1 L`Arche de Zoé « Pour le bal qu`on prépare, plus d`une qui se pare

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1 L`Arche de Zoé « Pour le bal qu`on prépare, plus d`une qui se pare
L’Arche de Zoé
« Pour le bal qu’on prépare, plus d’une qui se pare, met devant son miroir le masque noir…
Au rendez-vous Facebook, je soignerai mon look, cachant ma tête de casseur, pour trouver l’âme
sœur.
Superbe idée, d’être ainsi déguisé, grâce à cette minette, connue sur Internet.
Sera-t-elle inspirée, la très chère Zoé, saura-t-elle ce soir, sous le grand masque voir, ma nature
fébrile, sous mon aspect viril ? »
Jules ; Julot ; Julot le romantique, continuait ainsi les vers d’Alfred de Musset en se regardant
sans complaisance devant le miroir en pied de sa chambre. Une foule compacte de questions
défilait dans sa tête en cortège bruyamment revendicatif et incontrôlable : ne vivait-il pas dans le
corps d’un autre ? N’y avait-il pas imposture ? N’y avait-il pas injustice ? Fallait-il croire à une
juste réincarnation ? Pourquoi lui ? Autant de points d’interrogation douloureux et prégnants qui
revenaient invariablement comme un mal de dents lancinant. Il y avait une telle différence entre
les sentiments qui l’habitaient et l’expression qu’il en donnait, là, devant le miroir, qu’on pouvait
effectivement se demander s’il ne vivait pas dans le corps d’un autre.
Rejoignons discrètement l’armoire à glace du salon. Nous y voilà ! Non ! Vous vous trompez !
Ce n’est pas l’armoire ! Çà, c’est Jules. Un mètre quatre-vingt-quinze au garrot ; cent trente kilos
de muscles : un beau bestiau de comice agricole, un solide seconde ligne de rugby. Et pourtant
ce garçon est un tendre, un gros sentimental, un poète handicapé, le « Grand Corps Bien Portant »
du slam.
Dans ses délires optimistes Jules avait l’onirisme aquatique : il pagayait habilement sur les flots
tumultueux de ses sentiments ; à petits coups rythmés bien rimés ; évitant adroitement les
dessalages sauvages ; glissant sur les mots courants ; devinant les écueils orthographiques
anarchiques ; déviant brillamment les mots tourbillonnants ; téméraire avec la grammaire ;
surfeur de l’impossible sur la crête des mots difficiles.
Dans la réalité, ce rendez-vous des membres Facebook, plusieurs centaines d’individus, inquiétait
Jules. Il chattait depuis plusieurs mois avec Zoé, une complicité s’était instaurée, mais, passer du
virtuel au réel le stressait :
« Zoé, mon amie, et si je t’effraie dans ce conte de fées ?
Ne vas-tu pas fuir en courant ma belle au bois dormant ?
Quelle sorcière je fais : tête cabossée, oreilles mordillées.
De mon cher rugby sauras-tu pardonner les mêlées ? »
Dès qu’il entendait ou prononçait le mot rugby Jules se transformait en barde intarissable. Ses
envolées lyriques de troisième mi-temps, que certains joueurs, les barbares, appelaient ses
embardées lyriques, étaient réputées :
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« Pour les mêlées ? Félicitations aux bons maçons,
Elle a été super solide notre maison du ballon.
En touche, on a rempli notre mission,
Car on a souvent attrapé le pompon.
Nos nombreux essais, jouissances studieuses,
Ont conclu tous nos mauls, avances tortueuses.
Notre cher buteur, prince de la réalisation,
N’a loupé aucune de ses transformations.
Bravo ! Grâce à vous, on a gagné les gars,
Pourtant, cette partie c’était pas du nougat. »
Mais la réalité n’était pas aussi virilement poétique. Au départ, l’idée de se déguiser avec une
grande toge blanche était marrante ; à l’arrivée, Jules, planté devant la grande glace, la trouvait
consternante :
« Boudiné dans cette putain de toge blanche je vais plus facilement passer pour un équarrisseur
que pour un empereur romain ! Sûr que Zoé va se déguiser en fantôme avec un boulet pareil. »
Un physique aussi gaillard restera-t-il une malfaçon totalement rédhibitoire pour toute approche
sentimentale ? Zoé sera-t-elle une chercheuse d’homme assez perspicace pour exploiter le filon
de mots tendres qui se cache au fond du cœur de Jules, saura-t-elle catalyser les réactions
amoureuses de cette nature vigoureuse ?
***
« Pour le bal qu’on prépare, plus d’une qui se pare, met devant son miroir le masque noir…
Quelle drôle d’idée, que d’être ainsi parée, pour ce rendez-vous devinette, avec mon copain
d’Internet.
Serais-je ridicule, pour ce cher Jules ? Serais-je au goût de ce gros matou ?
Je me ronge les sangs, pour ce futur instant, derrière mon masque noir, y aura-t-il de l’espoir ? »
Zoé, au regard inquisiteur, continuait les vers d’Alfred de Musset en se regardant sans
complaisance devant le petit miroir de sa chambre :
« Non ! Décidément, cette foutue myopie m’empêchera toujours d’exprimer mes vrais
sentiments. Cette décourageante paire de binocles aux verres épais focalise uniquement les
propos sérieux et censure l’humour. »
Même en enlevant ses lunettes et en plissant les yeux elle n’aime pas son visage. Elle le trouve
lisse et dépourvu de charme. Son corps la désespère ; elle le juge androgyne. Elle voudrait être
enjouée et rebondie, elle se trouve triste et plate.
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(Ouvrons ici une parenthèse dans le récit pour répondre immédiatement à la question que ne
manqueront pas de se poser certains esprits critiques : pourquoi Zoé ne met-elle pas des lentilles
de vue ? Parce qu’elle ne les supporte pas !
Fermons la parenthèse derrière la réponse à la deuxième question que les plus perspicaces se
posent : pourquoi Zoé ne se fait-elle pas opérer ? Parce qu’elle n’en a pas envie !)
Zoé a bien tort de ne pas aimer son visage. Il saura être beau. Il attend tout simplement ces petites
rides de fatigue ou de bonheur qui témoignent d’une vie qui trompe régulièrement la morosité
d’un quotidien solitaire. Quant à son corps qu’elle n’aime pas non plus ; il flirte avec les canons
actuels de la beauté : grand et mince ; elle le voudrait tellement plus petit et potelé. Certes, sa
poitrine est petite. Et alors ! N’est-on pas plus près du cœur ?
Zoé avait des affirmations étonnantes : le charme est proportionnel à la taille de la poitrine.
Elle considérait son quatre-vingt-cinq bonnet B comme une plaisanterie de mauvais goût. La nuit,
dans des rêves remplis de bourrelets exquis, en empathie totale avec les sujets de Fernando
Botero, Zoé la pulpeuse aguichait les hommes séduisants de son immeuble. Dans ses fantasmes
les plus torrides elle faisait des gammes en délivrant, enamourée, des « Oh ! Mon poulpe. »
enthousiastes et convaincus à son voisin de palier. Ce jeune homme, particulièrement
entreprenant en nocturne, avec ses huit bras à ventouses, était redevenu inoffensif le matin,
adossé sagement contre la paroi de l'ascenseur, soigneusement coiffé, les tentacules ballants et
les ventouses inactives. Son « Bonjour ! » matinal manquait de gratitude.
Zoé avait un corps sain, entretenu régulièrement par les nombreuses longueurs de piscine qu’elle
s’imposait. Elle aimait bien l’anonymat de cet environnement sportif. Avec des lunettes de
piscine adaptée à sa vue elle était enfin comme toutes les autres habituées ; une binoclarde
inconnue nageant infatigablement sur plusieurs kilomètres.
Pour ce rendez-vous Facebook déguisé, elle avait enfilé une grande toge blanche facilement
reconnaissable. Une ficelle un peu grosse pour se faire repérer et pour repérer Jules ; un moyen
original pour éprouver leurs déterminations communes, pour assumer leurs libidos virtuelles.
Tournoyant devant sa glace elle jugeait sévèrement l’amplitude du vêtement s’enroulant comme
un étendard autour de sa hampe. Qu’espérait-elle de ce drapeau blanc ? Que l’ennemi se rende ?
« Qu’un homme tombe à mes genoux en embrassant le bas de ma toge qui flotte.
Qu’il m’étonne, qu’il devienne mon maître en étant mon valet et surtout qu’il me botte.
Qu’il m’accepte, qu’il libère l’impatient génie rigolo coincé sous mes lunettes.
Dans ma corbeille, je mets : de l’amour, de l’humour… et j’attends un poète.»
Dieu, qu’il était joli le sourire de Zoé à ce moment-là, dommage qu’elle ne l’ait pas bien vu. Jules
saura-t-il le voir ?
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***
Un gigantesque taureau albinos et une immense sauterelle blanche avaient rendez-vous sur le pré.
Drôle de couple. Une multitude d’espèces animales variées était déjà présente. Les individus se
cherchaient, se hélaient, se trouvaient. Merveille de la zoologie. Des couples bizarres se
formaient, fusionnaient. Miracle de la nature.
« Impossible de la manquer ! » Jules, ému, plagia brièvement Antoine Pol :
« Ah merveilleuse Zoé…
Dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu'on en demeure épanoui. »
« Comment ne pas le voir ?» Zoé se lâcha :
« Ah ! Mon cher Jules, mon zébu,
Dont l’imposante silhouette
Est si virile et si chouette…
Que même mes lunettes s’embuent »
Les interrogations de Zoé et de Jules défilaient si vite dans leurs têtes, les réponses s’imposaient
si rapidement, tellement évidentes, rassurantes, qu’ils étaient pris de vertige. Les obstacles
tombaient les uns après les autres : une jouissive cascade de dominos. Une révélation. Une
évidence amoureuse. Le méritoire et indiscutable dernier chiffre d’une grille de Sudoku.
L’insoupçonnable et merveilleux passage du virtuel au réel, de la théorie à la pratique. La
quadrature du cercle pour les Nuls.
Zoé et Jules décidèrent d’écrire sur le champ le début d’un magnifique bestiaire d’anticipation,
celui de la sauterelle blanche et du taureau albinos.
Alors qu’ils partaient, patte dans la patte, ils entendirent distinctement l’annonce :
« Attention ! Embarquement immédiat pour l’Arche de Zoé.»
FIN
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