Le risque de détresse morale dans la pratique contemporaine des

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Le risque de détresse morale dans la pratique contemporaine des
RÉFLEXIONS SUR L’ÉTHIQUE DU LEADERSHIP EN SANTÉ
Le risque de détresse morale dans la
pratique contemporaine des soins de santé
Wendy Austin, B. Sc. inf., M. Éd., Ph. D., inf.1
Forum Gestion des soins de santé
2016, Vol. 29(3) 134-136
ª 2016 Collège canadien des leaders
en santé. Tous droits réservés.
Réimpressions et autorisation
sagepub.com/journalsPermissions.nav
DOI : 10.1177/0840470416645007
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Résumé
Les professionnels de la santé sont des agents moraux dont la relation fiduciaire avec le public est animée par la responsabilité et la
promesse de puiser dans leurs connaissances et leurs habiletés pour aider les personnes sous leurs soins. Lorsque leur capacité à
tenir cette promesse est freinée ou compromise, ils risquent de souffrir de détresse morale. Le concept de détresse morale est
défini et mis en contexte dans le milieu de la santé. Les contraintes et les facteurs qui en sont à l’origine sont présentés, de même
que les moyens utilisés par les professionnels de la santé et les organisations de santé pour la soulager. Un changement
transformateur s’impose pour vaincre la culture du silence et maintenir un système de santé où il est possible de vivre avec sa
conscience.
Introduction
« . . . une responsabilité morale lourde, invalidante,
rabat-joie, insomniogène. » (notre traduction)
Zygmunt Bauman, Postmodern Ethics1
Les professionnels de la santé sont des agents moraux, et leur
pratique repose nécessairement sur des normes disciplinaires,
des codes d’éthique, l’empathie, la compassion, le souci du
travail bien fait et le besoin constant d’intégrité. Leur relation
fiduciaire avec le public est animée par la responsabilité et la
promesse de puiser dans leurs connaissances et leurs habiletés
pour aider les personnes sous leurs soins. Toutefois, leur capacité
à tenir cette promesse peut être freinée ou compromise, ce qui
peut susciter une détresse morale.
Le terme « détresse morale » provient des soins infirmiers,
mais il s’est répandu dans les disciplines qui partagent la
responsabilité des soins de santé au Canada, y compris chez les
cadres supérieurs qui, de par leurs rôles (surtout en matière
d’établissement des priorités et d’affectation des ressources),
sont vulnérables à la détresse morale2. Celle-ci se manifeste
physiquement, peut provoquer des changements relationnels et
peut englober une perte de sens et de raison d’être qui touche le
cœur de leur identité professionnelle et personnelle. Le milieu
de pratique et la culture qui y règne contribuent à ce phénomène,
même si les stratégies et les interventions pour y faire face visent
surtout l’individu. Le concept de détresse morale peut poser
problème3, mais il en existe une définition utile (traduite de
l’anglais) :
la réponse physique d’un individu (p. ex., insomnie, céphalées,
nausées, anxiété) à un problème moral envers lequel il assume une
responsabilité morale, à l’égard duquel il pose un jugement moral
sur les mesures éthiques à adopter, mais qui, à cause de contraintes
réelles ou perçues, participe par action ou par omission à ce qu’il
considère comme un préjudice moral4-7.
Lorsque la détresse morale des professionnels de la santé ne
s’atténue pas (elle peut les tourmenter pendant des années),
elle devient une détresse morale réactionnelle8. Chaque épisode
non résolu s’ajoute aux précédents et crée un effet crescendo9.
C’est pourquoi la détresse morale incite certains professionnels
à quitter leur poste, leur organisation et leur discipline.
Les milieux de santé sont des communautés morales10
dont le quotidien est truffé de décisions et de problèmes
éthiques difficiles. La vigilance, la sensibilité, l’attention et
le questionnement sont donc des éléments essentiels à leur
bon fonctionnement. Puisque le risque de détresse morale
prévaut, le moyen de la soulager et de s’en débarrasser
devrait prévaloir aussi. Autrement, le taux de détresse morale
peut augmenter et, tel un signal d’alarme éthique11,12, révéler
un milieu qui devient dangereux et toxique.
Les facteurs à l’origine de la détresse morale
Les facteurs qui entraı̂nent une détresse morale se divisent en
facteurs internes (p. ex., la peur, le manque de connaissances)
et externes (p. ex., les caractéristiques des systèmes, les
conflits éthiques). Une telle désignation n’est toutefois pas
tranchée. Même si l’incapacité à exprimer ses préoccupations
peut être attribuable à un manque de confiance en soi ou de
courage, l’hésitation à s’exprimer peut découler d’une véritable
menace extérieure. Dans certains milieux, l’expression de la
détresse morale peut être considérée comme une faiblesse, une
incapacité à tolérer le stress inhérent aux soins de santé (« Il ne
supporte pas la pression? ») ou conférer une réputation de
« fauteur de troubles » (« Pourquoi faut-il que tu fasses des
histoires? »)13. La réaction des collègues, de la direction ou de
ces deux groupes peut susciter un sentiment d’aliénation,
d’isolement ou de dérive par rapport à l’équipe ou à
l’organisation. La personne peut littéralement devenir indésirable
1
Faculté des sciences infirmières, The Dossetor Health Ethics Centre, université
de l’Alberta, Edmonton (Alberta) Canada
Auteure-ressource :
Wendy Austin, faculté des sciences infirmières, The Dossetor Health Ethics
Centre, université de l’Alberta, Edmonton (Alberta) Canada
Courriel : [email protected]
Austin
au salon du personnel ou à la cafétéria. Ainsi, la crainte d’être coupé
des collègues motive le silence. Musto, Rodney et Vanderheide
sont bien fondés de qualifier la détresse morale de forme de
« traumatisme relationnel »14.
Selon des études empiriques, la souffrance du patient et de la
famille et le conflit entre la famille et l’équipe et entre les
membres de l’équipe contribuent fortement à la détresse
morale15. Cependant, l’affectation des ressources (humaines et
matérielles) semble être le facteur le plus cité, notamment
lorsque le personnel trouve la dotation en personnel, les
traitements ou l’équipement insuffisants16,17. D’après les
discussions sur la détresse morale répertoriées auprès des
professionnels de la santé, le manque de temps ou de structure
pour améliorer la dynamique entre les membres de l’équipe ou
la conviction de n’avoir ni influence ni voix au chapitre à
l’égard des politiques (la direction adopte l’attitude de « c’est
ça ou rien ») entre également en jeu18.
Remédier à la détresse morale
Parmi les tentatives personnelles des professionnels de la santé
pour affronter la détresse morale, soulignons la propension à
mettre l’accent sur les aspects positifs de leur rôle et sur leur
capacité passée à susciter le changement, les demandes pour
s’absenter du milieu de travail, le partage de leur détresse (sans
la détailler) avec un conjoint, un ami ou un collègue, les soins
personnels (l’exercice, la tenue d’un journal, l’humour, la
pleine conscience, la spiritualité) et la décision de démissionner
(l’option de « sortie »)13,19. Ces stratégies procurent un certain
soulagement, mais l’atteinte à l’intégrité ne se répare pas si
facilement. La détresse morale a déjà été qualifiée de « sale
expérience », et la saleté s’incruste20.
On avance parfois que le professionnel de la santé trouverait
dans un plus grand courage moral l’antidote à la détresse
morale. Il faut rejeter cette notion oppressive, dont le poids
repose entièrement sur l’individu et qui ne tient pas compte de
la détresse morale issue du dysfonctionnement des équipes et
des systèmes21.
Si les efforts des professionnels de la santé pour relever
les incongruités entre les valeurs organisationnelles et
disciplinaires sont accueillis par des mesures pour les faire taire
et des accusations de « résistance », un sentiment collectif
d’impuissance et de désespoir peut germer22 et perpétuer
la culture du silence. Il faudra asseoir le changement
transformateur sur des efforts organisationnels pour favoriser
un climat éthique plus positif.
Un milieu où il est possible de vivre avec
sa conscience
Les responsabilités professionnelles doivent s’associer à un
certain pouvoir. Les professionnels sont alors en mesure de
faire appel à leur jugement discrétionnaire dans le cadre de
leurs fonctions, ne craignent pas d’exprimer leurs incertitudes
morales et de soulever des questions éthiques et constatent que
les conflits se règlent en collaboration. Ce type de pouvoir
découle des structures sociales et des relations vécues dans les
135
cadres de pratique ainsi que d’une congruence avec les valeurs
personnelles, professionnelles et organisationnelles14.
Pour soutenir la prise en charge de la pratique éthique, on
peut encourager la contribution interprofessionnelle à des
prises de décision éthiques et fournir des occasions d’assimiler
les situations de soins difficiles (p. ex., par des retours sur les
événements formels ou informels, des consultations en éthique,
des comités d’éthique) et de suivre une formation en éthique
(p. ex., des séances cliniques sur l’éthique pour tirer des leçons
des cas, des cours d’éthique).
Les leaders ne devraient pas hésiter à soulever des
questions sur les principales sources de détresse morale dans
leur établissement de santé et sur l’incidence de la détresse
morale sur l’absentéisme ou le roulement du personnel.
Certains outils permettent de mesurer le taux de détresse
morale selon le contexte (p. ex., l’échelle de détresse morale
[MDS]23, la MDS-révisée24) ou le moment (le thermomètre
de détresse morale25). Ils sont utiles pour évaluer l’efficacité
des interventions.
Les ressources artistiques pour promouvoir le dialogue et la
réflexion sur les aspects de l’éthique de la santé gagnent en
popularité. Le film Just Keep Breathing est un bon exemple
de ressource sur la détresse morale (remarque 1). Inspiré
de recherches canadiennes, il présente une dramatisation
d’histoires d’équipes de soins intensifs en pédiatrie et démontre
le mode d’apparition et de progression de la détresse morale.
Le film aide les professionnels de la santé à parler de détresse
morale et de leur propre expérience. Il est utilisé dans le cadre
de séances d’orientation du personnel, dans des services
hospitaliers et lors de formations médicales.
La stratégie la plus importante de toute organisation consiste
peut-être à s’assurer que les leaders incluent l’incertitude et la
détresse morales dans les risques continus des services de
santé, des risques qu’ils partagent d’ailleurs avec le personnel
de première ligne. Comme Gibson l’a fait valoir dans un
numéro de la présente publication publié en 2012, l’éthique
organisationnelle ne doit pas être « un tabou »26. Les leaders en
santé doivent admettre clairement leurs inquiétudes à l’égard
des crises de conscience du personnel et avouer qu’ils vivent
des difficultés similaires26. Ils hésiteront peut-être d’abord à
faire de tels aveux, car la reconnaissance et la compréhension
de la détresse morale des leaders en santé évolue au
compte-gouttes. Les publications scientifiques n’abordent
pratiquement pas le sujet, même si une étude exploratoire
canadienne réalisée en 2011 d’après des entrevues et des
groupes de travail a révélé qu’au sein du système de santé, les
cadres intermédiaires et supérieurs souffrent de plus en plus de
détresse morale liée à leurs fonctions de gestion (p. ex.,
adoption de politiques qu’ils n’appuient pas pleinement) et que
la position dans la hiérarchie organisationnelle influe sur
certaines difficultés27. Il est urgent de mener des études plus
approfondies sur la détresse morale des leaders.
La détresse morale doit être considérée comme un élément
de risque dans la lourde responsabilité que représente la
prestation des soins. Elle démontre une sensibilité éthique à son
rôle et un engagement envers la confiance du public. À mesure
136
que les intervenants collaboreront pour examiner et soulager la
détresse morale, les systèmes de santé incarneront de plus en
plus leur rôle de communautés morales.
Remarque
1. Il est possible de visionner le film à l’adresse www.justkeep
breathingfilm.com. Les Instituts de recherche en santé du Canada
(IRSC) ont versé la majeure partie du financement pour la création
du film.
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