ne faut pas se laisser prendre au piège de la rationalité ! C’est ce que j’exprime au travers du personnage bouffonesque inventé par Winfried pour secouer sa fille : c’est un affabulateur magnifique, un gag sur pattes qui prouve que les fantasmes valent parfois mieux que la logique. Il me permet aussi à moi, qui ai plutôt un style réaliste, d’entrer dans le registre de la farce rocambolesque. Car en temps normal, ça ne me ressemble pas. La scène de fête en petite tenue, par exemple, ça ne vous ressemble pas ? — Ça, c’est un peu différent : j’avais imaginé cette séquence bien avant d’écrire le film, en me disant qu’il fallait la caser un jour quelque part. Je ne sais pas bien pourquoi, mais j’ai choisi cette histoire. Et ça a l’air de marcher, mais je saurais encore moins vous dire pourquoi… Je vous ai prévenu, je ne sais plus trop qui est l’auteur de Toni Erdmann ! (Rires)