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Voix plurielles 10.2 (2013) 462 Alimentation et parémiologie dans la
Voix plurielles 10.2 (2013) 462 Alimentation et parémiologie dans la socioculture bulu (Sud-Cameroun) : ethnanalyse de quelques proverbes Paul Ulrich OTYE ELOM, Université de Maroua Dans les univers culturels négro-africains, la maîtrise des parémies est essentielle pour intervenir dans les joutes oratoires. Aussi, un discours ne peut être réellement convaincant s’il n’est pas soutenu par un certain nombre de proverbes. Que ce soit en cas de règlement d’un conflit, d’une demande en mariage, d’une transaction économique, d’un discours de bienvenue à un étranger ou même d’une causerie banale, les discours des interlocuteurs doivent être agrémentés d’expressions proverbiales pour, non seulement en faciliter la compréhension, mais aussi pour persuader l’assistance de la véracité des propos qu’on tient. Chez les Bulu du Sud-Cameroun, l’alimentation occupe une place de choix dans l’univers parémiologique. Aussi, peut-on recenser une vingtaine de proverbes directement liés au manger et au boire, ce qui montre que les comportements alimentaires permettent d’appréhender l’architecture sociale de cette communauté. Autant l’alimentation est un fait social total, autant les proverbes alimentaires révèlent cette totalité. Notre propos va être axé autour de trois principaux points. Dans un premier temps, il s’agira de donner une définition bulu de la nourriture et de la boisson, ensuite, nous ferons un inventaire de quelques proverbes alimentaires en révélant leur endosémie, c’est-à-dire en donnant les sens que les membres de la communauté bulu leur attribuent, enfin, nous dégagerons l’analyse anthropologique de ces parémies. Mais avant tout cela, nous allons faire une présentation synoptique des Bulu. I- Une brève présentation des Bulu du Sud-Cameroun Les Bulu du Sud-Cameroun, d’après les données de Serge Yanes et Moïse Eyinga Essam, se trouvent sur un axe transversal est-ouest au Sud du Cameroun. Cet axe part de Djoum à Bengbis, passant par Sangmelima, Ebolowa, Akom II et s’arrête à environ dix kilomètres de Kribi. Le territoire est assez restreint en latitude. Il couvre plus de qutre-cents kilomètres de longitude. Le phylum linguistique des Bulu s’étend vers le nord-ouest de la région du Centre, notamment chez les Yebekolo d’Akonolinga, les Mvele d’Esse, les Yezoum de Nnanga, les So-Yengono qu’on retrouve vers Ayos. Il couvre aussi les territoires des Yebekanga, des Yelinda, des Omvang et des Zaman. Voix plurielles 10.2 (2013) 463 Pour ce qui est de la langue de cette communauté, plusieurs auteurs (Bates ; Good ; Alexandre ; Eyinga Essam) s’y sont intéressés. Bien qu’elle soit dans le même continuum que les langues beti, la langue bulu a une phonétique et une lexique différentes de celles des langues beti (les Beti sont les voisins des Bulu. Les deux groupes ont des langues apparentées). Cet idiome a quasiment gardé toute son authenticité. On retiendra ainsi sur la langue bulu que : Encore plus, selon toute vraissemblance, cette langue est quasiment la seule à avoir su contenir l’assimilation et la phagocytose des langues occidentales (le français et l’anglais), en créant notamment des termes endogènes pour désigner les réalités. De fait, pendant que les Beti nomment la plupart des réalités occidentales par des notions anglicisées ou francisées à peine transformées, [sic]bic, cahier ; wass : montre de l’anglais watch ; tolassi : de l’anglais trousers, ces mêmes objets sont rendus en Bulu respectivement par nkos, mintili, nkolo, soto. (Ewolo Ngah 22) Cette création de concepts endogènes pour désigner les réalités occidentales montre le souci pour les Bulu, de préserver l’authenticité de leur langue. Son emploi dans les joutes oratoires a autant séduit les missionnaires que l’administration coloniale. Pour preuve, la langue bulu s’est répandue au-delà de son espace d’usage. Grâce au colonisateur, elle fut enseignée dans les écoles publiques et confessionnelles des ethnies contiguës aux Bulu. En ce qui concerne l’organisation politique, notons que, pendant la période précoloniale et coloniale, les Bulu, fondamentalement patriclanistes, avaient une organisation politique. D’aucuns, par erreur, les ont qualifiés de société acéphale. Ils se sont basés sur une pseudo-absence de stratification sociale. Cependant, ce défaut de stratification n’excluait par la différenciation sociale. C’est cette différenciation qui détermine le statut de chacun dans la société. Il existe ainsi des catégories sociales qui sont déterminées soit de façon biologique, soit de par les règles sociétales, et ce, en fonction du rôle joué par chaque individu dans la communauté. On distinguait ainsi auparavant : les guerriers des prisonniers de guerre ; les initiés aux rites so et ngii ou mvon des non initiés ou ibis ; les hommes libres des esclaves. Jusqu’à nos jours, il existe encore une distinction entre hommes et femmes ; entre adultes nyamôtô (plur. be nyabôtô) et enfants mongo (plur. bongo) ; entre autochtones, mie jale, et allogènes ntobo (plur. mintobo). Le plus souvent, c’est l’aîné du lignage, nommé ntomba môt ou mvendé bôt, qui commande et préside les conseils de famille. Ce privilège lui est refusé s’il est agent d’une bavure sociale ou victime de troubles psychologiques. Le nkukuma, homme riche, (nkukuma = celui qui possède les richesses akum) peut également devenir le njoé bôt (chef : njo = celui qui dirige et bôt = les hommes). Mais, puisque l’aîné est le plus Voix plurielles 10.2 (2013) 464 souvent gérant de l’héritage, il est aussi susceptible d’être un nkukuma. Les Bulu tenaient aussi compte du statut du shaman ou mbo mebian qui « en revanche est le gérant par excellence de l’ordre social parce qu’expert en nyctosophie (détention et maîtrise des pouvoirs de la nuit), propre à la sécurité, à la défense du territoire, ainsi qu’au traitement des maladies » (Ewolo Ngah 2). De nos jours cependant, les Bulu possèdent des chefferies plus centralisées, avec des chefs de village et des chefs de groupement. Le chef n’est plus forcément l’aîné du lignage ou le nkukuma. Il peut être désigné par certains anciens du village. Le chef du village est reconnu par l’administration camerounaise et dépend du sous-préfet de la région, représentant direct du ngomnâ (gouvernement). Enfin, l’organisation sociale des Bulu tourne autour de la famille ou nda bot. Cette dernière est toujours étendue. Alors les grands-parents, les oncles et tantes, les cousins et cousines, les nièces et neveux, d’un même patriclan ont tous pour ego, valeur de grands-pères et grand-mères, de pères et mères, de sœurs et frères, de filles et fils. Toutefois, à la base, il y a la notion d’aba’a qui désigne la famille nucléaire. Chez les Bulu, l’aba’a désigne les enfants issus de la même mère en contexte polygynique. Au regard des données protohistoriques bulu que nous avons récoltées, nous constatons que l’homme véritable et respecté avait plusieurs femmes et enfants. Il fallait ainsi en disposer sur un espace particulier. Cet espace devenait ensuite une sorte de petit hameau où chaque nyamoto vivait avec ses épouses. C’est ce qui justifie ici l’absence de mot spécifique pour désigner la famille nucléaire. Si la relation entre ego et ses ascendants dans la lignée paternelle est liée à une déférence absolue, nous verrons que cette relation est plus souple avec ses parents en ligne utérine. Retenons néanmoins que, l’oncle maternel de ego est en quelque sorte son débiteur du fait que, le mariage de sa sœur lui a permis une prospérité et ce, grâce au bridewealth (prix de la fiancée). Le neveu a de ce fait des droits sur tous les biens de son oncle (y compris ses femmes). Cet oncle doit aussi le bian akum (litt. remède pour la richesse) à son neveu. Cela lui permettra également de prospérer. En outre, le ndomnyan (oncle maternel) ne doit en aucun cas irriter son mankal (neveu utérin) qui est susceptible de lui causer quelques malheurs. Ce neveu a une charge métaphysique assez forte, si bien qu’un arbre fruitier par exemple ne produirait plus si ce dernier venait à y grimper. Aussi, le neveu ne doit-il pas recevoir directement des présents des mains de son oncle ou tout autre membre de son village Voix plurielles 10.2 (2013) 465 maternel de peur d’attirer le malheur ; ce qui fait que, tout ce qu’on lui offre, il doit aller le prendre lui-même. II- Les notions de manger et de boire en contexte bulu Avant d’entamer une analyse sur les proverbes liés à l’alimentation chez les Bulu du Sud-Cameroun, il est au préalable important de montrer ce que cette communauté entend par manger et boire. Loin d’être simplement des mots qui expriment un comportement, ces deux verbes interviennent également dans les différentes situations linguistiques. II-1- La nourriture Pour désigner la nourriture chez le Bulu, on utilise le mot bidi. Toutefois, ce mot est au pluriel et si on devait faire une traduction littérale, on dira les nourritures. L’utilisation du pluriel pour désigner tout ce qui est nourriture s’explique simplement par le fait qu’à chaque repas, les Bulu ont l’habitude de consommer plus d’un type d’aliments. Cependant, le mot existe au singulier, bien qu’il soit presque inusité ; et il se dit adi ; on l’emploie parfois cependant pour indiquer la rareté des aliments. Bidi désigne essentiellement ce qu’on mange et le mot dérive d’ailleurs du verbe di ou e di qui signifie manger. Dès qu’on entend parler de bidi, on pense immédiatement à ce qui est mastiqué, broyé par les dents, pour être avalé et digéré par l’organisme, avant de finir sa course dans la fosse d’aisance par le biais de la défécation. Il faut toutefois noter que, quand on évoque le verbe manger, il faut éviter certaines confusions, car il est possible de manger ce qui n’est pas bidi, c'est-à-dire ce qui n’entre pas dans le répertoire alimentaire des Bulu ; c’est le cas par exemple des manducations surnaturelles. Quand un individu a été mangé à la sorcellerie, on dira que : « bedi ya nye ngbwe », «on l’a mangé à la sorcellerie». On suppose ainsi que, beaucoup de sorciers, lorsqu’ils veulent en finir avec un individu, le mangent mystiquement. La sorcellerie elle-même s’acquiert par la manducation. On dira ainsi à un individu soupçonné de posséder la sorcellerie que : « a nga di évu », «il a mangé l’évu ou la sorcellerie ». On peut également dire : « a nga di bian », «il a mangé le remède» ; le mot remède ici a le sens de sorcellerie. Si on dit à un individu qu’il mange les hommes, ce qui est une insulte très grave, il est loin de s’agir d’une manducation anthropophage, mais d’une méta-manducation où aucun organe du corps humain n’est visiblement altéré. Comme on mange l’évu, on comprend dès lors pourquoi les Fang-Beti-Bulu pensent que cette force mystique se trouve dans le ventre. Voix plurielles 10.2 (2013) 466 Le verbe manger, di, comme nous l’avons dit plus haut, intervient également de façon métaphorique pour exprimer certaines situations. On peut ainsi dire qu’une personne a mangé l’intelligence quand elle possède des capacités intellectuelles jugées impressionnantes. Quand un individu se remarque par ses qualités physiques, l’on dit qu’il a mangé la force. C’est donc une façon d’hyperboliser une qualité hors du commun. Le verbe manger peut aussi intervenir pour exprimer un acte de malhonnêteté. En guise d’illustration, quand un individu tire plus de bénéfices qu’il n’aurait dû dans une transaction, on dira qu’il a mangé son co-affairiste. Nous pouvons aussi ajouter qu’avec l’amour que les Bulu ont pour le « ballon rond », le verbe manger est constamment employé dans le langage footballistique et signifie dribbler. Un joueur qui a été « mangé » est donc un joueur qui a été dribblé. Nous pouvons dire que le verbe manger intervient également beaucoup dans certaines activités ludiques. Dans le jeu du songo, jeu qui se pratique à deux et consiste sur une sorte d’échequier à gagner les pions de son adversaire, quand un joueur gagne un pion, on dit simplement qu’il a « mangé » ce pion. En clair, il faut faire attention au contexte dans lequel ce verbe est employé. II-2- La boisson Le mot menyu est le plus souvent employé par les Bulu pour désigner les boissons. Comme il existe plusieurs types de boissons, il faut noter que ce mot est au pluriel et n’existe même pas au singulier. Il vient notamment du verbe nyu ou e nyu, boire. S’il devrait désigner en principe tout ce qui est boisson, il faut retenir que, le plus souvent, le terme menyu ne désigne exclusivement que les boissons alcoolisées, ce qui fait que l’eau, les boissons non alcoolisées et les boissons médicamenteuses ne sont pratiquement pas prises en compte. Cependant, le fait qu’elles fassent aussi partie des menyu a amené les Bulu à employer d’autres mots pour évoquer uniquement les boissons alcoolisées. Nous avons ainsi, les termes meyok et bilam. De toutes les façons, lorsqu’un individu demande à boire, ou mieux, lorsqu’il profère : « je veux boire » ou « à boire ! » , il fait toujours référence à des boissons alcoolisées. S’il désire boire de l’eau par exemple, il le précisera le plus souvent. Le mot menyu revêt également un caractère festif. Dans ce cas, on l’emploie avec le mot bidi et on dit bidi a menyu, pour signifier qu’il y a de quoi faire bombance et s’enivrer. L’expression bidi a menyu, « la nourriture et la boisson » est rarement utilisée dans un contexte non festif. Voix plurielles 10.2 (2013) III- 467 L’endosémie et l’ethnanalyse de quelques proverbes liés à l’alimentation chez les Bulu Pour montrer comment les expressions proverbiales liées à l’alimentation interviennent dans l’univers culturel bulu, nous avons effectué une classification thématique. Nous avons ainsi recensé des proverbes se rapportant au façonnement de la personnalité de l’individu, à l’éducation de l’enfant, aux représentations des liens de parenté, à léconomie, aux règles juridiques, à l’univers religio-thanatologique, au relativisme culturel et au règlement d’une transaction. III.1. L’alimentation et le façonnement de la personnalité de l’individu Ici, nous nous sommes intéressé à quatre proverbes : - Le premier dit ceci : « ayolo mbon da’a ke ki é za aniu », en d’autres termes : « le manioc amer ne va pas dans la bouche d’autrui ». - Voici ce qui est du deuxième proverbe : « mekobo a di’i wo aso’o osoé » ou « le manioc trempé te brûle au sortir de l’eau de la rivière ». - Le troisième proverbe est : « mongo te ti’i nkon nté’é a nga nane te ke wo yo » ; autrement dit : « l’enfant ne peut s’interdire de consommer le plat de chenilles, tant que ce dernier ne lui a pas encore provoqué des vomissements ». - Enfin, la quatrième parémie est : « nge mongo a yi nsa’a éban be tame ne nye ngé’é » ou « si un enfant insiste pour qu’on lui donne de la banane éban, qu’on lui en donne une grande quantité ». L’endo-sens donné au premier proverbe est que chaque individu a sa manière à lui d’apprécier les choses. Ce proverbe prône ainsi le droit à la différence et amène à comprendre que si on n’aime pas quelque chose, on ne doit pas ériger son dégoût en loi universelle. Il faut donner la possibilité aux autres d’en faire l’expérience et d’exprimer leurs avis. Cette parémie façonne la personnalité de l’individu dans la mesure où elle montre que ce dernier doit s’affirmer comme membre à part entière de la communauté. Il doit être capable de faire ses choix et ne doit pas se laisser impressionner par les avis qu’on lui impose. L’homme véritable ou nya moto est chez les Bulu, celui-là qui peut faire valoir sa façon de voir auprès des autres membres de sa socioculture. Vu sous cet angle, on peut se rendre compte que ce proverbe subsume que celui à qui on l’adresse n’est plus un enfant à qui on dicte encore ce qu’il doit faire, qu’il est par conséquent un adulte supposé intervenir dans les arcanes du pouvoir décisionnel de la société. L’être humain de sexe masculin étant celui qui prend les décisions, la société bulu étant patriclanique, le présent proverbe est donc Voix plurielles 10.2 (2013) 468 plus masculin que féminin. D’ailleurs, chez les Bulu, « la stature d’adulte est censée ne s’accomplir pleinement que dans le sexe masculin » (Laburthe-Tolra et Warnier 172) Ce proverbe renforce ainsi l’identité de l’homme de sexe masculin, identité définie comme une dynamique … dialectique d’union de deux processus contraires qui sans cesse se repoussent pour s’unir et s’unissent pour se repousser : un processus d’assimilation ou d’identification pour lequel l’individu se veut semblable à l’autre que lui, en absorbant ses caractéristiques ; un processus de différenciation par lequel il prend distance par rapport à l’autre et se saisit comme distinct de lui.. L’identification se fait surtout par affiliation des groupes sociaux ou extra-sociaux (par) la médiation des rôles, avec les statuts qui leur sont corrélatifs. Les rôles sont ce que les groupes attendent que les individus fassent et donc, soient. Ainsi, l’être se construit-il largement par alignement sur la structure des attentes d’autrui en quoi consiste tout ensemble social… L’assimilation des valeurs, représentations, nature de cet environnement humain structuré à différents niveaux ferait émerger l’identité collective et lui assurerait la participation de chacun. (Camilleri, cité dans Lê Tanh Khôi 104) Le deuxième proverbe met également en exergue la construction de la personnalité puisqu’il signifie que quand on a été trompé une fois par son prochain, on a du mal à lui redonner sa confiance même s’il donne l’impression que son comportement s’est amélioré. Le manioc trempé représente donc cet individu qui par son apparence ne présente aucun danger, mais qui est supposé reprendre ses vieilles habitudes dès qu’il en aura l’occasion. Il s’agit donc à partir de cette parémie de demander aux uns et aux autres de se servir de leurs expériences passés pour ne plus se faire duper. L’expérience est donc essentielle pour apprendre les leçons de la vie en général et en particulier pour savoir choisir avec qui on peut entreprendre diverses transactions. Le troisième proverbe revèle quand un individu se lance dans une entreprise qui peut s’avérer dangereuse, qu’il ne se retracte que s’il fait face à une grande déception. La chenille nkon est un aliment très prisé chez les Bulu ; toutefois, quand elle est mal cuisinée, elle provoques de terribles vomissements, au point qu’il devient difficile, voire impossible, de tenter à nouveau cette expérience gustative. Très souvent, ce proverbe s’adresse à des personnes qui n’écoutent pas les conseils que les aînés leur prodiguent. Il s’agit donc de faire comprendre à son interlocuteur qu’il a intérêt à suivre les conseils qu’on lui donne quand il se lance dans un projet risqué, car lorsqu’il aura subi les affres de la désillusion, il se retrouvera seul pour en affronter les conséquences. Le dernier proverbe que nous avons étudié sur l’éducation de l’individu, donne le sens suivant : si quelqu’un est extrêmement friand de quelque chose, il faut lui en donner des Voix plurielles 10.2 (2013) 469 quantités excessives afin qu’il s’en dégoûte. La banane de type éban a de très gros doigts. Il est donc impossible pour un enfant et même un adulte d’en consommer ne serait qu’une main en un repas. Ce proverbe conseille ainsi de ne pas trop se passionner pour une chose, car si elle vient en manquer, on se retrouve malheureux. C’est donc une invitation à la modération en tout, modération qui permet à un homme de savoir se contrôler en toute circonstance. III.2. L’alimentation et les liens de parenté Pour ressortir la liaison paémiologique qu’on peut établir entre l’alimentation et les liens de parenté chez les Bulu du Sud-Cameroun, nous nous sommes intéressé au proverbe suivant : « Wo beta sume nka’a mekulu, za ke ane’e mebongo? » Traduction : « Si tu réclames avec autant de véhémence les petites pattes du varan, à qui reviendra donc la bonne chair ? » Ce proverbe insinue qu’il ne sert à rien de réclamer ce qui est négligeable quand on sait qu’on obtiendra ce qui est nettement mieux. Il est par exemple absurde pour un enfant de se fâcher quand son père remet de l’argent à un étranger, lorsqu’il sait que ce dernier lui en donnera plus. Cette parémie subsume ce que les Bulu appellent eux-même la « force du sang » pour signifier qu’il n’est pas possible d’aimer un étranger plus qu’un membre de sa famille. De même, ce qu’on donne à un membre extérieur à la famille est péremptoirement plus négligeable que ce que l’on donne à ses proches. Il est donc difficile, fussent-ils les plus tumultueux, de renier les liens qu’on entretient avec les membres de sa famille. III.3. L’alimentation et la morale Il y a un proverbe bulu qui dit : « si tu veux manger du miel provenant du grand arbre, détache les mains du pygmée pour qu’il grimpe t’en chercher ». Ce proverbe signifie que, si on veut facilement acquérir un service, il faut se sacrifier en donnant quelque chose à celui qui doit vous le rendre, pour lui forcer la main. A ce proverbe, nous avons trouvé une bisémie ou double sens. S’il est vrai, d’une part, qu’il fait l’éloge de la corruption, il encourage, d’autre part, le sens du sacrifice. Alors pensons-nous que ce type de proverbe a dû contribuer à favoriser et à banaliser la corruption dans notre pays. Si les proverbes sont des conseils de sagesse et sont souvent employés par toute la communauté pour exprimer une situation, soyons donc conscients que si la sagesse conseille de « mouiller la barbe » (camerounisme), il faut dès lors comprendre que la corruption qui sévit dans notre pays, prend peut-être racine dans nos cultures. Par ailleurs, le sens du sacrifice que promeut cette parémie, est une raison valable pour lui donner de l’importance. En effet, cela montre que l’individu ne doit pas tout attendre sur place ; il doit pouvoir prendre des risques parfois pour arriver à ses fins. Aussi, à certains Voix plurielles 10.2 (2013) 470 moments, faut-il éviter de pécher par un excès de prudence et prendre des décisions, lorsque l’on veut atteindre son objectif, même s’il est possibles que ces décisions soient par la suite délétères. Ce deuxième sens est d’ailleurs celui qui était attribué au proverbe à l’origine, mais il a connu une réinterprétation avec le modes de vie actuel. III.4. L’alimentation et la diplomatie Le proverbe que nous analysons ici, prône la tolérance et accorde le droit à la différence : «si tu vas chez les Pygmées et les trouves en train de manger de l’igname sauvage, manges-en toi aussi». Nous voulons, à partir de ce proverbe, montrer que les Bulu, depuis la nuit des temps, sont conscients qu’il existe d’autres peuples ayant des modes de vie différents du leur. Et, au lieu de les dénigrer, il faut respecter leurs différences, surtout quand on est chez eux. Les Bulu savent également qu’une communauté qui veut se développer, ne doit pas vivre en autarcie : Si tu veux faire des affaires avec des individus qui n’ont pas le même style de vie que toi, tu dois faire comme eux et oublier même ta propre culture. Ce sacrifice sera la preuve que tu les respectes et que tu es loyal envers eux. Or, si tu mets en avant tes croyances ou si tu es méprisant envers les leurs, ils sauront que tu veux juste les exploiter et tu risques d’échouer dans ton entreprise. (Bengono Catherine, une informatrice). Même si, comme dans toutes les sociétés, les Bulu ont souvent des comportements ethnocentriques, ils savent pertinemment que la meilleure façon de vivre en harmonie avec autrui, c’est accepter qu’il puisse avoir une vision du monde distincte de la leur. III.5. L’alimentation et la mort L’anthropologue a toujours accordé une place de choix au phénomène qu’est la mort car il sait l’importance que la mémoire sapientielle négro-africaine lui accorde : « Parmi toutes les cérémonies religieuses d’Afrique noire traditionnelle, les rites funéraires sont, avec les techniques d’initiation, à la fois les plus spectaculaires et les plus importantes par leur fonction et leur signification culturelle ou philosophique » (Thomas et Luneau 254). Le proverbe « accrocher sa cuillère » pour signaler le deuil et nous a donc intéressé. Il montre que la mort est la fin de tout sur terre. Pour le Bulu, quand on est mort, on est vraiment démarqué de la vie des vivants, au point qu’on ne peut plus manger. On devient donc un être supérieur qui n’a plus besoin d’assouvir les besoins primaires que sont la faim et la soif. Nous convenons ainsi que : « la vie des morts apparaît donc comme la vie supérieure, Voix plurielles 10.2 (2013) 471 car il y règne une véritable vie. Celle des vivants n’en constitue que le reflet» (Mebenga Tamba 56). Accrocher sa cuillère, c’est donc dire adieu aux soucis des vivants, c’est mépriser désormais la nourriture dont le rôle premier est de maintenir l’homme en vie. Reconnaissons donc que, chez les Bulu, «Vie, mort et nourriture sont liées et de façons diverses » (Thomas 183). III.6. L’alimentation et l’économie Ici, le proverbe que nous convoquons est le suivant : « Wone wone a nga mane éban mingos ». Traduction : à force de ramasser les crevettes une à une, on en a vidé le panier. Ce proverbe encourage l’esprit d’économie et fait comprendre qu’il faut faire attention à ce qu’on prend petit à petit sans jamais vérifier la quantité restante, car à force on peut avoir la mauvaise surprise de le voir s’épuiser complètement. En fait, ce n’est pas toujours le fait de prendre en grande quantité qui est préjudiciable. Si, par exemple, on a cent mille francs, il ne faut pas penser qu’y enlever cent francs est négligeable et avoir conscience qu’à force d’enlever cent francs sans faire ses comptes à chaque fois, on peut se retrouver facilement les poches vides. Le bon économe fait ainsi attention à tout ce qu’il dépense, il note minutieusement chaque centime sorti de sa poche. III.6. L’alimentation et la justice Dans la parémiologie bulu, le poverbe lié à l’alimentation susceptible de faire intervenir le droit et la justice est le suivant : « wo’o a so ngôn, meti biaï » ou : le chimpanzé qui était à l’arbre fuitier ngon, a les mains couleur de sang. » L’explication endosémique donnée à cette parémie est que, lorsqu’on a commis un acte repréhensible, on est trahi par des des indices tangibles. Si, par exemple, on a bu du vin et qu’on nie l’avoir fait, l’odeur qu’on exhale est là pour le prouver. Il faut, d’après ce proverbe, toujours chercher la preuve irréfutable avant de condamner un accusé. Et celle-ci existe toujours, il suffit de la trouver par des astuces adéquates. Cela signifie que si on n’a pas les indices nécessaires, il vaut mieux s’abstenir de porter une accusation. IV-L’ interprétation des proverbes Une interprétation ethno-anthropologique des proverbes liés à l’alimentation nous permet de voir que le phénomène alimentaire est un fait social total, c’est-à-dire un fait qui, indexé à une socioculture particulière, peut nous permettre d’en faire une observation dans tous les domaines. En effet, les proverbes que nous avons évoqués, montrent que l’aliment est Voix plurielles 10.2 (2013) 472 un symbole de vie, car si on ne se nourrit pas on meurt. Il intervient dans tous les aspects de la culture. Le premier but recherché par l’homme sur terre est celui de subvenir à ses besoins alimentaires. C’est pourquoi les Bulu en particulier et les Africains en général pensent que le rituel journalier que s’impose l’homme, rituel qui consiste à se lever de son lit et aller travailler a pour finalité d’avoir de quoi se nourrir. Cette symbolique du manger peut également s’observer dans les relations humaines. Lorsqu’un individu réussit dans la vie, il est tenu de donner à manger et à boire à ses proches ; s’il ne le fait pas, on dira qu’il « mange seul » et cela donne le droit d’une certaine manière, à quiconque qui le souhaite de lui faire du mal. Il convient alors de noter qu’en négro-culture, la simple invitation ou l’évènement le plus grandiose donne nécessairement lieu à des prestations alimentaires. Quand un individu obtient un poste de nomination, on dira qu’on l’a mis dans la « mangeoire », façon de dire qu’il a les faveurs de celui qui l’a nommé parce que ce dernier a le souci de le voir mieux se nourrir L’acte sexuel chez les Bulu est comparé à un repas, raison pour laquelle l’inceste, acte sexuel interdit, est considérée comme un mauvais repas, d’où il appert que pendant la cérémonie de l’abasa (tso chez les Beti) qui brise les malédictions liées à cet acte, on mange une sorte d’antinourriture dans laquelle on retrouve, parmi les ingrédients, des excréments humains. Il existe également ici un certain nombre d’interdits alimentaires liés à la position sociale des individus dans la société. On y retrouve également des nourritures divines, mangeables uniquement par des individus qui ont subi une certaine initiation ; c’est le cas par exemple de la cène pour les membres de l’Eglise Presbytérienne Camerounaise (E.P.C). On utilise aussi certains aliments comme le vin rouge ou le poulet pour résoudre des conflits entre deux individus. Les Bulu savent aussi accorder une valeur plus économique à certains aliments qu’à d’autres ; c’est le cas de l’odontol, vin de palme distillé, qui devient plus cher que le vin de palme simple à cause de sa forte éthylicité. Tout cela illustre la valeur holistique de l’aliment et les proverbes qui l’évoquent viennent simplement le montrer. L’individu est réellement intégré dans le continuum social parce qu’il connaît la valeur du répertoire alimentaire de sa société et s’adapte à lui au fur et à mesure qu’il grandit. Ne plus manger est donc la fin de tout sur terre, d’où l’expression « accrocher sa cuillère » qui semble montrer que l’existence de l’homme n’est dirigée que vers le manger. Voix plurielles 10.2 (2013) 473 Conlusion Arrivé au terme de notre réflexion sur l’analyse ethno-anthropologique des proverbes alimentaires chez les Bulu du Sud-Cameroun, nous nous rendons compte qu’il existe des proverbes alimentaires liés au façonnement de la personnalité de l’individu, aux liens de parenté, à la morale, à la diplomatie, à l’économie, à la justice. Tous ces proverbes montrent la vision du monde des Bulu et permettent de voir que la place de choix laissée à l’alimentation dans la dimension linguistique peut permettre d’appréhender cette société dans son ensemble. Les parémies qui font référence à l’alimentation, rappellent ainsi l’importance de cette dernière dans la communauté et subsument en réalité que la recherche d’aliments est l’un, si ce n’est le principal souci de l’être humain dans la mesure où non seulement manger et boire sont des comportements susceptibles d’êtres observés tous les jours, mais aussi parce que tout événement de la vie fait intervenir l’aliment. Bibliographie Alexandre, Pierre. Manuel élémentaire de langue bulu. Paris : Centre des Hautes Etudes sur l’Afrique Equatoriale. 1956. Bates, George Latimer. Handbook of Bulu. Elat-Ebolowa : HMP, 1926. Ewolo Ngah, Antoinette Marcelle. « // Mendim // me // zon //: “ mets des aubergines”: contribution à une approche anthropologique des habitudes alimentaires des Bulu du Sud-Cameroun ». Mémoire de D.E.A. Université de Yaoundé I, 2007. Eyinga Essam, Moïse. « Le secret de la langue bulu ». Yaoundé, 1971 (Inédit). Good, Albert Irwin. Bulu Handbook Supplement. 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