Les œuvres narratives de Catherine Bernard : les femmes face à l

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Les œuvres narratives de Catherine Bernard : les femmes face à l
Les œuvres narratives de Catherine Bernard :
les femmes face à l’amour
Jolene Vos-Camy
Catherine Bernard a écrit plusieurs romans et nouvelles dans lesquels il est
toujours question des relations entre les femmes et l’amour. Dans ses romans
les plus connus, la façon dont Bernard illustre ces relations est extrêmement
sombre. Mais si on considère ce thème dans toutes ses œuvres narratives,
on s’aperçoit que la perspective de Bernard a évolué pendant sa carrière
littéraire. Son premier roman, Fédéric de Sicile, a été publié en 1680 quand
Bernard n’avait que dix-sept ans. Ce premier roman offre une perspective
plutôt optimiste de l’amour malgré certains éléments troublants. Quelques
années plus tard, les personnages principaux des romans Eléonor d’Yvrée
(1687) et Le Comte d’Amboise (1689) ne trouvent que du malheur dans leurs
relations amoureuses, voire la mort. Même si les dernières œuvres narratives
de Bernard, Inès de Cordoue (1696), suivie dans la même édition par l’Histoire
de la Rupture d’Abénamar et de Fatime, maintiennent ce pessimisme, elles
suggèrent quand même la possibilité d’une délivrance pour les femmes
déterminées à vaincre les passions qui les font souffrir. Il est ainsi possible
de suivre une progression dans la perspective de Catherine Bernard sur la
nature de la relation entre les femmes et l’amour.
Le premier roman de Bernard, Fédéric de Sicile, est un roman de jeunesse
qui s’avère de loin le plus optimiste des œuvres de Bernard. La protagoniste
du roman, Fédéric, est la fille unique d’un roi et d’une reine qui désespèrent
d’avoir un héritier pour le trône. Il est donc décidé pour des raisons politiques que Fédéric se présentera toujours comme un garçon et ce secret est
connu de très peu de personnes. Cette double identité sexuelle est au cœur
de l’histoire car même si Fédéric joue impeccablement son rôle de prince
héritier, elle reste vulnérable en tant que femme, surtout dans l’épisode
suivant : deux naufragés, le prince Amaldée et sa sœur Camille de Mayorque,
arrivent sur la côte. Fédéric tombe amoureuse d’Amaldée, et l’écrivaine
raconte leurs aventures, les batailles entre les deux royaumes rivaux, et
les conquêtes amoureuses. L’intrigue trouve son dénouement quand la
vraie identité de Fédéric est révélée, Amaldée comprend ses sentiments
confus envers son amie qu’il croyait ami, et les deux se marient. Ce mariage
résout non seulement les tensions affectives entre Fédéric et Amaldée,
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mais aussi les tensions politiques entre la Sicile et Mayorque. Toutes les
autres femmes qui étaient amoureuses de Fédéric, Prince de Sicile, trouvent
aussi un destin paisible, le plus souvent grâce à un mariage convenable. La
phrase qui clôt le roman souligne le dénouement heureux : « Enfin, tout
revint dans sa première tranquillité » (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles
155).
Il y a donc un optimisme réel dans cette première œuvre narrative de
Bernard où les obstacles au bonheur sont facilement balayés dans les derniers paragraphes du roman. Comme l’indique Franco Piva, cet optimisme
correspond à la tradition du roman précieux : « Du roman précieux, le
premier essai narratif de Mademoiselle Bernard a hérité d’abord l’intrigue
fort compliquée […] Traditionnel aussi est le rôle exagéré attribué au hasard
qui arrange trop bien les choses et se charge de donner une conclusion positive […] » (Piva « Présentation à Fédéric de Sicile » 57). Néanmoins, le premier
roman de Bernard contient aussi des éléments troublants qui annoncent le
pessimisme, signature de ses œuvres suivantes. En premier lieu, l’amour est
décrit comme tout-puissant : les femmes (et moins souvent les hommes)
sont incapables d’y résister. Il semble que toutes les femmes qui rencontrent
Fédéric, le prince de Sicile, ne peuvent résister à ses charmes. Les jalousies
et rivalités entre femmes sont nombreuses et s’opèrent à leur détriment. De
surcroît, Fédéric agit généralement de façon égoïste et fait exprès d’aggraver
la jalousie de celles qui l’incommodent dans le but de les éloigner. C’est
seulement vers la fin de l’histoire que Fédéric prend conscience de la souffrance qu’elle leur inflige, et que son propre comportement envers ces autres
femmes l’épouvante. L’idée de la possibilité d’une solidarité entre femmes ne
joue donc guère de rôle dans l’histoire et le thème dominant reste la force
irrésistible et destructive de l’amour. Si les effets de cet amour évoluent tout
de même vers un dénouement heureux dans le premier roman de Bernard,
ils ne peuvent cacher le côté inquiétant du récit.
Un deuxième élément troublant de Fédéric de Sicile est l’identité sexuelle
du personnage principal qui se montre instable même grammaticalement.
Dans son rôle d’homme Fédéric jouit d’une grande autonomie et elle
semble contrôler son destin. Mais dans les passages où Bernard l’identifie
comme « la princesse de Sicile », l’écrivain démontre le côté vulnérable du
personnage. Cette identité mixte est instable même au sein des phrases. Par
exemple, dans la citation suivante, Bernard désigne la princesse au féminin
tant que celle-ci est en la présence du prince Amaldée (qui ne connaît pas
encore sa vraie identité), mais dès que Fédéric doit faire face aux femmes qui
lui réclament justice, Bernard la désigne au masculin :
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Elle [Fédéric] se laissa aller sur un siège de gazon vis-à-vis de lui [Amaldée] ;
ils firent une conversation muette plus touchante que tout ce qu’ils
auraient pu dire, mais elle se retira d’abord qu’Amaldée voulut ouvrir la
bouche et se sauvant dans une allée sombre, elle trouva Camille et l’amirale qui la cherchaient, s’étant liguées ensemble pour lui demander raison
de la tromperie qu’il leur avait faite (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles
147) (Les italiques sont les miennes).
L’identité sexuelle (et grammaticale) de Fédéric reste fluide jusqu’au dénouement de l’intrigue. Cette double identité sexuelle correspond aussi à la capacité du personnage de faire souffrir et de souffrir lui-même. Le plus souvent,
le prince Fédéric fait souffrir les femmes amoureuses de lui (d’elle) alors
qu’en tant de princesse, elle souffre cruellement elle aussi de la passion.
Même si Bernard choisit une résolution facile grâce au mariage qui
résout toutes les tensions dans ce premier roman, la toute-puissance de
l’amour et la tendance des femmes à souffrir de l’amour sont deux aspects
qui annoncent les thèmes pessimistes de ses romans publiés sept et neuf ans
plus tard.
A la différence du premier roman où la passion de Fédéric s’accordait à
la fin avec un mariage convenable et politiquement désirable, les œuvres
narratives suivantes, Eléonor d’Yvrée et Le Comte d’Amboise, montrent
l’amour comme une force destructrice laissant les amoureux désemparés
face à des obstacles insurmontables, soit personnels (jalousie, malentendus
entre les amoureux), soit familiaux et politiques (mariages arrangés par les
parents à des fins financières ou sociales). L’amour va donc à l’encontre du
bon fonctionnement de la société et pose une menace non seulement aux
personnes qui en sont victimes, mais aussi aux familles concernées. Bernard
suit alors l’exemple de La Princesse de Clèves :
Lafayette’s most important departure from previous novelistic convention
concerns the role she assigns marriage. Unlike contemporary novelists,
who follow romance technique and make marriage the goal of the plot’s
unfolding, Lafayette dispenses with the union between protagonists at
her fiction’s incipit. […] Lafayette instead proposes marriages much closer
to the institution as it existed in her day, marriages that serve the best
interest of the family and not the individual. She then defines the novel’s
plot as the unraveling of a political match (DeJean 106–07).
Après Fédéric de Sicile, il n’y aura plus aucune union dans les romans et
nouvelles de Bernard où les désirs amoureux et le mariage arrangé par la
famille s’accorderont.
Dans l’avertissement à Eléonor d’Yvrée Bernard indique sans ambiguïté
son projet :
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Je conçois tant de dérèglement dans l’amour, même le plus raisonnable,
que j’ai pensé qu’il valait mieux présenter au public un tableau des malheurs de cette passion que de faire voir les amants vertueux et délicats,
heureux à la fin du livre. Je mets donc mes héros dans une situation
si triste qu’on ne leur porte point d’envie (Bernard Œuvres, Romans et
nouvelles 177).
En effet, dans ce roman aucun des protagonistes ne trouve de destin
heureux et l’obstacle au bonheur ou à la tranquillité est toujours causé par
l’amour. Eléonor est amoureuse du duc de Misnie, et lui d’elle. Leur amie
Mathilde partage leur amitié pour devenir ensuite à son tour amoureuse du
duc, et donc la rivale de son amie. Les désirs et obligations de leurs parents
dictent que le duc de Misnie et Mathilde se marient et qu’Eléonor épouse un
vieil ami à son père. Donc Mathilde est la seule personne pour qui l’amour
coïncide avec la volonté familiale. Cet amour sera la raison de sa mort
quand le duc l’abandonnera définitivement pour poursuivre son amour
pour Eléonor. Entre-temps, Eléonor obéit à son père et épouse un vieux
comte. Par cette action elle assure la tranquillité familiale et politique mais
perd tout espoir de satisfaire sa passion : « elle vécut avec le comte comme
une personne dont la vertu était parfaite, quoiqu’elle fût toujours malheureuse par la passion qu’elle avait dans le cœur » (Bernard Œuvres, Romans et
nouvelles 217). En même temps, le duc de Misnie ne peut supporter de voir sa
bien-aimée mariée à un autre et il se jette dans une autodestruction morale
et matérielle :
Le duc de Misnie était parti précipitamment de Mouzon pour fuir
Mathilde, et il retournait en Allemagne pour s’éloigner des lieux où était
la comtesse de Rethelois [Eléonor]. Il y apprit cette mort [de Mathilde]
sans y être sensible : il portait dans le cœur une douleur dont rien ne le
pouvait distraire, et qui l’empêcha même de sentir la ruine entière de
sa fortune que le comte de Tuscanelle [le père de Mathilde] lui causa
(Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 217).
Le message du roman est clair : la personne qui aime éperdument pose un
danger pour elle-même et pour ceux qui l’entourent. Aucun des personnages
principaux n’a de destin enviable.
Dans l’avis au lecteur qui précède Le Comte d’Amboise, Bernard souligne
de nouveau cette même leçon :
Peut-être se plaindra-t-on de ce que je ne récompense pas la vertu du
comte d’Amboise, mais je veux punir sa passion et j’ai déjà déclaré dans
la Préface d’Eléonor d’Yvrée que mon dessein était de ne faire voir que
des amants malheureux pour combattre, autant qu’il m’est possible, le
penchant qu’on a pour l’amour (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles
239).
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Bernard caractérise toujours l’amour comme une force contre laquelle on
lutte inutilement. En effet, si le comte d’Amboise a le bonheur d’épouser
celle qu’il adore, Mlle de Roye, il meurt quand même de chagrin en recevant
la preuve que sa femme a toujours aimé un autre que lui, le marquis de
Sansac. Tout comme le prince de Clèves dans La Princesse de Clèves, l’aveu de
fidélité de la femme envers son mari n’empêche pas ce dernier de mourir,
victime de sa propre passion pour sa femme, et de connaître la passion de sa
femme pour un autre.
Si la leçon des deux romans intermédiaires de Bernard est la même,
il y a une différence entre les personnages principaux dans leur capacité
d’influencer leur destin face à l’amour. Alors que dans Eléonor d’Yvrée, le père
d’Eléonor ne l’a jamais consultée pour savoir si le mariage qu’il lui dictait lui
faisait plaisir ou non, dans Le Comte d’Amboise, Mme de Roye demande plusieurs fois à sa fille son avis et tient judicieusement en compte les désirs de
celle-ci. Ainsi, Mlle de Roye jouit d’une plus grande liberté et peut influencer
son destin de femme mariée. Elle devrait donc avoir la possibilité de faire
coïncider son amour pour le marquis de Sansac avec un mariage arrangé par
sa mère. Ce qui l’empêche de jouir de ce bonheur sont d’autres obstacles
qui surviennent dans la forme de jalousies et de méprises, et surtout de
manigances d’une rivale qui aime elle aussi le marquis de Sansac. Quand
Mlle de Roye se croit trompée et abandonnée par le marquis de Sansac,
elle accepte l’offre de mariage du comte d’Amboise, sans toutefois en être
amoureuse. Après la mort du comte, il semble enfin possible que Mlle de
Roye et le marquis de Sansac puissent trouver du bonheur ensemble, mais
le destin leur joue un dernier mauvais tour : Monsieur de Sansac est tué en
faisant une sortie contre les Huguenots. La phrase finale du roman résume
encore une fois le destin de ceux qui aiment passionnément : « Elle retourna
à la campagne où elle passa le reste de ses jours, remplie de ses diverses afflictions et sans oser les démêler, de peur de reconnaître la plus forte » (Bernard
Œuvres, Romans et nouvelles 321). Même si Mlle de Roye est plus maîtresse de
son destin qu’Eléonor, cette jeune femme ne peut faire accorder sa passion
avec le bonheur. Le message reste le même que dans Eléonor d’Yvrée : ceux
qui se trouvent sous l’emprise de l’amour souffriront jusqu’à la fin de leurs
jours.
Ces deux romans intermédiaires illustrent une perspective pessimiste :
il n’y a point d’issue pour ceux qui ont le malheur de tomber amoureux.
Très souvent les commentateurs qualifient toutes les œuvres narratives
de Bernard de ce pessimisme particulièrement noir. Cependant, dans ses
dernières œuvres narratives ce pessimisme se trouve nuancé par l’idée qu’il
existe la possibilité de vaincre cette passion.
En 1696, Catherine Bernard a publié ses deux dernières nouvelles, Inès
de Cordoue, à l’intérieur de laquelle on trouve deux contes de fées, Le Prince
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Rosier et Riquet à la Houppe1, et l’Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime.
C’est dans ces dernières œuvres qu’il est possible de déceler les contours d’un
modèle où la femme peut combattre l’amour pour trouver une autonomie et
une tranquillité durables.
Bernard insère les deux contes de fées, Le Prince Rosier et Riquet à la
Houppe, vers le début d’Inès de Cordoue. Inès, le personnage éponyme,
raconte un de ces contes tandis que Léonor, sa rivale, raconte l’autre. Dans
les deux contes, le mariage conclu vers la fin des deux contes de fées est
un désastre. Dans le premier, Le Prince Rosier, la princesse devient jalouse
du prince qu’elle a libéré d’un enchantement. Cette jalousie la pousse à
le persécuter à tel point qu’à la fin il demande à redevenir rosier. Dans le
deuxième conte de fées, Riquet à la Houppe, un gnome rend une belle princesse intelligente, mais en échange elle doit l’épouser. Quand elle le trompe
avec le prince qu’elle aime, le gnome rend son rival identique à lui-même et
cela a pour résultat que la princesse « se vit deux maris au lieu d’un et ne sut
jamais à qui adresser ses plaintes, de peur de prendre l’objet de sa haine pour
l’objet de son amour » (Bernard Inès de Cordoue 363). Si la morale n’est pas
encore claire, la phrase qui suit souligne la leçon : « Mais peut-être qu’elle n’y
perdit guère : les amants à la longue deviennent des maris » (Bernard Inès de
Cordoue 363). L’illusion du bonheur trouvé dans l’amour des amants n’en est
qu’une.
Si l’histoire d’Inès de Cordoue en restait là, la perspective de Bernard
n’aurait guère évolué depuis ses romans des années 1687–89. Et pourtant,
l’histoire d’Inès démontre une autre issue que ce malheur dans lequel se
trouvaient Eléonor d’Eléonor d’Yvrée et Mlle de Roye du Comte d’Amboise. A
la différence d’Eléonor, Inès, amoureuse du duc de Lerme, résiste longtemps
aux ordres de son père qui insiste pour que sa fille épouse le comte de las
Torres. D’abord, Inès se réfugie dans un couvent pour échapper au mariage,
préférant rester fidèle au duc de Lerme de cette façon plutôt que d’épouser
un homme qu’elle n’aime pas. Mais bientôt après, le duc de Lerme est mis en
prison et il se trouve que le père d’Inès est le chef du Conseil d’État qui va le
juger. Le seul moyen pour Inès de sauver la vie du duc de Lerme est d’épouser
1
Comme l’indique Raymonde Robert, « Quant au Riquet à la houppe de Mlle Bernard,
il a été longtemps éclipsé par le conte de Perrault, jusqu’au moment où Jeanne
Roche-Mazon l’a tiré d’un oubli qu’il ne méritait pas. La force ironique associée
à la qualité et à la rapidité du style ont, pendant longtemps, fait croire, selon le
vieux préjugé, qu’il n’avait pas pu être écrit par une femme et que Fontenelle
[…] avait participé à sa rédaction et peut-être l’avait assurée totalement. Cette
supposition est remarquablement injuste […] » Raymonde Robert, Contes, Paris,
Honoré Champion, 2005, p. 276. L’histoire de la critique des œuvres de Bernard
est marquée par les disputes en ce qui concerne la paternité (la maternité ?) de ses
œuvres.
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le comte de las Torres. Inès, piégée, obéit donc à son père. Néanmoins, après
que le duc de Lerme est remis en liberté, elle ne peut s’empêcher de le revoir
une dernière fois en particulier dans l’intention de justifier son mariage à un
autre pendant qu’il était en prison. Malheureusement, le hasard fait que le
rendez-vous d’Inès est découvert et le résultat est catastrophique pour
celle-ci : « Son aventure publiée lui ôtait sa réputation ; son père ne l’aimait
pas ; son mari n’avait plus d’estime pour elle ; enfin elle était séparée pour
jamais de son amant : que de raisons pour quitter le monde ! » (Bernard
Inès de Cordoue 390). Inès décide de s’enfuir à la campagne avec sa suivante
pour s’installer dans un lieu isolé. Ce qui change dans cette nouvelle par
rapport aux romans précédents de Bernard, c’est qu’Inès ne se résigne pas à
son destin. L’acte de s’isoler à la campagne n’est pas un acte d’abnégation
comme il l’était pour Mlle de Roye, mais il est plutôt un moyen de trouver
le repos :
[Inès et sa suivante] se promenaient quelquefois dans la forêt. Cette
solitude faisait tous leurs plaisirs ; de sorte qu’à force de réflexions sur
l’embarras et sur le chagrin même des plus grandes douceurs de la vie,
elles parvinrent à n’en plus faire, et jouirent d’un repos qu’elles n’avaient
jamais trouvé dans le monde (Bernard Inès de Cordoue 390).
Pour la première fois dans les œuvres narratives de Bernard, une femme
réussit à trouver le repos en repoussant le monde et en oubliant les malheurs
associés à l’amour. Le refuge d’Inès à la campagne est découvert après un
certain temps ; ce moment de répit ne dure pas dans l’immédiat, mais la
leçon ne semble pas perdue pour autant. A la fin de la nouvelle après d’autres
aventures et malheurs, Inès choisit encore une fois d’abandonner le monde :
Partons, lui dit la comtesse ; je n’ai plus rien à faire dans le monde,
profitons au moins de nos malheurs. Elle retourna dans le même couvent
qu’elle avait déjà une fois choisi pour asile contre le mariage où son
père la voulait contraindre ; il lui en servit alors contre sa propre passion
(Bernard Inès de Cordoue 402).
Dans le couvent où elle a déjà pu se protéger contre le mariage non-désiré,
elle peut maintenant trouver du secours contre sa passion insatisfaite.
Alain Niderst soulève le côté philosophique de la nouvelle Inès de Cordoue
en ce qui concerne la quête que mène Inès pour la paix. Donc pour Niderst
aussi, ce roman démontre la possibilité pour une femme de combattre les
souffrances causées par l’amour. Il remarque également cette différence
d’avec Eléonor d’Yvrée et Le Comte d’Amboise : « Il n’appartient qu’à Inès de
Cordoue de trouver une paix véritable, car elle renonce non seulement aux
sollicitations mondaines et à l’agitation extérieure, mais à tous les mouvements affectifs » (Niderst 516). Toutefois, Niderst préfère une interprétation
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profane du roman car il attribue la tendance philosophique des œuvres de
Bernard à une association étroite entre l’écrivain et Fontenelle2 :
Ne donnons pas à cet effacement une valeur religieuse que Fontenelle
eût refusée ; cette morale est toute terrestre. Rien ne nous permet de
supposer qu’Inès, même réfugiée dans un cloître, puisse connaître la foi.
Le philosophe qui conçut ce mythe est plus proche des sages antiques que
des mystiques modernes (Niderst 516).
Niderst souligne donc l’aspect philosophique du dénouement d’Inès de
Cordoue qu’il attribue à Fontenelle et non pas à Bernard qui était pourtant
connue pour sa dévotion. S’il n’est pas sûr qu’Inès de Cordoue ait connu la
foi dans un cloître, rien n’exclut cette possibilité non plus.
Franco Piva considère quant à lui que le renoncement d’Inès à une vie en
société représente « une véritable aspiration au néant, sinon à la mort, dans
la conscience que ce n’est que dans cet état que trouvent la véritable solution
tous les conflits et tous les désordres de la vie » (Piva « Présentation à Inès de
Cordoue » 335). Pour lui, cet acte représente une sorte de suicide. Mais c’est
considérer l’acte de l’extérieur. En effet, pour ceux qui connaissaient Inès en
société, sa disparition du monde correspond à une mort puisqu’ils ne la voient
plus. Cependant, si on considère l’acte de l’intérieur, c’est-à-dire, du point de
vue d’Inès, il faut souligner le fait qu’elle trouve asile dans le couvent. Ce
n’est pas la fin de sa vie, c’est plutôt le début d’une vie tranquille, une vie où
elle peut enfin se protéger des souffrances de l’amour et jouir de la paix.
La dernière œuvre narrative de Bernard, l’Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime, reprend le même thème d’amour voué au malheur même si
la relation de Fatime avec Abénamar semble heureuse au début. Le hasard,
les malentendus et la jalousie sont autant d’obstacles à leur bonheur et Abénamar n’hésite pas à maltraiter Fatime quand il la croit infidèle. Vers la fin
de la nouvelle, Abénamar regrette d’avoir fait souffrir Fatime injustement.
Toutefois, quand il demande pardon à Fatime, celle-ci,
outrée de la mauvaise opinion qu’il avait de sa conduite lorsqu’elle était
innocente, lui répondit que ses soupçons le rendaient indigne d’avoir une
maîtresse fidèle, et elle chercha alors véritablement à se guérir. […] elle
chercha un remède sûr et qui ne dépendît que d’elle (Bernard Histoire de la
Rupture d’Abénamar et de Fatime 419).
En effet, cette femme, amoureuse et aimée, sait que cet amour ne pourra
aboutir dans le bonheur, et elle agit en sorte de s’éloigner de celui qui la fait
souffrir même s’il regrette ses actions. La réaction de Fatime est exprimée
2
D’autres critiques ont déjà contesté l’opinion de Niderst. Voir par exemple l’article
de Nina Ekstein, « Appropriation and Gender : The Case of Catherine Bernard and
Bernard de Fontenelle », Eighteenth-Century Studies 30.1 (Fall 1996), p. 59–80.
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encore plus clairement que celle d’Inès qui chercha un refuge contre l’amour
dans un couvent. Cette fois-ci, la protagoniste cherche à se guérir de l’amour
comme d’une maladie et à s’en libérer. Bernard souligne également le fait que
Fatime cherche une solution qui ne dépend de personne d’autre qu’elle-même.
C’est une femme indépendante et libre à la fin de l’histoire qui « s’en alla sans
dire le lieu où elle allait » (Bernard Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime
420). Et avant de partir, elle écrit quand même ses pensées pour celui qu’elle
avait aimé et elle donne l’ordre qu’on lui porte sa lettre après son départ.
Ainsi, Fatime s’exprime et se défend, puis de sa propre initiative s’en va, là où
elle veut. Cette histoire brève illustre la vue très pessimiste envers l’amour qui
est typique des œuvres narratives de Bernard, mais elle démontre aussi, encore
plus clairement que dans Inès de Cordoue, qu’une femme peut lutter contre
l’amour avec succès. Un des personnages féminins de Bernard semble enfin
avoir trouvé sa voie et la volonté de combattre l’amour qui la fait souffrir.
Ainsi le pessimisme qui a marqué les œuvres narratives de Bernard
évolue tout au long de sa carrière littéraire. L’optimisme mêlé d’éléments
troublants dans Fédéric de Sicile laisse la place à un pessimisme profond
dans Eléonor d’Yvrée et Le Comte d’Amboise où les personnages principaux
féminins ont tendance à subir et à être victime de leur destin. Ce pessimisme
profond est enfin remplacé par un pessimisme moins passif dans Inès de
Cordoue et l’Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime où les protagonistes
féminins combattent l’amour par leurs propres moyens en se retirant là où
celui qui les aime ne peut les suivre. Cette évolution semble marquer une
évolution dans les idées de l’écrivain par rapport à l’amour et au rôle de
la femme. Dans Fédéric de Sicile, les femmes subissent leur sort et ce n’est
que le hasard qui leur fournit un destin heureux. Dans Eléonor d’Yvrée et Le
Comte d’Amboise, les femmes restent passives mais le hasard ne joue plus
en leur faveur. Toute personne qui se trouve victime de l’amour en souffre
énormément. C’est dans Inès de Cordoue et l’Histoire de la Rupture d’Abénamar
et de Fatime que les femmes agissent enfin pour leur propre bien et trouvent
une possibilité de paix.
L’évolution des œuvres narratives de Bernard pourrait aussi illustrer une
prise de conscience de la part de l’écrivaine. A propos du dénouement d’Inès
de Cordoue, Piva se demande :
S’agit-il d’un renoncement purement laïc, ainsi que l’affirme A. Niderst ?
On serait en effet tenté de le croire, étant donné l’absence de toute
dimension religieuse dans les romans de Catherine Bernard.3 On ne peut,
3
Sur ce point je ne suis pas d’accord ni avec Piva ni avec Niderst. Pour une discussion de l’influence de la foi dans les œuvres de Bernard, voir mon article « L’amour
et la foi catholique dans Les Malheurs de l’amour de Catherine Bernard », Papers on
French Seventeenth-Century Literature XXXIV, 67 (2007), p. 429–442.
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cependant, s’empêcher de remarquer qu’après avoir renoncé au théâtre,
activité mondaine par excellence, Mademoiselle Bernard s’apprêtait à
renoncer aussi à la littérature, pour se retrancher dans le silence et la
dévotion (Piva « Présentation à Inès de Cordoue » 336).
En effet, il y a des parallèles entre le choix d’Inès et le choix de Bernard et
encore plus avec le choix de Fatime qui a écrit ce qu’elle pensait avant de
disparaître. Nous ne saurons jamais pourquoi Bernard a décidé de quitter sa
vie littéraire, mais il est tentant de croire qu’elle a suivi le modèle de retraite
qu’elle a illustré dans ses dernières œuvres narratives.
Bibliographie
Bernard, Catherine. Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime. Ed. Franco
Piva. Paris, Schena-Nizet, 1993.
–. Inès de Cordoue. Éd. Franco Piva. Fasano (Italia), Paris, Schena-Nizet, 1993.
–. Œuvres, Romans et nouvelles. Ed. Franco Piva. Vol. 1. 2 vols. Paris, Nizet, 1993.
DeJean, Joan E. Tender Geographies : Women and the Origins of the Novel in France.
New York, Columbia University Press, « Gender and culture », 1991.
Niderst, Alain. Fontenelle à la recherche de lui-même (1657–1702). Paris, A.-G.
Nizet, 1972.
Piva, Franco. « Présentation à Fédéric de Sicile. » Catherine Bernard, Œuvres. Éd.
Franco Piva. Fasano (Italia), Paris, Schena-Nizet, 1993, pp. 53–63.
–. « Présentation à Inès de Cordoue. » Catherine Bernard, Œuvres. Éd. Franco Piva.
Fasano (Italia), Paris, Schena-Nizet, 1993, pp. 325–39.
Robert, Raymonde. Contes. Paris : Honoré Champion, 2005.

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