Enseigner et Apprendre En l`Alternance

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Enseigner et Apprendre En l`Alternance
Développer les capacités
des lycées professionnels
à dynamiser la relation École Entreprises
3 - Enseigner et apprendre
en alternance
Intervention de Dominique Violet, enseignant-chercheur,
IUFM d’Aquitaine, Université de Pau et des Pays de l’Adour ,
GREPCEA
Déjà ancienne dans certaines institutions de formation, plus récente dans le
cadre de l'Education Nationale, la notion d'alternance peut grossièrement être décrite
comme une modalité pédagogique qui combine des activités pratiques et des cours
théoriques. En formation initiale, l'enseignement par alternance se présente comme
une alternative pour les élèves qui ne parviennent pas à se satisfaire du fameux
"learning by teaching". Dans cet esprit, une confusion s'installe entre ce qui relève
des processus d'enseignement et ce qui relève des processus cognitifs. Le terme
d'apprentissage, fréquemment utilisé pour qualifier une formation qui se déroule à la
fois en entreprise et à l'école, contribue à renforcer la confusion. Sans négliger que la
variété des lieux et des contenus de formation soit une caractéristique de
l'alternance, il convient d'interroger l'hypothèse selon laquelle les modalités
d'enseignement par alternance renvoient à une organisation cognitive "spécifique".
Autrement dit, on n'apprend pas en alternance comme on apprend dans des
dispositifs d'enseignement plus "classiques". Mon intervention vise indirectement la
pédagogie de l'alternance ; je me focalise sur les processus cognitifs susceptibles de
contribuer au développement de la personne. Pour ce faire, je vais m'appuyer sur
deux auteurs, Piaget et Varela, afin d'élucider comment l'action et la pensée
s'articulent dans le processus cognitif d'apprentissage. Cela devrait permettre de
s'interroger sur la pertinence de l'hypothèse causale qui consiste à dire que si les
dispositifs pédagogiques sont en harmonie avec l'organisation cognitive, alors le
sujet apprend.
Parmi les travaux susceptibles de faire avancer la réflexion sur la question du
développement cognitif, je me limite ici aux travaux de J. Piaget, spécialiste de
psychologie génétique, et à ceux de F. Varela, surtout reconnu pour ses travaux de
neurobiologie.
A la lecture des travaux de Piaget, et plus particulièrement de l'ouvrage
"Réussir et comprendre" (1974), on peut considérer aux moins deux modes
d'apprentissage inversés. Le premier mode concerne la démarche Réussir en action
pour Comprendre en pensée ou en abstraction. De façon un peu abrupte, le sujet
commence par pratiquer avant d'avoir accès à la théorie qui préside à son action.
Par exemple, le jeune mécanicien démonte un moteur de voiture avant qu'on ne lui
expose au tableau le cycle à quatre temps. Nous sommes, dans ce cas, assez
proche de la thèse empiriste de l'apprentissage. Le second mode procède à l'inverse
: le jeune mécanicien apprend le cycle à quatre temps avant de passer à l'atelier
pour démonter et remonter le moteur. Comprendre en pensée ou en abstraction
avant de Réussir en action : voilà une thèse proche d'une conception gestaltiste des
apprentissages.
L'expérimentation psychologique a conduit Piaget à faire l'hypothèse qu'au
début du développement cognitif l'action est indépendante du raisonnement ;
ensuite, lorsque le raisonnement devient indépendant de l'action (abstraction), on
atteint le stade de développement logique supérieur. De façon un peu caricaturale,
on peut dire que l'œuvre de Piaget étaye la thèse selon laquelle la pensée
supérieure suppose un raisonnement abstrait, articulé sur la logique aristotélicienne.
La construction de cette pensée supérieure s'opère par stades. Ceux-ci
correspondent grosso modo à des périodes de la vie. Bien que les actions et leurs
coordinations soient indispensables à la construction de la pensée abstraite, elles
restent, selon Piaget, "la base de l'abstraction réfléchissante" (1977 p. 42), c'est-àdire qu'elles demeurent au niveau empirique. Toutefois, les schèmes d'actions sont
analogues aux schèmes de conception qui se mettront en place ultérieurement.
L'analogie entre les schèmes d'actions et les schèmes de conception conduit Piaget
à dire qu'"au stade sensori-moteur, un schème est une sorte de concept pratique"
(1977, p. 44). Quand on sait l'importance que Piaget accorde à l'abstraction, on en
déduit immédiatement la "pauvreté" intellectuelle du "concept pratique".
Inutile d'approfondir davantage l'épistémologie génétique pour se convaincre
que, sur l'axe du développement cognitif, l'action se place en dessous de la pensée
abstraite. Et cela, même si Piaget laisse brièvement entrevoir qu'à tout moment,
même lorsque le niveau des opérations formelles supérieures est atteint, le sujet
peut mettre en place des schèmes d'actions avant de se les représenter et d'opérer
grâce à eux. Apparemment inspirée des courants empiriste et gestaltiste, la thèse
piagétienne incline toutefois à concevoir que l'organisation cognitive est moins
manichéenne, plus complexe. La complexité s'exprime au travers d'une boucle qui
enchevêtre la réussite, la compréhension, l'action et la pensée. En effet, après avoir
lu les travaux de Piaget, il semble que l'on puisse concevoir que la personne
parvienne à réussir en pensée et comprendre en action. Cette hypothèse relativise la
nécessité d'envisager une formation qui s'applique à accorder une priorité, soit à
l'action soit à l'abstraction.
Spécialiste des sciences cognitives, F.Varela s'est d'abord intéressé à
l'intelligence du point de vue des connexions et réseaux de neurones. Son livre
"Autonomie et connaissance" incline à relativiser l'intérêt qu'il faut accorder aux
recherches destinées à expliquer l'intelligence humaine à partir de "cartes
neuronales", pour ainsi dire. L'organisation cognitive, et ce qui peut en émerger, ne
semble pas pouvoir se limiter à l'observation de connections visibles. Dans le
prolongement de ses premiers travaux, Varela engage une approche plus
phénoménologique de la problématique de la connaissance. A la lecture de l'ouvrage
"L'inscription corporelle de l'esprit", on perçoit l'hypothèse selon laquelle l'esprit et le
corps ne sont pas séparables. De façon un peu abrupte, la thèse de la connaissance
"énactive" laisse entrevoir que l'action et la pensée adviennent simultanément 1 .
"Parmi les spécialistes des sciences cognitives, certains sont encore convaincus que
la connaissance se réalise sur la base de représentations symboliques, d'autres
estiment que la connaissance est en réalité une représentation de type émergentiste,
mais néanmoins en correspondance, associée au monde extérieur et physique. Ces
deux groupes représentent la majorité des neuroscientifiques. Pourtant, il semblerait
qu'il faille aujourd'hui remettre en question cette notion de représentation distribuée…
la notion d'énaction implique que l'essence des choses est le fruit de l'activité
1
"...une théorie de la connaissance, qui ne replace pas l'intelligence dans l'évolution générale de la
vie, ne nous apprendra ni comment les cadres de la connaissance se sont constitués, ni comment
nous pouvons les élargir ou les dépasser. Il faut que ces deux recherches, théorie de la connaissance
et théorie de la vie, se rejoignent, et, par un processus circulaire se poussent l'une l'autre
indéfiniment." Ecrit H. Bergson ,1996, L'évolution créatrice, Paris, PUF, 7ème édition, p. IX et p. 136)
historique d'un système cognitif", écrit Varela 2 . Dans cette perspective, il apparaît
que la connaissance n'advient pas strictement avec des représentations : c'est aussi
dans l'action même, de façon "enactive", qu'elle se construit. L'intérêt majeur de cette
voie est de ne pas subordonner, comme cela semble être le cas dans les travaux de
Piaget, le développement cognitif (la pensée) au développement biologique
(l'action). En outre, on peut dire que Piaget s'est efforcé de sortir la connaissance du
sujet connaissant, tandis que Varela incline à concevoir une connaissance incarnée :
"on ne peut pas séparer l'acteur des contenus de son action", écrit-il 3 .
Si l'on suit Varela, la sensibilité et l'action se modifient mutuellement : une
sensibilité enclenche une action (une motricité, au sens large) qui enclenche une
sensibilité, qui enclenche une motricité, etc. Le couplage entre sensibilité et motricité
n'est pas interrompu par la représentation ; de plus il est irréversible.
Finalement, pour faire court, voire provoquant, la confrontation des
conceptions piagétienne et varelienne de l'organisation cognitive incline à donner
une interprétation paradoxale de l'apprentissage : plus on est dans l'action et plus on
est dans l'abstraction, et inversement. De façon métaphorique, l'alternance cognitive
est synchronique, elle semble faire l'économie de la temporalité : les mains dans le
moteur, le mécanicien a la théorie du système à 4 temps en tête. Cette métaphore
pose incidemment le problème de l'enseignement par alternance. En effet, que l'on
commence par privilégier l'action en entreprise puis la théorie à l'école, ou
inversement, le dispositif d'enseignement se place toujours dans une diachronie.
Entre diachronie du dispositif d'enseignement et synchronie des processus qui
participent de et à l'organisation de la personne, c'est peut-être là une piste de
réflexion à ne pas négliger lorsqu'il s'agit mettre en place une formation "innovante".
Eléments bibliographiques
Bateson, Grégory, 1977, Vers une écologie de l'esprit T1 et T2, Paris, Seuil.
Bergson, Henri, édition 1998, L’évolution créatrice, Paris, PUF Quadrige.
Piaget, Jean, 1974 a, Réussir et comprendre, Paris, PUF.
Piaget, Jean, 1974 b, La prise de conscience, Paris, PUF.
Varela, Francisco J, 1989a, Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant, Paris, Seuil.
Varela, Francisco, Thompson, Evan, Rosch, Eleanor, 1993, L'inscription corporelle de
l'esprit, Paris, Seuil.
Varela, 1995, "Connaissances et représentations", in BIC n° 27, Bulletin d'Information des
Cadres, Paris, EDG GDF.
Violet, Dominique, 1995, Paradoxe et autonomie : contribution à une approche paradoxale
de l’enseignement et de l’apprentissage, Thèse de doctorat d’état, Tours, Université François
– Rabelais.
Violet, Dominique, 1996, Paradoxes, autonomie et réussites scolaires, Paris, L’Harmattan.
Violet, Dominique, coordinateur, 1997, Formations d’enseignants et alternances, Paris,
L’Harmattan.
2
Cf. F. Varela, 1995, "Connaissances et représentations", in BIC n° 27, Bulletin d'Information des
Cadres, Paris, EDG GDF p. 79 à 88.
3
Cf. F. Varela, 1996, p. 35. Nous pouvons également souligner que G. Bateson et l'école de Palo Alto
poursuivent à leur manière cette même intention